CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Contrairement à l’idée communément admise par les thuriféraires de la « modernisation » de l’agriculture, la fin des paysans annoncée depuis plus de quarante ans, en particulier dans les pays occidentaux, est loin de constituer une fatalité. Au contraire, alors que cette dernière est souvent présentée comme un processus irréversible, elle est en fait indissociable de la mise en œuvre d’un modèle de développement qui considère qu’au nom du progrès les paysans sont des éléments extérieurs à la « modernité », c’est-à-dire condamnés à disparaître. À l’aube du xxie siècle, la poursuite quasi silencieuse de la diminution du nombre d’agriculteurs et la multiplication des problèmes environnementaux et sanitaires liés au développement d’une agriculture manufacturière révèlent les limites du processus sans fin du modèle de développement agricole mis en œuvre depuis les années 1950-1960, en particulier en France. Par ailleurs, dans le contexte de maintien du processus de « modernisation » de l’agriculture, un certain nombre d’agriculteurs qui s’identifient eux-mêmes comme paysans continuent à habiter autrement l’espace et le temps. Ils remettent ainsi en cause une certaine modernité qui, au nom du développement tel qu’il a été construit et pensé par les sociétés occidentales [Rist, 2007], assure de moins en moins la transmission, aux générations futures, d’un patrimoine commun. Comme nous allons le montrer, c’est en ce sens qu’ils sont probablement plus « modernes » que les agriculteurs qui persistent à être des entrepreneurs agricoles et qui, de ce fait, se considèrent comme les seuls représentants de la « modernité » dans l’agriculture.

2 – Une figure dichotomique du paysan et de l’agriculteur

2Le terme « paysan » est attesté dès 1155 avec le sens étymologique de « personne qui habite le pays, autochtone ». S’il désigne également depuis le xiiie siècle « la personne qui habite la campagne et cultive la terre », il est largement employé au sens péjoratif de « nigaud, rustre, imbécile » par contraste avec des termes comme cultivateur (dès 1360) ou agriculteur (dès 1495) qui n’ont pas cette connotation péjorative et soulignent la dimension économique de l’activité propre à la culture des champs [Rey, 1998, p. 2624]. L’utilisation du terme « paysan » est ainsi tantôt associée à une image positive, celle du rattachement à un pays ou à un terroir, tantôt à une image négative, celle du « bouseux », du « cul-terreux », du « plouc ».

3Si l’usage dévalorisant du terme de paysan est ancien, il s’est considérablement accéléré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte économique et politique très défavorable à l’agriculture telle qu’elle se pratiquait alors. À cette époque, la France n’est pas autosuffisante sur le plan alimentaire et il est nécessaire de reconstruire le pays. Par ailleurs, le monde agricole est largement associé à la Corporation paysanne, syndicat agricole créé par le régime de Vichy, et donc à une vision anti-urbaine, anti-industrielle c’est-à-dire anti-moderne [Alphandéry, Bitoun et Dupont, 1989]. C’est dans ce double contexte économique et politique que le projet de modernisation de l’agriculture, et par conséquent celui de la transformation des paysans – habitants d’un pays et cultivant la terre – en agriculteurs modernes – cultivant la terre pour la valoriser économiquement –, prend forme. Ce projet a été porté par les jeunes agriculteurs du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) puis par ceux de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), c’est-à-dire par des hommes issus du CNJA, dans le cadre d’une cogestion avec l’État. L’objectif de ces jeunes agriculteurs formés à la Jeunesse agricole catholique (JAC) était de construire une agriculture familiale moderne. Il s’agissait par conséquent de permettre à ceux qui étaient encore des paysans de s’émanciper de la vie considérée comme routinière des générations précédentes en accomplissant le projet de maîtrise inhérent à la modernité. À partir des années 1970, ce projet s’est rompu lorsque la volonté de maîtrise s’est affranchie du projet d’émancipation qui lui est associé, lorsque l’agriculture est devenue un processus de rationalisation technico-économique. Autrement dit, il ne s’agissait plus que de produire pour produire : c’est ce que l’on appelle aujourd’hui le productivisme. Le projet humaniste des jeunes agriculteurs est ainsi en partie devenu processus avec le triomphe de la rationalité instrumentale sur toute autre forme de rationalité. Depuis la fin des années 1970, cette rationalité instrumentale participe au déploiement d’une modernité que l’on peut qualifier de technoscientifique ou d’industrielle et qui repose sur trois éléments : l’idéologie du progrès technique, la division du travail et enfin la spécialisation concomitante de l’activité agricole. Cette modernité technoscientifique qui caractérise le productivisme agricole doit donc systématiquement être distinguée du projet originel de la modernité qui associe l’idée de maîtrise à celle d’émancipation et d’autonomie.

