CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Plusieurs auteurs ont souligné le manque d’intérêt de la sociologie économique pour le droit [Stryker, 2003 ; Swedberg, 2003]. Ceci est paradoxal car la nouvelle sociologie économique s’enracine dans l’institutionnalisme américain du début du xxe siècle [Velthuis, 1999] et dans la sociologie de Max Weber, figure majeure de la sociologie du droit. Parmi les « Old Institutionalists », la contribution essentielle de John R. Commons a consisté à caractériser la place du droit dans l’économie et à repenser les rapports entre la science juridique et l’économie politique. Il fut un compagnon du mouvement du réalisme juridique [Stone, 2009 ; Treves, 1995] et un théoricien et sociologue du droit [Coutu, Kirat, 2011]. La confrontation entre Commons et Weber est un point de départ pertinent pour intégrer le droit à la sociologie économique, d’autant que Commons avait connaissance de certaines des œuvres de Weber. C’est ce que nous chercherons à démontrer dans une perspective analytique plutôt que d’histoire de la pensée économique et juridique. Notre intention n’est pas de déterminer l’influence de Weber sur l’analyse commonsienne des fondements juridiques du capitalisme, mais de chercher les convergences et les divergences entre deux précurseurs d’une « appréhension sociologique du fait juridique » [Rocher, 1988, p. 282] dans l’ordre économique  [1].

2La section 2 confronte Commons et Weber sur les termes épistémologiques dans lesquels ils posent les rapports entre le droit et l’économie. La section 3 aborde la question de la méthode et du rapport aux valeurs, notamment l’interprétation de Commons de la méthode idéaltypique de Weber. La conclusion soutient que les sociologies empiriques du droit de l’économie de ces auteurs sont des variantes d’un même projet scientifique.

2 – Penser les rapports droit-économie : unité ou différenciation ?

3Alors que Commons a cherché à démontrer l’unité du droit et de la science économique, la sociologie du droit de Weber voyait dans l’ordre juridique et l’ordre économique des sphères distinctes. Juriste de formation, Weber s’attachait à distinguer l’être et le devoir-être et mettait l’accent sur la spécificité des savoirs juridiques et économiques ; Commons a plutôt cherché à construire leur unité dans des termes que les tenants de l’école socio-juridique allemande, sous l’influence de Rudolf Stammler [avec qui Weber a été en complet désaccord], ont jugé acceptables.

2.1 – L’unité du droit et de l’économie pour Commons : la rareté

4Selon Commons, la rareté est le point commun entre le droit et l’économie. À l’encontre de sa théorisation comme un mécanisme d’offre, de demande et de prix, il en reformule la problématique dans des termes juridiques et sociaux. Celle-ci devient une question commune à l’économie politique et au droit si elle est posée dans les termes suivants : a) les droits de propriété sont l’objet du droit dans la mesure où leur offre n’est pas illimitée et que leur usage est exclusif ; b) l’économie politique devrait redécouvrir la coutume, au triple sens d’habitude, de pratique courante, et de common law ; c) la rareté pour l’économiste est indissociable de la structure des droits sur les choses et des rapports sociaux noués au regard des droits sur les choses : « Ainsi la science de l’économie, qui est la science des bonnes et des mauvaises habitudes et pratiques courantes des fermiers, des propriétaires fonciers, des hommes d’affaires, des travailleurs et autres, dans leurs ajustements mutuels à la rareté des ressources et dans leurs concurrences et conflits que cette rareté leur impose, est une science des concepts fondamentaux sur lesquels la science juridique est elle aussi basée » [Commons, 1925, (trad.fr., p. 123)].

5En fait de science juridique, Commons évoque plutôt la pratique judiciaire sous la common law : il soutient que l’activité des tribunaux commence là (avec les transactions) où s’arrête l’économie politique anglaise édifiée sur les principes de productivité, d’individus mus par leur intérêt, et de propriété tangible.

6À la différence de l’économie politique, la pratique judiciaire a été capable de générer des catégories nouvelles de propriété. Si la première s’en tenait à la propriété corporelle, les tribunaux, alimentés par les pratiques courantes des marchands, ont institutionnalisé des formes nouvelles de propriété – incorporelle et intangible – en recevant les « coutumes des affaires » se rapportant aux transactions de crédit et de dette et aux transactions d’achat et de vente. De plus, la common law a fait émerger une catégorie juridique articulant l’individu et la société : le « going concern ». Commons soutient que « les tribunaux ont… converti l’‘individu’ des économistes en un ensemble de relations, d’habitudes, de transactions, de coutumes, d’individus associés » [Commons, 1925 (trad. fr., p. 124)]. Ce concept « substitue une personne active associée à d’autres dans la participation aux pratiques courantes qui en même temps la contrôlent » (ibid.). L’apport de la science juridique à l’économie politique est, selon lui, de mettre les transactions, les going concerns, et la futurité qu’elles véhiculent en position centrale.

