1 – Introduction
1Les outils des technologies de l’information et de la communication (wikis, forums de discussion...), en facilitant des formes de travail collectif, organisent de la collaboration, de la coordination via l’émergence de groupes ou, encore, le partage de répertoires communs. Ce processus de construction de projets est coopératif : il s’appuie sur l’engagement mutuel des participants, c’est-à-dire l’engagement des individus dans des actions dont ils négocient le sens les uns avec les autres [Chanal, 2000, p. 7] et qui est le fondement d’une identité de participation. Les conditions de succès de ces collectifs de production de connaissance en ligne sont-elles les mêmes que celles observées dans la construction du bien commun [1], ainsi qu’ont pu l’étudier Ostrom [1990], Ostrom et al. [1994] ?
2Le point de départ choisi pour notre propos est celui du dilemme de la construction d’une action collective, qu’Olson [1965] a formulé sous la forme d’un paradoxe : alors que les individus auraient un avantage à agir collectivement et en ont conscience, ils ne le font pas toujours. Comment expliquer que des individus entrent dans de tels projets, coopératifs collectifs, et s’y investissent dans la durée ? Cet article a pour objectif l’analyse de cet engagement dans la production de connaissances partagées dans un collectif en ligne. L’étude de la genèse de l’implication des acteurs dans un projet de ce type montrera, au-delà de l’existence d’une pluralité de logiques d’action (ou raisons), différents modes d’engagement. Plusieurs éléments entrent en ligne de compte : le stade de développement du bien produit au moment où l’individu s’engage ; l’intérêt que celui-ci porte au résultat de l’action et, par conséquent, le degré et la durée de l’implication qu’il est prêt à envisager [Marwell et Oliver, 1993]. Cet intérêt et l’investissement qui en découle peuvent aussi varier pour un même individu au cours du temps.
3L’argument est développé à partir d’une étude de cas : GeoRezo, une communauté de pratique géomatique en ligne, traitant de sujets techniques et généraux de l’information géographique et des systèmes d’information géographique. Ce projet fait figure de référence dans le milieu professionnel de la géomatique, allant jusqu’à la contribution à la création et à la définition d’un métier. L’enquête, de statut exploratoire [2], s’est déroulée en 2009. La méthode de collecte de données adoptée est à la fois de type quantitatif, basée sur un questionnaire en ligne diffusé auprès des inscrits au site, et de type qualitatif, à partir d’entretiens semi-directifs menés auprès de fondateurs et membres du noyau du collectif.
4Dans cet article, on cherchera surtout à mettre en lumière le processus d’engagement par lequel un individu se trouve impliqué dans un tel projet. Pourquoi les individus répondent-ils d’abord à des questions ? Pourquoi prennent-ils des responsabilités d’animation dans la communauté ? Comment sont-ils recrutés ? De quelle manière décrivent-ils leur implication ? On montrera que cet engagement est effectivement progressif, qu’on peut parler de « carrière » de l’engagement au sens de Becker [1960], ce qu’ont déjà souligné différents auteurs [Shah, 2006 ; Demazière et al., 2005, entre autres]. Mais, ce qui semble plus original, c’est que si les individus s’engagent parce qu’ils perçoivent des bénéfices immédiats à leur action, les conséquences de l’engagement, et notamment la prise de responsabilité (de rôle) dans le collectif ne sont perçus qu’après coup, tout en rendant le retour en arrière difficile. Ce parcours est fait d’étapes successives, sans anticipation ou projection de la part des individus, montrant ainsi l’insuffisance de la logique stratégique pour expliquer l’engagement.
5On présentera d’abord les fondements empiriques et théoriques des études menées sur des objets similaires et sur lesquels notre réflexion prend appui (section 2), puis le corpus étudié et la méthodologie (section 3). Suivra une analyse des profils d’entrée dans la communauté (section 4), et des raisons de l’implication et de l’engagement dans celle-ci (section 5). En conclusion, on tirera quelques enseignements de l’analyse de l’engagement dans un projet de production de connaissances collective, coopérative et en ligne.
2 – Des raisons de s’impliquer dans une production collective en ligne
6Il existe une pluralité de configurations de collectifs de production de connaissance en ligne, de tailles et de formats d’organisation variés, qui débouchent sur des modèles d’implication des acteurs différents. Certains collectifs déploient un degré de coordination tel que le groupe est structuré en cercles concentriques avec un centre ou noyau de quelques acteurs et une périphérie composée de nombreux membres [Demazière et al., 2009a ; Wenger, 2006]. La mise en place d’une véritable division du travail social et technique a pu être observée dans la littérature notamment dans des communautés du logiciel libre. Ces rôles centrés sur les tâches de production de savoirs, décrits par le biais des « communautés épistémiques » [Conein et Latapy, 2008 ; Roth, 2008], peuvent aller jusqu’à se stabiliser dans des rôles sociaux renvoyant à des « modèles spécifiques à une fonction ou position dans une collectivité » [Rocher, 1992, p. 43] : observateurs et utilisateurs passifs, utilisateurs actifs, développeurs, gestionnaires de projet, gestionnaires de communauté, développeurs centraux [Jensen et Scacchi, 2007]. Mais si, dans certains collectifs, les rôles ont pu être clairement identifiés, dans d’autres, comme dans le projet de l’encyclopédie Wikipédia par exemple, ils sont moins définis et restent relativement informels [Bryant et al., 2005 ; Welser et al., 2008].
7Si l’on s’interroge sur ce que font des individus au sein de ces groupes, quels sont les rôles qu’ils y jouent et les positions qu’ils occupent, la question qui suit est celle des raisons qui les poussent à jouer ces rôles, à occuper ces positions. La réussite d’une collaboration virtuelle dépend en effet de la contribution, le plus souvent bénévole, de participants volontaires. Par contribution, on entend avec Crowston et Fagnot [2008], « l’effort fourni par un individu volontaire pour créer un bien collectif ». L’enjeu de ces collectifs est de produire un bien « à partir d’individus séparés et distants » [Demazière et al., 2005, p. 181]. Pour approfondir l’exploration de ces projets et de leurs fondements, « il faut aussi comprendre ce qui amène des individus à participer à cette production », comme l’ont relevé Demazière et al. (ibid). D’autant qu’une telle activité peut occuper jusqu’à trente heures par semaine, comme c’est le cas pour certains contributeurs de Wikipédia [Forte et Bruckman, 2005 ; Bryant et al., 2005].
