CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Cet article s’intéresse aux stratégies de conquête et de défense du territoire professionnel de deux organisations relevant d’une même profession réglementée (l’expertise comptable), mais exerçant sous des statuts juridiques différents (libéral, associatif)  [1]. Dans un contexte de conflictualité latente, professionnaliser les salariés est perçu dans les deux cas comme le moyen d’adapter l’organisation à un environnement en mutation, où la concurrence s’exacerbe, où l’évolution réglementaire crée des incertitudes nouvelles et réactive des luttes de territoires. Pour appréhender les processus de professionnalisation dans leur dynamique et saisir la manière dont ils font évoluer le champ professionnel, l’article s’attache à articuler deux niveaux d’analyse : le niveau micro des pratiques de gestion des ressources humaines (GRH) et celui plus macro des groupes professionnels et de leur dynamique.

2Il s’appuie sur deux études de cas approfondies visant à saisir les modalités de professionnalisation de deux catégories de salariés (comptables pour l’une, collaborateurs sociaux pour l’autre), mises en œuvre dans un centre de gestion comptable et dans un cabinet d’expertise comptable, pour faire face à la fois aux mutations de l’environnement et à la volatilité des jeunes recrues. L’étude empirique met en évidence des enjeux et des problématiques analogues en termes de redéfinition des métiers, des activités et des compétences sur des marchés eux-mêmes en mutation, mais des stratégies différentes en matière de construction de la qualification ainsi que des jeux d’acteurs soulignant la réversibilité des démarches mises en œuvre et l’instabilité du processus de segmentation du groupe professionnel. Notre objectif est alors d’analyser la manière dont la division du travail entre ces deux segments de la profession d’expert-comptable se recompose sous l’effet des transformations du marché, des produits et des services. Le développement de prestations de conseil aux clients contribue à l’évolution du champ professionnel et illustre la dynamique et la perméabilité des territoires professionnels en lien avec des tentatives de modifications réalisées aux frontières des segments.

3Après avoir précisé le cadre théorique et méthodologique de notre recherche, nous présentons les deux cas d’études et rendons compte de la manière dont ils reformulent leur métier et développent des stratégies pour redéfinir les territoires. Nous montrons que la tension entre les deux segments du groupe professionnel et la volonté de conquérir de nouveaux territoires professionnels s’enracinent dans les savoir-faire maîtrisés et les ressources de territoires traditionnels.

2 – Cadre théorique et méthodologique

4À partir de deux études de cas, nous nous attachons à expliciter les tensions qui accompagnent à l’intérieur et à l’extérieur le développement de la prestation de conseil au client dans le champ professionnel de l’expertise comptable. Ce type de prestation fait évoluer les métiers individuels et collectifs et participe à l’évolution de la profession. Dans cette optique, il est nécessaire de mobiliser une perspective théorique qui permette de saisir ces mouvements et d’appréhender les modes de construction des groupes professionnels en termes de dynamique de processus.

2.1 – La professionnalisation : objet de recherche à la croisée de l’économie et de la sociologie

5Dès les années 1980, la notion de professionnalisation prend une importance croissante dans les organisations et les institutions formatives. Elle supplante la notion de métier pour définir des formes nouvelles de professionnalisme, transformer les identités au travail et les conformer aux exigences gestionnaires de l’entreprise [Kalk, 2008 ; Dubernet, 2002]. « Mobilisée par de multiples acteurs et institutions afin de résoudre leurs problèmes spécifiques », elle constitue selon Demazière [2009, p. 85], « une catégorie gestionnaire » permettant d’accompagner des changements d’ampleur. La professionnalisation des emplois, des acteurs, des diplômes, devient ainsi un mot d’ordre organisationnel et institutionnel. Mais la multiplicité de ses usages en fait « un concept fourre-tout » [Corteel et al., 2009], une « catégorie pratique » au service de la défense de finalités ou d’intérêts divers [Demazière, 2009] : développer l’emploi (pouvoirs publics), faire valoir son savoir-faire (salariés), créer de nouveaux marchés (entreprises) ou de nouveaux diplômes (université) adaptés aux emplois créés (institutions, entreprises et salariés). Cette polysémie ne fait guère de la professionnalisation un concept analytique [Demazière, 2009]. Mais l’évolution des formes d’organisation (recentrage des entreprises sur leur « cœur de métier », externalisation concomitante d’activités qui se professionnalisent pour répondre aux exigences des donneurs d’ordres) conduit au début des années 2000 à un regain d’intérêt pour les notions de métier et de profession, aussi bien dans le champ des pratiques que des sciences sociales.

6L’analyse économique et sociologique des professions connaît ainsi de nouveaux développements en France [Demazière et Gadéa, 2009 ; Favereau et al., 2008 ; Le Bianic, Vion, 2008]. Elle sort du modèle étroit des professions libérales pour étudier des groupes professionnels variés, dotés d’une visibilité et d’une légitimité sociales ; elle les étudie sous l’angle des processus d’émergence et de transformation des activités professionnelles [Demazière et Gadéa, 2009]. Nous proposons de prolonger cette lignée de travaux en étudiant une profession réglementée, dotée d’un statut juridique et d’un monopole d’exercice pour certaines pratiques, qui s’ouvre à des activités nouvelles d’accompagnement des clients et à des formes de qualification autres, et qui dans le même temps voit son monopole d’exercice concurrencé par des acteurs « profanes » de la comptabilité, un réseau de centres de gestion spécialisés dans la comptabilité de leurs adhérents, désormais habilités dans le champ de l’expertise comptable, sous le statut d’association de gestion et de comptabilité.

7Deux approches sont mobilisées dans notre analyse. D’une part celle des économistes institutionnalistes qui expliquent le phénomène de « clôture » de certains marchés du travail et montrent que les mécanismes de fermeture sont toujours potentiellement provisoires et les périmètres professionnels instables. D’autre part, celle de la sociologie des professions qui complète notre compréhension des luttes de « juridictions », ou de territoires professionnels en invitant à regarder les recompositions de la division du travail entre segments professionnels mais aussi les redistributions de compétences entre catégories d’acteurs au sein d’un même segment, en vue de définir de nouvelles formes de professionnalisme.