4Malgré cet « emballement » du projet moderne et sa transformation en processus unique de rationalisation, les défenseurs de la modernité technoscientifique ont continué à le promouvoir. C’est ainsi au nom du déploiement de « l’entrepreneur agricole » (ou de l’exploitant agricole), dans la perspective ouverte par l’économie libérale, ou au nom du développement des forces productives, dans une perspective marxienne, que de nombreux chercheurs ont accompagné dans les années 1960-1980 l’émergence des agriculteurs « modernes » en contribuant par là même et de manière définitive à déqualifier les paysans « traditionnels » qui ne représentaient, selon eux, que l’anti-modernisme. Cette déqualification a par ailleurs largement été intériorisée par les paysans eux-mêmes et en particulier par les petits paysans, marginalisés par les transformations de l’agriculture d’après-guerre, qui ont progressivement assimilé l’image (re)devenue négative du terme « paysan ». Comme l’écrit Pierre Bourdieu [1977, p. 4] : « Entre tous les groupes dominés, la classe paysanne […] est l’exemple par excellence de la classe objet, contrainte de former sa propre subjectivité à partir de son objectivation […] il est significatif que la représentation dominante soit présente au sein même du discours dominé, dans la langue même avec laquelle il se parle et se pense, le “bouseux”, le “cul-terreux”, le “péquenot”, le “plouc”, le “péouze” […]. » C’est donc au nom de l’universalisme et de l’égalité des citoyens que furent démantelés les communautés paysannes et leurs particularismes comme l’a très bien montré le sociologue Yves Dupont reprenant, en l’appliquant aux sociétés paysannes, l’analyse d’Alexis de Tocqueville à propos de l’avenir « muré » des Indiens et des Noirs en Amérique sous l’effet de la passion de l’égalité propre à l’institution démocratique [Dupont, 2005, p. 35-36] : « En France, le travail politique d’ensauvagement ou d’indianisation des paysans, de dévalorisation, de condamnation et de pénalisation de la plupart de leurs pratiques économiques, sociales ou culturelles, se réalisa de manière moins brutale et plus inconsciente ou, plus exactement, plus discrète et plus institutionnelle que militaire, à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. » Selon les principes de l’inclusion universalisante, on a donc dévalorisé, déraciné, voire « éliminé » les paysans. Cette inclusion universalisante repose sur une conception gestionnaire, désincarnée, déshumanisée du politique qui s’apparente à l’idéal-type de la domination légale-rationnelle weberienne. En France, elle correspond à la domination des agriculteurs par la sphère étatico-professionnelle et par le marché. Cette dernière a permis la mise en œuvre d’un modèle agricole qui s’est structuré dans les années 1960-1980 à partir des trois éléments propres à la modernité technoscientifique.

5Cette domination a été très bien décrite par Henri Mendras à qui l’on doit une théorie sociologique des sociétés paysannes montrant, de manière idéal-typique, comment et pourquoi en Occident, et en Europe en particulier, l’activité agricole a été perçue de l’an 1000 à l’an 2000 comme l’activité propre de ce type de sociétés [Mendras, 1976]. Selon Mendras, la caractéristique de ces sociétés paysannes est de bénéficier d’une autonomie relative au sein de la société qui les englobe. Elles fonctionnent donc pour l’essentiel au sein de collectivités locales qui sont structurées par des relations d’interconnaissance (de parenté ou de voisinage). En outre, ces sociétés paysannes ont pour objectif essentiel de reproduire une activité de production/consommation qui est assurée au sein des groupes domestiques, c’est-à-dire de la famille élargie aux individus non apparentés partageant le même foyer. L’économie paysanne s’inscrit donc dans un projet qui repose sur une rationalité d’ordre social et moral, sur une rationalité en valeur selon les termes weberiens, dont l’objectif primordial est de produire ce qui est nécessaire aux besoins de la famille. Dans le schéma mendrassien, lorsque le paysan se transforme en agriculteur, il perd l’autonomie relative qui caractérisait le paysan au sein des sociétés paysannes et devient un « élément » parmi d’autres dans la division du travail propre aux sociétés industrielles qui fonctionnent pour l’essentiel sur le mode de l’hétéronomie. Cette présentation idéal-typique des sociétés paysannes et des sociétés industrielles au sein desquelles le paysan s’est transformé en agriculteur a une vertu essentielle, celle de montrer la rationalité propre des sociétés paysannes et par conséquent de ne pas reléguer ces sociétés du côté de l’irrationalité. Néanmoins, quelle que soit la finesse de l’analyse proposée par Mendras, ce dernier a finalement rejoint les thèses de ceux qui considéraient qu’au nom d’une certaine modernité, les paysans devaient disparaître, en montrant qu’une fois que les caractéristiques des sociétés paysannes seraient incompatibles avec celles de la société englobante, ces sociétés seraient absorbées par cette dernière [Mendras, 1967]. C’est donc finalement au nom du développement que l’on peut définir à la suite de Gilbert Rist, comme un imaginaire propre aux sociétés occidentales, que l’effacement des paysans a largement été légitimé et politiquement et sur le plan théorique [Rist, 2007, p. 439]. : « Tout d’abord la problématique du “développement” est inscrite au plus profond de l’imaginaire occidental. Que la croissance ou le progrès puissent se développer infiniment, voilà une affirmation qui distingue radicalement la culture occidentale de toutes les autres. Cette caractéristique, aussi étrange que moderne, détermine entre les peuples une fracture dont la gravité l’emporte largement sur toutes celles qui ont été forgées au cours de l’histoire pour justifier, de manière sociocentrique, la prétendue supériorité de l’Occident […]. Pour toutes sortes de raisons, qui relèvent notamment de la domination militaire, économique et technique, cette anticipation d’un avenir forcément meilleur grâce à l’accroissement constant des biens produits s’est aujourd’hui répandue partout. » Comme nous l’avons déjà montré, cet effacement des paysans est inséparable d’une représentation dichotomique des figures du paysan et de l’agriculteur, représentation qui s’origine dans le déploiement d’un mouvement déjà ancien de transformation des sociétés et des écosystèmes [Dupont, 2005]. À cette représentation dichotomique diachronique succède aujourd’hui le même type d’analyse dans un cadre synchronique cette fois. Partant de l’hypothèse selon laquelle la modernité industrielle est définitivement advenue sur l’ensemble de la planète, certains auteurs reprennent ainsi cette opposition entre le paysan et l’agriculteur [Hervieu et Purseigle, 2009, p. 195] : « Loin d’être définitives, ces trois formes d’organisation du métier agricole qu’incarnent “la subsistance”, “la ferme” et “la firme” s’inscrivent dans le prolongement de la trilogie proposée par Redfield et Mendras, et qui repose sur “le sauvage”, “le paysan” et “l’agriculteur”. À ceci près que ce nouveau triptyque, contrairement au précédent, ne présente aucune continuité de l’un à l’autre type, offrant davantage une lecture synchronique de réalités profondément dissociées et dispersées à la surface du globe. » Malgré la vertu pédagogique de ces constructions idéal-typiques, elles tendent finalement, quelle que soit leur perspective (diachronique ou synchronique), à négliger certaines formes hybrides de production agricole en particulier dans les pays de la vieille Europe. Ces formes hybrides ne sont assimilables ni aux collectivités paysannes décrites par Mendras ou à « une agriculture familiale paysanne avec pour seul horizon un village assurant l’ensemble des échanges marchands » [Hervieu et Purseigle, 2009, p. 187] ou encore à une agriculture familiale moderne qui « se caractérise moins par l’appartenance à un milieu que par le choix d’un métier » [idem, p. 188], ni à la figure de l’agriculteur moderne mendrassien, coupé de tout lien avec le terroir qu’il cultive à l’image de l’agriculteur de firme qui se développe aujourd’hui. L’opposition récurrente entre le paysan et l’agriculteur, entre le local et le global bref entre la tradition et la modernité, qu’elle soit diachronique ou synchronique, montre ainsi ses limites pour comprendre de manière approfondie la logique d’une certaine agriculture paysanne contemporaine qui entend dépasser les apories de la modernité industrielle tout en renouant avec la tradition mais sans pour autant « verser » dans un traditionalisme régressif.