7Si des points de convergence peuvent aussi être tracés entre Weber et Commons [Coutu et Kirat, 2011], leurs positions respectives sur les rapports entre économie et droit semblent a priori exactement inverses. Alors que Commons s’attache à montrer l’unité fondamentale des deux perspectives disciplinaires, Weber souligne souvent leur hétérogénéité :

8

« Il apparaît immédiatement que les deux points de vue soulèvent des problèmes tout à fait différents, qu’il ne peut y avoir, entre leurs “objets” respectifs, aucun contact immédiat et que par conséquent “l’ordre juridique” idéal de la théorie du droit n’a rien de commun, du moins directement, avec le “cosmos” de l’activité économique réelle, parce qu’ils se trouvent l’un et l’autre sur des plans différents : l’un sur celui de la norme idéalement applicable, l’autre sur celui de l’événement réel. »
[Weber, 1971, p. 322]

9Cette citation contraste fortement avec le point de vue de Commons, selon lequel :

10

« Other illustrations might be given of the fundamental unity of law and economics, for example, Value… The Reasonable Value of the law is therefore the summing up of the whole science of economics… If, in addition to common law, we include statute law, as is needful for a complete idea of the unity of law and economics, then statute law, including constitutional law […], is rather a kind of organizing and experimenting with the efficiencies, scarcities, customs and expectations of the people, sometimes expediting them, sometimes inhibiting them. »
[Commons, 1925, p. 379 et s., nous soulignons]

11À partir de la rareté, Commons étend les facteurs d’unité du droit et de l’économie à la valeur, plus précisément à la valeur raisonnable telle que les tribunaux, le droit législatif et le droit constitutionnel la définissent, de manière d’ailleurs changeante. Avant d’examiner la théorie de la valeur raisonnable, précisons que Commons a été considéré comme un contributeur éminent à la compréhension de l’ordre juridique de l’économie, notamment par Herman Kröner, épigone de Stammler et de l’école sociojuridique allemande? [2].

12Suivant Stammler, cette école considère l’économie politique comme un ordre juridique au sein duquel s’inscrivent les individus, leur activité et leur temporalité. Cela fait écho aux propos de Commons sur la Cour suprême, « autorité suprême de l’économie politique » des États-Unis. Kröner souligne également que, comme Diehl, Commons ne pense pas l’ordre juridique comme le moteur de l’activité économique des individus per se, mais comme prescrivant la direction et la forme de l’action, assurant la « régularité légale » (au sens kantien du terme) de la vie sociale? [3].

13Kröner signale un autre point commun selon lequel l’homme institutionnalisé est le point de départ de la théorie. Ce point est important car l’école sociojuridique pose l’ordre juridique comme condition d’existence du phénomène économique. De plus, Commons comme Diehl rejettent l’idée du caractère naturel de la rareté et privilégient, dans leurs critiques de l’économie politique, un point de vue social plutôt qu’individuel. Le processus social de production est, aux yeux des deux auteurs, une affaire de délégation de pouvoirs organisée par l’ordre juridique, qui confère à certains individus une capacité de possession des ressources. Enfin, Commons et Diehl partagent le rejet de « the psychological explanation of economic process by a Seelenstimmung (Mood of the soul) as Sombart endeavors in his concept of ‘kapitalistischer Geist’ » [Kröner 1930, p. 83]. Kröner conclut que : « The essence of both theories is that ‘All economic concepts have to be traced back to certain legal working rules. » [Kröner, 1930, p. 83 – renvoyant à Karl Diehl, Die rechtlichen Grundlagen des Kapitalismus, 1924, p. 18]

14Compte tenu de la critique sévère adressée à Stammler par Weber [Coutu, 2009b], la question posée est de savoir si la réception bienveillante de Commons chez des épigones de Stammler rend illusoire ou sans objet la recherche de convergences avec la sociologie wébérienne. Il s’avère que la critique de Weber porte sur trois éléments fondamentaux de la conception de Stammler : la régularité légale ou nomologique de la vie sociale ; l’opposition entre causalité et télos ; enfin, l’idée du droit juste. En particulier, Weber critique Stammler pour utiliser le concept de « règle de droit » sans séparer clairement les perspectives de la sociologie, de la dogmatique juridique et de la philosophie du droit [Coutu, 2009b]. À ce stade, la critique de Weber sur la régularité légale de la vie sociale et l’absence de distinction entre les perspectives peut être a priori étendue aux conceptions commonsiennes.

15Cependant, un examen plus attentif de ces dernières pourra lever en grande partie cette hypothèque en démontrant que l’interprétation « stammlerienne » de Commons est en grande partie contestable.

16Certes, Stammler fut parmi les premiers à tenter de penser rigoureusement les rapports entre le droit et l’économie [Stammler, 1924]. La question d’une proximité de la pensée de Commons avec celle de Stammler ne peut être négligée. Ainsi, Pound, qui influença l’appréhension du droit par Commons, tenait en haute estime les travaux de Stammler et tenta par divers moyens de les diffuser en Amérique du Nord. Vu l’hostilité épidermique que Weber, à l’opposé, portait aux conceptions de Stammler – en fait, la propre analyse par Weber des rapports entre droit et économie fut centralement pensée contre Stammler – la question du « stammlerisme » supposé de Commons mériterait une étude approfondie, que nous ne pouvons entreprendre ici. Qu’il nous suffise de dire que le rapprochement apparaît discutable : à titre, la proposition de Stammler voulant que le droit soit « la forme de la vie sociale » ne peut guère être appliquée à Commons, vu que ce dernier distingue, à côté du droit caractérisé par la seule contrainte physique, les sanctions « morales » et « économiques » comme déterminants majeurs de la conduite empirique des agents.

2.2 – Des relations juridiques aux sanctions et aux ordres juridiques

17Dès Legal Foundations of Capitalism, Commons fait un usage intensif et constant des catégories d’analyse du droit de Wesley Hohfeld, précurseur du réalisme juridique (Horwitz et al., 1993). Comme en témoigne sa correspondance avec Karl Llewellyn, ses travaux sont proches de la sensibilité réaliste? [4].

2.2.1 – La reformulation de la grille de lecture de W. Hohfeld

18Hohfeld occupe une position particulière dans la pensée juridique américaine parce qu’il a proposé une conceptualisation des rapports sociaux noués à l’occasion de la propriété que la théorie anglo-américaine avait quelques difficultés à régler à un point tel que l’on a pu parler de « conflit de schématisation du rapport de propriété » [Galey, 2007].