8La profession réglementée d’expert-comptable constitue un cas particulier de marché fermé avec contrôle de l’accès au métier, tâches réservées et garantie de compétence technique [Paradeise, 1988]. L’instabilité est une caractéristique inhérente aux marchés et groupes professionnels comme de nombreux travaux de sociologues et économistes l’ont montré [Abbott, 1988 ; Boltanski, 1982 ; Bucher et Strauss, 1961 ; Hugues, 1996 ; Paradeise, 1988, 2008 ; Doeringer et Piore, 1971 ; Kerr, 1954]. Dans une « écologie des professions », Abbott [2008] insiste sur le caractère transitoire des compromis trouvés entre les professions qui se concurrencent pour l’occupation du territoire professionnel. C’est pourquoi, notre propos ne porte pas ici sur la seule profession libérale réglementée actuellement menacée par la libéralisation et des luttes de « juridictions » [Abbott, 1988], mais intègre l’analyse des stratégies d’un réseau de centres de gestion concurrent. Comme le souligne Paradeise [2008], les professions n’écrivent pas seules leur histoire, mais se disputent des territoires dans des contextes contingents. Leur autonomie est conquise mais constamment soumise à l’évaluation par la concurrence d’autres professions ou de métiers candidats à la professionnalisation.

9À la suite des sociologues interactionnistes de Chicago, de nombreux travaux, portant sur une grande diversité de groupes professionnels, ont montré comment ceux-ci se construisaient et se recomposaient dans des luttes et des négociations incessantes, tant à leurs frontières qu’en leur cœur. Les professions de la comptabilité, et notamment la profession d’expertise comptable, illustrent bien ce phénomène dans des contextes nationaux différents [Caron, 2005 ; Longuenesse, 2009, 2010 ; Moysan-Louazel, 2011 ; Ramirez, 2009]. L’objet de cet article est alors d’exposer en détail ces affrontements autour de la frontière, d’analyser les enjeux, les « armes » et les issues possibles du conflit qui se joue actuellement entre les centres de gestion et les cabinets d’expertise comptable.

10Les travaux de Hughes [1996] éclairent les interactions entre les groupes professionnels et montrent comment ces groupes professionnels s’organisent pour défendre ou acquérir certains avantages. Selon l’auteur, l’étude de la répartition des activités entre les différents groupes professionnels conduit à repérer et à questionner les conflits potentiels et permet de mettre en relief les revendications de territoire de pratique. Dans ce contexte, chaque groupe va chercher à fixer les limites de l’activité, puis établir et contrôler le territoire de la pratique. Les frontières peuvent ainsi être établies par des diplômes. Dans chacune des organisations, une division du travail prenant la forme d’une hiérarchie fondée sur les niveaux de diplômes place des collaborateurs aux caractéristiques et tâches différentes, sous le contrôle des experts comptables? [2]. À l’instar de ce qu’observent Bucher et Strauss [1961] au sein de la profession médicale aux États-Unis, la profession comptable est constituée de segments correspondant à des institutions différentes de travail (exercice libéral en cabinet d’expertise comptable, exercice associatif en centre de gestion, enseignement, exercice en entreprise). Nous proposons alors d’aborder la profession d’expertise comptable comme un ensemble de segments en concurrence et en restructuration permanente. Le processus de segmentation est toujours à l’œuvre, des alliances, des compromis, des renégociations de frontières, des offensives et contre-offensives entre segments sont continues.

11Pour prouver leur légitimité dans le développement de prestations de conseil, les experts comptables libéraux présentent dans leurs discours des arguments organisés autour de la spécificité de leur propre pratique et de la nécessité d’une formation adéquate pour la réaliser. Ils voient la prestation de conseil comme une extension logique de leur éventail de prestations comptables déjà offertes aux clients. Le réseau des centres de gestion, segment professionnel bien établi en matière de conseil à ses adhérents (professions agricoles notamment) et possédant un savoir reconnu dans un champ peu investi par les cabinets d’expertise-comptable, s’efforce de faire reconnaître son identité pour protéger son territoire et son autonomie face à ce qu’il considère comme une collusion entre l’ordre des experts-comptables et les pouvoirs publics. Cela suscite des tensions entre ces groupes professionnels et implique une reconfiguration des territoires existants entre les groupes.

12Enfin, Hugues avance la notion de dirty work, de « sale boulot » pour analyser la délégation des tâches et ses enjeux dans la dynamique de la division du travail. L’évolution des organisations affecte le marché de la comptabilité et les contenus du travail se transforment. Outre un élargissement des savoirs et des compétences exigées, ils traduisent une évolution du métier même de l’entreprise, qui passe de l’exercice d’une prestation comptable à une stratégie d’accompagnement du client. Paradoxalement, cette reformulation du métier valorise une prestation de conseil en gestion, déjà réalisée chez les « parents pauvres de la comptabilité (les centres de gestion) et dévalorise une prestation au cœur d’une profession libérale valorisée (la tenue des comptes dans les cabinets d’expertise comptable). L’évolution du métier de comptable dans les centres vers un emploi-cible de comptable-conseil consiste, surtout au départ, à introduire le conseiller chez le client. Dans le cabinet d’expertise comptable, c’est la paie et le social, le dirty work par excellence, qui deviennent la source de valeur ajoutée, suscitant la création du poste de collaborateur social. Pour autant, celui-ci n’est guère valorisé.

2.2 – Une approche diachronique et comparative

13Pour observer ce travail de l’intérieur de la profession, deux études de cas ont été réalisées par deux chercheurs différents, l’un en gestion, l’autre en économie, dans un cadre spécifique : analyser une démarche compétence dans un centre de gestion, analyser un métier émergent dans un cabinet d’expertise comptable. Elles ont été réalisées à des périodes différentes, en amont de la réforme de 2004 pour le centre? [3], en aval pour le cabinet (encadré 1). Cette précision est importante si l’on veut, à l’instar de ce que préconise la sociologie économique [Steiner, 1999], décrire et caractériser la « matrice institutionnelle » dans laquelle se situent les marchés et les organisations. Cette réforme qui s’inscrit dans un projet déjà ancien de regroupement et d’uniformisation de la profession comptable française [Déjean et Saboly, 2006] était perçue par les centres de gestion comme une menace pour leur autonomie face à l’ordre des experts-comptables ; elle est jugée illégitime par les cabinets dans la mesure où elle ouvre l’expertise comptable aux structures associatives. Cette réforme bouleverse l’organisation de la profession. Si elle réunit des frères ennemis qui avaient stabilisé une certaine distribution de leurs territoires professionnels, elle induit de nouvelles formes de concurrence, modifie les questions de légitimité professionnelle et appelle à de nouvelles régulations internes.

