CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Malgré son influence considérable sur la philosophie et les sciences sociales, le pragmatisme demeure encore relativement peu connu en France bien qu’il bénéficie d’un regain d’intérêt depuis une dizaine d’années. Ce courant de pensée, né aux États-Unis autour des années 1860-1865 avec les travaux de W. James et C. S. Peirce puis ceux de J. Dewey et G. H. Mead, a eu pour ambition de « reconstruire la philosophie » en s’opposant notamment aux philosophies mécanistes et dualistes, au cartésianisme principalement, séparant le corps de l’esprit, la res cogitans de la res extensa, et à toutes les conséquences qui en découlent. En France l’accueil fut mitigé, ce que l’on peut ressentir à la lecture du cours sur le pragmatisme donné par É. Durkheim  [1]. Le pragmatisme fut ainsi souvent réduit de façon assez condescendante à être le versant philosophique d’un certain esprit pratique et activiste américain, amusant mais infantile. Dans les années récentes cette vision a été largement révisée et les travaux des auteurs pragmatistes sont progressivement rendus accessibles aux lecteurs français.

2Les éditions La Découverte publient ainsi La formation des valeurs [2011] de John Dewey précédée d’une intéressante introduction des trois traducteurs A. Bidet, L. Quéré et G. Truc. Cet ouvrage reprend plusieurs textes de J. Dewey et notamment « La théorie de la valuation » [1939] complété par « Les objets de la valuation » [1918], « Valeur, référence objective et critique » [1925] et de « Quelques questions sur la valeur » [1944]. Disons-le d’emblée, ces textes ne sont pas « faciles », notamment parce qu’ils sont liés à des débats et à un contexte dont nous n’avons qu’une connaissance indirecte, grâce à l’introduction notamment. Une autre difficulté tient au manque de familiarité éventuel avec le pragmatisme. La lecture du texte des trois traducteurs intitulé « Ce à quoi nous tenons. Dewey et la formation des valeurs » est à cet égard salutaire. Ce texte offre une lecture critique de l’ensemble des textes et une très bonne mise en perspective du travail de J. Dewey. Je suggère également de lire les textes en commençant par le dernier « Quelques questions sur la valeur », le plus abordable, qui constitue une bonne mise en bouche pour le reste de l’ouvrage.

3Dans ce dernier texte J. Dewey écrit : « J’ai eu récemment tendance à me décourager face aux débats concernant la notion de valeur. En y réfléchissant ce découragement me semble procéder du sentiment que l’on a très peu progressé dans la détermination des questions ou des thèmes fondamentaux de ces débats, plus que mes thèses n’aient pas reçu l’assentiment général. » J. Dewey s’attache à clarifier les questions qui sont traitées dans tout le reste de l’ouvrage. Par exemple, un point de départ fondamental réside dans l’opposition entre une conception « émotiviste » des valeurs et une conception « rationaliste » ou normative. Selon Dewey, cette opposition renvoie à d’autres oppositions : entre « idéalisme et réalisme » pour la théorie de la connaissance et entre « subjectif et objectif » pour la métaphysique. Le problème est alors celui du lien entre des émotions amenant à « priser », « désirer » ou « tenir pour cher » et des valeurs pouvant servir à orienter le jugement de façon « objective », ou plus exactement « objectivée ». Cette opposition évoquée par Dewey ne peut être totalement saisie (et c’est aussi le cas pour l’ensemble de la « théorie de la valuation ») que si l’on procède à quelques rappels sur le pragmatisme? [2].

1 – Reconstruire la philosophie

4Le pragmatisme apparaît à la fin du xixe siècle comme une « conséquence du darwinisme ». Cela ne signifie pas que le pragmatisme serait fondé sur un réseau d’analogies avec la biologie, mais qu’il cherche à tirer les conséquences épistémologiques et méthodologiques de la révolution darwinienne. Il faut rappeler que l’approche de Darwin a aussi ouvert le champ de l’analyse du comportement humain et ce n’est pas un hasard si John Dewey comme William James ou George Herbert Mead manifesteront un intérêt central pour la psychologie et l’analyse comportementale. Avant tout, le pragmatisme apparaît comme une théorie renouvelée de la connaissance. Il refuse notamment la conception classique de la connaissance comme « reflétant » une réalité fixe indépendante du sujet connaissant. Cela matérialise en effet une conception « spectatrice » de la connaissance? [3] décrite par Dewey dans « La quête de la certitude »? [4] :

