1 – Introduction
1L’endettement des individus n’est pas un problème contemporain et il faisait partie des fonctionnements structurels des sociétés d’Ancien Régime. Les contextes étaient toutefois différents puisque l’Europe vit à l’époque moderne dans un régime aristocratique au sein duquel se développait une économie de marché. À cela s’ajoute le fait que l’Église avait interdit le prêt à intérêt et que ce dernier ne fut pleinement accepté que tard dans le xviiie siècle : en France, il faut attendre octobre 1789 pour que l’Assemblée nationale adopte un décret qui reconnaisse le prêt à intérêt au taux fixé par la loi et la fin de la Révolution pour que le contrat soit complètement laïcisé. Avec la reconnaissance légale du crédit, des institutions autorisées et spécialisées dans le crédit peuvent alors se développer et la distinction entre crédit et usure se faire : l’usure étant auparavant tout prêt à intérêt, fût-il à un taux minime.
2En France, le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, imprimé à Rotterdam entre 1688 et 1689, donne trois sens au mot Crédit. Le premier est : « Croyance, estime qu’on s’acquiert dans le public par sa vertu, sa probité, sa bonne foi et son mérite. […] » Le second : « Crédit, se dit aussi de la puissance, de l’autorité, des richesses qu’on s’acquiert par le moyen de cette réputation qu’on a acquise. Ce Ministre a acquis un grand crédit à la Cour sur l’esprit du Prince. […] » Et le troisième : « Crédit, se dit plus ordinairement dans le commerce de ce prêt mutuel qui se fait d’argent et de marchandises, sur la réputation de la probité et solvabilité d’un négociant […]. » Et Furetière précise : « On dit, faire crédit, vendre à crédit, acheter à crédit, pour dire, ne pas payer comptant ce qu’on achète. C’est le crédit que font les Marchands aux Grands Seigneurs qui ruine leur fortune, leur négoce. »
3Ainsi, le premier sens renvoie à la réputation morale et à ses attributs, le second à la puissance politique et financière et le troisième à un prêt mutuel entre marchands. Les deux derniers emplois du mot crédit sont tous deux fondés sur le premier sens, c’est-à-dire sur les valeurs morales. Quand il n’est pas question d’un prêt mutuel entre marchands, le mot crédit entre dans une locution verbale et le seul exemple que donne alors Furetière est celui de la ruine des marchands quand ils font crédit aux grands seigneurs. Elle est suivie de l’entrée À crédit qui rassemble des locutions qui disent que le crédit est fondé sur des assises mal assurées et qu’il ne rapporte rien : « Se dit souvent pour dire, à plaisir, sans utilité, sans fondement. Cet homme s’est ruiné à crédit, à plaisir, sans faire de dépense qui parut. Il s’est tué le cœur & le corps à crédit pour faire ce travail, cet ouvrage, dont on a fait aucun cas. Tout ce que cet avocat allègue est à crédit, il n’en rapporte aucune preuve. »
4Ces définitions rendent bien compte des deux économies politiques qui coexistent dans l’Europe moderne et elles mettent en avant le pouvoir aristocratique qui repose sur les valeurs du don et qui renvoie à la société à statut et à la prééminence des deux premiers ordres, le clergé et la noblesse sur le reste de la population, le tiers état. Elles disent également que le roi est la clef de voûte de cette architecture politique, le grand dispensateur des dons et par là le garant du crédit. D’ailleurs, Saint-Simon, grand observateur de la cour de Louis XIV montre bien dans ses volumineux mémoires que le crédit lie l’économie au pouvoir en un système hiérarchique dont le Roi est le maître.
5Un certain nombre d’archives permettent d’approcher l’endettement des groupes sociaux. Les inventaires après décès sont les plus précieux en ce qu’ils décrivent, après les divers biens, les papiers trouvés au logis du défunt. Grâce aux billets privés, aux quittances, aux extraits notariaux, aux pièces de procès, ces inventaires permettent d’entrer dans les relations économiques non seulement du défunt mais également de certains de ses ancêtres quand les affaires non encore réglées ont été conservées. Bien sûr, l’importance de ces inventaires varie grandement selon les individus et les groupes sociaux. Dépouiller intensément les registres notariés permet également de suivre dans le temps l’histoire des dettes des habitants dans les lieux que couvrent les notaires et les contreparties en échange desquelles celles-là se réduisent ou s’éteignent. Toutefois le seing privé comme les engagements oraux échappent largement à ces registres même si on en retrouve trace à l’occasion.
6C’est à partir d’une analyse intensive de ce type de sources entre les xve et xixe siècles dans le Haut-Dauphiné que l’on a pu montrer que l’endettement chronique est un phénomène massif et récurrent à travers les siècles : périodiquement, l’ensemble des habitants est endetté bien au-dessus de la valeur de ses biens [Fontaine, 2003, chap. 2]. D’autres études ont permis de généraliser ces résultats et de montrer que, dans l’Europe moderne, l’endettement était chronique. Ainsi des plaines du Beauvaisis au xviie siècle où, dans les villages, un endettement important parcourt toute la hiérarchie des fortunes paysannes, soulignant le rôle de créancier des bourgeois de la ville. Martin Lorfèvre de Laversines, par exemple, possède presque 4 ha, une vache, qui n’est toujours pas payée, avec son veau, et il doit de grosses sommes à un laboureur et à deux bourgeois de Beauvais. Mais, malgré ses dettes, comme nombre d’autres endettés, Martin Lorfèvre est mort dans son village avec ses champs et sa vache non payée et ce n’est qu’à sa mort que récoltes et bétail seront saisis, poussant les enfants à renoncer à la succession [Goubert, 1960, p. 158-162].