8Crowston et Fagnot [2008] ont relevé dans la littérature de nombreux facteurs expliquant la contribution et par conséquent l’accroissement du nombre des membres et celui de la quantité des entrées. Ils soulignent la difficulté à saisir les motivations de la collaboration virtuelle de masse en raison de la grande diversité des niveaux et de nature de la contribution. Ils ont aussi pointé, citant Mockus et al. [2000] dans leur étude sur le collectif Apache, et Zachte [2007] sur Wikipédia, que la distribution des contributions à une telle collaboration est typiquement « biaisée », avec quelques individus qui font la majeure partie du travail et de nombreux autres qui en font peu (modèle de contributions inégalement distribuées similaire à celui de la plupart des organisations volontaires).
9La principale incitation identifiée serait la constitution d’un « capital de réputation », agissant « comme un signal puissant de compétences difficilement évaluables directement », comme le notent Demazière et al. [2005, p. 181], s’appuyant sur des travaux économiques [Foray et Zimmermann, 2001 ; Lerner et Tirole, 2002]. Ce capital générerait des bénéfices extrinsèques (embauche à un poste plus intéressant, avancement de carrière, accès à des sources de financement), qui seraient le principal moteur d’un tel effort [Lakhani et Wolf, 2005]. Ces incitations à la publication d’un contenu ouvert (par exemple dans Wikipédia) seraient ainsi proches de celles déployées dans un système d’incitation à la publication dans le domaine scientifique [Forte et Bruckman, 2005], renvoyant au mécanisme du « cycle du crédit » éclairé par les travaux de Latour et Woolgar [1979] : plus on contribue, plus on est connu, plus il est facile d’obtenir des informations, des collaborations et de la reconnaissance.
10La recherche empirique a nourri d’autres pistes d’exploration intéressantes. Lakhani et Wolf [2005] ont mis en avant l’existence chez les hackers [3] d’une motivation intrinsèque basée sur le plaisir individuel et sur l’obligation vis-à-vis de la « communauté ». Les investigations empiriques réalisées par Demazière et al. [2005] et Corsani et Lazzarato [2004] mettent en avant des processus plus complexes d’un engagement progressif, ponctué d’« expériences marquantes » dans un « univers de discours » sur le logiciel libre. On peut donc parler de carrière au sens où l’entend Becker [1963], et, suivant Shah [2006] et Demazière et al. [2005], de « progression dans la carrière », au sens où le degré de responsabilité et d’engagement augmente. Pour ce qui est des développeurs de logiciel libre par exemple, et comme les auteurs l’ont observé : « La mobilité d’une position à l’autre au sein de la communauté étant le produit de la rencontre de motivations personnelles et de milieux sociaux intégrateurs » [Demazière et al., 2005, p. 182-183]. Cela rejoint la proposition de Crowston et Fagnot [2008], qui distinguent des motifs divers à la contribution initiale tels l’expertise, l’efficacité par rapport au média, la perception du coût, le temps, la curiosité ; et d’autres motifs à poursuivre : l’idéologie de la communauté, l’altruisme et le bénévolat, des attentes de retour sur investissement ou bénéfices, le développement de compétences ou capacités, une identité de contributeur soutenu, l’autonomie, les retours nombreux d’autres contributeurs, etc.
11La notion d’« engagement individuel », au sens de la sociologie de l’engagement [Sawicki et Simeant, 2009], c’est-à-dire « toute forme de participation individuelle durable à une action collective », peut donc « constituer une variable d’explication utile » [Becker, 1960]. On reformulera les hypothèses de Becker : « l’engagement a été réalisé en faisant un pari subsidiaire (side bet). » Autrement dit, « l’individu engagé agit de manière à impliquer dans son action certains de ses autres intérêts, au départ étrangers à l’action dans laquelle il s’engage » ; c’est par ses propres actions antérieures qu’il s’est mis dans cette situation. « Une composante nécessaire de l’engagement » est « la reconnaissance par l’individu de l’intérêt créé par ses propres actions antérieures », pour agir en faveur de son accomplissement. Si une ligne d’action cohérente résulte de l’engagement, il existe des situations où c’est l’organisation dans laquelle il s’est engagé qui a « engendré des « paris subsidiaires » à sa place, imposant ainsi une contrainte à ses activités futures ». « Certains engagements résultent ainsi de décisions conscientes », « d’autres se forment progressivement. » « Ces engagements par défaut » sont constitués d’une « série d’actes » ou de « petites pierres », ou sont le produit d’ « une routine ordinaire » des actes quotidiens.
12Comme tout engagement, l’engagement dans un collectif de production de savoirs décrit un « processus complexe » défini par un « accord non permanent », ce qui constitue une des difficultés importantes de son analyse [Becker, 1960] : il y a un risque de confusion entre l’effet de l’engagement (un bien d’expérience [4]) et le pourquoi de l’engagement. C’est de ce processus dont on souhaite rendre compte dans la suite de la réflexion en montrant que, si l’on y vient pour des motifs individuels clairement identifiés, on y reste pour des raisons qui nous dépassent ou des valeurs plus générales qui guident l’action collective.
3 – Méthodologie
3.1 – Présentation du corpus : GeoRezo
13« Conglomérat de sites personnels en 1998, puis site collectif dès 1999, GeoRezo, le portail géomatique : portail communautaire d’échange sur l’information géographique, est devenu au fil des années une “référence” de son secteur. Fort de ce succès, ses membres ont décidé, en 2004, de créer une association loi 1901 qui assure désormais la gestion du site [5]. »
14GeoRezo se présente comme un portail Web regroupant des informations concernant la géomatique : forum de discussion et support d’aide sur le thème et sur les logiciels utilisés dans ce domaine, mais aussi lieu de recherche d’emploi (forum « job »). C’est devenu aussi un lieu de construction d’une identité professionnelle (le géomaticien) avec la création d’une fiche métier [6] pour laquelle le site (et notamment les membres de l’association gérant le site) a été très actif [7].