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« Le modèle de la connaissance est une certaine théorie de l’acte de vision. L’objet réfléchit la lumière et on le voit. Tout cela n’affecte aucunement l’objet lui-même, c’est seulement pour l’œil et pour le sujet dont l’appareil optique est mis à contribution que cela fait une différence. L’objet réel est, quant à lui, inébranlable dans sa réserve hautaine, c’est un roi qui s’offre à la contemplation de l’esprit connaissant. De là découle inévitablement la théorie du sujet connaissant spectateur? [5]. »

6L’observateur n’est alors qu’un réceptacle passif, un miroir, reflétant la réalité qui se présente à lui. De plus, ces philosophies sont à la recherche de « l’immuable, de l’ultime – ce qui est – indépendamment du temps et de l’espace »? [6]. Elles considèrent également que « je » sujet connaissant préexiste à l’acte de connaissance. Le « darwinisme » a remis en cause tout cela : « […] la science naturelle, en raison de son propre développement, est contrainte d’abandonner tout postulat fixiste et de reconnaître que ce qui passe pour universel est, de son point de vue, processus? [7]. » Le pragmatisme apparaît comme la conséquence de cette critique des philosophies antérieures conçues pour appréhender un monde fixe et immuable et séparant le sujet connaissant et l’objet à connaître. Un indice de ce changement de perspective se trouve dans la différence systématique faite par Dewey entre les verbes et les noms. Par exemple « vérité » renvoie à un univers « fixiste » et apparaît indépendamment de toute démarche, alors que « vérifier » renvoie au processus qui conduit à l’établissement de ce qui est considéré comme une vérité. Pour Dewey : « […] vrai signifie “vérifié” et rien d’autre? [8]. » Dans la « formation des valeurs », c’est « valuer », le processus de valuation, qui est le point central, non la valeur. Cela apparaît également comme une conséquence du développement de la démarche expérimentale dans les sciences au xixe siècle, approche dont J. Dewey sera un fervent défenseur et qu’il cherchera à étendre à la philosophie et au domaine des sciences humaines. La « vérité » apparaît ainsi non comme un absolu immuable et fixe, mais plutôt comme une « assertion garantie », c’est-à-dire ce que nous sommes « justifiés à croire? [9] » à la suite d’un processus d’« enquête » et de justification qui implique forcément une délibération. La « vérité » n’est jamais indépendante ni du processus d’enquête ni du processus de justification mis en œuvre pour l’établir, elle est sujette à révision constante. L’abandon de la croyance en un univers fixe, indépendant du sujet connaissant, implique aussi la conception d’un sujet actif et d’une « créativité de l’agir », pour reprendre les termes de Hans Joas. Loin d’un sujet « passif », Dewey en fait un créateur, un inventeur. Il le suggère quand il écrit que le modèle classique du savoir « […] suppose un spectateur qui regarde une image achevée plutôt qu’un artiste aux prises avec la production de ce tableau? [10] ».

7Ces éléments constitueront le cœur de l’approche « transactionnelle » développée par J. Dewey et A. Bentley dans leur ouvrage de 1949 The knowing and the known? [11]. Au-delà des aspects méthodologiques, sur le plan existentiel, cette approche refuse de considérer que l’organisme vit dans un environnement. Organisme et environnement font partie d’un tout existentiel et se codéterminent, ils ne peuvent être séparés. Du point de vue de la théorie de l’action, cela signifie que les moyens et les fins ne peuvent être séparés et qu’ils se co-déterminent dans le cadre d’un processus de révision permanent. Dewey préfère ainsi parler de « fins en vue » (ends in view) plutôt que de « fins » pour décrire les processus de résolution de problème par les acteurs. Dewey évoque ainsi le concept de « champ transactionnel » pour décrire ces multiples transactions qui ne laissent ni les acteurs ni la situation inchangés. Tout processus de résolution de problème implique une reconstruction de l’agent (self) et de la situation qui transite par l’enquête.

2 – L’enquête

8Le pragmatisme envisage les choses selon un principe de continuité. Cette continuité revêt deux aspects : cela signifie qu’il n’y a pas de séparation entre les actions liées à l’enquête et les actions biologiques ou physiques, et que les opérations logiques ou intellectuelles émergent à partir des activités organiques bien qu’elles n’y soient pas identiques ni réductibles? [12]. C’est en ce sens que Dewey lui-même qualifie son approche de « naturaliste » et met en avant le fait que le contexte premier de l’enquête est la « matrice biologique ». Cela permet également selon lui d’éviter toute discussion métaphysique sur la relation du corps et de l’esprit. Dans la théorie de la valuation, le principe de continuité permet de comprendre comment le comportement de valuation résulte d’autres formes de comportements tels que l’impulsion vitale sans y être réductible.