6Refusant plus globalement le processus de séparation entre l’universel et le particulier, processus propre à la modernité technoscientifique occidentale, la paysannerie contemporaine s’inscrit ainsi dans une critique radicale du mouvement d’inclusion/exclusion lié au déploiement d’un universalisme dont la mise en œuvre implique celle de la destruction de toutes les formes de particularismes. Comme l’écrit le philosophe Olivier Razac, cette séparation entre le particulier et l’universel laisse à ceux et celles qui sont exclus du processus d’universalisation propre à la modernité, « l’extérieur, le dehors, qui peut être partout, en tant qu’il représente l’angle mort de l’inclusion démocratique libérale, le non-lieu du renversement du “faire vivre” biopolitique en un discret “laisser mourir” social ou réel et pourquoi pas un jour, en un “faire mourir” tout aussi discret » [Razac, 2000, p. 103-104]. Ce « laisser mourir » et ce « faire mourir » caractérisent en particulier aujourd’hui le monde agricole qui, dans les pays industrialisés, voit sa population active poursuivre son déclin. En France par exemple, selon le dernier recensement agricole, les chefs d’exploitations représentaient moins de 3 % de la population active, le nombre d’exploitations agricoles étant passé de 2,3 millions à 490 000 entre 1955 et 2010. Cette « disparition » silencieuse se réalise dans les faits dans une quasi-indifférence et ce, malgré les alertes répétées relatives aux impasses de la poursuite de l’industrialisation de l’agriculture (baisse continue du nombre d’agriculteurs dans un contexte de chômage structurel, crises écologique et sanitaire, etc.). Comme nous allons le montrer par la suite, c’est contre la séparation radicale entre particularisme et universalisme c’est-à-dire entre Tradition et Modernité qu’en France, par exemple, des agriculteurs ont travaillé, depuis la fin des années 1960, à la mise en œuvre d’une autre agriculture qu’ils qualifient eux-mêmes de paysanne et qui tente de « réconcilier » l’héritage positif de la modernité avec certains apports de la tradition. Cette agriculture paysanne ne constitue donc pas la défense sans critique de la modernité, qui constitue une dynamique de progrès et d’émancipation, mais qui peut s’emballer et devenir irresponsable à l’égard de la Terre et indifférente aux humains (le productivisme).