7En Alsace, entre 1670 et 1699, le solde dettes actives/dettes passives dans les inventaires après-décès est positif dans des proportions variant entre un inventaire sur trois et un sur dix, selon les époques et, conséquemment, sept à neuf inventaires sur dix présentent un bilan négatif. L’analyse des registres notariés montre que les prêts sont d’abord conclus à court terme et renégociés périodiquement mais, ici aussi, sans que cela empêche l’octroi de nouveaux prêts ; d’où l’importance des aréages et des dettes cumulées [Boehler, 1994, p. 1180-1181]. Sur 259 obligations recueillies pour l’année 1751, dont une partie seulement concerne l’endettement rural, 154 indiquent les dates effectives du remboursement : 29,2 sont remboursées dans les 5 ans ; 23,4 dans les 10 ans ; 29,2 entre 10 et 20 ans ; 18,2 entre 20 et 30 ans et il y a en outre 105 dettes non quittancées, soit plus de 40 % de l’ensemble, qui n’ont probablement jamais été remboursées [Vogler, 1980, p. 338].
8Même surendettement chez les petits propriétaires champenois encore au xviiie siècle où la moyenne de leur endettement dépasse de 18 % la valeur des terres possédées. Le service de la dette définit trois groupes de débiteurs : ceux qui utilisent moins des deux tiers des revenus de leurs terres pour y faire face, ceux qui en payent plus des deux tiers et ceux qui doivent rembourser plus que les revenus de leurs terres. Une grosse moitié des familles entre dans la première catégorie et les deux autres groupes, en grande difficulté, formant l’autre moitié [Brennan, 2006, p. 175-200].
9Ces exemples, pris dans des régions très différentes de la France, montrent la récurrence de l’endettement. Mais la France n’a rien d’exceptionnel et, partout dans l’Europe moderne, l’endettement et le temps long des créances se retrouvent. Nous allons suivre les pratiques d’endettement de divers groupes sociaux, des paysans, des nobles et des marchands pour entrer dans leurs engagements de crédit afin de saisir l’identité sociale des bailleurs de fonds et comprendre les modalités et les raisons de ces engagements.
2 – L’endettement paysan
10Les paysans font appel au crédit quand l’année a été mauvaise pour traverser la période de la soudure, pour payer les impôts et pour faire face aux dépenses du cycle familial. Pour répondre à ces besoins, ils se tournent successivement vers différents cercles de créanciers. À côté de la spécificité de certaines relations de crédit et, en particulier, de celles qui naissent des relations de travail, pour les autres demandes – chez les paysans, comme d’ailleurs dans tous les groupes sociaux –, la famille est le premier cercle auquel on s’adresse. Si elle est inexistante ou totalement incapable de répondre à la demande, les paysans font alors appel à leurs fournisseurs de travail : selon les régions ce sera l’aristocratie, les institutions religieuses, les élites villageoises. Dans les régions où l’industrie à domicile se développe, les marchands s’imposent vite comme créanciers privilégiés. Ensuite, crédit sera demandé aux voisins et, en particulier, aux femmes et aux veuves des villages qui font ainsi fructifier leur patrimoine. Puis les élites régionales, qui jouent souvent le rôle de marchands banquiers, seront sollicitées. Enfin, il sera fait appel aux étrangers qui, selon les pays, seront des prêteurs juifs, italiens, savoyards, auvergnats, écossais, etc.
11Si, dans cette société fondée sur les liens interpersonnels, il est difficile de refuser d’aider financièrement sa famille, même si l’on sait qu’elle ne pourra pas rembourser, cette obligation ne concerne pas seulement la famille et elle s’impose également aux nobles, aux institutions religieuses et aux élites villageoises.
12L’échange social, qui est ainsi au cœur des relations de crédit, se donne à lire non seulement dans la hiérarchie des créanciers mais également dans les modalités du crédit et dans les garanties demandées en échange de ce qui est prêté. La grande importance du seing privé témoigne de la force des liens personnels dans les relations de crédit. Chaque fois qu’il est possible de s’appuyer sur des inventaires après décès pour le mesurer, le seing privé l’emporte sans conteste, alors même que le notarial, qui permet l’appel en justice, offre des garanties légales à long terme. Dans l’ensemble, les créances sont sises sur les biens présents et à venir du débiteur sans autre précision et la spirale de l’endettement se développe généralement bien au-delà de la valeur des patrimoines et ce, au su de tous. Toutefois, une analyse plus précise des actes comme celle que j’ai menée dans les villages du Haut-Dauphiné montre des comportements différenciés en fonction des groupes sociaux mis en présence. Selon que le prêteur est de la famille, de la communauté, qu’il est un notable des montagnes étranger au village, ou un étranger, les garanties demandées ne seront pas les mêmes. Plus on s’éloigne du cercle de la relation d’endettement obligée et plus les garanties demandées deviennent précises.
13Entre parents, on rencontre des créances sans intérêts, des dispositions qui fixent le nombre de récoltes données au bailleur pour éteindre la dette (dans ce cas, ce dernier prend le risque climatique pour lui) et peu d’intérêts composés. En outre, les cautions sont d’abord familiales. Dans des villages au nord-ouest de Barcelone, les trois quarts des cautions sont, à l’époque médiévale, des membres de la famille ou des voisins [Fernandez Caudrench, 1998, p. 169-183]. Dans l’Angleterre du xvie siècle, les prêts à l’intérieur de la parenté sont fréquents et la remise des dettes fait souvent l’objet de légats au moment du décès [Cressy, 1986, p. 51-52].
14Entre les villageois et leurs élites naturelles, les prêts sont gagés plus que sur la terre, sur les récoltes et sur le travail de la famille ; mais cela est tacite [Forster, 1971, p. 51-52]. En revanche, les créances accordées par des étrangers à la communauté sont notariées et assurées sur des biens individués et décrits. Les délais de remboursement du capital sont précisés ainsi que les transferts automatiques de propriété qui résulteront du non-paiement dans les délais [Fontaine, 1991 et 1994]. La vente de terre avec clause de rachat est l’équivalent d’un prêt sur gage et le prêteur prend les fruits de la terre comme intérêt. Les créanciers urbains, marchands, bourgeois et particulièrement les petits officiers, imposent des conditions dures, très défavorables aux paysans qui se tournent vers eux. Ils se font souvent rembourser en denrées à des taux qui oscillent entre 20 et 50 % d’intérêt, voire plus au xviie siècle [Larguier, 1996, p. 942-950].