9Tous les comportements se situent dans un contexte existentiel. Plus spécifiquement ce contexte est qualifié de « situation » : « Ce que désigne le mot “situation” n’est pas un objet ou un événement isolé ni un ensemble isolé d’objets ou d’événements. Car nous n’expériençons ni ne formons jamais de jugement à propos d’objets et d’événements isolés, mais seulement en connexion avec un tout contextuel. Ce dernier est ce qu’on appelle une “situation”? [13]. » Tout objet ou événement fait partie d’un « monde environnant expériencé »? [14], d’une « situation ». Un objet ou un événement n’apparaissent comme saillants que face à un problème d’« utilisation et de jouissance »? [15]. On retrouve cela dans la théorie de la valuation quand Dewey affirme que « (…) la valuation est (…) rattachée à des situations existentielles et diffère en fonction des contextes? [16] ».

10Le point de départ de toute enquête, et donc de tout « jugement », est une « situation problématique »? [17] et ainsi « (…) il appartient à la nature même de la situation indéterminée qui provoque l’enquête d’être en question (…) ». Cela est aussi très proche de la théorie de la valuation puisque Dewey nie que le point de départ de l’enquête soit dans l’esprit : une situation douteuse ne l’est pas au seul sens « subjectif » et la résolution du doute, de la discordance, de la confusion, de l’obscurité… termes par lesquels il qualifie les situations indéterminées, ne peut pas être que « mentale » mais doit impliquer « (…) des opérations qui modifient réellement les conditions existantes? [18] ». Il s’agit en particulier de « problématiser » c’est-à-dire « découvrir ce que sont le ou les problèmes qu’une situation problématique pose à l’enquête? [19] ». La définition de la situation problématique conditionne les actions entreprises pour résoudre le problème, pour porter un jugement.

11L’enquête n’est pas le fait d’un acteur isolé : toute enquête est par nature « sociale ». Elle prend place dans le cadre d’une matrice culturelle qui représente la « culture habituelle du groupe »? [20], c’est-à-dire « les traditions, les occupations, les techniques, les intérêts et les institutions établies du groupe? [21] ». Dans la « théorie de la valuation », Dewey fait du développement d’une théorie des relations humaines une condition du développement d’une théorie de la valuation qui appartiendrait au champ d’une anthropologie culturelle? [22]. Le langage apparaît comme le vecteur de transmission des significations et fait du groupe social un point de départ incontournable. L’individu est le produit d’un processus d’individuation qui l’institue en tant que membre d’une communauté. Dewey souligne ainsi, parlant de l’enfant, que « les choses ne lui arrivent pas dans un état de nudité originelle, mais habillées de langage et cette enveloppe communicationnelle fait de lui le membre d’une communauté de croyances? [23] ». L’individu n’enquête donc jamais d’un point de vue strictement individuel, notamment parce que l’activité réflexive transite par le langage. En effet : le langage force « […] l’individu à adopter le point de vue des autres individus, à voir et à enquêter d’un point de vue qui n’est pas strictement personnel mais leur est commun à titre d’“associés” ou de “participants” dans une entreprise commune? [24] ». En ce sens, tout comportement est « moral » dans la mesure où le comportement réflexif et la formation du jugement implique la prise en considération des autres. J. Dewey a été influencé par les travaux de son ami G. H. Mead, et notamment par la place qu’il accorde au fait de « se placer dans la perspective des autres » dans la constitution du « soi » et de la socialité. J. Dewey écrivait ainsi : « Par le langage et par l’imagination nous répétons les réponses des autres tout comme nous représentons de façon théâtrale les autres conséquences. Nous anticipons la façon dont les autres agiront, et cette anticipation représente le commencement du jugement posé sur l’action? [25]. » En ce sens on peut parler de processus d’inter-objectivation? [26] dans la mesure où l’enquête sociale amène à définir, par le dialogue et la communication, des « objets » communs. Ce point est essentiel pour comprendre la formation des valeurs et renvoie au fait que, pour Dewey, on ne peut distinguer les comportements égoïste (self-regarding) et altruiste (other-regarding) que de façon artificielle et dualiste.