3 – Histoire de l’agriculture paysanne en France

7En France, la notion d’agriculture paysanne est indissociable du syndicat agricole la Confédération paysanne qui l’a portée dès son origine. Née en 1987 de la fusion de différents courants de ce que l’on appelle la gauche paysanne, l’histoire de la Confédération paysanne remonte aux années 1960 avec la création en 1965 du Centre régional des jeunes agriculteurs de l’Ouest (CRJAO) et l’année suivante, en 1966, de la Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles de l’Ouest (FRSEAO). Ces deux mouvements, créés dans l’Ouest de la France, dans des régions d’élevage où la capitalisation – c’est-à-dire les infrastructures (bâtiments d’élevage, salles de traite, etc.) – était particulièrement importante, entendaient défendre une position contestataire au sein du syndicalisme agricole qualifié de « modernisateur » : la FNSEA et le CNJA. Cette position visait également à « défendre agriculteurs et productions de l’Ouest et faire contrepoids aux autres groupes de pression de l’agriculture, au premier rang desquels les céréaliers, dont la production bénéficie d’aides importantes » [Martin, 2005, p. 28]. Au début des années 1970, sous l’impulsion de nombreux militants, l’opposition à la politique défendue par les appareils nationaux représentés par la FNSEA et le CNJA se poursuit et voit naître la mouvance des Paysans-travailleurs. Cette dernière est entre autres impulsée par la figure emblématique de Bernard Lambert, fils de métayers en Loire-Atlantique, devenu député MRP (Mouvement républicain populaire) en 1958, qui, en publiant en 1970 Les paysans dans la lutte des classes provoque un véritable choc théorique et politique. Son ouvrage défend clairement, dans une perspective marxiste, la thèse de la prolétarisation d’une partie de la profession agricole remettant ainsi en cause l’idée de l’unité du monde paysan et dénonçant « le phénomène de paupérisation en agriculture, provoqué par le système capitaliste qui destine ces paysans ruinés à jouer un rôle de manœuvres dans le secteur industriel. Les capitalistes organisent ces transferts de population pour obtenir “la détente sur le marché de l’emploi” comme ils disent, c’est-à-dire le chômage. Et souvent, nous l’avons vu, les paysans pauvres vendent leur force de travail avant même de quitter leur métier. De plus, ils sont indirectement exploités par les agriculteurs capitalistes qui se servent d’eux comme masse de manœuvre pour obtenir des prix de vente intéressants pour leur propre production » [Lambert, 1970, p. 74]. Tout au long des années 1970, un certain nombre de combats rythment la poursuite de l’action de la gauche paysanne : grève du lait en 1972, lutte contre l’extension d’un camp militaire sur le plateau du Larzac avec la marche lancée par les Paysans-travailleurs les 25 et 26 août 1973, participation au mouvement antinucléaire (Plogoff), etc. La jonction avec différents mouvements sociaux se réalise donc à cette époque.

8La gauche paysanne éclate en deux courants à partir de 1974 : d’une part, le courant issu de la mouvance des Paysans-travailleurs, proche du Parti socialiste unifié (PSU) dirigé par Michel Rocard et d’une partie de l’extrême gauche, d’autre part, un courant qui reste une opposition interne à la FNSEA et au CNJA, plutôt proche du Parti socialiste (PS). L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981 « bouleverse et accélère les évolutions en cours dans les courants de la gauche paysanne moderne : l’alternance politique leur offre une occasion d’institutionnalisation en reconnaissant partiellement le pluralisme de représentation syndicale » [Cordellier, 1990, p. 193]. C’est ainsi que, la même année, les Paysans-travailleurs se recomposent avec d’autres mouvements pour donner naissance à la Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans (CNSTP). En 1982, la mouvance oppositionnelle interne au syndicalisme agricole officiel crée la Fédération nationale des syndicats paysans (FNSP). Ainsi, la gauche paysanne a constitué un terreau favorable à la construction d’une autre agriculture. Elle souffre cependant d’une certaine difficulté à entrer dans le jeu institutionnel et à se regrouper complètement. Dans les années 1980, un enchaînement d’événements va favoriser son regroupement et son institutionnalisation. Il s’agit entre autres des états généraux du développement agricole (EGDA) entre mai 1982 et février 1983, des élections aux chambres d’agriculture en janvier 1983 et de la naissance d’une nouvelle dynamique associative. Les états généraux du développement agricole avaient pour objectif de promouvoir un débat collectif de la base au sommet sur la question du développement agricole. Ils permirent de montrer l’existence d’une très grande diversité de modes de production agricoles en France et ainsi de remettre en cause l’unicité d’un modèle agricole dont les effets pervers (hyperspécialisation, pollutions par les engrais et les pesticides, etc.) commençaient à être largement décriés. Les élections aux chambres d’agriculture déclenchèrent une réflexion à l’intérieur de la gauche syndicale relativement à la nécessité de construire de manière concertée un projet alternatif à la politique de la toute-puissante FNSEA. Enfin, de nombreuses associations agricoles et rurales se sont recomposées et unies au sein du Comité d’études et de liaison des associations à vocation agricole et rurale (CELAVAR) pour réfléchir à un travail commun sur les questions agricoles et rurales. Toutes ces dynamiques ainsi que le retour d’une politique de cogestion avec la FNSEA à partir de 1986, lorsque la droite revient au pouvoir, ont créé les conditions d’une institutionnalisation du syndicalisme agricole de gauche avec, en 1987, la création de la Confédération paysanne.

9La promotion d’une agriculture paysanne s’est construite progressivement au cours des années 1980 pour déboucher, au début des années 1990, sur un projet cohérent [Martin, 2005]. Plus précisément, en 1984, des paysans appartenant aux différents courants qui vont constituer par la suite la Confédération paysanne, créent la Fédération associative pour le développement de l’emploi agricole et rural (FADEAR) dont l’objectif est de favoriser le développement d’une agriculture paysanne. Pour ses protagonistes, l’agriculture paysanne « marque l’opposition à l’agriculture d’entreprise productiviste revendiquée par la FNSEA. […] [Elle] devient à la fois l’objectif d’une autre politique agricole et une démarche professionnelle concrète, témoignant de la justesse du propos et de la faisabilité du projet » [Collectif, 2010, p. 13]. Les contours de cette agriculture sont esquissés lors de différentes rencontres et en particulier lors des journées d’Etcharry en 1990, lors des journées de Saint-Lô en 1993, journées à l’issue desquelles se créent dans toute la France des groupes Agriculture paysanne, lors des journées de Vogüé en 1995 portant sur le thème « Maîtriser le progrès pour un développement durable », de celles de Bordeaux en 1996 et, enfin, lors du colloque qui s’est tenu à Rambouillet en 1998, colloque au cours duquel la charte de l’agriculture paysanne est rendue publique.