15Le choix de GeoRezo apparaissait révélateur des comportements d’acteurs engagés dans des collectifs de production de connaissances en ligne, à savoir qu’il s’est constitué autour d’un noyau de quelques-uns attachés au site et à son objet, et il a suivi une évolution jusqu’au succès qu’il connaît aujourd’hui. Le site affiche 19 138 inscrits, le forum le plus important (forum « job »), 866, et le forum généraliste « géomatique », 509. Il remplissait aussi d’autres conditions nécessaires à l’enquête : son ancienneté (dix ans), l’accès aux fondateurs et aux membres du collectif. Par ailleurs, sa forme hybride entre le réseau et l’association paraissait intéressante en regard d’une de nos hypothèses sur l’institutionnalisation de ces collectifs en réseau.
3.2 – Collecte et analyse des données
16Cette étude s’appuie sur deux types de données, les réponses à une enquête par questionnaire en ligne, et des entretiens.
17Le questionnaire a permis de saisir la manière dont les membres de la communauté utilisent GeoRezo, de déterminer des profils de participation et de mettre en lumière des changements d’implication dans le temps et leurs causes. Il comportait trois parties : l’entrée dans la communauté, l’évolution de la participation, les motivations actuelles à rester. Il a été diffusé en ligne de mi-novembre à mi-décembre 2009 : les animateurs du site ont posté une information dans le forum sur l’existence de ce questionnaire qui était accessible depuis la page d’accueil du site. 141 personnes y ont répondu. Nous ne pouvons évidemment pas assurer la représentativité des répondants, puisque les réponses étaient volontaires. C’est pourquoi notre analyse a un caractère préliminaire sur les motivations des répondants.
18Il a été complété par des interviews exploratoires, visant à saisir les raisons de l’implication des acteurs les plus investis dans la production et l’organisation de la production du bien en question. Six entretiens semi-directifs ont été menés en 2009 auprès de fondateurs et membres du noyau, ce qui correspond à la presque totalité de l’équipe ou du bureau de l’association, et aux parcours les plus longs au sein du collectif [8]. Ils nous garantissaient a priori une compréhension de la participation à l’action dans la durée et un certain « attachement » à un outil, un projet, un groupe. Le guide d’entretien reprenait les dimensions suivantes : le déroulement, les étapes de l’engagement, sa définition à partir de la description des activités et des représentations de la contribution de l’interviewé au fonctionnement du collectif en général. D’un côté, à partir des discours recueillis, on peut dégager des logiques d’action, d’un autre côté, émergent de ces discours des éléments de contexte, des dynamiques d’interaction, qui explicitent le processus d’engagement dans le projet. Les entretiens ont une durée moyenne d’une heure trente.
19L’intérêt de cette double approche est de permettre d’analyser la dynamique de la contribution. L’analyse des données quantitatives permet, en effet, de dégager des profils d’implication (partie 4), et des éléments facilitant cette implication (partie 5.1), qui sont approfondis et éclairés par le matériau produit par les entretiens (partie 5.2). Ces derniers font notamment ressortir des moments clés de l’histoire de cet engagement, depuis les circonstances d’entrée dans la communauté jusqu’à aujourd’hui, des significations pour les acteurs rencontrés et des attachements à la « chose » produite (au sens de « chose publique »).
4 – Rejoindre GeoRezo. Participer à un collectif producteur de savoirs en ligne
20À partir des données statistiques tirées des 141 réponses à l’enquête, on a cherché d’abord à établir une typologie des participants suivant leur motivation à rejoindre GeoRezo, pour, ensuite, les comparer avec les motifs de contribution dans la durée, autrement dit l’engagement à poursuivre son action dans et pour le collectif.
4.1 – Une inscription pragmatique…
21Les résultats présentés ci-dessous portent sur les motifs d’inscription à GeoRezo (voir détails et validité statistique des résultats en annexe). On a utilisé des méthodes factorielles, analyse des correspondances multiples (ACM) puis classification ascendante hiérarchique (CAH) pour déterminer des profils ou « classes » de participation. Si ces méthodes sont intéressantes pour identifier des profils « types », il ne faudrait pas surinterpréter les résultats. Notamment, du fait de la taille de l’échantillon, mais aussi de la façon dont les réponses ont été collectées (questionnaire en ligne), les pourcentages sont donnés à titre indicatif, et ne sont pas forcément ceux de la population réelle. Ce qui nous a intéressés fut de relever les corrélations entre différentes variables, qui dessinent certains comportements types, et les variations de pourcentage de certaines pratiques entre les individus appartenant à une classe et la moyenne dans les répondants.
22Les variables discriminantes (actives) portent sur les motivations à participer à GeoRezo, de la recherche d’information à la recherche d’emploi.
4.1.1 – Typologie des individus suivant leurs motivations à rejoindre GeoRezo
23Le fait le plus marquant de l’ACM est que ce qui oppose les individus n’est pas tant leurs motivations (ex. : motivations de veille contre motivation politique) que leur nombre. On a, d’un côté, les individus qui en ont un grand nombre (liées à plusieurs facettes du collectif), de l’autre, ceux qui ont quelques objectifs précis.
24Dans la CAH, on reprend les mêmes variables actives que dans l’ACM. On construit des classes d’individus, regroupant les individus dont les motivations à être sur GeoRezo sont proches. Le meilleur découpage comporte quatre classes, allant des « curieux » aux plus impliqués. Ces classes sont décrites grâce aux variables caractérisant les profils des enquêtés (statut professionnel, statut familial, ancienneté sur GeoRezo), et aux variables illustratives (place de la géomatique dans leur vie professionnelle, temps passé sur le site au moment de l’inscription). Les quatre classes ainsi définies sont :
1re classe. « Voir » (21 % des individus)
25Les individus dans ce groupe n’ont pas de raison précise de s’inscrire sur GeoRezo. Aucun ne s’y est inscrit pour résoudre des problèmes techniques. Le tiers seulement déclare l’avoir fait pour améliorer ses compétences (contre 63 % parmi l’ensemble des réponses). 18 % ne se sont pas inscrits non plus pour faire de la veille sur une technologie particulière (contre 39 % dans l’ensemble). Si les raisons données ne sont pas les mêmes pour tous les individus de ce groupe, chacun n’en cite qu’une ou deux (69 % des individus de ce groupe). Ainsi, 59 % d’entre eux ne se sont pas inscrits sur des forums logiciels (contre le tiers dans l’ensemble). Leur investissement est globalement faible : d’une heure à moins de 2 heures par semaine (62 % contre 44 % dans l’ensemble). Du point de vue des caractéristiques socio-économiques, les personnes ayant, a priori, le moins de temps libre, soit parce qu’en situation d’emploi (69 % versus 50 %), soit parce que vivant en couple avec enfants (45 % versus 24 %), sont sur-représentées.