19Pour Galey [2007], Hohfeld « a établi que tout droit sur la chose (right in rem) est susceptible de s’analyser en un composé d’une ou plusieurs relations entre le propriétaire et les tiers vis-à-vis de la chose, parmi ce qu’il présente comme les quatre relations juridiques fondamentales. Ainsi la propriété s’analyse-t-elle, non comme un dominion exclusif exercé par un propriétaire sur son bien conformément à la définition qu’en donnait Blackstone, mais comme un faisceau de droits, reliant le propriétaire à d’autres personnes à propos de son bien, et se composant d’une masse de revendications, privilèges, pouvoirs et immunités ayant pour corrélats respectifs des devoirs, l’absence de droits, des responsabilités et l’absence de pouvoirs [Hohfeld, 1913, 1917] » [Galey, 2007].

20L’analyse élaborée par Hohfeld repose sur l’idée que tout droit a des effets sur autrui. Il distingue les « opposés juridiques » (Jural Opposites) et les « corrélats juridiques » (Jural Correlatives). Pour chacun, quatre paires sont repérées.

21Jural Opposites: 1. Right/No-Right 2. Privilege/Duty 3. Power/Disability 4. Immunity/Liability.

22Jural Correlatives: 1. Right/Duty 2. Privilege/No-Right 3. Power/Liability 4. Immunity/Disability.

23Commons a étendu la grille de lecture des corrélats de Hohfeld en l’appliquant, au-delà du droit strict, aux relations économiques en développant des termes propres pour l’analyse des transactions. En pensant leur encastrement juridique, il fait des transactions des relations sociales à dimension économique et juridique, nouées entre êtres humains institutionnalisés (dupliquant les coutumes héritées) dotés d’une capacité « volitionnelle » et à se projeter dans le futur (« futurité »). Dans une transaction ou un going concern, les relations juridiques montrent l’étendue du pouvoir exercé par le titulaire du droit et de sa liberté d’en user sur les autres acteurs. Ces derniers sont placés dans une situation d’obligation et « exposés » aux conséquences de l’usage du droit par le premier. Notons que ce schéma s’applique également aux relations des citoyens au going concern qu’est l’État, donc aux relations de droit public.

24Commons a également transformé la conception « analytique » du droit de Hohfeld en une perspective « fonctionnelle » qui la prolonge? [5]. Dans Institutional Economics, la « jurisprudence fonctionnelle » lui permet de théoriser de manière originale les relations entre l’individu et les pouvoirs publics. Renvoyant à la « formule des relations économiques et sociales » dressée par la Cour suprême [1934, p. 78], il établit une équivalence fonctionnelle entre les relations juridiques, en termes de droit, non-droit, non-devoir, devoir, et les relations économiques correspondantes, en termes respectivement de sécurité, exposure, liberté, conformité. Pour lui, une approche analytique des transactions « managériales » entre les citoyens et l’État conduit à s’en tenir aux rapports d’autorité exercés par le dernier sur les premiers, dans les limites du respect des voies légitimes du droit. Dans une analyse à sonorité wébérienne, insistant sur le monopole de la violence légitime de l’État? [6], Commons renverse la perspective sur les relations des citoyens à l’État en développant son point de vue fonctionnel : le citoyen, doté de pouvoirs substantifs, est en mesure de donner des commandements aux autorités, comme s’il était délégataire d’un pouvoir concédé par le Souverain. Lorsqu’il contracte, il donne en puissance l’ordre à l’État de donner force exécutoire à la convention par les moyens de coercition dont les tribunaux disposent. Cette perspective renversée mène Commons à conclure que « la Souveraineté ne tient pas debout seule dans sa nudité analytique. Il s’agit d’un instrument de force physique organisé que les individus entreprennent d’utiliser afin de rendre exécutoire leur volonté à l’encontre des autres, ou pour empêcher les autres d’user de leur volonté à l’encontre des individus » (Commons 1934, p. 695). Cependant, cette vision fonctionnelle de la « souveraineté » ne consiste pas en « un gros bâton » employé dans tous les cas. La contrainte physique est, au contraire, rarement mise en œuvre dans les transactions :

25

« L’omniprésence de la force ne signifie pas que la force physique soit réellement employée […]. [mais] que la force a été incorporée dans certaines règles de procédure, et que la confiance en ces règles permet aux individus et aux groupes d’avancer sans crainte du sheriff, s’ils se comportent conformément aux règles dans leurs transactions économiques. […] l’omniprésence de la souveraineté est simplement la fonction de la futurité, qui guide les transactions du présent sur une anticipation de la forme que prendra l’exercice de la force dans le futur. C’est cette futurité qui articule le droit et l’économie… »
[Commons, 1934, p. 696]

26Cette conception de l’action en considération de la garantie étatique des contrats en fait une maxime de conduite empirique qui permet de procéder à l’explication causale des phénomènes sociaux [Coutu, 2009b, p. 8]. Elle est ainsi conforme à l’idée wébérienne selon laquelle l’action est orientée en ce cas par le sens susceptible d’être donné à une règle valide (reconnue comme telle par la dogmatique juridique). Ceci suppose que la validité du droit est « garantie extérieurement par la chance d’une contrainte (physique ou psychique) […] spécialement instituée à cet effet, qui force au respect de l’ordre et châtie la violation » [Weber 1971 [1922], t. 1, p. 68]. En revanche, Commons ne pénètre en aucune manière sur le terrain de la sociologie compréhensive du sens visé, s’attachant plutôt à la théorisation des mécanismes objectifs des sanctions véhiculées par les working rules.