15Mesurer le temps passé avant l’application de la clause de rachat dit la plus ou moins grande mansuétude du créancier. De fait, nombre d’exemples montrent que les garanties sont souvent symboliques et qu’aucun mécanisme ne met véritablement fin à l’endettement des paysans et ce, d’autant plus que les systèmes d’enregistrement sont très divers, que les créanciers respectifs de chacun ont du mal à connaître les autres prêteurs engagés et que les paysans, pour faire face à leurs besoins, jouent du secret et de la multiplicité des créanciers ; toutes pratiques qui, pour des raisons techniques autant que culturelles, laissent aisément s’installer un endettement chronique.
16Ces traits soulignent que les logiques de la dette ne sont pas les mêmes selon les acteurs sociaux engagés dans la relation : les nobles se comportent avec plus de mansuétude que les élites urbaines. Avec la dureté croissante des termes des contrats, des garanties demandées et surtout de leur application, on peut alors lire ces cercles successifs auxquels font appel les paysans comme un curseur signalant la force des liens sociaux et celle des obligations morales qu’ils portent.
3 – Les pratiques nobles du crédit et de la dette
17L’endettement est également une composante importante des fortunes nobles et cet endettement est lui aussi tributaire de cercles de créanciers, même s’il est géré de manière différente selon les pays et la proximité des nobles avec le pouvoir royal.
18L’endettement croissant des aristocraties européennes aux xvie et xviie siècles est un phénomène bien connu : les nobles empruntent pour le service du Roi, pour doter les filles et les fils cadets et pour faire face aux besoins de consommation qu’impose leur statut. On sait aussi maintenant que cet endettement ne les a pas pour autant conduits à la banqueroute et à la disparition : des institutions ont été créées – strict settlement en Angleterre, fideicommis en Italie et en France, majorazgo en Espagne – pour protéger les propriétés nobles de leur saisie par les créanciers [Habakkuk, 1994, chap. 4 ; Yun Casalilla, 1990, p. 518-551].
19Un examen attentif de la manière dont les grandes fortunes ont réussi à éviter la faillite témoigne du rôle crucial des liens que les familles entretiennent avec la couronne. De fait, les grandes fortunes nobles sont très vulnérables car leurs possesseurs passent beaucoup de temps à la Cour où, pour soutenir leur rang, ils sont contraints à un train de vie dispendieux tout en étant, bien sûr, à la merci des besoins royaux que le roi rembourse à sa convenance par des dons, des pensions ou des assignations sur l’impôt. Ainsi, les rois dépendent de la fortune des grands et les grands des largesses des rois [Jouanna, 1989, p. 36 ; Crouzet, 1982]. Les dettes sont donc une composante normale et inévitable de toute grande fortune nobiliaire et quand elles conduisent la famille à la faillite, le roi aide à combler le déficit. Toutes les études sur la noblesse font état de ce mécanisme. Ainsi, en Alsace, l’endettement atteint au xviiie siècle une importance qui dépasse même les dettes consécutives à la guerre de Trente Ans [Pelzer, 1990]. Les Nevers ont dépensé sans compter pour soutenir leur rang et financer les besoins de la monarchie. Louis de Gonzague a acheté plus de 380 000 livres de rentes sur l’Hôtel de ville en 1570 et 900 000 en 1576-1578 et pour satisfaire aux demandes royales, les Nevers ont mobilisé leurs propres réseaux de clients qui dépendaient, eux, du crédit princier. En retour, la question des dettes de Nevers a été une affaire d’État sur laquelle Catherine de Médicis veilla personnellement. Le paradoxe est que le duc de Nevers vit des finances royales, mais consacre le plus gros de ses ressources à financer l’État et la place qu’il tient dans l’État [Descimon, 1994, p. 20-22]. Les travaux sur l’Espagne font écho aux constats français : ils relèvent le devoir de magnificence des rois et leur libéralité dont la norme est la démesure [Hespanha, 1997, p. 104].
20La lecture des mémoires de Saint-Simon corrobore ces analyses : à presque toutes les pages de ses mémoires, le roi paye des dettes et offre des pensions. La structure pyramidale de l’aristocratie est éclatante et tout se joue autour du roi, de sa famille, de ses proches et familiers et de ses ministres. Certaines charges, qui permettent un contact régulier avec le roi, sont essentielles pour maintenir fortune et puissance dans les familles car dès que la famille les perd, elle périclite. Ainsi, en 1703, Saint-Simon note que « la famille de l’Archevêque [de Reims] [est], tout à fait tombée de crédit et de considération depuis que le ministère en était sorti » [Saint-Simon, t. 2, p. 288]. En décrivant Madame de Montchevreuil, il souligne la puissance des familiers de la famille royale quand il précise qu’elle était « la surveillante de toutes les femmes de la cour, et [que] de son témoignage dépendaient les distinctions ou les dégoûts et souvent par enchaînement les fortunes » [Saint-Simon, t. 1, p. 48]. En 1709, Saint-Simon tombe en disgrâce et envisage de quitter la cour. Il explicite les raisons de son échec, né de la conjonction « des envieux et des ennemis », jointe à des « amis faibles ou affaiblis ». Mais les conseils de sa femme lui font renoncer à son projet de quitter Versailles : « Mme de Saint-Simon, plus sage que moi, me représentait les changements continuels et inattendus des cours, celui que l’âge y pouvait apporter, la dépendance où on en était, non seulement pour la fortune, mais pour le patrimoine même, et beaucoup d’autres raisons » [Saint-Simon, t. 3, p. 515]. Montesquieu rassemble en une phrase ces traits caractéristiques du grand seigneur : il le définit comme « un homme qui voit le Roi, qui parle aux ministres, qui a des ancêtres, des dettes et des pensions » [lettre 88, p. 170].