3 – Le processus de valuation

12Dans « La formation des valeurs » Dewey parle de « valuation », il faut donc éclairer cette terminologie peu familière. La différence entre « valuation » et « évaluation » renvoie à une distinction entre l’immédiateté et la médiation. Pour faire simple, la valuation renvoie initialement à « j’aime ce tableau » alors que l’évaluation renvoie à « ce tableau est beau ». Pour Dewey, ce sont deux phases de l’expérience qui répondent au principe de continuité et qui font partie d’un même processus. La phase évaluative implique une médiation puisqu’elle se réfère à une activité réflexive reliée à une « situation » problématique dans laquelle sont impliqués d’autres protagonistes. Le jugement de valeur va donc au-delà du biologique ou de l’organique pour entrer dans le social et le culturel dans la mesure où l’affirmation « ce tableau est beau » implique de « convoquer » dans la situation d’autres protagonistes et d’examiner, de leur point de vue, le tableau. Cela implique donc forcément une référence à une « matrice culturelle », à un « autrui généralisé » aurait dit G. H. Mead, et l’individu peut alors se placer dans la perspective de cet autrui pour examiner d’un point de vue critique l’objet « prisé ». Toute évaluation implique le collectif et l’intersubjectif.

13Comme le dit Dewey? [27] avec « priser », qui est de l’ordre de l’immédiat « on met l’accent sur quelque chose en référence à une personne définie » et cela renvoie à une qualité émotionnelle, en revanche la valuation comme « évaluation a (…) essentiellement trait à une propriété relationnelle des objets (…) ». Dans l’évaluation l’objet de la valuation est mis en relation avec la situation et les protagonistes qu’elle mobilise. Nous sommes alors dans un cadre transactionnel? [28]. On saisit donc le parallèle existant entre la valuation et l’appréhension générale de la connaissance que j’ai développé plus haut. Le point de départ du processus de valuation est également une « situation problématique » amenant une « enquête » : « […] une valuation n’a lieu que quand quelque chose fait question : quand il y a des difficultés à écarter, un besoin, un manque, ou une privation à combler, un conflit entre tendances à résoudre en changeant les conditions existantes? [29]. »

14Pour traiter de la valuation, Dewey adopte une posture naturaliste qui ne signifie pas qu’on réduise « le comportement humain au comportement des singes? [30] », mais renvoie plutôt à la « continuité » et au fait que « les opérations rationnelles prolongent les activités organiques sans avoir pour autant la même nature? [31] ». Il souligne que l’homme est « naturellement » un être qui « vit en association avec d’autres êtres dans des communautés possédant un langage, et par conséquent une culture transmise? [32] ». Comme pour toute forme d’enquête, le processus de valuation s’inscrit dans les matrices existentielles évoquées par Dewey : la matrice biologique et la matrice culturelle. Cette posture naturaliste présente plusieurs avantages soulignés à la fois par Dewey et par les traducteurs dans l’introduction. Le premier est d’éviter le problème métaphysique rencontré par d’autres approches qui considèrent les valeurs comme des occurrences d’un monde mental ou subjectif séparé de l’expérience. Le second est d’éviter le problème épistémologique qui consiste à séparer l’objet connu de toute idée de valeur. Le troisième tient au fait que bien que le comportement de valuation soit relié aux impulsions, cela n’implique pas qu’il soit réduit à l’expression d’émotions. Le dernier avantage tient au fait que le naturalisme évite de rendre les valeurs transcendantes et séparées de l’expérience du fait de la connexion intrinsèque entre les valuations et les désirs, tous deux émergeant de la continuité naturelle du processus de vie? [33].