2e classe. « Résoudre des problèmes techniques » (31 %)
26Contrairement à la classe précédente, 100 % des individus de ce groupe déclarent s’être inscrit sur GeoRezo afin de « résoudre des problèmes d’ordre technique ». Mais aucun ne fait de veille sur une technologie particulière, seulement 20 % sur la géomatique, contre respectivement 39 % et 60 % dans l’ensemble des répondants. Enfin, la possibilité de débattre ou la reconnaissance des métiers de l’information géographique n’intéresse pas la grande majorité d’entre eux. Ce groupe est caractérisé par des personnes ayant des raisons assez précises de s’inscrire (problèmes techniques clairement identifiés) et un nombre de raisons citées en dessous de la moyenne des répondants. Les étudiants sont sur-représentés dans cette classe (66 % contre 41 % dans l’ensemble). Ils ont eu connaissance de GeoRezo via un enseignant (45 % versus 33 %). GeoRezo apparaît là comme un centre de ressources pour des individus en formation professionnelle.
3e classe. « Faire de la veille » (24 %)
27Les motivations dans cette classe tournent surtout autour de la « veille sur une technologie particulière ou sur la géomatique ». La résolution de problèmes techniques est aussi un motif avancé. La possibilité d’améliorer ses compétences concerne ici 85 % des individus (63 % dans l’ensemble). Mais contribuer à un débat ou à la reconnaissance des métiers de l’information géographique ne les intéresse pas ; les informations en relation avec l’emploi non plus (76 % versus 50 %).
4e classe. « S’engager » (24 %)
28Cette classe regroupe des membres qui souhaitaient contribuer au site dès leur inscription, pour apporter leurs connaissances à la communauté (62 %), débattre (74 %) ou pour la reconnaissance des métiers de l’information géographique (68 %). La veille ou la recherche d’informations en relation avec l’emploi sont également avancées comme motifs. Enfin, l’amélioration des compétences concerne 82 % de ces individus. Ainsi, au-delà de l’intention d’accéder à un répertoire de connaissances, certains s’inscrivent à GeoRezo parce que c’est un espace de construction du métier de géomaticien. Il n’est pas étonnant alors que les personnes inscrites sur le forum sur l’emploi soient sur-représentées dans cette classe.
4.1.2 – Discussion
29À la lecture de cette catégorisation (et du matériau qualitatif, qui va aussi dans ce sens), on constate que l’inscription-participation à GeoRezo est d’abord une réponse pragmatique à une question individuelle, généralement l’accès à des connaissances d’ordre professionnel (problème ou actualité technique, amélioration des compétences). La dernière classe mise à part, le gain est immédiat et le coût limité. Les répondants semblaient avoir une vision claire de ce qu’un collectif de ce type peut apporter : apprendre des autres, dans un cadre professionnel ou professionnalisant. Même si cette vision originelle peut être déformée par le temps – on répond aujourd’hui à propos d’une action qui a eu lieu il y a quelques années –, la contribution à la construction d’une action collective en général (apporter ses connaissances, débattre…) reste très minoritaire (entre 18 % et 32 % des répondants). Même si la contribution initiale n’induit pas nécessairement la poursuite d’un engagement vers une « carrière » de contributeur, on peut faire l’hypothèse d’un lien entre nombre de motivations et croissance de l’engagement (avec des motivations plus « abstraites » ou idéologiques), retrouvant là Hirschmann [1983, 1995] ou Sawicki et Siméant [2009].
4.2 – … consolidée par l’usage, ou les découvertes dans l’action
30Le temps semble renforcer les motivations initiales. Ainsi, sur une CAH réalisée sur les motivations à rester dans GeoRezo aujourd’hui, trois groupes ressortent : les « non-investis » (20 % des individus) ; les « pragmatiques » (55 % des individus) ; les « communautaires » [9] (25 % des individus). Dans cette dernière catégorie, les personnes disent valoriser beaucoup plus qu’à l’origine la construction de « la communauté », soulignent une variété de motifs d’implication, un investissement plus fort dans le collectif. Dans la première classe, au contraire, l’intérêt pour GeoRezo semble s’étioler, le site n’étant « pas une source d’informations importante » et significativement plus que la moyenne, on n’est pas en accord avec l’évolution de GeoRezo. Entre ces deux classes, les personnes qui aujourd’hui valorisent principalement l’apport technique dans GeoRezo sont aussi bien des personnes qui s’étaient inscrites « pour voir », « pour s’engager », ou qui, dès l’origine, avaient identifié l’apport technique comme l’intérêt principal de la production du collectif.
31Les entretiens confirment cet apport, mais dans un sens élargi à celui de ressources : l’accès à des données géomatiques généralement rares et coûteuses, la mise à disposition d’outils d’analyse et d’archivage pour un usage professionnel du site, la recherche de compétences-métier et relationnelles. Ainsi, plus la participation se trouve consolidée par la pratique et la découverte d’une pluralité d’usages possibles offerts par le site, plus l’investissement dans le projet et son actualisation a aussi des chances de se développer et de durer, comme on va le voir.
5 – Implication et engagement
32L’hypothèse centrale ici est que les agents évaluent régulièrement le coût (essentiellement en termes de temps passé) et les rétributions de leur implication. Des facteurs endogènes tels que la sollicitation du noyau pour devenir modérateur, intégrer l’association, puis le noyau, ou des facteurs exogènes comme la modification de la situation personnelle et/ou professionnelle peuvent modifier le coût mais aussi les gains de l’implication ou les rétributions. On a donc cherché à évaluer les conditions favorables à une participation plus forte, via l’enquête par questionnaire, avant d’en étudier les raisons avec les entretiens.
5.1 – Une mesure des conditions de l’implication
33Quantitativement, ce sont les contributions aux forums [10] qui ont le plus évolué, plutôt dans le sens d’une augmentation. Les changements plus engageants, impliquant une prise de « responsabilité » évoluent peu (14 %), de même que la contribution aux nouveaux outils de GeoRezo, comme les wikis ou les blogs.