21Mais quand la maison noble n’a pas suffisamment de crédit pour s’appuyer sur le roi, elle n’a d’autre stratégie que de quitter la Cour un certain nombre de mois afin de sortir du cercle des dépenses auxquelles elle oblige. Saint-Simon décrit aussi ces stratégies alternatives utilisées par la noblesse de cour. Ainsi, la Comtesse de Fürstenberg qui « est prodigue en toutes sortes de dépenses » a fini par « congédier la plupart de sa maison, et aller épargner six ou sept mois de l’année à la Bourdaisière, près de Tours, qu’elle emprunta d’abord de Dangeau, et qu’elle acheta après à vie. Elle vivait dans cette détresse pour avoir de quoi se divertir à Paris le reste de l’année » [Saint-Simon, t. 1, p. 711-712] et le cardinal de Retz s’est retiré en son comté de Vadémont « en revenant d’Italie pour payer ses dettes […] » [Saint-Simon, t. 3, p. 946]. Enfin, une ultime stratégie pour redresser les finances d’une famille trop obérée, et trop éloignée du roi pour compter sur ses faveurs, consiste à s’allier à de riches bourgeois. L’histoire du comte de Grignan que Saint-Simon raconte en 1704 est exemplaire de lucidité : « Le comte de Grignan, chevalier de l’Ordre en 1688, s’était ruiné à commander en Provence, dont il était seul lieutenant général. » Ils marièrent donc leur fils à la fille d’un fermier général fort riche car, comme le dit la mère : il faut « de temps en temps du fumier sur les meilleures terres » [Saint-Simon, t. 2, p. 523]. Le mariage en 1708 de la fille de M. et de Mme de Pompadour à Courcillon, issu d’une famille riche mais de petite noblesse, relève, selon Saint-Simon, de la même logique. Ils vendent (c’est le terme qu’il emploie) leur fille de 13 ans pour s’en sortir : « Ils étaient riches, mais fort obérés, et n’avaient rien à donner à leur fille ; ils étaient sans crédit et dans l’obscurité. Loin de pouvoir raccommoder leurs affaires, c’étaient des gens qui, avec de l’esprit l’un et l’autre, avaient sans cesse laissé tout fondre entre leurs mains, jusqu’aux biens de la fortune, à leurs alliances, à leur naissance, sans cesser d’être fort glorieux » [Saint-Simon, t. 3, p. 151].
22Chaque fois que l’on peut connaître les créanciers des familles aristocratiques, on retrouve toujours les mêmes cercles de prêteurs : d’abord la famille, puis la noblesse, l’Église, enfin des bourgeois et, pour finir, des étrangers. Les études sur la noblesse d’Alsace montrent qu’au xviiie siècle ces familles n’empruntaient pas beaucoup auprès des banquiers mais surtout auprès des institutions religieuses et des autres familles nobles. Dans la famille Kempf d’Angreth, par exemple, le crédit suivait les voies de la parenté avant de s’adresser aux autres cercles et l’appel aux juifs ne venait que quand la famille ne voulait plus, ou ne pouvait plus, assumer l’impécuniosité de l’un des siens.
23Tant qu’ils ont duré, les privilèges de la noblesse lui ont toutefois permis de traverser au mieux ces déséquilibres financiers car seuls les revenus des fiefs pouvaient être attribués aux créanciers. De ce fait, les cas ne sont pas rares en Alsace où, par précaution, des alleux sont transformés en fiefs. En outre, comme partout, seule l’intervention royale sauve durablement les familles endettées et celles qui n’y ont pas accès vendent d’abord leurs biens meubles puis cèdent leurs biens à leurs créanciers contre une pension viagère si elles n’ont pas d’héritiers ou elles se maintiennent chichement en multipliant les créanciers jusqu’à ce que leurs successeurs soient obligés de vendre [Pelzer, 1990, p. 161-175].
24Toutefois, les valeurs nobiliaires qui poussent les aristocrates à emprunter et prêter sans compter expliquent la mansuétude des nobles à l’égard de leurs paysans. Analyser les engagements de crédit d’un gentilhomme campagnard, Jean-Louis de Rodolp, qui vit bourgeoisement à Castres, loin de la noblesse de cour, en n’exerçant aucune profession hors gérer sa fortune, ses métairies et ses droits seigneuriaux, montre qu’il est un créancier qui sait attendre [Falguerolles, 1963, p. 30-46]. Il gère le portefeuille de créances dont il a hérité et qu’il a enrichi. Rodolp a transcrit, en 1728, 62 créances restant du portefeuille hérité de son oncle décédé en 1721. Elles représentent 6 995 livres. Il mettra vingt ans à recouvrer 25 de ces créances dont la plus ancienne remonte à 1683 et la plus récente à 1720 ; ses héritiers en recouvrent 24 autres. Les 13 créances insolvables représentent le cinquième des articles et en valeur le quart du capital nominal. Ces 62 créances se répartissent entre 35 cultivateurs, 18 artisans ruraux, 2 professions libérales (chirurgien, procureur), 2 consuls représentant leur communauté et 5 marchands. Les 13 créances perdues concernent 4 cultivateurs, 4 artisans ruraux, une profession libérale (chirurgien), les 2 consuls et 3 marchands. Toutes sont établies en forme d’obligations notariées et stipulées remboursables au bout d’un ou parfois deux ans. Une ou deux cautions en garantissent le remboursement et tous les débiteurs engagent leurs biens présents ou à venir et quelquefois une parcelle de terre précise.