14Nous avons fait le choix de rapprocher et de mettre en perspective les deux monographies réalisées pour les raisons suivantes. Elles offrent une plongée au cœur de deux organisations concurrentes mais participant à un même groupe professionnel en phase de transition entre un ancien et un nouveau régime. À cette fin, nous situons les jeux d’acteurs et leurs interactions (directions locales et nationales, ordre professionnel, institutions, entreprises clientes, salariés) dans une perspective temporelle et processuelle afin de repérer leurs effets prévus et imprévus.

15« A minima le regard interactionniste considère le monde social comme une entité processuelle, en composition et recomposition continues à travers les interactions entre acteurs, les interprétations croisées qui organisent ces échanges et les ajustements qui en résultent. » [Morissette, Guignon et Demazière, 2011, p. 1] Sur le plan analytique, nous avons abordé notre objet d’étude sous l’angle des interactions qui lient les acteurs de la profession d’expert-comptable cherchant à rendre compte des significations qu’ils engagent dans ces interactions. Nous avons analysé leurs « investissements de forme » [Thévenot, 1986] pour repenser les qualifications et les compétences. Sur le plan méthodologique, l’analyse de documents, ainsi que le recueil d’entretiens semi-directifs ont été des méthodes privilégiées pour comprendre les logiques qui sous-tendent leurs actions.

Encadré 1. Les études de cas

Le centre de gestion a mis en place une démarche compétence qui a fait l’objet d’une étude approfondie, de son émergence à sa diffusion à d’autres centres, en 1998-2000, puis en 2002-2003 sur le développement de la démarche au sein du réseau des centres de gestion. Celle-ci s’appuie sur des entretiens semi-directifs réguliers avec la DRH, le dirigeant et le représentant syndical et l’analyse des documents produits (descriptions de poste, référentiel de compétences, grille d’entretien annuel d’appréciation, Convention collective nationale, Accord d’entreprise, journaux d’entreprise) ainsi que sur les documents relatifs au statut juridique et fiscal des centres de gestion et associations agréés et aux diplômes d’études comptables et financières. Le centre observé jouant un rôle pilote dans la concrétisation du projet du comité national du réseau (les instances dirigeantes du centre sont aussi à la tête du comité national du réseau), nous avons pu analyser le passage de la démarche du niveau local au niveau national, ses enjeux et ses modalités dans le chaînage d’une instrumentation gestionnaire (GPEC pilotée au niveau national par la DRH en collaboration avec d’autres du centre, DRH intéressés) à une forme conventionnelle (convention collective nationale). Deux entretiens ont été réalisés ultérieurement avec la DRH : en 2005 lors de la mise en œuvre de la réforme, à propos de son impact sur la restructuration du centre, en 2009 sur l’état des lieux et les effets de la restructuration du réseau.
Le cabinet d’expertise comptable a fait l’objet d’une enquête de terrain entre novembre 2008 et février 2009. Sept entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de dirigeants et de collaborateurs du cabinet d’expertise comptable. Des documents internes au cabinet ont été consultés.

16Afin de limiter le risque d’idiosyncrasie des données empiriques, nous avons procédé à des entretiens complémentaires auprès d’autres cabinets (responsables de service social et collaborateurs) et de responsables de la profession. Par ailleurs, nos données primaires ont été triangulées avec des données secondaires (presse professionnelle et analyse des textes relatifs à la branche (convention collective, accord formation, Opca…) et à l’organisation de la profession. Cette stratégie de triangulation ainsi que la répétition d’entretiens avec certains de nos interlocuteurs en 2010 ont permis de confirmer l’exactitude et la stabilité de nos observations.

2.3 – Présentation des deux organisations

17Le modèle de la profession établie, incarné par l’exercice libéral de l’expertise comptable, n’exclut pas la présence d’un segment professionnel (le réseau des centres de gestion) exerçant la même activité mais avec une légitimité moindre.

2.3.1 – Un cabinet d’expertise comptable ou l’archétype d’un marché du travail fermé

18Créé en 1963, le cabinet d’expertise comptable, d’audit et de conseil observé compte parmi les principaux cabinets indépendants de sa région. Réparti sur neuf sites, son effectif est de seize associés, treize experts-comptables et deux cents collaborateurs en 2010. Le cabinet a beaucoup investi dans le développement des NTIC en lien avec la multiplication de nouvelles implantations jugées indispensables en termes de proximité géographique. « C’est nécessaire mais pas suffisant, notamment pour la dimension conseil de l’activité du cabinet. » (Directeur général? [4]) Le doublement de l’effectif du groupe en très peu de temps a fait de lui une « véritable PME » et s’est traduit par une « crise de croissance » (DG). De nombreux changements stratégiques et organisationnels se sont opérés en quelques années au sein du cabinet. Depuis l’ordonnance de 1945, les experts-comptables bénéficient d’un monopole sur la tenue et l’établissement des comptes des entreprises. Mais leur activité dépasse en réalité les seuls travaux de comptabilité pour s’étendre à l’activité juridique? [5]. La volonté des autorités de déréglementer la profession et de « simplifier » les formalités administratives des entreprises a atténué les frontières entre les différents prestataires de services aux entreprises. En élargissant le champ de ses compétences (conseil fiscal, juridique, social, patrimonial), le cabinet a vu le nombre de ses concurrents augmenter (avocats, fiscalistes, banques, cabinets de conseil, associations de gestion et de comptabilité) sur le champ non réglementé de son activité. Sa croissance l’a fait basculer dans une logique de marché et un « monde » de management qui l’éloigne du modèle libéral. Ces évolutions l’ont contraint à réfléchir à son positionnement et à sa légitimité à offrir de nouveaux services. La gestion des compétences et la professionnalisation des collaborateurs sont devenues une préoccupation pour la direction peu accoutumée au management des RH. Les enjeux sont nombreux, qu’il s’agisse de spécialiser les collaborateurs et les départements, de diversifier les recrutements ou encore d’organiser des parcours de mobilité interne pour fidéliser et motiver les salariés.