34On constate une évolution homogène de l’implication dans les forums et dans les autres espaces du site : une diminution (respectivement une augmentation) d’une activité s’accompagne d’une diminution (respectivement une augmentation) d’autres activités.
35On a voulu déterminer les conditions objectives de cette évolution, telles les changements professionnels, personnels, mais aussi repérer des conditions plus subjectives, comme l’intérêt pour la géomatique, l’adéquation avec les objectifs de l’association, les relations avec les membres de l’association, etc. Pour cela, on a demandé aux interrogés d’identifier des périodes où leur implication avait varié, en hausse ou en baisse, et d’indiquer les changements endogènes ou exogènes survenus dans cette période [11].
36Les variables explicatives étaient les suivantes [12] :
- facteurs « objectifs » :
changement d’ordre professionnel impactant | 57 % |
changement d’ordre personnel impactant | 19 % |
changement d’adéquation avec la philosophie de la communauté | 9% |
croissance de l’efficacité dans l’utilisation de GeoRezo | 44 % |
affinités développées avec certains membres de GeoRezo | 13 % |
38Il ressort que si, pendant une période, une personne a développé des affinités avec des membres de GeoRezo, la probabilité que sa participation augmente est cinq fois plus élevée que pour une personne n’ayant pas développé d’affinités, toutes choses égales par ailleurs [13]. De même, si, pendant une période, une personne est devenue plus efficace dans son utilisation du site, la probabilité que sa participation augmente est 3,7 fois plus élevée que pour quelqu’un n’étant pas devenu plus efficace. Enfin, s’il a connu un changement professionnel, la probabilité que sa participation augmente est 2 fois plus élevée que pour quelqu’un n’en ayant pas connu. En revanche, si durant une période, il n’a connu aucun changement d’ordre personnel, la probabilité que sa participation augmente est 2 fois plus élevée que pour une personne ayant connu un tel changement.
39Nous retrouvons, dans les entretiens, ces conditions favorables à l’engagement, dans le cadre de processus qui restent des expériences individuelles d’action et d’interaction.
5.2 – L’engagement
40Cette question est abordée, à partir du matériau recueilli par voie d’entretiens, principalement sous deux angles. Le premier consiste à rendre compte de la manière dont les interviewés décrivent leur engagement. Le second soulignera un trait essentiel de la motivation « à poursuivre ».
5.2.1 – Un processus constitué d’étapes
41L’engagement est un « cheminement » : « une activité qui a pris petit à petit », « au fur et à mesure ». Il décrit un processus formé progressivement, plutôt par défaut, constitué d’une série d’actes ou de « petites pierres », résultant d’une routine ordinaire des actes quotidiens, puisque lié ici à une activité professionnelle ou en lien avec un domaine de compétences professionnelles ou en cours d’acquisition. Une des étapes les plus marquantes dans les récits est celle du passage de « participant-répondant » à « modérateur ». Le moment du recrutement caractérise un tournant dans l’investissement, même s’il est surtout perçu comme tel après coup. Ainsi, un des acteurs, dans l’équipe depuis deux-trois ans, raconte qu’il a été recruté par un des fondateurs. Ce n’est qu’une fois recruté comme modérateur, au départ d’un forum logiciel, qu’« après, de fil en aiguille, [il a] basculé complètement sur la technique » [Karl], jusqu’à devenir, « entre guillemets le webmaster ». Le registre du vocabulaire employé pour décrire le phénomène est intéressant à relever : « J’ai basculé », souligne un interlocuteur ; « j’ai été attrapé », dit un autre. C’est vraisemblablement à ce moment-là du discours que l’acteur ne poursuit plus seulement son intérêt individuel, ce qui l’avait motivé pour participer à cette action collective, mais se trouve « embarqué » plus ou moins consciemment et volontairement, dans l’intérêt collectif… C’est ainsi que se crée une obligation vis-à-vis de la communauté.
« J’ai commencé par modérer un forum, et puis deux, puis trois, puis quatre […] après l’implication, elle est venue petit à petit. Et après, oui, c’est vrai qu’il y a eu la réunion un peu fondatrice, on va dire, où on a créé les statuts de l’association. […] Et puis… voilà. Moi, je faisais partie du premier bureau et puis j’ai dû être le premier président… »
5.2.2 – Un sentiment d’obligation…
Des contraintes qui débordent sur le cadre professionnel
43Le coût temporel est élevé, le niveau d’exigence, dû à l’aspect outil professionnel du site, toujours plus important. Karl souligne : « Il faudrait que ce soit comme un site pro » et précise à propos de la technique que « ça devient une exigence professionnelle », car c’est « une contrainte incontournable » au bon fonctionnement du site. « Il faut qu’à un moment donné quelqu’un maîtrise le sujet ou soit prêt à s’y investir pour le maîtriser. » [Karl] « Cela devient un devoir », quelque chose de « forcé », ajoute-t-il. L’accroissement du temps passé sur GeoRezo, vingt heures par semaine en moyenne, et le débordement de cette activité sur le temps de travail sont monnaie courante pour les plus impliqués. L’utilisation de temps professionnel pour GeoRezo est déclarée connue des employeurs, dès lors qu’on est identifié comme membre actif. 10 % pris sur le temps de travail, « c’est pas énorme, ça prend plus de temps hors du temps de travail ! » Et c’est justifié par le gain rapporté pour les deux parties (contacts, informations, compétences, etc.), une sorte de « donnant-donnant ».
Un sentiment d’obligation vis-à-vis du collectif
44Mais les discours se rejoignent sur une motivation à poursuivre.
45Trois dimensions caractérisent ce sentiment d’obligation : l’appartenance et l’attachement à la communauté ; la responsabilité ; le maintien de la réputation.
46Le sentiment d’appartenance et l’attachement à la communauté et au bien produit sont particulièrement prégnants pour les fondateurs. Le devoir vis-à-vis du collectif est alors décrit dans des termes presque militaires ou de conquête : « Si je devais rempiler », « prêts à reprendre le flambeau ».