25Les créances paysannes ont été finalement les mieux recouvrées mais avec des délais particulièrement longs? [1]. De son vivant, Rodolp multiplie les prêts aux marchands des villes des environs (au total 57 760 livres) avec des montants supérieurs à 2 000 livres chacune. Les marchands s’endettent parce qu’ils achètent les denrées agricoles des propriétés du gentilhomme en n’acquittant qu’une faible part au comptant. De fait, Rodolp utilise surtout leurs services les années où les prix sont trop bas. Dans ces prêts, les obligations l’emportent sur les billets : 51 obligations pour 32 200 livres contre 43 billets pour 25 560 livres. Rodolp ne recouvre que le cinquième du total : 11 260 livres provenant des billets et 2 000 livres d’une obligation. Apparemment, aucune de ces créances n’est perdue, mais il en cède une grande partie à ses filles en dot (10 000 livres à Louise et 26 650 livres à Esther en plusieurs fois) ; le reliquat (10 250 livres) n’est liquidé qu’en 1759. Les délais accordés pour ces obligations oscillent entre 2 et 6 ans, renouvelables avec préavis mutuel de six mois. Pourtant, les durées sont, elles aussi, infiniment plus longues puisque seules 10 créances sont payées en moins de dix ans, 14 courent entre dix et vingt ans, 17 de vingt à trente ans, 7 de trente à quarante ans et 3 de quarante-six à soixante et un ans. En revanche, les billets sont payables à un an ou à quelques mois et même si la plupart nécessitent de plus longs délais, ils sont remboursés plus vite que les obligations : 10 sont payés à l’échéance, 17 à moins de trois ans, 8 entre cinq et sept ans, 6 entre onze et dix-huit ans, et 2 attendent entre trente-trois et quarante-cinq ans pour être honorés.
26Chaque fois que Rodolp fait appel à la justice pour activer les remboursements, les poursuites révèlent la disproportion entre les dettes et les avoirs des marchands, même si ceux-ci achètent des métairies pour garantir leurs emprunts et profiter des récoltes. En outre, Rodolp paye ses propres fournisseurs (épiciers, merciers, drapiers, bouchers à l’exclusion des boulangers qu’il paye en blé) en partie avec des créances. Les artisans s’endettent en achetant les matières premières de leur artisanat : des briques pour les tuiliers, des coupes de bois pour les charpentiers, du blé ou la location de moulins pour les meuniers. Les créances perdues sur les artisans ruraux l’ont été malgré la caution solidaire de « laboureurs » qui ont engagé leurs biens.
27Autre poste important des crédits accordés par Jean-Louis de Rodolp : le prêt aux « amis » et aux alliés. Ses « amis » sont comme lui de « nouveaux convertis », gentilhommes, officiers ou avocats. De 1722 à 1748, Rodolp a prêté 30 750 livres en 12 billets (14 650 livres) et six obligations (16 100 livres). Près des deux tiers sont recouvrés de son vivant alors que les créances marchandes ou commerciales ne le sont que pour un cinquième. Il cède un petit tiers de ces créances pour doter ses filles. Les plus gros emprunts sont les plus vite remboursés. Les prêts sont réciproques et Rodolp emprunte aux mêmes quand il a besoin de fonds pour marier ses filles, entretenir son fils à l’armée ou faire face au besoin urgent d’un ami.
28Aux gentilhommes de sa parenté, il prête sans intérêt ; les délais sont souvent longs et certaines créances irrécupérables : 7 100 livres au sieur de la Matte en 4 prêts en 1722 et 1735 qu’il rembourse en 1736 ; un avocat de Castres doit 500 livres depuis 1724 ; elles seront remboursées en 1757 par l’acquéreur d’une maison de la succession ; en 1725 il prête à son allié 60 livres sans intérêt pour aller voir sa fiancée ; Rodolp ne disposant pas des 100 livres qu’il souhaitait; elles seront remboursées en 1734. À son beau-frère, il prête à de nombreuses reprises sans intérêts : 100 livres en 1725, 102 livres en 1739 et d’autres encore qui ne sont pas inscrites jusqu’en 1746 où Ligonier fait un billet de 1 000 livres. Ce billet fait partie de la dot d’Esther et, en 1770, l’oncle est toujours incapable de l’honorer. M. de Bonne de Castres doit 3 000 livres entre 1727 et 1743. La veuve d’un gentilhomme s’endette de 1 000 livres en 1736 et le sieur de Saint Martin de 2 000 livres en 1737 ; ces deux créances sont données en dot à Louise en 1737. Pellissier, ancien capitaine du régiment d’Auvergne emprunte régulièrement des sommes allant de 300 à 3 000 livres dont il met, selon les cas, entre 9 mois et 8 ans à s’acquitter ; dans le même temps, Rodolp lui emprunte pendant 13 mois 3 000 livres pour réunir une somme de 9 000 livres qu’il a l’intention de prêter au baron de Sénègas qui rachète ainsi une partie de sa seigneurie. Et d’autres encore auxquels il prête de petites et de fortes sommes (de 200 livres sans intérêt à 5 000 livres qui lui seront remboursées avec des délais de 3 à 18 ans). Une seule créance fait l’objet de poursuites : elle concerne 90 livres consenties en 1723 à un lieutenant de dragons et seront 110 livres en 1732 et remboursées après retenues sur les appointements de l’officier par ordre de l’Intendant.
29La grande activité créancière de Rodolp contraste avec le manque d’argent dont il fait souvent preuve. À son décès, il laisse 62 800 livres de créances. Regarder dans le détail ses débiteurs montre combien son activité de créancier est économiquement dangereuse : les plus gros prêts sont accordés aux « amis » et aux « parents » ; ils portent peu ou pas d’intérêt et dans le grand nombre des modestes prêts qu’il consent, beaucoup se révèlent insolvables. En outre, la qualité sociale des débiteurs de Rodolp montre la force de la relation qui les lie au gentilhomme : il prête aux laboureurs et aux métayers dont il est le seigneur et qui remboursent mal et tard ; aux artisans qui dépendent de lui pour l’acquisition de leurs moyens de travail et qui le remboursent aussi mal (pour ces deux groupes, le gentilhomme entreprend des travaux d’amélioration de ses demeures afin d’utiliser leur travail puisqu’il n’a pas moyen de compenser autrement ces dettes) ; les marchands avec lesquels il est en affaire et qui le remboursent, eux aussi, on ne peut plus mal et qu’il gratifie d’ailleurs en paiement, quand il le peut, de créances tout aussi douteuses ou qui s’annoncent pour le moins longues à recouvrer ; la famille, enfin, à laquelle il est difficile de refuser un prêt, mais qui, par chance, n’est pas nombreuse à le solliciter à perte et les « amis » qui, heureusement pour Rodolp, appartiennent à un milieu gentilhomme dont les ressources sont, dans l’ensemble, florissantes.