2.3.2 – Un centre de gestion comptable ou « les illégaux de la comptabilité »

19Le centre de gestion comptable observé est un centre agréé et habilité par l’administration fiscale à tenir la comptabilité de ses adhérents qui en retour bénéficient d’un abattement d’impôts. Créé en 1958, il se développe fortement dans les années 1970 et compte 210 salariés (108 comptables, 29 conseillers) en 2002. Il appartient à un réseau national important (109 centres, 10 000 salariés, 250 000 entreprises adhérentes? [6]) mais très hétérogène en termes de taille, de chiffre d’affaires, d’effectifs et de compétences, selon l’importance et la richesse des zones agricoles où se situent les centres. Ce réseau est en effet spécialisé dans la comptabilité des entreprises agricoles, marché délaissé par les cabinets d’expertise comptable. Ce marché connaît des transformations importantes : restructuration et réduction du nombre des exploitations, développement du travail salarié, transformation du profil des exploitants. Pour anticiper sa baisse, le centre a diversifié ses activités auprès des artisans et des commerçants, puis des professions libérales indépendantes à forte valeur ajoutée (médicales et paramédicales). Le centre s’est ainsi spécialisé sur le marché des très petites entreprises, sur lequel « il est plus facile de gagner de l’argent » (DRH) car il est propice à une meilleure maîtrise du temps et donc des coûts de prestation ; mais ce marché est désormais convoité par les cabinets d’expertise comptable, traditionnellement positionnés sur les structures commerciales plus importantes.

20Si des territoires professionnels ont été conquis, la concurrence s’avive et ravive l’image négative que les centres ont d’eux-mêmes. Ils se perçoivent comme « le parent pauvre » de la comptabilité et souffrent d’un déficit de légitimité face à un Ordre comptable, représentant de la profession, doté de l’expertise reconnue : « On a toujours été considérés comme un peu les illégaux de la comptabilité » (DRH). Cette image négative est régulièrement réactivée par la menace que le projet de réforme fait peser sur les centres. Qualifiée d’Arlésienne, d’épée de Damoclès, ce projet qui leur imposerait un quota d’experts-comptables joue un rôle déterminant dans les stratégies de GRH du centre observé.

21Pour anticiper le risque de perte d’autonomie, le centre investit à deux reprises dans une formation longue et diplômante en vue de former ses propres experts-comptables. Cette stratégie se solde par un échec. Une fois leur DESCF (diplôme d’études supérieures comptables et financières) obtenu, les comptables se heurtent aux « barrières à l’entrée » du stage d’expertise comptable, réalisable uniquement en cabinet et doivent choisir soit d’intégrer un cabinet pour faire leur stage, soit de renoncer à l’expertise comptable pour rester dans le centre. Malgré un accord avec un cabinet permettant au stagiaire de revenir au centre après son stage, le centre n’a pas le retour sur investissement attendu. Il perd des collaborateurs, voit les autres salariés se démotiver, faute de pouvoir anticiper un développement de carrière, faute de reconnaissance institutionnelle des identités professionnelles collectives dans lesquelles s’inscrivent les identités personnelles : « Tout travail est (ainsi) pris dans des faisceaux d’interactions qui portent sur la délimitation des territoires professionnels, qui ont pour enjeux des monopoles et des concurrences, qui visent à redéfinir les attributions, qui produisent des jugements de légitimité, etc. » [Demazière, 2008, p. 43] Cet échec sera le point de départ d’une stratégie d’affirmation d’une identité collective et d’une compétence distinctive, susceptibles de légitimer ce segment professionnel [Cazal et Dietrich, 2006].

3 – Un métier en évolution : de la comptabilité au conseil en gestion

22Le métier évolue vers un élargissement des services offerts, mais requiert une montée en expertise pour répondre aux exigences d’accompagnement des clients. Celle-ci mobilise des stratégies différentes dont les effets se révèlent paradoxaux. Nous rendons compte des luttes de territoire entre ces deux segments face à des évolutions de marchés qui bouleversent leur champ professionnel.

3.1 – D’une prestation comptable à une stratégie d’accompagnement du client

23Les deux organisations formulent dans des termes analogues l’évolution de leur champ professionnel. Il ne s’agit plus seulement d’exercer une activité comptable, mais de proposer une offre de services élargie et diversifiée en gestion. L’activité se recentre sur le conseil, requérant une relation de proximité avec le client et un élargissement du champ des savoirs afin d’« accompagner » l’entreprise dans tous les aspects de sa gestion. Par ailleurs pour favoriser cet accompagnement, les deux organisations font de l’activité exercée (bilan, paie) le point d’entrée d’une offre supplémentaire : conseil de proximité en gestion dans les centres, service en « matière sociale et GRH » pour les cabinets. Enfin, il s’agit aussi par ce moyen de fidéliser un client de plus en plus volatil. Cette offre de service est expliquée et légitimée dans les deux cas par les évolutions affectant les entreprises clientes et l’exacerbation de la concurrence.

24Le centre de gestion définit son cœur de métier comme « l’accompagnement des adhérents dans tous les événements de l’entreprise, depuis la création, le développement, la remise en cause des systèmes de production, la diversification des activités jusqu’à la cessation ou la transmission de l’entreprise ». Cet accompagnement mobilise le conseil sous toutes ses formes (juridique, fiscal, en gestion de patrimoine, social et stratégique) dont les conseillers sont les représentants. Dans ce cadre, même les services fonctionnels développent une activité de service : la DRH propose un accompagnement au recrutement ou une prestation en matière de droit social. L’exercice de ce métier de service implique donc une pluralité d’acteurs, associant plus étroitement, dans une organisation repensée, comptables et conseillers et traduit une compétence collective, distribuée au sein des centres. Il nécessite par ailleurs une transformation du métier de comptable, première cible du changement et de la professionnalisation à conduire.

25À cette fin, un emploi-cible est défini dans le cadre de la démarche de GPEC, le comptable-conseil, dernier niveau du parcours professionnel du comptable, qui reconfigure sa mission en inversant la perspective temporelle de son activité : « On ne regarde plus dans le rétroviseur, on se projette dans l’avenir, celui du client. » (DRH) Il s’agit moins de faire le bilan chiffré d’une activité passée que d’en faire la base d’une réflexion prospective avec l’adhérent sur les potentialités de développement de son entreprise. Ainsi, la remise de résultats n’est-elle plus une fin en soi mais le moyen d’offrir des services. Dans ce cadre, le comptable est d’abord un passeur : il introduit le conseiller chez le client, ce qui suppose qu’il ait une bonne connaissance des services offerts par les conseillers et la capacité d’identifier les besoins du client. Il devient ensuite un acteur du conseil de proximité, incitant l’adhérent à saisir des opportunités de placement (réduction d’impôts, de cotisations sociales), des aides à la gestion de personnel. La professionnalisation du comptable ne passe pas seulement par de nouvelles activités mais par des interactions nouvelles avec d’autres catégories professionnelles (conseillers, DRH).