« Enfin, je me sens un peu obligé de rester pour donner un coup de main, pour donner un avis des fois un peu contraire pour certaines décisions qui sont prises. »
48Si personne n’est considéré comme irremplaçable dans l’association, on a vu qu’il y a des rôles plus contraignants que d’autres, comme les rôles techniques, donc des départs plus compliqués à gérer.
« Typiquement, si […] veut s’arrêter demain, je serai obligé de reprendre… enfin, je me sentirai obligé, en tout cas, de reprendre la chose, enfin une partie de la chose. »
50L’attachement à la création de GeoRezo et à ce qu’il est devenu est explicite :
« J’ai encore toujours le temps pour m’en occuper, mais c’est vrai que j’ai peut-être un peu aussi envie de… enfin, il y a une envie de passer à autre chose et en même temps, pas non plus envie de lâcher complètement le bébé… »
52Il renvoie à la relation de l’acteur à l’objet qu’il contribue à produire. L’épisode de la fermeture temporaire du site pour des problèmes d’hébergement informatique a été vécu comme une épreuve et l’appel aux dons qui s’est ensuivi (récoltés très rapidement) atteste pour certains cet attachement à l’objet produit et aux activités.
53Tout ceci entraîne une responsabilité, voire un devoir, avec la notion de service rendu.
« C’est vrai que je n’ai pas non plus la même pression que quelqu’un… comme […] qui effectivement, doit être là… si ça merde… enfin, moi, j’appelle, hein, quand ça merde, je prends mon téléphone et je l’appelle. Donc il se sent quand même aussi un peu une pression, je pense. Il essaie d’exorciser en disant que c’est qu’une association et qu’après tout, on n’a pas d’obligation… mais bon, ça n’empêche pas… moi, je mets la pression, si ça ne marche pas. »
55Être responsable, c’est donc ne pas partir sans prévoir sa succession : « Essayer de trouver une nouvelle équipe qui soit capable de prendre la suite. »
« Si les personnes s’en vont, il faut pas qu’elles partent toutes en même temps, c’est clair que ce sera difficile. »
57Du coup, se crée un sentiment d’obligation vis-à-vis de la réputation de GeoRezo, qui est défendue par l’association. Dans le fonctionnement il y a d’ailleurs très peu de listes où quelqu’un gère seul et il y a « l’équipe du bureau en fait qui est toujours là en regard sur tout ce qui se passe » [Renaud]. Cette surveillance continue du réseau est justifiée par la conservation du statut et du crédit d’opinion que la communauté a réussi à acquérir et qu’il ne s’agirait pas de perdre. GeoRezo fait aussi figure d’institution en la matière, dès lors que chercher de l’information ou un emploi sur le site fait à présent partie « des réflexes assez automatiques dans la profession » [Hervé], et que l’association a désormais un statut d’intérêt général. Une représentation renforcée aussi par l’épisode de l’hébergement du site :
« Je pense qu’un des meilleurs exemples de dire que c’est devenu un petit peu une institution, c’est quand on a dit à la fin de l’année dernière qu’on avait besoin de 2 000 euros pour payer notre hébergement […] et qu’on était amené à disparaître, de voir à quelle vitesse on a récolté les 2 000 euros. Pour moi, c’est un signe assez fort de la communauté pour dire : on a besoin de cette structure-là, on a besoin de… de cette “institution” parce qu’elle est importante pour notre travail. »
59Ce sentiment d’obligation devient un terme générique qui englobe toutes les raisons pour lesquelles « on ne part pas comme ça », parmi lesquelles la gestion de l’image individuelle dans cet environnement « professionnel ».
« Quand on se retrouve avec des gens avec qui on a pu discuter sur le forum, pareil pour les responsables SIG en face, […] je vois qui c’est, j’ai lu régulièrement des choses qu’il a pu écrire sur le forum, donc il y a une sorte de réputation… virtuelle qui se concrétise par une rencontre dans l’activité professionnelle et ça joue pas mal. »
61L’action de l’individu est alors contrainte par l’image qu’il a pu présenter comme dans toute interaction [Goffman, 1967].
5.2.3 – … qui rend le désengagement difficile
62L’attachement au site collectif est aussi réaffirmé dans la façon dont on se désinvestit, notamment chez les fondateurs, quant au départ du bureau. L’argument est celui du coût temporel qu’un tel engagement implique : « Maintenant, ça prend trop de temps. » [Patrick] Le travail de coordination n’est « pas toujours compatible avec le reste de la vie qui suit aussi » [Igor]. Si à 25-30 ans on peut aisément y passer deux heures par jour, ce n’est plus le cas à 35, lorsqu’une vie familiale s’est construite, et qu’on a « envie de passer à autre chose » ou « moins envie de travailler à ça ». Ce désinvestissement se traduit par une « sortie de rôle » (membre du bureau), de la même manière que l’investissement plus fort se traduisait par une « prise de rôle ». Mais la sortie est plus difficile que la prise de rôle, et désinvestissement ne veut pas dire désengagement, ni même détachement vis-à-vis du site, dont les fondateurs et les membres du noyau ont du mal à ouvrir la gestion au collectif plus étendu :
« Je veux que l’association vive sans que je sois un poids pour elle. Maintenant, c’est vrai qu’il y a des choses qui… voilà, il y a des choses qui sont viscérales, si les choses ne vont pas dans le sens où… où l’association a été créée, je pense que je ramènerais ma fraise. »
64Pour autant, le maintien d’une attention soutenue est clairement exprimé : « Parce que c’est quand même notre bébé à la base, et donc, c’est vrai que la première année, on regardait ça de très, très près. On était restés au bureau et on regardait un petit peu comment la transition se faisait… » [Renaud] Il n’y a pas désengagement non plus, aucun n’est encore prêt à ne pas adhérer à l’association, à se retirer des membres actifs.