30L’analyse sociale des débiteurs de Rodolp laisse penser qu’il n’a guère le choix des débiteurs, mais que la conjoncture n’est pas mauvaise pour lui et pour ses principaux alliés ; bref, que son milieu social est en phase d’enrichissement, même si tous étirent les délais de remboursement. Toutefois, ces constats posent la question du rôle du crédit dans la constitution des fortunes et des patrimoines, comme ils jettent un doute sur la rentabilité économique et la disponibilité des dots données en créances. La conclusion majeure de l’analyse de ce portefeuille de créances familiales d’une élite terrienne du Midi de la France est, me semble-t-il, de montrer le rôle fondamentalement social du crédit chez les gentilshommes aisés et, conséquemment, la part minime des créances accordées librement qui seraient, elles, susceptibles de faire l’objet d’un calcul rationnel et pour lesquelles une interrogation sur la confiance serait pertinente.
31La composition des fortunes nobles de la région de Toulouse conforte les analyses du portefeuille de Rodolp. Elle montre l’importance des prêts entre aristocrates. Ils sont nombreux, passés sous forme de rentes constituées, et traduisent l’assistance mutuelle que les familles se portent quand elles ont des besoins particuliers de liquidités pour faire face aux événements du cycle de vie. Ces crédits portent des taux entre 2 et 5 %, dépassent rarement 10 000 livres et les créanciers sont nombreux. Riquet de Bonrepos a 22 créanciers en 1772 dont la moitié sont des nobles qui lui ont avancé des sommes comprises entre 5 000 et 10 000 livres [Forster, 1971, p. 117-119]. En revanche les dépenses de consommation relèvent d’autres circuits et, comme les dépenses de jeu, elles entraînent les nobles chez les usuriers [ibid., p. 161-162].
4 – Les tensions sur la fortune des marchands
32La correspondance comme les livres de compte des marchands attestent que ces derniers payent cher leur dépendance vis-à-vis du pouvoir aristocratique. Ainsi, l’analyse de l’extraordinaire correspondance du marchand Datini qui compte 150 000 lettres dont 7 000 de sa main permet de saisir toute la complexité et l’ambivalence des liens qui lient les marchands aux puissants, qu’ils soient nobles ou ecclésiastiques. Les lettres échangées avec ses employés installés dans les diverses villes d’Europe comme avec les marchands avec lesquels il est en relation montrent que, pour s’adapter à l’arbitraire du politique, le marchand doit connaître les fonctionnements des divers pouvoirs locaux afin d’obtenir les autorisations de commercer, acheter des parts dans les douanes et les lieux stratégiques pour assurer le meilleur traitement à ses marchandises. Les autorisations lui sont données en échange de dons et de crédit qu’il offre aux puissants aristocrates car ces prêts seront le plus souvent remboursés non en argent mais en avantages donnés.
33La quadrature du cercle pour le marchand est qu’il lui faut, d’un côté, acheter cher auprès des puissants la tranquillité pour commercer et pour acquérir des droits et des avantages et que, d’un autre côté, il lui faut gagner la confiance des marchands en remboursant ses dettes avec ponctualité et montrer, en outre, qu’il est riche pour attirer leur confiance. À cette triple contrainte vis-à-vis du monde marchand, s’ajoute encore une autre tension à gérer dans sa relation aux puissants : il doit montrer sa richesse pour s’attirer leur faveur et en même temps la cacher pour la soustraire à l’avidité de ce pouvoir politique toujours en manque d’argent pour remplir ses caisses. Le marchand Datini qui connaît toutes ces contradictions n’a jamais pu échapper au pouvoir aristocratique. Il a, par exemple, tout imaginé pour échapper au fisc florentin qui lorgnait sur sa fortune, mais il a dû finalement se soumettre et accepter la citoyenneté de la ville de Florence et, avec elle, répondre aux demandes financières du prince.
34Avoir des liaisons fortes avec les diverses hiérarchies est donc vital pour un marchand car elles sont le seul moyen d’atténuer l’arbitraire des pouvoirs religieux et aristocratiques. Il lui faut ainsi courtiser tous les niveaux du pouvoir, recevoir régulièrement le gouverneur de Prato, inviter tous ses voisins riches, comme il le fait lors de son séjour à Bologne, mais aussi toute personne de pouvoir qui passe à Prato, d’où qu’elle vienne, le cardinal du Puy, Francesco Gonzaga, le seigneur de Mantoue ou l’ambassadeur de Venise, car on ne sait jamais de qui on pourra un jour avoir besoin. Datini a même reçu Louis II d’Anjou en 1409 et 1410 et la dépense fut telle que, pour le remercier, le roi lui fit le précieux don du droit d’insérer dans ses armes et ses sceaux le lys d’or de France [Nigro, 2010].
35Cette obligation entre le besoin de montrer sa richesse, de se comporter selon l’éthique noble en offrant une hospitalité fastueuse aux hôtes de marque tout en leur accordant de grands crédits qui ne seront pas forcement remboursés explique le nombre de faillites des marchands tout au long de l’Ancien Régime. L’analyse d’une soixantaine de faillites à Lyon entre 1763 et 1771 montre que le surendettement qui les pousse au dépôt de bilan vient en grande partie – comme Furetière le soulignait à l’article crédit – des créances accordées à l’aristocratie de charge ou de fonction [Garden, 1973, p. 270-272 ; Biem, 1988, p. 379-404].