26Le cabinet affiche une orientation stratégique analogue tournée vers le conseil et l’accompagnement client. Il élargit son champ d’intervention avec une offre de prestations non réglementées en « matière sociale et GRH ». S’il est d’abord venu au social « par la force des choses » et « contraint et forcé », le directeur, qualifié de « visionnaire » par ses confrères, considère désormais que « l’enjeu à venir, c’est la RH ». Le social représente un enjeu stratégique à plusieurs niveaux : pour optimiser et fiabiliser la production de la paie tout en effectuant des gains de productivité, pour développer et vendre de nouvelles missions de conseil auprès des clients. Pourtant, le social que nous pourrions qualifier de dirty work [Hugues, 1996] reste une matière souvent peu appréciée des collaborateurs du cabinet en raison de ses aspects complexes, évolutifs et relationnels. De leur côté, les dirigeants mettent en avant les nombreux risques d’erreurs et la faible rentabilité de ce type de service.

27La réalisation de ces deux objectifs passe par l’adjonction de compétences et une évolution de l’organisation et de son management. Au sein du cabinet, le développement d’une offre RH s’est traduit par la création d’un département social? [7] et l’émergence d’un nouveau poste, celui de collaborateur social. Le travail, auparavant assuré par le collaborateur comptable, s’est progressivement constitué comme un poste à part entière. Cette origine explique qu’il reste peu connu à l’heure actuelle et qu’une certaine confusion persiste entre les postes de collaborateur social et de collaborateur comptable, confusion entretenue par l’hétérogénéité de leur travail et de leur position dans les cabinets. Dans le cabinet observé, ils sont désormais bien distincts. Malgré un développement économique grâce à l’offre de services complémentaires, l’activité de base reste la paie et les charges sociales. Mais établir le bulletin de paie n’apporte plus de valeur ajoutée au cabinet qui est obligé d’avoir un prix d’appel pour faire rentrer le client sur cette mission et essayer ensuite de valoriser en contrepartie l’activité conseil? [8]. Dans la pratique, cette orientation suppose de nombreux changements. L’offre d’une prestation Paie « au juste prix » et totalement sécurisée fait partie des attentes des clients. Cela explique que, tout en restant très attentif à la qualité de la prestation offerte, le cabinet s’organise dans une logique d’optimisation des performances qui s’accompagne d’une tentative de taylorisation des opérations standardisables.

28La relation client a beaucoup évolué depuis une dizaine d’années : « Avant, la relation avec le client était moins controversée. La notion de rentabilité était moins présente. Les honoraires étaient moins discutés. Donc, peu importait le temps passé avec le client. De toute façon, il y avait de la rentabilité. » (Responsable du service social) Aujourd’hui, le marché est beaucoup plus concurrentiel, notamment celui de la gestion sociale. Cette activité non réglementée peut être exercée par n’importe quel prestataire. Pourquoi garder le social dans ces conditions ? « On n’a pas le choix. Si on veut satisfaire le client et répondre à tous ses besoins, on doit le satisfaire sur le social car cela fait partie de ses premières préoccupations. Aujourd’hui, le client a des problèmes de recrutement, de motivation avec ses salariés, de rémunération et cela le préoccupe avant même son bilan et si on ne répond pas à tout cela, on a tout faux. » (Responsable du service social) S’agissant de la rentabilité, le cabinet se dit dans une période de transition et pense pouvoir inverser la tendance. Il est convaincu que la valeur ajoutée viendra du conseil que le service social peut délivrer au client. « Aujourd’hui, le collaborateur social a en charge d’établir la déclaration… Demain, il accompagnera le client sur l’optimisation de son budget formation. Là on peut apporter de la valeur ajoutée et le client ne nous percevra plus de la même façon sur les missions sociales. » (Responsable service social) Il est un « cheval de Troie » auprès du client, une « porte d’entrée » pour vendre de nouvelles missions.

29Mais la question du renforcement des capacités des experts-comptables libéraux en conseil social est régulièrement débattue avec en toile de fond celle de sa légitimité et de sa place dans le champ professionnel. Le congrès de l’Ordre des experts comptables sur le thème « Cap sur le social et les ressources humaines » [2006] témoigne de l’importance nouvelle de cette mission et le Conseil supérieur de l’Ordre développe un nouvel argumentaire pour asseoir la légitimité de la profession dans ce domaine. Il accompagne aussi une offensive réglementaire et illustre à sa manière une lutte de juridiction envers les professionnels du Droit. Le cabinet étudié est donc « en chantier », qu’il s’agisse de redéfinir son organisation interne ou de se positionner sur le marché de l’offre de services en « social et RH ». Cette stratégie nécessite toutefois de convaincre les clients de la valeur ajoutée de ces prestations et de la légitimité à les offrir.

3.2 – Des stratégies de professionnalisation problématiques

30Pour tenter de l’emporter dans ce conflit de territoire, chaque « partie » réagit avec ses armes « classiques ». Les deux organisations développent dans un premier temps des stratégies quasiment opposées. Les centres de gestion passent par la GRH et le développement des compétences mais aussi par une forme instituante, la convention collective « qui fait office de loi de la profession » [Sellier, 1986, p. 97]. Outre l’ouverture à des activités non réglementées, le cabinet passe par la logique du titre et de la fermeture du marché du travail en tentant d’imposer l’idée que le métier de « collaborateur social » nécessite une formation particulière. Confrontées à des difficultés de recrutement et de fidélisation des jeunes recrues, les deux organisations sont contraintes de développer des pratiques de GRH visant à stabiliser une main-d’œuvre plus diplômée, plus exigeante et plus mobile.