« Je ne me présenterai plus au bureau, ça c’est sûr… maintenant, ça m’intéresse quand même de rester un pied dedans parce que… ben, parce que ça m’intéresse. Mais je sais que j’ai plus le temps disponible nécessaire à prendre une part complètement active. Et puis… donc je continue à gérer, plus ou moins, ma liste, mais c’est plus moi qui en suis le responsable principal. Je suis toujours là parce que ça me permet de donner une cotisation, puis de regarder ce qui se passe… »
66L’attachement à la communauté est ainsi garanti dans les discours, ce qui montre aussi l’existence de « dépendances de proximité », comme le formule Thévenot [2004] : « L’idée n’est pas que les gens sont d’emblée attachés à des collectifs, mais plutôt qu’ils sont liés à des entourages de choses et d’êtres humains, avant que d’être à l’état d’individus autonomes aussi bien que de membres collectifs. »
6 – Conclusion
67Les résultats d’enquête ont permis de décrire les motifs de participation et les conditions d’implication dans un collectif de production en ligne. L’analyse des discours des plus impliqués a permis de dégager les significations de cet engagement. L’articulation de ces méthodes montre que ceux qui s’engagent sont peu nombreux et cela soulève le problème du recrutement des membres de l’association, puis du noyau. Elle souligne également l’hétérogénéité des acteurs de la communauté dans son ensemble et les gains qu’elle représente, rejoignant en ce sens Marwell et Oliver [1993]. Si le coût de l’implication est sans cesse évalué, la hausse de l’utilisation et de l’implication a plus de chances de se produire lorsque l’efficacité dans l’usage augmente, qu’un changement professionnel se produit, si des affinités avec les membres de la communauté se développent, et s’il n’y a pour l’acteur aucun changement personnel.
68S’engager dans GeoRezo est un passage à l’acte qui n’est pas décrit comme coûteux. Pour être recruté, il faut avoir fait ses preuves, avoir été repéré comme expert d’un sujet ou des outils que le domaine mobilise. Mais il n’y a pas d’épreuve « réelle ». C’est en revanche un bien d’expérience. L’« épreuve » arrive après coup sous la forme de nouvelles contraintes : un coût temporel, des exigences plus importantes, de nouvelles sollicitations… et un sentiment d’obligation, des difficultés à revenir en arrière. Tout ceci pourrait engendrer une réévaluation de l’engagement sur différents niveaux, suivant Thévenot [2006] : au niveau de l’action elle-même et du bien qu’elle garantit ; au niveau des actions exécutées pour atteindre leurs objectifs en utilisant les ressources de la communauté ; au niveau de la figure de l’acteur véhiculée ou produite. Ici, la réévaluation concerne essentiellement l’implication politique ou de méta-contribution, particulièrement de « contrôle » du réseau par les membres du bureau, et du temps d’investigation que ces activités réclament. L’action GeoRezo et le bien qu’il représente ne sont nullement remis en question.
69Au final, on retrouve aussi deux comportements classiques face à un projet, renvoyant à Hirschman [1970] : les personnes qui n’adhèrent pas ou plus à ce projet ont tendance à diminuer leur implication, voire leur participation, de manière assez progressive (« exit ») alors que l’augmentation de l’implication va de pair avec une augmentation de l’adhésion (« loyalty »).
70À partir du matériau produit, on peut reconstituer quatre logiques d’action (i.e. contribuer à GeoRezo) dont les caractéristiques suivantes peuvent être énoncées :
- Une logique participative qui met en avant le plaisir de la création, la mise en commun pour produire ou acquérir des données qui puissent être utilisées, et l’intérêt de participer à la construction d’un bien public entendu comme service public, notamment par la participation à la reconnaissance métier.
- Une logique de capitalisation ou cumulative qui consiste à capitaliser des informations, accumuler des biens de connaissance, d’archivage des données et d’outils géomatiques afin d’améliorer et de développer des compétences, d’accroître son efficacité.
- Une logique critique relative aux données elles-mêmes : des données géomatiques maîtrisées en quasi-totalité par l’IGN, des données non accessibles (appartenant à La Défense ou privées), coûteuses. Les difficultés à trouver « la bonne donnée », à jour, suffisamment détaillée, la prédominance des éditeurs privés sur le monde logiciel, sont autant d’arguments qui servent la participation à GeoRezo.
- Une logique plus identitaire (ou « à soi ») qui met en jeu la reconnaissance d’un statut d’expert, ou qui permet d’augmenter son capital social relationnel par le réseau car participer à un site d’une telle renommée a aussi des retombées individuelles en termes de sollicitations.
71Ces motifs d’action sont aussi à mettre en relation avec les procédures de recrutement.
72Car si, en théorie, le recrutement peut se faire par auto-déclaration « d’une envie de s’impliquer » auprès des gestionnaires du site, dans les faits, les modérateurs sont recrutés parce qu’ils sont connus comme utilisateurs très actifs et compétents sur un sujet qui correspond à des idées de développement du site ou des attentes des membres du noyau.
« De mon initiative, moi, j’avais monté une petite liste de discussion ‘télédétection’ qui a eu un peu de trafic […] et, au bout de six à huit mois, je crois que c’est […] ou […] qui était venu me voir en me disant “voilà, […] visiblement ça intéresse du monde, est-ce que ça te dirait de mettre ça dans le pot commun GeoRezo et de faire partie de l’équipe GeoRezo ?”, ce qui était assez impressionnant au début parce que c’était un peu le sacro-saint des espaces de discussion sur le métier. »
« Parce que les modérateurs sont aussi des utilisateurs de GeoRezo d’abord. En fait, on a tous été des utilisateurs de GeoRezo avant d’en devenir modérateur, sauf pour les fondateurs… »
75Cette sélection est justifiée par le statut acquis par le site : « C’est vrai que GeoRezo a quand même, entre guillemets, un statut, au niveau de la profession […] enfin nous on estime, qu’il est très important de conserver. » [Renaud] Cela passe aussi par un certain nombre de règles : qualité de rédaction des messages, bannissement du langage SMS et des appels au piratage, par exemple. Le non-respect de ces règles par les utilisateurs est immédiatement sanctionné. Ce mécanisme de sanction participe d’un processus de socialisation en affichant, comme l’avaient déjà souligné Demazière et al. [2009b], « de manière explicite un ordre de légitimité à travers la stigmatisation de certaines conduites dénoncées comme des transgressions ».