10Cette charte comprend entre autres dix principes qui fixent le projet politique de l’agriculture paysanne. Ces derniers se déclinent de la manière suivante [Confédération paysanne] : « 1. Répartir les volumes de production afin de permettre au plus grand nombre d’accéder au métier et d’en vivre, 2. Être solidaire des paysans des autres régions d’Europe et du monde, 3. Respecter la nature : on n’hérite pas la terre de nos parents, on l’emprunte à nos enfants, 4. Valoriser les ressources abondantes et économiser les ressources rares, 5. Rechercher la transparence dans les actes d’achat, de production, de transformation et de vente des produits agricoles, 6. Assurer la bonne qualité gustative et sanitaire des produits, 7. Viser le maximum d’autonomie dans le fonctionnement des exploitations agricoles, 8. Rechercher les partenariats avec d’autres acteurs du monde rural, 9. Maintenir la diversité des populations animales élevées et des variétés végétales cultivées, 10. Toujours raisonner à long terme et de manière globale. » L’agriculture paysanne constitue donc à la fois un projet de résistance par rapport à l’agriculture d’entreprise prônée par le syndicalisme agricole majoritaire et une alternative en matière de modes de production, clairement inspirée de principes écologiques cohérents.

11Depuis les années 1990, la poursuite de ce que l’on nomme aujourd’hui la crise du productivisme agricole pousse les pouvoirs publics et l’ensemble de la profession agricole à réorienter partiellement les objectifs assignés à l’agriculture française. C’est dans ce contexte et au moment où la Politique agricole commune (PAC) instaure, pour la première fois, dans ses orientations des Mesures agri-environnementales (MAE) que le syndicalisme agricole majoritaire crée, avec l’aide de l’industrie phytosanitaire, le Forum pour une agriculture raisonnée et respectueuse de l’environnement (FARRE). Ce dernier introduit la mise en œuvre d’une agriculture qui vise à raisonner les apports d’intrants mais sans véritablement remettre en cause la logique technicienne de l’agriculture productiviste [Féret et Douguet, 2001]. L’agriculture raisonnée est progressivement soutenue par le ministère de l’Agriculture et acquiert ainsi une reconnaissance officielle au début des années 2000. Ainsi, l’environnement institutionnel porteur de l’industrialisation de l’agriculture étant très peu favorable à la réorientation significative de cette dernière et à celle de la PAC, les gouvernements successifs, qu’ils soient de droite ou de gauche, n’ont pas cherché à infléchir véritablement la poursuite du productivisme agricole. Par conséquent, toutes les initiatives, portées sur le terrain par différentes structures promouvant une agriculture paysanne (ou durable), finissent par être mises en commun en 2001 avec la création du réseau inter-associatif INPACT (Initiatives pour une agriculture citoyenne et territoriale). Ce réseau regroupe toutes les démarches alternatives au productivisme agricole en rassemblant des organismes associatifs de développement créés entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990. Organismes portés par des agriculteurs qui, pour la plupart d’entre eux, sont engagés dans les organisations syndicales de la gauche paysanne, dans le mouvement associatif agricole, rural et environnementaliste et plus globalement dans les luttes sociales qui ont marqué l’histoire de la constitution de la Confédération paysanne. Tous ces groupes de développement membres du réseau INPACT promeuvent, de manière parfois très aboutie sur le plan des référentiels techniques produits – ce qui n’est pas systématiquement le cas chez les membres de la Confédération paysanne qui adhèrent avant tout à un projet syndical sans pouvoir forcément mettre en œuvre, parce qu’ils sont trop dépendants d’un système global qui les contraint, des systèmes de production moins dépendants des énergies fossiles –, des pratiques agricoles plus économes et plus autonomes. Les Cahiers techniques de l’agriculture durable publiés par le Réseau agriculture durable (RAD) qui regroupe près de 3 000 éleveurs en rupture avec le modèle agricole breton [Deléage, 2004] constituent un exemple de la construction de normes techniques différentes de celles de l’agriculture productiviste.

12Ce qui relie finalement toutes ces agricultures différentes face au modèle agricole dominant, c’est la volonté de mettre en œuvre un autre type de développement agricole, au Nord comme au Sud, le projet des agricultures du Nord étant intrinsèquement lié à celui des agricultures du Sud. Cette volonté se manifeste par un engagement important des agriculteurs de la Confédération paysanne (ou qui en sont proches) dans le mouvement altermondialiste, engagement qui a progressivement fait de la question internationale, en particulier en matière de politique agricole, un enjeu syndical [Bruneau, 2004]. Cette implication s’origine dans la double tradition à laquelle appartiennent tous ces agriculteurs. Une tradition chrétienne d’abord puisque la plupart d’entre eux ont connu directement ou indirectement par leurs parents la Jeunesse agricole catholique (JAC) et sont engagés aujourd’hui dans des organisations chrétiennes comme le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD). Une tradition marxiste ensuite héritée du mouvement des Paysans-travailleurs. Ces deux héritages ont permis de forger une sensibilité internationale, solidariste, voire internationaliste chez les agriculteurs concernés [Deléage, 2005] qui participent pour certains d’entre eux à la Coordination paysanne européenne (CPE) et au mouvement paysan international Via Campesina. Ce dernier regroupe des paysans, des femmes, des jeunes ruraux et des peuples indigènes dans 69 pays d’Asie, d’Afrique, d’Europe et d’Amérique.