36Au pouvoir aristocratique, s’ajoutent les obligations familiales et relationnelles du marchand pour fragiliser ses entreprises. Un autre marchand, Jean Giraud de La Grave dans le Haut-Dauphiné permet d’entrer dans ce second aspect. Il est un marchand protestant qui a ouvert boutique à Lyon et dont les affaires sont florissantes. Il a dressé lui-même l’inventaire de ses biens et de ses créances au moment de sa fuite vers la Suisse en 1687 pour échapper aux dragons du roi et à la conversion forcée. Il révèle des crédits marchands, des crédits villageois et des crédits familiaux [A. D. Isère, 1J 1102].
37Les crédits marchands de Jean Giraud montrent une très grande proportion de mauvaises dettes. Elles se montent à 11 188 livres et concernent 38 personnes plus un certain nombre d’autres regroupées sous la rubrique « débiteurs qui ne valent rien ou aucune espérance soit par erreur ou autrement ». 16 autres marchands sont inscrits dans ce livre, ainsi que la foire de Beaucaire, mais Giraud n’inscrit pas les sommes dues, précisant seulement « affaires » « compte » « assignation » face à leur nom (c’est pourquoi on ne peut calculer le montant total des créances). Sur les 11 188 livres, 4 542 sont dues par 8 marchands qualifiés de banqueroutiers. L’essentiel des noms sont des patronymes du Haut-Dauphiné : ces 54 marchands sont originaires du même massif et ils trafiquent sur la route commerciale entre l’Italie et l’Espagne. Dans un livre spécial, il note les crédits accordés dans son village d’origine. Le compte qu’il en donne montre que 42 personnes lui restent endettées pour 9 145 livres quand il quitte La Grave en 1687.
38Les crédits familiaux sont importants. Ils viennent des dots impayées, de successions qui ne se soldent pas et de diverses avances d’argent. L’apport qui lui a été donné à son mariage (1 000 livres), la dot de sa sœur, qui datent tous deux de 1665 (leur père est mort en 1672) et celle de sa seconde épouse Madeleine Chicot (1 200 livres) ainsi que les héritages de ses père et mère ne sont toujours pas réglés. De l’hoirie de sa première femme, il attend encore 1 345 livres auxquelles s’ajoutent 2 132 livres que lui doivent la mère et le frère de sa première épouse. Sa seconde femme lui doit 1 518 livres et sa sœur Anne 557 livres qui sont les commandes de marchandises qu’elles lui passent. Le crédit s’établit dans les deux sens puisqu’il gère en 1675 plus de 8 668 livres que son oncle Paul Giraud lui a confiées et plus de 2 000 livres de son père. Il gère l’argent de sa sœur qui est veuve et de ses enfants dont il est le tuteur. Enfin, il avance à son beau-frère, Jean Monnet, les 1 000 livres qu’il investit dans leur compagnie marchande? [2]. Jean Giraud tient le compte de l’argent des différents membres de la famille qu’il gère (dot, pension, droit de survie, tutelle) et chaque fois que le calcul est possible, il montre que l’intérêt est compté à 5 %.
39L’absence de créances sur l’État et sur les villes dans les affaires de Giraud est remarquable. Elle s’explique par la confession protestante du marchand qui exclut, en ces temps de révocation de l’édit de Nantes, ces familles des affaires de l’État. L’étude d’autres marchands présenterait d’autres répartitions. Mais les trois postes des crédits familiaux, des crédits marchands et des crédits de proximité se retrouveraient partout et tous les marchands sont tributaires des bonnes, comme des mauvaises fortunes, des membres de leur famille. Le crédit familial se révèle alors comme un élément très important des réussites, comme des échecs, des maisons commerciales dans l’Europe de l’Ancien Régime : des obligations trop lourdes de la parenté comme des dissensions en son sein, parce qu’elles rejaillissent immanquablement sur la capacité de financement des entreprises, sont une des causes difficilement maîtrisables par les acteurs des échecs marchands [Cornette, 1986 ; Moulinas, 1972].
40Ainsi, outre leur dépendance à l’égard du pouvoir aristocratique, les marchands n’échappent pas à la complexité de leurs rôles sociaux et aux contradictions que ceux-ci leur imposent car ils doivent faire face à leurs obligations comme membre d’une famille, d’une parenté, d’un réseau d’« amis » et comme dispensateurs de travail.
5 – Samuel Pepys et la volonté d’échapper aux liens de la dette
41On a vu combien les cultures du crédit fragilisaient toutes les fortunes, y compris celles des marchands et l’on comprend mieux pourquoi, tant que la société aristocratique n’est pas mise à bas, beaucoup préfèrent, dès qu’ils en ont les moyens, quitter la marchandise et chercher l’anoblissement qui protège les patrimoines. Samuel Pepys est un des rares à avoir presque réussi à construire sa fortune hors des liens de la dette et l’on peut suivre, grâce à son épais et précieux journal, la manière dont il a planifié, dans la gestion de sa vie au quotidien, sa réussite sociale.
42Si ses origines dans la région de Cambridge sont modestes, ses relations familiales lui permettent toutefois d’étudier à Cambridge et d’obtenir un travail de clerc chez son second cousin Edward Montague, the Earl of Sandwich, comme commissionnaire du Trésor pour le Commonwealth. Il entre ainsi dans la bureaucratie naissante de l’État anglais et, plus précisément, au service de la marine. Quand il commence son journal en 1659, il est inquiet du peu d’argent qu’il touche et note qu’il n’a pas de quoi chauffer sa maison. Cet état est dû en petite partie aux difficultés qu’il éprouve à récupérer ses gratifications et en grande partie à ses manières de vivre : il préfère les plaisirs de Londres, les tavernes et les salles de spectacles au travail. Mais, il est ambitieux et décide rapidement de faire régulièrement ses comptes et de discipliner sa vie suffisamment – mais pas trop ! – pour maintenir un enrichissement régulier. Et Pepys devient un homme riche. Quand il arrête son journal en 1669, il a économisé 10 000 livres et, dix ans plus tard en 1679, le gouvernement lui doit 28 007 livres pour ses services. La dette ne sera bien sûr jamais payée [Muldrew, 1998, p. 250-256].