15Il y a donc une continuité entre « priser », « tenir pour précieux », « chérir », qui sont de l’ordre de l’immédiat, l’organique, de l’individuel, de l’émotion, et « évaluer » qui implique le passage à la médiation et qui a trait à une « propriété relationnelle des objets? [34] ». Dans les termes de Dewey, les désirs renvoient à une situation problématique dans laquelle la réalisation de ce qu’on tient pour cher est suspendue, troublée, bloquée… et au comportement qui en résulte. Désirer désigne « l’attitude comportementale émergeant lorsque quelque chose nous éloigne temporairement de l’objet que nous chérissons? [35] ». L’objectif est de restaurer l’intégration initiale comme le bébé pleure pour obtenir le lait maternel. Le désir implique des fins à atteindre et la mise en œuvre de moyens pour ce faire. Si l’on reprend l’exemple du bébé évoqué par Dewey, ce dernier à mesure qu’il grandit devient conscient de la relation entre « un certain pleur, l’activité qui lui répond et les conséquences de celle-ci? [36] ». Le geste, la posture, le cri… sont donc produits en vue de provoquer une réponse une « activité » et en éprouver les conséquences : « La grande différence entre l’impulsion et le désir tient donc à la présence dans le désir d’une fin-en-vue, d’objets considérés comme des conséquences prévues? [37]. » La situation problématique implique donc une « enquête ». Le désir, tel qu’il est défini, appelle ainsi à reconfigurer la situation et l’intérêt désigne « une séquence organisée d’opérations devant reconfigurer un état de choses? [38] ». Prendre plaisir (enjoying) désigne alors, dans cette séquence, la phase de satisfaction du désir, le rétablissement de la situation troublée? [39].

16La reconfiguration de la situation problématique implique une évaluation dans la mesure où l’on peut observer des écarts entre les fins désirées (fins en vue) et les fins atteintes ou les conséquences effectives. « Une convergence entre ce qui est désiré et anticipé et ce qui est effectivement obtenu atteste la validité de la sélection des conditions servant de moyens pour atteindre la fin désirée ; une divergence dont on fait l’expérience sous forme d’une frustration ou d’une défaite, conduit à une enquête pour découvrir les causes de l’échec? [40]. » Il est alors possible de distinguer « ce qui est désiré et ce qui est désirable » à chaque fois que l’on s’engage « dans la formation et la sélection de désirs et d’intérêts concurrents? [41] ». Le désirable est défini par la situation et par les transactions dans lesquelles les agents sont engagés : « Le contexte social et les contraintes sociales font partie des conditions ayant un impact sur la réalisation des désirs. Ils doivent donc être considérés lorsqu’il s’agit d’élaborer des fins en tenant compte des moyens disponibles pour les atteindre. » La délibération consiste à « soupeser plusieurs désirs alternatifs (et donc des valeurs visées comme fins) du point de vue des moyens que requiert leur satisfaction? [42] ». Cette délibération implique que les autres individus et la situation soient convoqués dans le cadre d’une « répétition théâtrale » sur la scène mentale permettant d’anticiper les conséquences des choix de façon raisonnable. La fixation du désirable apparaît comme produit de cette « discussion avec la situation » : « Nous mettre à la place des autres, considérer les choses du point de vue de leurs souhaits et de leurs valeurs, rabaisser et prendre le contre-pied de nos prétentions et revendications jusqu’à ce qu’ils atteignent le niveau qu’ils auraient aux yeux d’un spectateur sympathique impartial, est la façon la plus sûre d’atteindre l’objectivité dans la connaissance morale? [43]. » Passer de l’immédiateté à la médiation mobilise un comportement réflexif qui implique une reconstruction : « Dans notre comportement réflexif nous sommes toujours en train de reconstruire la société immédiate à laquelle nous appartenons. Nous adoptons certaines attitudes définies qui impliquent des relations avec les autres. Dans la mesure où ces relations sont modifiées, la société elle-même est changée. Nous reconstruisons constamment? [44]. » Pour Dewey, cela signifie que les moyens sont « par définition relationnels – ils sont médiatisés et médiatisants, puisque ce sont des intermédiaires entre une situation qui existe et une situation que l’on veut faire exister en les utilisant? [45] ». Le désirable nécessite donc de convoquer dans la situation les autres individus ou entités qui pourraient être affectés par le choix des moyens et des fins les deux ne pouvant être envisagés séparément? [46]. Comme c’est le cas pour Mead, les hommes façonnent leurs environnements par les projets qu’ils poursuivent et les perspectives qu’ils adoptent. Un objet, ou un moyen en général, n’existe pas en soi mais par rapport à des projets d’actions et à des perspectives. Objets et entités acquièrent une signification et une valeur dans ce cadre. La discussion avec la situation peut déterminer une action par rapport à l’anticipation de futurs potentiels et de leurs conséquences « en vue ».