2.2.2 – Les règles opérantes et les sanctions

27Commons consacre un chapitre de Legal Foundations of Capitalism au « Pouvoir physique, économique et moral » et aborde la question des sanctions de même type dix ans plus tard, dans Institutional Economics. Entre ces deux ouvrages, Commons aura exploré des voies plus ambitieuses de caractérisation des formes de sanctions, des règles opérantes qui les fondent, et des autorités qui les garantissent et les légitiment.

28Dans Legal Foundations, il interprète les opinions de certains juges de la Cour suprême dans des décisions majeures sources d’évolution de la conception de la propriété et des pouvoirs d’administration des États. Interprétant l’histoire institutionnelle de l’Angleterre depuis le xvie siècle, puis la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis sur les concepts de propriété et de liberté, Commons débouche sur une catégorisation des going concerns et des pouvoirs qu’ils véhiculent : le pouvoir physique est monopolisé par l’État ; le pouvoir économique est conféré aux entreprises ; le pouvoir moral est détenu par diverses organisations culturelles, religieuses ou morales. Dix ans plus tard, Commons reformule la question du pouvoir sous l’angle des sanctions en les reliant aux working rules.

29Selon lui, les règles opérantes « sont quelquefois connues comme étant des maximes de conduite » [1934, p. 71]. Elles définissent ce que les individus peuvent, doivent, pourraient faire ou ne pas faire, sous peine de sanctions collectives, dont la nature est précisée en termes « humiens » de sanctions morales, économiques ou juridiques. L’éthique, en cas de défaut de respect de ses règles, recourt à la sanction morale, donc à la réprobation de la communauté ; l’économie pratique la sanction économique, donc la perte de gains ; la jurisprudence recourt à la sanction physique (ibid.). Or l’analyse de ces sanctions collectives « fournit cette corrélation de l’économie, de la jurisprudence et de l’éthique, qui est le prérequis d’une théorie de l’économie institutionnelle? [7] » (ibid.).

30Dans le chapitre consacré à la « Reasonable Value », il associe les sanctions à différents niveaux de contrainte qui s’exercent sur les individus, qu’il classifie selon trois principes : a) le type de sanction, b) le degré de précision et de publicisation des normes, c) le degré d’organisation de l’exécution (enforcement) de la sanction. Ces types de sanction sont liées à différents « concerns » : la sanction morale à l’opinion commune, la sanction économique aux corporations, aux associations professionnelles, aux syndicats, qui ont en commun de placer le « déviant » dans une situation de rareté et d’incapacité d’accéder à des gains ou opportunités économiques, la sanction physique à l’État. Avec le critère de la précision et de la publicisation, Commons hiérarchise les normes sur une échelle croissante de précision et de contrainte : les pratiques, puis les usages, enfin les précédents jurisprudentiels. Ces trois formes de normes sont intégrées dans une catégorie plus générale : la coutume. Enfin, le degré d’organisation de l’enforcement est variable, entre des modalités décentralisées et dispersées et une forme centralisée de réalisation des sanctions [Commons, 1934, p. 708-709].

31Entre les deux ouvrages, Commons aura correspondu avec le juriste Karl Llewellyn à propos de la classification des sanctions et de leurs fondements, sur la base d’une première version du texte de Reasonable Value. Les lettres échangées montrent des divergences d’objectif et de conception du droit. En effet, Llewellyn? [8] s’attache à convaincre Commons qu’une typologie des organes est la seule valide pour différencier entre les règles de droit et les autres types de règles opérantes proposées par Commons (coutumes, pratiques commerciales, usages). Deux autorités d’enforcement sont distinguées par le juriste : les autorités définies formellement et celles qui ne le sont pas. Parmi les premières, outre les tribunaux, il mentionne les groupes où existent un comité de griefs et les règlements d’entreprise prévoyant une procédure d’arbitrage. De son point de vue, les secondes ne sont associées à aucune forme d’organisation de leur mise en œuvre. À cela Commons (lettre du 21 décembre 1925) répond par une tentative de synthèse entre leurs points de vue, qu’il expose sous la forme d’un tableau avec, dans la colonne de gauche, ce qu’il comprend de la proposition de Llewellyn et, dans celle de droite, sa propre typologie. Celle-ci ne sera pas reprise en tant que telle dans l’ouvrage de 1934.

Autorités (constituencies)Sanctions
Définies
  • Common law
  • Règlement (By law)
  • Statute Law
Physique
  • Coutume
  • Common law
  • Statute law
Indéfinies
  • Coutume
  • Pratiques commerciales
  • Usages
Économique
  • Coutume (pratiques commerciales, usages)
  • Sentences arbitrales (common law)
  • Règlement (By law)
Morale
  • Coutume
  • Règlement judiciaire des conflits (common law)
  • Règlement (By law)
(Source : J.R. Commons, Lettre à Karl N. Llewellyn, 21 décembre 1925 WHSL, J. R. Commons Papers, 1887-1945, Carton 3 - dossier 5).

32La classification de Commons indique qu’il se dirigeait vers une conception pluraliste du droit, laissant place à d’autres normes de conduite que celles du droit étatique? [9]. Pour lui, la classification organique de Llewellyn ne permet pas d’introduire dans l’économie politique d’autres types de sanctions que la sanction physique monopolisée par l’État. Autrement dit, cette classification ne permettrait pas à Commons d’intégrer les syndicats, les entreprises, etc., qui recourent à d’autres types de sanctions que physiques. De plus, Commons estime nécessaire d’introduire dans une même perspective « le droit des marchands, le droit du travail en plein essor dans le cadre des tribunaux arbitraux, et l’étude historique des guildes, des associations de marchands et de fabricants, des syndicats, qui montrent que la common law abandonne la sanction morale pour entrer dans les sanctions économiques puis, ultimement, les sanctions physiques » (Lettre à Llewellyn, 21 déc. 1925).