4 – L’agriculture paysanne dans la modernité

13Comme nous venons de le montrer, l’agriculture paysanne telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui en France, repose sur une rationalité tout à fait différente de celle de l’agriculture productiviste ou de son équivalent actuel, dans le contexte d’intégration de l’environnement dans les politiques agricoles, l’agriculture raisonnée. Selon ses protagonistes, en s’opposant à la rationalité technicienne et instrumentale de l’agriculture productiviste, « l’agriculture paysanne réinvente à partir de la tradition, tradition au sens positif du terme, et de la technique. Elle réinvente une nouvelle manière de produire, respectueuse de l’environnement. Elle réinvente un nouveau rapport à l’économie en misant sur l’optimum de valeur ajoutée pour assurer le revenu. Elle imagine et recrée des relations de proximité avec le consommateur […]. Elle réhabilite le métier de paysan. Elle réinvente les solidarités locales et participe à la vie du pays » [Collectif, 1994, p. 9]. Cette description de l’agriculture paysanne correspond par ailleurs, dans l’imaginaire de la société française, à un « retour » d’une image positive du terme de paysan [Aubertin et Pinton, 2006, p. 24-25] : « Dans la France de ce début de xxie siècle, l’image des agriculteurs reste largement associée à la défense de la diversité culturelle, écologique et territoriale, chère à la rhétorique du développement durable. Cette récurrence de l’évocation du ruralisme reste fréquente en politique et elle ne peut s’expliquer seulement par la démagogie. Elle est symptomatique de l’attachement d’une partie des Français à une conception patrimoniale et identitaire du territoire dans laquelle les paysans continuent d’occuper une place particulière, celle de producteurs d’aliments qui prennent soin de l’espace qu’ils cultivent. » Ce « retour » est en partie lié à la critique des effets pervers du productivisme, critique largement médiatisée depuis la fin des années 1990 et le démontage, le 12 août 1999, du McDonald’s en construction de Millau, comme en témoigne la production de nombreux documentaires à destination du grand public sur ces questions : We feed the world (2005), Le monde selon Monsanto (2008), Notre poison quotidien (2011), etc.

14Cette image positive qui associe de nouveau le paysan au terroir qu’il cultive, aux paysages qu’il façonne ou au territoire qu’il aménage participe à la multiplication des modes de consommation de produits alimentaires marqués par cette identité paysanne territorialisée dans le cadre d’une consommation engagée [Dubuisson-Quellier, 2009]. Le développement des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) depuis le début des années 2000 [Lamine, 2008] en constitue un exemple parmi d’autres. Les AMAP reposent sur un engagement mutuel entre un groupe de consommateurs et un producteur qui leur livre des paniers « de saison » (le plus souvent des fruits et des légumes, mais pas exclusivement) payés à l’avance. Les consommateurs peuvent ainsi aisément identifier les produits agricoles qu’ils consomment, connaître le territoire où ils sont produits en se rendant chez le producteur avec lequel ils sont associés pour visiter sa ferme voire pour participer ponctuellement aux travaux des champs et en particulier à la cueillette des fruits ou des légumes. Les AMAP participent en ce sens à un système d’achat-vente que l’on peut qualifier de commerce équitable Nord-Nord et qui permet par ailleurs de mettre en œuvre les principes de l’agriculture paysanne. D’ailleurs, depuis 2003, le terme d’AMAP est déposé à l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI) et dès lors, le droit d’utiliser ce terme est lié au respect de la charte des AMAP qui fait référence à l’agriculture paysanne telle qu’elle est définie par la Confédération paysanne. Il s’agit ainsi avant tout de participer à une relocalisation de la production afin de contrecarrer les effets néfastes de l’agriculture productiviste qui fonctionne souvent indépendamment d’un territoire particulier en valorisant des productions hors sol qui en constituent l’archétype. Cette volonté de relocaliser la production s’inscrit par ailleurs dans des dynamiques plus larges qui réunissent paysans, écologistes, consommateurs à l’image de l’Alliance Paysans-écologistes-consommateurs créée en 1991 à l’échelle nationale. Sa création, à la veille de la réforme de la PAC de 1992, avait pour objectif de mobiliser la société civile sur la préparation de cette réforme. Depuis, des Alliances régionales et départementales ont été créées et travaillent avec la Confédération paysanne, le réseau des AMAP, les groupements d’agriculteurs biologiques et certaines associations écologistes. Toutes ces initiatives alimentent d’autres mouvements paysans qui, comme le réseau Droit paysan, militent « pour le droit à la ruralité et le droit à l’espace minimum d’existence [en se référant] à l’activité vivrière inhérente aux droits fondamentaux et plus précisément celui de se nourrir » [Mésini, 2006, p. 72]. Ce réseau, né en Ariège en 1998, réunit Rmistes, chômeurs, agriculteurs biologiques, artistes, etc. qui militent « pour l’obtention d’une terre et d’un toit » [idem, p. 73].