4 – Une entreprise commune : dire ce à quoi nous tenons

17De la même façon qu’il y a un lien organique entre la théorie de la valuation et les considérations épistémologiques et méthodologiques générales, il y a une relation intime avec la conviction démocratique qui anime les écrits de Dewey. Son plaidoyer constant en faveur de la démocratie ne répond pas à une conviction idéaliste mais repose sur la volonté, comme dans la théorie de la valuation, d’appréhender des « faits » et de les soumettre à une enquête. La supériorité de la démocratie « en actes » repose sur le fait qu’elle offre – en mettant en avant le dialogue, la communication, le débat – de plus grandes occasions de « mises en perspective » et autorise ainsi à considérer avec plus d’attention (on pourrait dire plus de « soin ») le fait que l’individu et le monde sont engagés dans la situation problématique. Par le dialogue les individus sont amenés à expérimenter des registres d’action, des perspectives, qui leur seraient autrement demeurées étrangères et qu’ils n’auraient pas pu convoquer dans le cours du processus de valuation. Cette mise en perspective nourrit ainsi l’imaginaire en tant que projection vers des futurs potentiels. La démocratie permet d’ouvrir à la « créativité de l’agir? [47] ». Elle n’est donc pas seulement un système politique, il s’agit avant tout d’une méthode pour résoudre des problèmes concrets qui mettent en jeu ce à quoi nous tenons collectivement dans le cadre de situations problématiques qui émergent dans un monde en perpétuelle reconstruction. Elle matérialise un appel à s’engager dans la voie de l’intelligence collective pour résoudre nos problèmes.

18Pour terminer, je voudrais suggérer une lecture parallèle : celle de l’ouvrage d’Émilie Hache? [48] qui fait référence à Dewey et James. É. Hache invite à une exploration documentée des « situations problématiques » posées par la mise en relation de la matrice biologique avec la matrice culturelle. La crise environnementale que nous connaissons nous invite à mettre en avant « ce à quoi nous tenons », ce qui nous est cher… et à nous engager dans une enquête sociale permettant par le dialogue et la communication de définir ensemble des fins désirables. Dans ce cadre, la capacité de « se mettre à la place de » apparaît comme un facteur important de « médiation ». Comme l’écrit E. Hache, « “se mettre à la place de” signifie expérimenter avec, comme changer de point de vue s’entend au sens d’ajouter un/des point(s) de vue? [49] ». Le perspectivisme, dont la démocratie en tant que processus est une modalité, permet de « s’engager dans une relation, de s’intéresser, d’apprendre à connaître ceux à la place de qui on se met? [50] ». De façon très intéressante É. Hache donne l’exemple de la prise en compte de la souffrance infligée aux animaux de laboratoire qui va au-delà d’une anthropomorphisation au sens usuel du terme et reprend l’idée pragmatique que nous faisons partie d’un même monde et sommes engagés dans un processus de coévolution. Il s’agit alors de « faire de la place à un tiers, faire de la place à d’autres points de vue »? [51], y compris de non-humains. Il s’agit également comme l’y invite le pragmatisme de reconnaître qu’il faut « réviser nos conclusions de jour en jour? [52] ». Les situations problématiques que nous rencontrons dans le cours de l’action invitent à « négocier la réalité », à définir cette situation, et à « faire des compromis » ce qui consiste « à se compromettre auprès de quelqu’un / quelque chose, au sens de s’engager au côté de, à l’opposé d’une position d’extériorité mais aussi de nos désirs de pureté et d’innocence? [53] ». Il s’agit bien de donner sa chance à la mobilisation de ce que Dewey appelait l’intelligence collective? [54].

19De façon également très intéressante, le livre de É. Hache développe une critique de l’analyse économique de l’environnement et des processus de quantification qui y sont associés qui fait écho aux thèses de « La formation des valeurs ». La théorie économique a fait de la « valeur » une question centrale de ses préoccupations, mais en la rabattant soit du côté de qualités intrinsèques des objets, soit du côté de la pure subjectivité et de l’incommensurabilité. Dans tous les cas, la question des valeurs est réifiée et la morale est rejetée hors de la sphère de l’économie. L’évaluation économique relèverait d’une science qui serait capable de « dire la vérité » et d’exhiber les « valeurs vraies », par exemple en matière environnementale. Or, comme le souligne É. Hache, « oser se mêler des questions d’évaluation signifie alors nous confronter à la délicate question de l’articulation entre les questions de quantification et les préoccupations morales ». Les deux ouvrages invitent ainsi à repenser la question de la quantification en mettant l’accent sur les processus de qualification, de valuation, qui lui sont préalables. La quantification, en tant que processus, implique la détermination de finalités qui, elles-mêmes, impliquent de déterminer collectivement ce qui « vaut », ce à quoi nous tenons, en tenant compte des moyens pour en « prendre soin ». Les mesures dans une perspective pragmatique ne sont pas des absolus, les reflets objectifs d’une réalité, mais des instruments, des outils, au service de « fins en vue » qu’il faut mettre en question, ce qui implique de s’engager dans une enquête? [55] en tant que citoyens d’une « entreprise collective commune ».