33D’où l’importance de la question du pluralisme juridique, qui constitue un enjeu de la confrontation avec la théorie wébérienne du droit? [10].

2.2.3 – Pluralité des ordres juridiques vs. hégémonie du droit étatique

34Commons a de fait renoncé à poursuivre son ébauche d’une théorie de la pluralité des ordres juridiques ; in fine, seule la common law relève du droit étatique, même si elle s’alimente à la source de la coutume. Or la distinction entre droit étatique et droit non étatique figure en bonne place dans la pensée wébérienne sur le juridique? [11], et ouvre donc la voie à une lecture pluraliste de la phénoménologie de cette sphère d’action? [12]. Pour sa part, l’attention de Commons se porte avant tout sur la production du droit par les tribunaux, au premier chef la Cour suprême des États-Unis.

35Certes, Commons s’intéresse aussi à la détermination des working rules – l’équivalent des règles de la conduite chez Weber – par les going concerns relevant de la sphère privée. Il montre ainsi que le droit des effets de commerce et le développement de la propriété incorporelle furent d’abord le fait des associations marchandes médiévales, dont les « coutumes » ont été progressivement avalisées par les tribunaux anglais? [13]. Il souligne également l’importance économique des working rules issues, sous la forme en particulier de transactions imposées ou distributives, par l’entreprise moderne? [14]. Toutefois, dans sa perspective, cette production des règles par l’entreprise ne participe pas, à strictement parler, du « droit ». Commons distingue en effet entre la contrainte physique et la contrainte économique : seule la première, réservée à la sphère étatique, se voit qualifiée de proprement « juridique »? [15]. Se voit ici reprise la définition canonique de l’État comme monopole de la violence physique légitime donnée par Weber? [16]. Or Weber englobait toutefois dans la sphère du juridique à la fois le droit étatique et le droit non étatique : cette distinction doit être considérée comme l’un des paradigmes fondateurs de la sociologie du droit, qui apparaît chez tous les initiateurs de celle-ci, notamment chez Ehrlich, Sinzheimer et Gurvitch. À la différence d’Ehrlich et de Gurvitch, Weber ne célèbre ni n’idéalise le droit non étatique : la distinction entre l’étatique et le non-étatique lui sert essentiellement de guide pour comprendre les caractéristiques du droit moderne? [17].

3 – Méthode et valeurs dans deux sociologies empiriques du droit

36Commons a été l’élève puis le collègue de Richard Ely, lui-même ayant étudié en Allemagne où il suivit les enseignements de Gustav Schmoller. Si la « querelle des méthodes » entre les tenants de l’historicisme et ceux du marginalisme naissant n’a pas été transportée en tant que telle en Amérique du Nord, des questions épistémologiques sur le statut et la finalité des sciences sociales y ont été débattues. Les œuvres de Commons en donnent une image significative. Il a en effet posé les bases d’un système d’analyse du capitalisme, qui permettent de comprendre les différentes dimensions d’une économie fondée sur la libre initiative et le calcul en monnaie, et de la réguler. Commons a pris très au sérieux les positions de la jeune École historique allemande, notamment de Werner Sombart et Max Weber. Or Weber a occupé une place particulière dans la querelle des méthodes, en reformulant la tâche des sciences sociales et de leur rapport aux valeurs. On peut raisonnablement admettre que la sociologie compréhensive de Weber est un bon condensé des controverses européennes sur les méthodes d’analyse du système économique, de ses institutions et de la part du droit dans sa caractérisation? [18]. Commons a en effet accordé une attention marquée à la méthode idéaltypique de Weber, au départ à propos de son utilisation par Sombart.

3.1 – De la méthode idéaltypique à la « formule des transactions »

37La position de Commons vis-à-vis de l’historicisme enrichi des outils wébériens semble a priori ambivalente : dans son commentaire de l’ouvrage de Sombart réalisé avec Perlman, Commons précise que, pour un esprit américain, héritier de l’individualisme et du pragmatisme [Commons, Perlman, 1929, p. 84], une « grande synthèse de centaines d’années » [ibid., p. 78], reposant sur une méthode « génétique-systématique », suscite simultanément de la fascination et des réserves.

38La question des jugements de valeur a été le nœud de la controverse dans la querelle des méthodes [Labrousse, 2007] et centrale dans la méthode de Weber. Cet aspect de la méthode de la sociologie compréhensive a permis de considérer Weber soit comme un acteur du renouveau historiciste, soit comme un fossoyeur de la première école historique allemande. Dans l’interprétation de Commons, l’idéaltype de Weber n’est pas un but ultime (Endpunkt). Il n’est ni normatif ni associé à des valeurs souhaitables, mais un « concept instrumental » pour la recherche [Commons et Perlman, 1929, p. 83].