3.2.1 – Le réseau des centres de gestion

31C’est en réponse à l’insatisfaction salariale des jeunes comptables face aux inégalités de rémunération (les seniors bénéficient largement de l’ancienneté, les conseillers de la variable aux résultats), que le centre de gestion met en place une démarche compétence qui introduit une culture de la performance et une logique de résultats. Mais la démarche révèle rapidement l’ampleur des changements à conduire et les limites, voire les dangers de l’inorganisation du réseau. L’hétérogénéité des centres, l’absence de formalisation du système d’emploi conduisent à des emplois mal définis, sans cohérence les uns avec les autres (tel profil débutant dans un centre est jugé expert dans un autre), des coûts salariaux exorbitants et injustifiés, une mobilité impossible. Tout cela est préjudiciable à l’affirmation d’une compétence distinctive. Marqué par l’échec de sa stratégie de formation à l’expertise comptable et conscient des difficultés en la matière, le comité national du réseau des centres va s’attacher à construire son unité pour affirmer sa différence et revendiquer une conception et une pratique de l’activité comptable différentes de celles des cabinets. C’est donc à partir de son marché agricole, où il détient une expertise reconnue, que le réseau va redéfinir son cœur de métier et l’orienter vers le conseil, dès le début des années 2000. Si le comptable constitue la cible principale de la démarche compétence, compte tenu de l’ampleur des changements cognitifs et relationnels attendus, c’est bien autour de la compétence des conseillers, notamment celles des ingénieurs agricoles et des informaticiens aidant les entreprises agricoles à assurer la traçabilité de leurs produits, à répondre aux exigences réglementaires de la politique agricole européenne, que se construit une véritable compétence collective. L’enjeu est donc bien de préserver un territoire sur lequel le réseau a une longueur d’avance.

32Pour affirmer cette compétence distinctive, le comité national du réseau adopte une stratégie d’intrusion [Daft et Weick, 1984] avec la création d’une convention collective nationale? [9]. Celle-ci lui permet d’une part de fédérer l’ensemble des centres, d’autre part de se faire reconnaître comme profession et d’acquérir une identité institutionnelle. La convention collective permet d’imposer à tous les centres de nouvelles normes d’emploi et de gestion des ressources humaines et de structurer un marché interne inexistant, susceptible d’offrir des opportunités de mobilité et d’évolution aux salariés. Cette politique n’exclut pas pour autant de renforcer les autres marchés. En 2005, le centre recrute un expert-comptable pour prendre en charge le marché volatil des artisans-commerçants et conquérir des structures plus importantes. Il se trouve ainsi en position d’affronter le changement de statut imposé et de faire valider au rang d’expert-comptable nombre de ses comptables. L’identité des centres disparaît aujourd’hui derrière celle de l’entreprise, désormais rebaptisée.

3.2.2 – Le cabinet d’expertise comptable

33La fourniture de prestations de conseil en matière sociale et RH impose au cabinet de mettre en place une nouvelle GRH au sein de sa propre organisation. L’attractivité est l’un des principaux défis du cabinet à l’image de l’ensemble de la profession : « Vous connaissez les principaux griefs qui nous sont adressés : en cabinet, on travaille beaucoup et on est moins bien payé qu’en entreprise. Je trouve ces reproches souvent injustifiés et il nous appartient de les combattre. La profession n’a pas d’autre choix que de se rapprocher le plus vite possible du mode de management des entreprises de services. Bien entendu, la rentabilité de chaque cabinet est une condition nécessaire à cette évolution et il appartient à chaque dirigeant de veiller au maintien d’une rentabilité compatible avec nos exigences professionnelles (qualité de nos travaux, formation…) et un management efficace? [10]. » Le cabinet a lui aussi réalisé des « investissements de forme » [Thévenot, 1986] pour valoriser le poste, recruter et fidéliser ses collaborateurs. Il s’est engagé, avec le Conseil régional de l’Ordre, dans un partenariat avec l’université pour créer une licence professionnelle. Cette formation en alternance et en contrat de professionnalisation obéit à une double finalité : former au poste de collaborateur social, alimenter un vivier de jeunes collaborateurs pour répondre aux difficultés de recrutement. On peut y voir aussi un moyen de « signaler » aux clients potentiels la légitimité du cabinet à investir ce marché.

34Plus récemment, des choix nouveaux émergent, traduisant une tentative de « re-fermeture » du marché du travail à travers un nouveau mode de professionnalisation des collaborateurs et la volonté de contrôler l’activité en amont, par la nécessité d’une formation académique. La création en 2010 de la licence professionnelle « les métiers de la comptabilité »? [11] traduit en effet le souhait de la profession d’expertise comptable, représentée par son institution ordinale, de normaliser les compétences des collaborateurs pour permettre une mobilité au sein d’un segment professionnel du marché du travail. L’objectif est de produire des compétences dont les caractéristiques seront reconnues dans tous les cabinets et de lever l’incertitude à l’intérieur de ce marché professionnel. Adossée à une évolution de la convention collective qui reconnaîtrait le collaborateur social, ce projet aboutirait à la fermeture du marché du travail du collaborateur en permettant une mise en équivalence des emplois dans tous les établissements sur la base d’un référentiel commun.

35Parallèlement à ce souhait de prendre en main la professionnalisation de ses collaborateurs au nom des et pour les cabinets, ceux-ci développent en interne une logique managériale pour attirer et fidéliser les collaborateurs. Après quatre départs volontaires de collaborateurs sur une période très courte, la direction du cabinet semble prête à évoluer et à développer son marché interne. La responsable du service social et la responsable des ressources humaines (RRH) du groupe ont lancé une réflexion collective au sein de la commission formation-emploi nouvellement créée par la direction et associant des responsables de services. L’objectif en est de mieux définir le comportement professionnel attendu du collaborateur pour construire de nouveaux modes d’évaluation. Dans un contexte de métier émergent, l’identification des compétences attendues est difficile. « Elle résulte notamment du fait que le travail est moins prescrit et que son efficacité et sa qualité dépendent plus fortement que par le passé de l’exercice d’une autonomie des individus dans le travail. L’usage de cette autonomie ne se vérifie que difficilement ex ante. » [Germe, 2001, p. 141] Une enquête menée fin 2009 auprès des jeunes collaborateurs a permis à la direction de mieux cerner leurs attentes en termes d’activité et de carrière. Les résultats confirment leur insatisfaction mais sont ambivalents : « Ils savent ce qu’ils ne veulent pas, mais ils ne savent pas ce qu’ils veulent. » (RRH)