5 – Conclusion

20La formation des valeurs offre une occasion de s’interroger sur la question fondamentale de « ce à quoi nous tenons », de « ce qui nous est cher », et sur les moyens d’en « prendre soin ». Loin de finalités transcendantes échappant au jugement, l’approche de Dewey nous invite à ouvrir le débat, la discussion au sens étymologique évoqué par Dewey : la discussion est une secousse qui introduit un trouble et desserre l’empreinte des vieilles cosmologies adaptées pour un univers fixe et immuable? [56]. La mise en avant de l’imagination est également un point fondamental pour « reconstruire » les situations et cela constitue aussi une rupture avec les approches ne lui faisant aucune place. Comme il l’écrivait : « Dans le domaine de l’humain, comme pour tous les enjeux importants, le simple fait d’envisager l’invention suscite la peur, l’horreur, tant l’invention est considérée comme dangereuse et destructrice? [57]. » Peupler des mondes, tisser des liens, réguler ce qui est « objet d’utilisation et de jouissance », voilà ce qui est au cœur de la « théorie de la valuation ». Cela invite les sciences sociales à rompre les divisions « en branches d’enseignements indépendantes et isolées » qui sont une marque de son retard pour faire face aux enjeux considérables auxquels nous faisons face. Le dialogue, la communication, apparaissent alors comme essentiels : « Les idées qui ne sont pas communiquées, partagées et revivifiées par l’expression ne sont qu’un soliloque, et un soliloque n’est qu’une pensée cassée et imparfaite. De même que l’acquisition de richesses matérielles, ce type de pensée détourne la richesse créée par les efforts et les échanges collectifs au profit de fins privées. Ce détournement est plus doux et on le croit plus noble. Mais il n’existe aucune différence fondamentale? [58]. »