39Sombart [1916] caractérise le capitalisme par un motif dominant : « La recherche illimitée du profit sans sentiment d’obligation ou de devoir vis-à-vis d’autrui? [19]. » Commons et Perlman s’interrogent sur l’association d’un système économique à un seul motif, à une « grandeur qui peut résumer toute une époque ». Or l’articulation des faits dans cette « grandeur » pose plusieurs problèmes : d’abord l’inégale disponibilité des faits selon les époques ; ensuite la possibilité qu’a le savant d’exclure les faits historiques qui sont en contradiction avec l’esprit dominant qu’il retient. De plus, le « principe essentiel » animant le capitalisme se décline en deux conceptions : un principe subjectif? [20] i.e. le motif psychologique de la recherche illimitée du profit défini plus haut – et un principe objectif. Commons définit le principe objectif – qui a sa faveur – du capitalisme comme l’abondance ou la rareté des opportunités de réaliser des profits ; il est compatible avec la réforme et les transformations d’un capitalisme capable d’évoluer vers la « raisonnabilité » [Commons et Perlman, 1929, p. 84].

40Dans Institutional Economics, Commons reprend son analyse de l’idéaltype. Il estime qu’il constitue « une construction intellectuelle à l’aide de laquelle l’esprit profond d’une situation historique, d’une institution ou d’un individu, peut être rationalisé pour être compris en termes de motivations humaines qui l’animent » [1934, p. 725], mais soutient que la compréhension des motivations est l’objet de la psychologie? [21], pas de l’économie.

41Au terme d’une déconstruction complexe, souvent ambiguë, de Weber (plutôt de Weber lu par Sombart), Commons reconstruit une méthode, qui en partage le principe mais s’en distingue sur les modalités. La question centrale est de savoir si la méthode idéaltypique est un outil de la connaissance de « what is going on » dans le capitalisme réel.

42Commons estime que l’idéaltype de Weber souffre d’un vice constitutif, celui de dépendre des motivations et de la psychologie, des émotions? [22] qui sont à ce point variables qu’elles sont insaisissables et ne se prêtent pas à une « analyse scientifique » dans la mesure où celle-là suppose l’existence de régularités sociales. Il propose de partir des transactions et de remonter vers les émotions et les motivations de l’action, plutôt qu’à l’inverse partir des motivations et des émotions subjectives et aller ensuite vers le droit et l’économie.

43Commons convertit l’idéaltype en une « simple formule » : une « hypothèse changeante qui permet de prendre en compte de nouveaux facteurs découverts chemin faisant, et d’en abandonner d’autres » [Commons, 1934, p. 734]. Il s’agit d’une formule de transactions dont la répétition anticipée et la variabilité forment un going concern [ibid.]. Il précise que sa formule, « c’est l’application pratique de l’idéaltype de Weber : elle consiste à formuler des concepts et des principes dans une formule qui sera utilisée, avec les modifications requises, comme outil de recherche sur les faits » [ibid., p. 737].

3.2 – Jugements de valeur et valeur raisonnable

44Pribram estime que, dans un contexte opposant d’un côté une École historique qui se base sur des jugements de valeur et, de l’autre, la théorie de l’utilité marginale qui repose sur l’attrait des sciences exactes, la méthode compréhensive de Weber reformule la question des valeurs dans la méthode scientifique et a été bien accueillie des deux côtés, mais dans des lectures différentes. En effet, la méthode de Weber consistant à comprendre les jugements de valeur qui sont à la base de l’établissement de relations sociales, « chaque ordre social devait être défini selon son attitude spécifique à l’égard des valeurs découlant d’idées autonomes relatives à la signification de l’univers et à la destinée de l’homme » [Pribram, 1983, p. 231]. Il s’agit donc, pour Weber, de réaliser « un schéma cohérent de classification scientifique des attitudes face aux valeurs » [ibid., p. 231].

45De son côté, Commons opère dans des termes propres une formulation originale du rapport aux valeurs, qui touche à la fois aux raisons de l’action individuelle et collective, mais aussi à la position du savant dans les politiques publiques.

46Les raisons de l’action sont conceptualisées en termes de « volonté en action » orientée vers le futur et formant une décision sur comment le faire advenir. Or la volonté est le fait d’hommes déjà socialisés, héritiers de croyances, de convictions et de manières de penser et d’agir. Bromley résume en ces termes cette analyse sur laquelle l’influence de Veblen se laisse voir : « The choices that individuals make today are embedded in – and, to a certain extent, product of – the actions of yesterday’s volitional agents » [Bromley, 2006, p. 25]. Or les choix et les raisons de l’action sont structurés par les working rules du going concern auquel l’individu participe. Pour autant, la théorie volitionnelle ne conduit pas à poser une influence directe des croyances et des working rules sur l’action individuelle ou collective, car cela reviendrait à reprendre une conception mécanique contre laquelle Commons construit sa vision. Dans des termes wébériens, on pourrait dire que l’action est « orientée » par les working rules, les coutumes et les habitudes de pensée. Développant son analyse sur des questions constitutionnelles et politiques, Commons étend la question de la raisonnabilité à la sphère juridique, plus précisément à la jurisprudence de la Cour suprême, puis à celle de la négociation sociale? [23].

47S’agissant de la Cour suprême, W. Mitchell souligne que les activités pratiques de Commons « comme réformateur social ont soutenu la conviction présente dans [son] esprit […] selon laquelle il faut trouver le moyen de combiner les deux éléments (i.e. les concepts économiques et juridiques) […] Pour que les textes de loi que lui et ses assistants souhaitaient voir passer soient acceptés par les tribunaux, il fallait qu’ils soient constitutionnels. Cela exigeait une étude des décisions judiciaires, et celles qui l’intéressaient étaient centrées sur un problème économique » [Mitchell, 1924]. Il s’agissait donc pour Commons, en tant qu’acteur de l’activité législative de l’État du Wisconsin, d’élaborer des projets de lois capables de passer avec succès le test de la « raisonnabilité » des juges de Washington. Or la « raisonnabilité » est un standard juridique, d’ordre constitutionnel, qui touche au contrôle judiciaire de la proportionnalité des limitations à la propriété et à la liberté portées par les lois des États avec l’interprétation de la Constitution de l’Union. Mais un troisième et dernier niveau de la théorie de la valeur raisonnable peut être dégagé, qui concerne cette fois la sphère des relations industrielles.