36C’est dans le cabinet que les difficultés de gestion sont les plus prégnantes et l’insatisfaction des collaborateurs la plus tangible. Les changements organisationnels et l’introduction des NTIC conduisent à une augmentation de l’autonomie, des responsabilités et de la variété des tâches, mais s’accompagnent aussi d’une forte augmentation des contraintes pesant sur le travail. L’engagement du cabinet dans une démarche de certification et l’utilisation de procédures encadrant plus fortement le travail contribuent à le dépersonnaliser. Les délais et les échéances sont très contraignants, les niveaux de salaires jugés insuffisants et les possibilités d’évolution réduites. Cela fait naître une insatisfaction chez certains collaborateurs. L’ensemble de ces changements crée des tensions, voire des rejets. « On fait tellement de production que l’on n’a plus de temps pour le conseil. Le maître mot de la direction, c’est de développer des outils pour que l’on dégage une VA et que l’on fasse moins de production. Mais pour l’instant, on n’y est pas du tout. » (collaborateur social) Si le métier de collaborateur social commence à être identifié dans ses activités et ses compétences, il reste peu valorisé : « La convention collective des cabinets d’expertise comptable et commissaires aux comptes ne reconnaît pas encore la fonction “sociale” dans sa classification. Une évolution devrait prochainement intervenir, et l’obtention de la licence professionnelle, par le biais de la VAE, me permettra une certaine reconnaissance dans le cadre d’une future évolution professionnelle. » (Candidat VAE)

37En interne, la reconnaissance du travail effectué par le collaborateur social tarde à venir. L’arrivée d’un expert-comptable à la tête du service social marque une évolution et pourrait accélérer le processus de reconnaissance des compétences. « On en avait besoin. » (collaborateur social) Les difficultés à organiser la mobilité interne conduisent au départ de collaborateurs, faute de progression : « Au bout de six ans, j’ai fait le tour de la question. Je ne me vois pas dans dix ans faire des paies, encore des paies et des paies. Je veux évoluer, mais je ne veux pas évoluer en faisant uniquement de la production. J’aimerais aller vers des missions plus qualitatives. J’aimerais que l’on me propose autre chose. » (Collaborateur social) Le poste de collaborateur est actuellement un espace de recrutement puis de transition vers le statut de manager ou vers une entreprise cliente. Mais la direction souhaite en faire un espace de carrière pour fidéliser les collaborateurs. « Je souhaite aller vers l’organisation de parcours de formation et de mobilité. À côté des entretiens annuels d’évaluation, je souhaite mettre en place des entretiens d’évolution de carrière qui se dérouleront tous les trois ans avec des entretiens à mi-parcours » (Responsable du service social). Une nouvelle attention est portée à la gestion des carrières avec l’objectif d’individualiser la rémunération selon l’implication dans les projets du cabinet. Les possibilités de progression hiérarchique sont limitées, les carrières courtes et les mobilités fonctionnelles et hiérarchiques réduites. La structure assez plate du cabinet rend difficiles les carrières ascendantes. S’y substituent l’enrichissement du poste, l’élargissement du portefeuille de compétences et l’expertise professionnelle. Cette approche est appréciée de certains collaborateurs : « Je veux devenir un expert avant même d’évoluer. » (RP)

38Les outils de gestion développés par la direction visent à fidéliser les collaborateurs. Mais les revendications des jeunes portent davantage sur la rémunération que sur le contenu du poste. Les niveaux de rémunération proposés en cabinet (« héritage du passé ») sont beaucoup plus faibles que dans les entreprises. Historiquement, il n’y avait pas de revendications des salariés « qui se contentaient des conditions proposées en échange d’une garantie d’emploi en cabinet. Désormais, les jeunes ne sont plus dans ce schéma » (Responsable service social). Ils ne cherchent pas le compromis et, malgré une augmentation des rémunérations qui réduit l’écart avec les entreprises, ils quittent le cabinet dès qu’une opportunité se présente. Le collaborateur s’implique dans le travail et reste fidèle au cabinet aussi longtemps que celui-ci peut proposer des avantages pour le retenir. Cette situation est fréquente chez les plus jeunes qui privilégient leur intérêt personnel à l’attachement à l’organisation. Pourtant, dans l’ensemble, les collaborateurs affichent leur adhésion aux valeurs du cabinet (responsabilité, initiative, qualité de la prestation et de la relation client) ainsi que l’idée qu’il leur appartient de construire eux-mêmes leur parcours professionnel au sein du cabinet. Ayant conscience que les possibilités de mobilité sont limitées et les « heureux élus » peu nombreux, les collaborateurs perçoivent le cabinet comme « une école de formation » dont ils tirent profit. Les compétences et l’expérience acquises, qu’ils savent recherchées sur le marché et qu’ils n’excluent pas de faire valoir auprès d’un futur employeur, sont perçues comme des ressources leur permettant d’accroître leurs chances de mobilité dans et hors du cabinet. Cette approche instrumentale et utilitariste traduit le développement de comportements marchands (« rationnels ») sur le marché du travail [Germe, 2001]. S’ils mettent leurs compétences au service du cabinet, dans une logique gagnant-gagnant, c’est parce qu’ils savent que cette expérience sert leur ambition professionnelle ou plus simplement les prépare au marché du travail. Équilibre insuffisamment coopératif selon Favereau [2008] qui considère que cette situation traduit la présence de véritables contrats de collaboration « marchands » de court terme où chacun saisit les opportunités de profit et où la rémunération est la seule chose qui compte.

4 – Conclusion

39L’objet de cet article était d’améliorer la compréhension des dynamiques professionnelles, entendues comme « des processus d’émergence, de différenciation et d’autonomie d’activités professionnelles » [Demazière et Gadéa, 2009, p. 20] entre deux segments de la profession d’expert-comptable. Identifier les enjeux et les stratégies déployées pour défendre, ou se positionner sur, un territoire professionnel permet de montrer sur un plan empirique que le processus de professionnalisation semble à ce stade inachevé et reste problématique au sein du cabinet, avec des tensions manifestes entre les acteurs et les territoires de la professionnalisation [Demazière, 2009]. Rendre compte des « tâtonnements » des acteurs dans la construction et la conduite de leurs stratégies, mettre en évidence leurs effets contre-intuitifs et les jeux d’acteurs qui en résultent permet de souligner le caractère aléatoire des constructions sociales en présence et la fragilité des compromis en vigueur, confirmant ainsi les difficultés déjà soulignées par d’autres auteurs à maintenir des marchés du travail institutionnels ou « fermés » [Marsden, 1989, 1994 ; Paradeise, 1988].