15Du point de vue des pratiques concrètes, l’agriculture paysanne procède d’une critique de la technique qui s’inscrit dans la construction d’un projet que l’on peut qualifier, à la suite de Michael Löwy, de « nostalgique utopique ». Le terme nostalgique renvoie ici à « une protestation, une révolte contre la civilisation moderne, la civilisation industrielle, la civilisation capitaliste, le monde de la marchandise et de l’argent, contre le désenchantement du monde, la disparition de toute dimension communautaire de la vie humaine. Une protestation contre la mécanisation et la quantification du monde, de la société, des rapports humains soumis à la règle de la quantité » [Löwy, 1993, p. 98]. Cette nostalgie n’est pas régressive mais est utopique en ce qu’elle opère un « détour par le passé vers l’avenir, vers l’utopie » [idem, p. 99]. Cette critique non régressive de la technique repose sur un certain rapport au vivant qui s’incarne en particulier dans le combat contre les organismes génétiquement modifiés (OGM). Ainsi, selon Yves Manguy, paysan co-fondateur de la Coordination nationale pour la défense des semences de ferme (CNDSF) et du Réseau semences paysannes (RSP), « les OGM, par le biais des brevets, deviennent l’ultime recours des firmes de l’agro-industrie pour s’approprier définitivement le vivant. Parce que cette technologie totalitaire inclut un modèle d’agriculture destructeur des paysans et des sols, toutes nos forces doivent être mobilisées pour y faire barrage » [Manguy, 2007, p. I]. Les OGM constituent donc pour ceux qui défendent une agriculture paysanne, l’exemple même de la mise sous dépendance et donc de la perte d’autonomie des agriculteurs. La reconquête de l’autonomie passe donc d’abord par une réappropriation du vivant par l’utilisation de semences produites à la ferme (voir le travail de la CNDSF) ou par la sélection des semences par les agriculteurs eux-mêmes (voir le travail du RSP). Ainsi, la création du Réseau semences paysannes « est liée à une volonté portée par certains mouvements agricoles de se réapproprier les choix et les savoir-faire liés au travail technique de la semence. En effet, la professionnalisation après-guerre de la sélection, de la multiplication et de la commercialisation des semences et des plants a abouti à une externalisation de ces activités hors de la ferme et à un désinvestissement des agriculteurs vis-à-vis de l’évolution du vivant. Pour les acteurs de ce mouvement, interroger le bien-fondé des variétés améliorées modernes constitue un élément particulièrement significatif de la remise en question de l’orientation productiviste de l’agriculture, à la fois parce que l’amélioration des variétés représente (avec la mécanisation et l’utilisation croissante d’intrants) l’un des piliers sur lesquels s’est fondée l’augmentation de la productivité agricole, et parce que la semence est considérée comme au cœur de leur métier » [Demeulenaere et Bonneuil, 2010, p. 74-75].

16La reconquête de l’autonomie passe également par un autre rapport au travail qui constitue plus une « œuvre » au sens arendtien du terme c’est-à-dire une production de biens « dont la valeur est aussi esthétique et qui ont la capacité de durer » [Deléage, 2000, p. 390]. C’est en ce sens que le travail paysan « “bras mort” des sciences sociales du travail » [Salmona, 2010, p. 188], ne peut pas être analysé, sauf à le reléguer du côté des pratiques considérées comme irrationnelles, à l’aune de la rentabilité et de la reproduction sans fin d’une activité éphémère et aliénante telle qu’elle est souvent pratiquée dans l’agriculture productiviste comme le montrent par exemple les enquêtes de Patrick Herman sur le travail des saisonniers agricoles [Herman, 2008, p. 400] : « On n’en finirait pas d’égrener la liste des exactions commises contre la main-d’œuvre, souvent étrangère, qui travaille dans les champs, les vergers et les serres. Quel que soit le continent. La réapparition de la servitude, voire de l’esclavage sur nos territoires d’occidentaux n’est que l’aboutissement ultime des systèmes d’emploi indispensables au bon fonctionnement de l’agriculture intensive, l’excroissance traumatisante de cette logique. » Par ailleurs, le rapport au travail qui caractérise l’agriculture paysanne favorise la diversification des activités (vente directe, tourisme à la ferme, etc.) dans les exploitations agricoles concernées. Or, « dans une société où l’agriculture ne cesse de perdre des emplois, les exploitations agricoles qui pratiquent le tourisme à la ferme, la vente directe et la transformation de produits fermiers ou encore des prestations de service freinent légèrement ce mouvement en mobilisant plus d’emplois par exploitation que les autres » [Capt et Dussol, 2004, p. 11]. Ainsi, lors du recensement agricole de 1988, les exploitations agricoles diversifiées embauchaient 1,5 UTA (unité de travail annuel) par exploitation contre 1,3 pour les exploitations non diversifiées. Lors du recensement agricole de 2000, cet écart s’est creusé avec 2,1 UTA en moyenne pour les exploitations diversifiées contre 1,3 pour les autres. En outre, ces exploitations agricoles favorisent l’emploi féminin dans l’exploitation même car les activités de diversification sont souvent assurées par des femmes. Par ailleurs, parce qu’elles sont souvent orientées vers des productions moins exigeantes en investissements ou nécessitant des équipements peu coûteux, ces structures, en mobilisant moins de capitaux, sont plus facilement transmissibles, ce qui permet de favoriser l’installation et l’emploi. Enfin, les agriculteurs qui y travaillent ont souvent un niveau de formation plus élevé et sont plus ouverts à d’autres milieux sociaux [Capt, 2000] ce qui facilite les échanges entre le milieu agricole et le reste de la société.