48Dans ce dernier cas, il s’agit pour Commons de promouvoir, en tant qu’acteur, la construction d’institutions de négociation sociale entre partenaires sociaux sous l’égide de l’État, susceptibles de faire advenir un « esprit » collectif de coopération dans l’indemnisation du chômage, dans le cadre de dispositifs qui ne reposent pas sur la contrainte imposée par l’État. L’élaboration et la discussion du Wisconsin Unemployment and Compensation Act de 1932 sont à cet égard explicites de la conception commonsienne des modalités de la réforme de l’économie vers un « capitalisme raisonnable » [Bazzoli et Kirat, 2008].

4 – Conclusion

49Après une longue période d’indifférence pour le droit, de grands noms de la sociologie économique appellent au développement de l’intégration des règles de droit dans son champ, posant des fondations dans des articles programmatiques et tentant à renouer avec l’orientation que Weber avait donnée à une sociologie du droit attentive aux relations entre l’ordre juridique et l’ordre économique.

50Les linéaments d’une sociologie économique du droit peuvent être trouvés dans l’œuvre de Weber : le droit est un phénomène social qui peut être analysé avec les outils de la sociologie ; dans les sociétés modernes, le droit est constitutif des phénomènes économiques ; les actions humaines sont orientées par des facteurs juridiques, mais aussi par des facteurs extrajuridiques ; il est une institution qui assure l’ordre social dans la mesure où il est lié au monopole de la contrainte physique de l’État rationnel-bureaucratique ; il est lié aux intérêts économiques. Mais, parallèlement à Weber, le droit était central dans l’institutionnalisme de Commons, notamment au regard de la compréhension des catégories juridiques agissantes dans le monde économique, par le biais d’une sociologie empirique et pragmatique du droit. En outre, la théorie commonsienne ne situait pas l’origine des changements juridiques dans des chocs exogènes [Fligstein et Choo, 2005], mais dans un processus endogène de formation des règles à partir des transactions et de la coutume, que les tribunaux et les institutions publiques tendent à sélectionner et officialiser [Bazzoli et Kirat, 2003].

51Entre la sociologie économique et le droit, le non-mariage remonte aux origines mêmes de la discipline. Pourtant, un point clé d’une articulation possible entre les deux aurait pu être trouvé dans Commons et Weber qui s’intéressent tous deux à la validité empirique du droit plutôt qu’à sa justesse idéelle ou normative, les deux auteurs adoptant une perspective qui relève, au-delà de différences terminologiques et d’appareillage analytique, d’une sociologie du droit qui s’articule sur le monde économique.