40Sur un plan théorique, nos cas d’études confirment un processus instable de réarticulation entre deux segments professionnels différents. Partant des mêmes difficultés de recrutement et de fidélisation des collaborateurs, l’un s’appuie sur son marché interne et l’identification d’un métier spécifique ; l’autre privilégie les recrutements externes et la mise en place d’une formation universitaire ad hoc, contribuant à la constitution d’un « micromarché professionnel » pour les collaborateurs. Mais l’un et l’autre mobilisent en contrepartie le recrutement externe ou l’activation du marché interne, témoignant de la nécessité d’une palette élargie de pratiques de GRH ou de management.

41Si notre article permet de voir en détail les mécanismes « classiques » de la transformation des champs professionnels, il souligne aussi les limites des stratégies utilisées. D’une part, la logique de compétence se heurte à la logique du titre et du marché fermé. Les comptables formés dans les centres de gestion profitent de leur titre fraîchement acquis pour aller travailler dans un cabinet, segment plus valorisé du marché. D’autre part, les cabinets se heurtent au fait que les évolutions de métier les rapprochent d’un fonctionnement « classique » d’entreprise. Les collaborateurs « subissent » désormais une pression et un fonctionnement hiérarchique tout en conservant les inconvénients traditionnels des cabinets (salaires faibles et horaires importants). Dès qu’ils le peuvent, ils choisissent donc de partir vers un segment professionnel encore plus valorisé (collaborateur RH en entreprise). Pour les centres comme pour les cabinets, les stratégies « classiques » n’aboutissent pas aux résultats escomptés.

42La profession d’expert-comptable ne sort pas indemne du processus de professionnalisation des collaborateurs. Pour certains représentants de l’Ordre, elle doit développer son propre mode de professionnalisation à l’extérieur de l’Université pour éviter une « fragmentation de la professionnalité » ou « un éclatement des catégories professionnelles établies » [Marsden, 1994]. Mais sur un plan gestionnaire, cela suppose de repenser la hiérarchie et le contenu des emplois, avec « la reconnaissance de spécialités, vérifiées bien sûr, pour les experts-comptables (la profession serait plus visible et plus attractive) et la création de qualification intermédiaire pour les collaborateurs? [12] ».

43Enfin, les cas d’études rappellent le rôle essentiel de la GRH dans la stabilisation de la main-d’œuvre, sa professionnalisation en tant que processus de construction de savoir-faire et la construction d’une compétence distinctive sur un marché concurrentiel. Si la démarche compétence et ses développements ont permis au réseau des centres de faire face à la réforme de la profession, le cabinet témoigne encore d’un déficit de politique et de pratiques en matière de GRH, favorisant turn-over et débauchage. Les exigences professionnelles à l’égard des collaborateurs entrent en conflit avec des difficultés du travail non prises en compte, des contradictions entre missions attendues de conseil et activités techniques pointues et chronophages, un positionnement problématique en termes de classification, une absence de perspective de carrière, et globalement une analyse ex ante insuffisante des compétences. C’est donc selon nous, à une réarticulation des dimensions du travail, de l’emploi et des modalités de la reconnaissance qu’invite tout processus de professionnalisation. L’identification de parcours professionnels et l’organisation de mobilités interne et externe, intégrant en amont la formation et en aval la valorisation de l’expérience, constituent sans doute un moyen de fidéliser une main-d’œuvre volatile en lui offrant des repères, des perspectives et des territoires dans un contexte changeant et de plus en plus flou, où les différenciations professionnelles sont instables, les métiers provisoires, les spécialités temporaires et les savoirs rapidement obsolètes.

Notes

  • [1]
    La réforme de l’Ordonnance de 1945 introduite le 25 mars 2004 ouvre la possibilité d’exercer l’activité d’expertise comptable au sein d’associations de gestion et de comptabilité (AGC). Elle donne donc naissance à un nouveau segment professionnel au sein de la profession d’expertise comptable.
  • [2]
    À l’instar de la profession médicale et de l’organisation hospitalière [Freidson, 1984].
  • [3]
    Ce qui explique que nous lui gardons le nom de centre de gestion.
  • [4]
    DG dans la suite du texte.
  • [5]
    L’ordonnance de 2004 (article 22) ajoute à la liste des missions accessoires, le social, entre le juridique et le fiscal, l’article 2 autorise l’expert-comptable à « accompagner la création d’entreprise sous tous ses aspects comptables ou à finalité économique et financière ».
  • [6]
    Chiffres de 2002. Le réseau national s’est restructuré depuis la réforme autour de 75 entités départementales ou régionales réunissant 700 agences.
  • [7]
    En 2010, le département social est dirigé par un expert-comptable et compte 6 juristes en droit social, 21 collaborateurs et un responsable de développement outils.
  • [8]
    Sous le terme « conseil », le cabinet met les activités liées à l’embauche du salarié, le disciplinaire, la motivation (intéressement, PEE,…), l’aménagement du temps de travail, les obligations légales liées aux seuils d’effectif, l’assistance aux contrôles, l’audit social, la rupture du contrat, la formation, l’aide au choix du logiciel de paie.
  • [9]
    Signée fin 1999 par les partenaires sociaux.
  • [10]
    Extrait du discours du Président du Conseil régional de l’Ordre des experts-comptables de Bretagne, lors de son assemblée générale en 2008.
  • [11]
    Elle comprend huit spécialités dont celle de « Gestion de la paie et du social ».
  • [12]
    Extrait du discours du Président du Conseil régional de l’Ordre des experts-comptables de Bretagne, lors de son assemblée générale en 2008.
Français

Résumé

Cet article s’attache à mettre en évidence l’instabilité des processus de professionnalisation au sein de deux segments de la profession d’expert-comptable, confrontés à la nécessité de redéfinir leur champ professionnel dans un contexte de transformation des marchés et des produits mais aussi de réforme de la profession qui ravive des luttes de territoires et de légitimité. Il s’appuie sur l’analyse comparée de deux études de cas, l’une dans un cabinet d’expertise comptable, l’autre dans une association de gestion et de comptabilité pour rendre compte des stratégies mises en œuvre pour défendre ou conquérir des territoires et souligner leurs limites et leur caractère aléatoire face aux jeux d’acteurs qui en résultent.

Mots-clés

  • professionnalisation
  • profession d’expert-comptable
  • centre de gestion
  • territoire

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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/05/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.009.0227
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