Notes

  • [1]
    Le cours de É. Durkheim, donné à la Sorbonne en 1913-1914, sur le pragmatisme a été édité par les éditions Vrin en 1955, il a récemment été réédité : Durkheim, É., Pragmatisme et sociologie (1913-1914), cours inédit prononcé à la Sorbonne, Paris, Vrin, 2002. Il est disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim. À propos de Dewey, Durkheim écrit ainsi [p. 21] : « Dewey est un logicien, il s’efforce d’être toujours très rigoureux. Mais il est souvent lourd, ses développements sont laborieux et sa pensée parfois peu claire. »
  • [2]
    On pourra également consulter le numéro spécial de la revue Tracés consacré aux « pragmatismes » : Tracés. Revue de Sciences humaines, 15, 2008.
  • [3]
    R. Rorty, L’homme spéculaire, Paris, Le Seuil, 1990.
  • [4]
    Datant de 1929, cité par R. Rorty, op.cit., p. 52.
  • [5]
    Le texte en anglais peut être lu en ligne sur archives.org.
  • [6]
    J. Dewey, Reconstruction en philosophie (1920), Pau, Publications de l’université de Pau, Farrago/Éditions Léo Scheer, 2003a, p. 21.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid., p. 138.
  • [9]
    R. Rorty, op. cit., p. 19.
  • [10]
    J. Dewey, 2003a, op. cit., p. 114.
  • [11]
    J. Dewey & A.F. Bentley, « Knowing and the known » (1949), in Rollo Handy et E. C. Harwood (eds.), Useful procedures of inquiry, Great Barrington (Mass), Behavioral Research Council, 1973.
  • [12]
    J. Dewey, Logique. Théorie de l’enquête (1938), Paris, PUF, 1993, p. 76 et S. Morris Eames, Experience and value – Essays on John Dewey and Pragmatic Naturalism, Elizabeth R. Eames and Richard W. Field (eds), Southern Illinois University Press, Carbondale and Edwardsville, 2003, p. 12.
  • [13]
    J. Dewey [1993], op. cit., p. 128.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    J. Dewey [2011], op. cit., p. 93.
  • [17]
    J. Dewey [1993], op. cit., p. 170.
  • [18]
    Ibid., p. 171.
  • [19]
    Ibid., p. 173.
  • [20]
    J. Dewey [1993], op. cit., p. 180.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    J. Dewey [2011], op. cit., p. 164-165. Dewey apparaît ainsi très critique vis-à-vis des approches négligeant le rôle de la culture et des institutions, notamment l’économie politique.
  • [23]
    J. Dewey [2003a], op. cit., p. 96.
  • [24]
    J. Dewey [1993], op. cit., p. 106.
  • [25]
    J. Dewey, Human nature and conduct, New York, Henry Holt & Co., 1922, p. 315, ma traduction. On me pardonnera une traduction imparfaite : « répétons » est pris au sens de « répétition théâtrale » tout comme « représentons » est pris au sens de « représentation théâtrale ».
  • [26]
    J. Zask, « L’enquête sociale comme inter objectivation », in B. Karsenti et L. Quéré (dir.), « La croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme », Raisons pratiques, n° 15, 2004, p. 141-163.
  • [27]
    J. Dewey [2011], op. cit., p. 74.
  • [28]
    On trouve un résumé de la position de Dewey dans « logique » [1993, p. 245].
  • [29]
    Ibid., p. 120.
  • [30]
    J. Dewey [1993], op. cit., p. 77.
  • [31]
    Ibid., p. 76.
  • [32]
    Ibid., p. 77.
  • [33]
    S. Morris Eames, op. cit., p. 64.
  • [34]
    J. Dewey [2011], op. cit., p. 74.
  • [35]
    Ibid., p. 224.
  • [36]
    Ibid., p. 79.
  • [37]
    Ibid., p. 113.
  • [38]
    A. Bidet, « La genèse des valeurs : une affaire d’enquête », Tracés. Revue de sciences humaines, 15, 2008, p. 213.
  • [39]
    Les définitions de ces termes sont précisées en particulier dans l’essai « Quelques questions sur la valeur » en fin d’ouvrage [Dewey, 2011, p. 224].
  • [40]
    J. Dewey [2011], op. cit., p. 114.
  • [41]
    Ibid., p. 115.
  • [42]
    Ibid., p. 116.
  • [43]
    J. Dewey, Theory of the Moral Life, New York, Irvington Publishers Inc., 1980, p. 130, ma traduction.
  • [44]
    G. H. Mead, Mind, self, & society from the standpoint of a social behaviourist, (C. W. Morris, ed.), Chicago, University of Chicago Press, 1934. Traduction française : L’esprit, le soi, la société, Paris, PUF, 1963, p. 386.
  • [45]
    J. Dewey [2011], op. cit., p. 108.
  • [46]
    Pour Mead [1934, op. cit.], la capacité de se « placer dans la perspective de l’autre » peut ouvrir sur un dialogue avec la nature et sur une coopération possible. Cela renvoie à des éléments développés par E. Hache [Ce à quoi nous tenons. Pour une écologie pragmatique, Paris, La Découverte, 2011]. Sur cet aspect de la pensée de Mead, on pourra consulter J. Beckert [Beyond the market – The social foundations of economic efficiency, Princeton University Press, 2002, p. 16]. Le perspectivisme de Mead est aujourd’hui revitalisé par les travaux de J. Martin [« Perspectival selves in interaction with others: Re-reading G. H. Mead’s social psychology », Journal for the Theory of Social Behaviour, 2005, 35(3), p. 231-253]. Voir également M. Renault [« Perspectivisme, moralité et communication. Une approche transactionnelle de la Responsabilité Sociale des Entreprises », Revue française de socio-économie, 2009, n°4, p. 15-37].
  • [47]
    H. Joas, « La créativité de l’agir » (1992), Paris, Cerf, 1999.
  • [48]
    Op. cit.
  • [49]
    Ibid., p. 49.
  • [50]
    Ibid.
  • [51]
    Ibid., p. 48.
  • [52]
    W. James, cité par Hache [2011], op. cit., p. 55.
  • [53]
    Ibid., p. 56
  • [54]
    Ibid., p. 194.
  • [55]
    C’est ce qui a motivé la formation du « Forum pour d’Autres Indicateurs de Richesse », qui met l’accent sur la place centrale des citoyens dans la détermination de « ce à quoi nous tenons »: http://idies.org/index.php?category/FAIR.
  • [56]
    J. Dewey [2003a] op. cit., p. 25.
  • [57]
    Ibid., p. 31.
  • [58]
    J. Dewey, « Le public et ses problèmes » (1927), Pau, Publications de l’université de Pau, Farrago/Éditions Léo Scheer, 2003b, p. 323.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/05/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.009.0247
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