Notes

  • [1]
    L’accueil de l’œuvre de Weber aux États-Unis, par les sociologues, a été « plutôt lent » [Rocher, 1988] mais, surtout, différencié : les sociologues américains se sont surtout intéressés, sous l’influence de Parsons, à la théorie wébérienne « de la religion, du capitalisme, des organisations bureaucratiques, des classes sociales, et du pouvoir politique, et à sa méthodologie » [Rocher, 1988, p. 270], sa sociologie du droit ayant été connue et commentée moins par les sociologues que par les juristes critiques liés aux mouvements de la sociological jurisprudence et du legal realism, tel Karl Llewellyn.
  • [2]
    Herman Kröner a réalisé une présentation attentive des « Conceptions fondamentales de la théorie économique et [de] sa signification pour l’école socio-juridique en Amérique » pour un volume d’études de la théorie de l’économie politique éditée par Karl Diehl (publié par Gustav Fischer, 1930). En fait d’interprétation de la signification de la théorie de Commons pour l’école socio-juridique, quatre pages seulement sont consacrées à cette question dans un texte de 84 pages. Kröner recense les points d’accord avec la théorie socio-juridique allemande plutôt qu’américaine, plus précisément avec les analyses de Karl Diehl dont il met en avant l’influence qu’a exercée sur elle la philosophie sociale de Stammler. Sur ce point, cf. Pearson [1997, p. 149].
  • [3]
    Chez Commons, dans une transaction, le membre d’un going concern dispose d’une marge d’action dans les relations juridiques de « liberty-exposure ». cf. infra, 1.2.
  • [4]
    Outre la recension laudatrice de Legal Foundations of Capitalism par Llewellyn en 1925, les deux auteurs ont entretenu en cette même période une correspondance de fond sur le manuscrit de Reasonable Value, que Commons projetait de publier peu de temps après le premier ouvrage, mais qui constituera le chapitre X de Institutional Economics publié dix ans plus tard. Quatre lettres, dont trois de fond, sont conservées dans le fonds « John R. Commons Papers » de la Wisconsin Historical Society Library.
  • [5]
    Cette position est très clairement exposée dans une lettre du 14 avril 1926 adressée à son collaborateur Edward W. Morehouse (John R. Commons Papers, WHSL)
  • [6]
    M. Rutherford précise que « In Commons’ view the state is a concern that has taken over the power to use physical sanctions » [1990, p. xxviii].
  • [7]
    Pour une analyse attentive des différentes acceptions de l’éthique chez Commons, cf. Théret [2005]. Notons, sans pouvoir nous y attarder ici, qu’une proximité peut être repérée entre la convention de Weber que, dans Économie et Société (p. 33), il renvoie à « la légitimité d’un ordre garantie extérieurement par la chance que, si l’on s’en écarte à l’intérieur d’un groupe d’hommes déterminé, on s’expose à une réprobation (relativement générale et pratiquement perceptible) » et l’éthique de Commons, qui renvoie, dans les termes de Théret, aux « sanctions morales de l’opinion collective » [Théret, 2005, p. 77].
  • [8]
    Lettre du 15 décembre 1925 WHSL, J. R. Commons Papers, 1887-1945, Carton 3 – dossier 5. Notons que Llewellyn est un des rares juristes américains à avoir reconnu que la sociologie du droit de Weber a exercé une influence sur lui [Rocher 1988].
  • [9]
    C’est-à-dire du droit promulgué par des autorités publiques : le législateur, les administrateurs et les juges.
  • [10]
    Sur ce point, voir Coutu et Kirat [2011].
  • [11]
    Cf. M. Weber, Économie et société, op. cit., p. 321 et s.
  • [12]
    J.-G. Belley [1977].
  • [13]
    Commons [1924], op.cit., p. 242 et s.
  • [14]
    Ibid., par exemple p. 147 : « … this so-called `will` [of the going concern] is none other than the working rules of the concern operating through the actions and transactions of those who observe the rules. »
  • [15]
    Ibid., p. 83.
  • [16]
    Voir C. Colliot-Thelene [2001].
  • [17]
    Voir la critique que fait Sinzheimer [1936] de la notion de « droit social » chez Gurvitch.
  • [18]
    Melot insiste sur la pénétration des idées de Weber, notamment de ses « travaux de jeunesse » sur les sociétés commerciales et de la Méditerranée médiévale, dans celles de Schmoller et Wagner [Melot, 2005, p. 748 et s.].
  • [19]
    Une position similaire est attribuée à Weber par Commons, à tort, lors de sa recension de l’ouvrage de Tawney sur la religion et l’émergence du capitalisme. Commons [1927, p. 63] caractérise ainsi la conception de Weber : « Throughout [Tawney’s] book, it seems to mean a mere acquisitiveness, equivalent to Weber’s ‘ideal type’ of single-minded concentration on pecuniary gain’, regardless of the bad social consequences that flow there from. » Or, il est clair que « l’esprit du capitalisme » n’est pas pour Weber l’appât du gain sans égard aux conséquences [Weber, 2003b, p. 367]. Bien au contraire, c’est l’apparition d’une conduite ascétique de la vie dans la sphère économique qui caractérise cet « esprit du capitalisme » intéressant Weber et demeurant à l’opposé de la pulsion de gain qui se rencontre de tout temps.
  • [20]
    Cette conception ne peut cependant pas être attribuée à Max Weber. Gruchy reprend aussi cette erreur en attribuant à Weber la construction de l’esprit capitaliste [1940, p. 831].
  • [21]
    Notons que Commons assigne, par rapport à la construction wébérienne des types idéaux, un rôle central à la psychologie que Weber aurait rejeté. Il suffit de s’en remettre à la recension, par Weber, d’un exposé de Lujo Brentano sur le marginalisme de Carl Menger [Weber, 2005]. Menger récusait vivement l’idée d’une primauté de la psychologie, voyant dans la théorie économique une science pleinement autonome dont la progression ne dépend nullement des avancées de la psychologie expérimentale. Weber partage sur ce point la conception de Menger : toute science sociale construit son objet de manière autonome, à partir de ses propres présupposés scientifiques. Au-delà de la place de la psychologie au regard des autres sciences humaines, se pose également le problème spécifique du rôle de la dimension psychologique dans la construction des idéaltypes. Weber ne nie pas que des éléments psychologiques puissent entrer en ligne de compte, mais il ne s’agit là – contrairement à ce que croit déceler Commons – que d’un modèle explicatif parmi d’autres : or, la complexité des facteurs déterminant le comportement « requiert de faire appel à différents modèles explicatifs » [Feuerhahn, 2005, p. 795].
  • [22]
    La critique s’adresse ici plus à Sombart qu’à Weber. Dans la mesure toutefois où ce dernier est explicitement visé, la critique nous apparaît injustifiée. Commons ne semble pas connaître la théorie de l’action chez Weber, lequel distingue nettement entre les « émotions » (l’action affectuelle) et les motifs rationnels à la base du comportement. Certes, Commons utilise largement le terme « emotions », et il aurait sans doute été plus exact, dans sa perspective, de parler tout simplement de « volitions ». Mais même ainsi sa critique manque sa cible, vu la théorie sophistiquée de l’action que l’on retrouve chez Weber et qui n’est pas prise en considération.
  • [23]
    La notion de valeur raisonnable chez Commons n’est pas facile à cerner ; on peut toutefois la comprendre comme le fondement d’une conception procédurale (plutôt que formelle ou substantive) du droit et de la justice. J. Barbash [1976] : « Commons is not clear what reasonable value is. But when the diverse allusions are pieced together and viewed as part of his total framework, reasonable value appears to be, to begin with, the method of arriving at a result rather than any determinate result per se. As Commons conceptualizes it, reasonable value resolves the clash of class interests in an orderly way because it flows from ‘due process of thinking’ and ‘due process of law’. » En définitive, la notion de « valeur raisonnable » trouve son origine dans la common law.
Français

Résumé

L’article examine les contributions de John R. Commons et Max Weber et les rapproche de l’analyse des ordres juridiques de l’économie. Il soutient que la théorisation du droit chez les deux auteurs pose les fondations d’une sociologie économique du droit.

Mots-clés

  • droit
  • économie
  • Commons
  • Weber
  • sociologie économique

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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/05/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.009.0209
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