43Ce qui est remarquable dans la vie de Pepys est qu’il est finalement – même s’il ne faut pas oublier le rôle déterminant du patronage familial dans son entrée dans la carrière – un homme qui a construit sa fortune à partir des revenus de son travail d’employé de l’État. Son témoignage est extrêmement précieux dans la mesure où il a explicité sa volonté de s’enrichir et en a rationalisé les moyens. Il s’est imposé trois règles de conduite pour arriver à ses fins : faire ses comptes régulièrement, discipliner sa vie et son travail, c’est-à-dire concevoir son travail comme une profession et non comme une seule source de salaires et enfin refuser autant que faire se peut de prêter son argent aux amis et aux parents. Or lui et son père reçurent la visite de nombreux parents. De fait, Pepys nomme dans son journal plus de quatre-vingt membres de sa famille dont la plupart sont de lointains parents et dont l’exact lien de parenté est souvent difficile à saisir et qu’il n’a jamais vu avant leur visite à Londres. Le nombre est d’autant plus impressionnant qu’il n’a pas de parents du côté de sa femme, puisqu’elle est fille d’un émigré français [Tadmor, 2001, p. 115]. Pourtant, entre ses gratifications et les revenus des impôts qu’il collectait, il avait un accès privilégié à l’argent comptant. Cet argent qu’il a pu accumuler, il a préféré le thésauriser au sens propre plutôt que de le prêter, même à de hauts taux d’intérêt [Pepys, vol. 3, p. 292 et 296]. Quand, dans les années 1660, il signale que l’argent est rare, il ajoute qu’il ne veut pas pour autant entrer dans les risques du prêt d’argent et ce thème revient à plusieurs reprises dans son journal.
44Il a bien conscience de la fragilisation que les chaînes de crédit font peser sur les fortunes des marchands et sa méfiance est telle qu’il refuse même d’accorder sa confiance aux banquiers avec lesquels il traite quand il emprunte pour le bureau de la Marine, car il sait combien leur fortune est fragile et à la merci des « mauvaises dettes » [Pepys, vol. 5, p. 269]. Pepys a ainsi parfaitement compris les dangers de l’endettement chronique tout comme il a mesuré la faiblesse et l’originalité de sa propre position sociale. De fait, sa fortune ne reposant pas sur la marchandise mais sur, et uniquement sur, son travail de fonctionnaire, il a donc cherché à éviter d’entrer dans les compromis sociaux que le métier de marchand impose et il a pu se soustraire à l’obligation d’accepter des prêts risqués pour s’assurer des gains et conquérir des marchés. Seule entorse à la règle qu’il s’est fixée : un prêt de 1 000 £ à Lord Sandwich, son cousin, l’homme qui lui a offert sa première place et il explique dans son journal qu’il a fait ce prêt car il veut renforcer son « intérêt » et ses liens avec le Earl, bien qu’il soit pleinement conscient du fait que l’aristocratie a mauvaise réputation pour rembourser ses dettes [Pepys, vol. 5, p. 199]. Ceci étant fait, il s’inquiète de la conduite dissipée du noble à la Cour au point d’aller personnellement lui dire, à de nombreuses reprises, que sa réputation en souffre [Pepys, vol. 5, p. 132, 175, 186, 192, 206-208 ; vol. 6, p. 33].
45De fait, entre le danger de perdre son argent en se le faisant voler et celui de le perdre en le prêtant à perte, Pepys a choisi les voleurs : il garde son argent dans diverses cachettes de sa maison. Quand les Hollandais s’aventurent sur la Manche, il demande à son père et à sa femme de sortir ses sacs d’argent de Londres et de les enterrer en prenant garde à ce que personne ne les voie faire. Il a caché dans sa cave 6 000 livres qui lui viennent de la Marine. Il alternait les cachettes de la cave à la chambre de travail [Brome, 1992, p. 126-128 et 132-133]. Sa pratique est : point d’argent mais de l’hospitalité ! Car l’hospitalité crée et renforce les liens. Elle est un don qui appelle un contre-don et qui fait circuler les services. Et il accorde généreusement son hospitalité à tous ses parents même à ceux qu’il ne connaît pas, mais pas son argent [Pepys, vol. 1, p. 32 ; vol. 3, p. 186 et 190-191 ; vol. 6, p. 1] !
46Ces exemples montrent que le crédit, parce qu’il était encastré dans une économie politique aristocratique fondée sur les liens interpersonnels et sur une culture du don, était une activité fort peu contrôlable. La culture aristocratique qui imposait de prêter à sa famille, à ses pairs et à ses dépendants et qui rechignait à réclamer son dû en temps et heure, tout comme à honorer ses propres dettes, laissait dans les périodes de difficultés économiques s’installer un endettement généralisé qui se réduisait en déplaçant la dette vers d’autres marchés et en laissant jouer le temps. La dangerosité dont se font l’écho les dictionnaires est bien réelle car le crédit dépend en dernier ressort du bon vouloir du roi et de celui des nobles. Ce constat est a contrario renforcé par les choix de Pepys qui, pour échapper aux caprices de ce jeu social dont dépendent la richesse comme la ruine, a préféré enterrer au sens propre son argent plutôt que de le faire fructifier. Il a théorisé la naissance d’un homo œconomicus détaché de l’homo creditus qui était la figure majeure de la société aristocratique, une société où le crédit était au centre des relations sociales et au cœur du pouvoir.
Notes
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[1]
B. A. Holderness [2005] montre pour le Lancashire que, dans les périodes de crise (dans les années 1670, 1680) et après 1720, les propriétaires sont immédiatement sollicités pour retarder la perception des loyers ou modérer les aréages accumulés et que ces derniers ont finalement peu profité de la situation pour évincer ou remplacer leurs fermiers défaillants.
-
[2]
Le prêt est octroyé le 13 novembre 1670, sans intérêt pendant trois ans. Jean Monnet se retire de la compagnie en 1674 et est réembauché en 1677 comme commis de Jean Giraud ; cette fois-ci il touche un salaire de 300 livres par an.