76Ces éléments, loin d’être anodins, renvoient au mode de production du bien et soulèvent la question des relations qui existent entre les conditions de croissance des connaissances et des informations produites et le fonctionnement de l’organisation. L’analyse des relations de ce type a été problématisée en sociologie des sciences [Shinn et Ragouet, 2005]. Suivant la réflexion de ces auteurs, GeoRezo serait une forme hybride de production d’un bien, entre réseau et institution (l’association) ; cette dernière attestant d’un processus d’institutionnalisation. Soit, un dispositif transversal avec une dimension importante non plus de quête de reconnaissance mais de maintien du statut acquis. La conservation de ce statut liant professionnalisme, expertise et indépendance est en effet un argument fréquemment invoqué et qui justifie les pratiques et le fonctionnement de GeoRezo. La notoriété est un processus social qui engendre donc le « contrôle réputationnel » [Shinn et Ragouet, 2005], source potentielle de tensions (entre ouverture aux nouveaux contributeurs et fermeture pour garantir le statut). Si GeoRezo semble avoir trouvé une forme de compromis entre deux modes de production avec la constitution d’une association et d’un bureau, la question est de savoir si ce fait (les réponses apportées par GeoRezo), se rencontre dans tous les collectifs étendus en ligne.
Typologie des répondants selon leurs motivations au moment de l’inscription
77Le questionnaire est disponible à l’adresse suivante : http://recherche.telecom-bretagne.eu/labo_communicant/cccp-prosodie/enquete-georezo/
78Les variables actives sont (cf. question Q4) :
- résoudre des problèmes techniques (Resol Pb techniques)
- améliorer ses compétences (Amelior cptces)
- apporter ses connaissances à la communauté (Apport conn)
- faire de la veille sur une technologie, un logiciel spécifique (Veille techno)
- faire de la veille sur la géomatique en général (Veille geom)
- débattre (Débat)
- trouver des contacts (Contacts)
- avoir des informations en relation avec l’emploi (Infos emploi)
- participer à la reconnaissance métiers de la géomatique (Reconn. Métiers)
79Résultats de l’ACM.

80Au vu du diagramme en barres des valeurs propres, le critère du coude nous conduirait à choisir un seul axe (décroissance régulière des valeurs propres ensuite).
81Le critère (9 variables actives) amène à retenir 4 axes.


Résultats de la CAH
82Les données précédentes ont été soumises à une CAH selon la méthode de Ward sur les 9 composantes principales de l’ACM.

83Nous cherchons des classes homogènes et peu nombreuses. Les sauts les plus importants séparent le premier « bâton » du second et le troisième du quatrième. Il est donc difficile de passer de 4 à 3 classes. Nous choisissons la partition en 4 classes.

84Nous effectuons ensuite une consolidation de la partition (méthode des k-means).
Valeur de l’inertie inter et intra classes pour les motivations à l’inscription

Valeur de l’inertie inter et intra classes pour les motivations à l’inscription
Modélisation d’une hausse de l’implication dans GeoRezo
85Le tableau ci-dessous reprend les valeurs estimées des paramètres et leur écart-type.
Paramètres estimés dans la modélisation d’une hausse de l’implication dans GeoRezo

Paramètres estimés dans la modélisation d’une hausse de l’implication dans GeoRezo
Odds-ratio dans la modélisation d’une hausse de l’implication dans GeoRezo

Odds-ratio dans la modélisation d’une hausse de l’implication dans GeoRezo
Notes
-
[1]
Un bien commun est défini comme ce qui se donne comme accessible à tous.
-
[2]
Cette enquête fait partie d’un projet de recherche ANR CONTINT intitulé CCCP-Prosodie (http://cccp-prosodie.org), dans lequel plusieurs collectifs de production de connaissances en ligne sont étudiés.
-
[3]
« Il existe une communauté, une culture partagée, de programmeurs expérimentés et de spécialistes des réseaux, dont l’histoire remonte aux premiers mini-ordinateurs multi-utilisateurs, il y a quelques dizaines d’années, et aux premières expériences de l’ARPAnet [le réseau connu aujourd’hui sous le nom d’Internet, NdT]. Les membres de cette culture ont créé le mot “ hacker ”. Ce sont des hackers qui ont créé Internet. Ce sont des hackers qui ont fait du système d’exploitation Unix ce qu’il est de nos jours. Ce sont des hackers qui font tourner les newsgroups Usenet et le World Wide Web » [Raymond, 1997].
-
[4]
Un bien d’« expérience », au sens économique, est un bien qu’on a besoin de consommer pour en connaître la valeur. Un bien d’expérience typique est l’information. Voir Shapiro et Varian [1999, p. 5].
- [5]
- [6]
- [7]
-
[8]
Les modérateurs doivent adhérer à l’association : membres, ils ne sont pas pour autant membres du bureau qui discute les règles et a un pouvoir de décision. Celui-ci est composé de cinq personnes.
-
[9]
Sans entrer dans le débat de la définition d’une communauté, nous utilisons ce terme parce qu’il est employé dans les entretiens et, surtout, pour souligner que les individus appartenant à cette classe apportent des arguments de construction d’un projet, d’une action, collectifs, dépassant le simple bénéfice individuel.
-
[10]
Nombre de forums suivis, nombre de questions techniques posées, nombre de réponses apportées, nombre de discussions, débats / mois.
-
[11]
Les « individus » statistiques ne sont donc plus les répondants à l’enquête mais des périodes d’évolution dans l’utilisation de GeoRezo. Si, depuis l’inscription, l’implication d’un répondant a varié (par exemple d’abord une hausse de son implication, puis une baisse, puis une stagnation), dans cette analyse, la première période correspondra à un individu statistique, la seconde à un deuxième individu statistique, etc. Dans le cas où la variation de l’implication est constante sur toute la période (depuis l’inscription jusqu’aujourd’hui), celle-ci est considérée comme un seul individu statistique. Soit, au total, 211 « individus statistiques » (211 périodes). Les résultats sont détaillés dans l’annexe 2.
-
[12]
En notant x l’ensemble des variables explicatives, nous cherchions à modéliser :
P(Y=hausse/x ) =
Pratiquement, nous avons cherché un sous-ensemble de ces facteurs pour reconstituer de manière presque aussi satisfaisante cette probabilité, afin d’économiser le nombre de prédicateurs, d’obtenir des formules stables, et de procurer un bon pouvoir prédictif en éliminant les variables redondantes et faciliter l’interprétation du modèle. La sélection du « meilleur modèle » s’est faite via une méthode de recherche pas à pas (« stepwise »). -
[13]
Ce qui va dans le sens des études sur la sociabilité dans les collectifs de développement de logiciels libres, voir Demazière et al. (2009c).