17La reconquête de l’autonomie passe enfin, et plus globalement, par le choix de systèmes de production agricole qui ne rentrent pas dans un modèle « pré-formaté », mais qui au contraire représentent la diversité biologique (l’agro-écologie) et culturelle en s’opposant à l’uniformité du modèle agricole productiviste. C’est en ce sens que l’agriculture paysanne est intensive en savoir-faire écologiques mais non intensive dans l’utilisation d’intrants manufacturés. Le respect de cette diversité suppose une reconnaissance des projets atypiques en agriculture (et de l’accès associé au foncier), c’est-à-dire des projets qui ne rentrent pas dans les normes imposées (entre autres pour bénéficier des aides à l’installation) par la profession agricole majoritaire (FNSEA et CNJA devenu depuis 2001 Jeunes agriculteurs (JA), chambres d’agriculture, etc.). La création, en 2003, de l’association Terre de liens va dans ce sens. Cette association a pour objectif d’accompagner des démarches collectives en matière d’acquisition du foncier. Elle s’appuie pour cela, depuis 2006, sur un outil de finance solidaire, la Foncière Terre de liens, pour acquérir des terres et des bâtiments qui sont susceptibles d’être loués à des porteurs de « projets socialement, écologiquement et économiquement pérennes ». La mise en œuvre de ces projets atypiques rencontre des obstacles et ce en particulier dans les territoires périurbains fortement touchés par la pression foncière comme en Île-de-France [Guiomar, Bourdel, Léonhardt et Voisin, 2010]. Elle incite néanmoins à réfléchir au rôle que peut jouer aujourd’hui l’agriculture paysanne dans la société.

18Le développement de l’agriculture paysanne repose donc finalement sur la reconnaissance d’un autre rapport de l’homme à la nature qui sans idéaliser une nature non anthropisée, reconnaît qu’il faut rompre avec la logique prédatrice qu’entretient l’homme avec la nature, logique qui s’est considérablement accélérée au cours du xxe siècle. La nécessité de cette rupture est aujourd’hui largement partagée par l’État, la profession agricole, le monde de la recherche, etc., et est défendue sous la bannière du « développement durable ». Néanmoins, « le qualificatif de “durabilité” du développement est utilisé par les gouvernements et les élites pour perpétuer leur domination, outil de reproduction sociale, ou bien approprié par les marges “paysannes” qui y trouvent de nouveaux arguments pour remettre en cause l’ordre établi, outil de contestation » [Aspe et Auclair, 2006, p. 352]. On comprend ainsi mieux pourquoi l’agriculture productiviste continue sa marche forcée à travers, en particulier, la mise en œuvre d’une politique agricole européenne qui, malgré des réformes successives visant à intégrer les préoccupations environnementales dans l’agriculture, continue à être particulièrement défavorable au projet d’une agriculture paysanne et moderne dont les valeurs sont contradictoires avec la poursuite de la reproduction de l’ordre social dominant. Ces valeurs s’incarnent sur le plan politique dans la réflexion menée par différentes plates-formes d’échanges et en particulier, depuis 2008, par le groupe PAC 2013. Ce dernier constitue un espace de discussion entre des associations ou organisations non gouvernementales environnementalistes (Les Amis de la Terre, Agir pour l’environnement, etc.), des syndicats agricoles critiques du productivisme (Confédération paysanne et Fédération nationale d’agriculture biologique des régions de France (FNAB)) ou encore des organisations travaillant sur le développement (Groupe de recherche et d’échanges technologiques (GRET), CCFD, etc.) à propos de la réorientation de la politique agricole européenne vers « des objectifs de souveraineté alimentaire, de protection de l’environnement et de développement rural ». Il s’agit par conséquent de réfléchir à la mise en œuvre d’un projet politique global pour soutenir les agricultures paysannes qui ne constituent, pour l’heure, que des solutions locales à un désordre global comme le montre très bien le documentaire de Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global (2010).

5 – Conclusion

19En France, l’agriculture paysanne représente aujourd’hui une alternative aux impasses d’une certaine conception de la modernité qui se réduirait à la foi quasi illimitée dans la science et la technique ainsi qu’à la domination et l’exploitation de la nature par l’homme. Elle constitue en ce sens une activité qui participe au dépassement d’une modernité dévoyée qui s’incarne dans le processus « sans horizon » de l’agriculture productiviste. Comme l’a montré dès les années 1970 la socio-anthropologue Michèle Salmona, « cette activité [artisanale ou agricole] ne relève pas uniquement de conduites mentales propres à la rationalité […]. Les stratégies et les pratiques qui sous-tendent l’action quotidienne, celles du potier pour maîtriser le feu, la terre, la température du four, celles de l’éleveur d’huîtres […] qui joue avec les multiples facteurs de la mer, du vent, celles de l’éleveur qui “travaille” avec la vie et la mort de l’animal, tiennent compte de multiples aléas et intègrent ces aléas à l’action quotidienne à long terme » [2010, p. 191]. Et c’est la raison pour laquelle l’agriculture paysanne contemporaine est d’une certaine manière « en avance sur son temps », plus moderne que l’agriculture manufacturière qui parvient de moins en moins à repousser les limites sociales et écologiques qu’elle a elle-même engendrées. Néanmoins, en dépit de sa cohérence et des issues qu’elle offre aux impasses du productivisme, la question demeure de la possibilité de l’agriculture paysanne à déployer l’ensemble de ses promesses en dehors d’une civilisation paysanne sacrifiée par notre société structurellement orientée par la recherche perpétuelle d’économies de travail et de domination illimitée des écosystèmes.

Français

Résumé

Cet article montre, à partir de l’exemple de l’« agriculture paysanne » telle qu’elle est définie aujourd’hui en France par le syndicat agricole la Confédération paysanne, en quoi ce type d’agriculture, qui renoue en partie avec la tradition, est plus moderne que l’agriculture productiviste qui s’en est totalement émancipée.

Mots-clés

  • tradition
  • modernité
  • agriculture paysanne contemporaine
  • agriculture productiviste
  • France

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Estelle Deléage
CERReV, Université de Caen
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/05/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.009.0117
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