Xabier Itçaina (dir.), La politique du lien. Les nouvelles dynamiques territoriales de l’économie sociale et solidaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Espace et Territoires », 2010, 384 p.
1Cet ouvrage s’intéresse aux façons dont les pratiques de l’économie sociale et solidaire (ESS infra) s’ancrent dans les territoires, en privilégiant une approche interdisciplinaire. Il réunit une vingtaine de contributions et 33 auteurs qui partagent une double analyse : 1. Ils développent « une conception ouverte, mais non extensible à l’infini, du champ qualifié d’ESS » (p. 27), dont les règles institutionnelles reflètent des valeurs spécifiques (organisation démocratique, redistribution limitée des profits, etc.). 2. Ils considèrent que les organisations de l’ESS produisent explicitement du lien social, ce qui leur confère une portée politique, d’autant plus qu’elles influencent les politiques publiques.
2Dans une introduction, bienvenue pour faire tenir le tout ensemble, Xabier Itçaina s’arrête à l’importance des approches de l’économie territoriale et de la socio-économie dans l’analyse des dynamiques récentes de l’ESS. L’importance d’une approche par le « méso », l’intérêt d’une conception des individus comme acteurs agissants aux rationalités limitées et l’attention portée aux modes de coordination des acteurs selon différentes formes de proximité (géographique, institutionnelle) sont mis en évidence. C’est cependant bien la volonté de caractériser les apports d’une approche par la sociologie politique qui caractérise le propos de X. Itçaina. Pour appréhender les ancrages territoriaux, il propose d’abord le recours au concept de culture politique : finalement, l’ESS traduirait en organisation des valeurs politiques plus ou moins ancrées dans des territoires. Il suggère ensuite d’utiliser les outils forgés par la sociologie politique en termes de construction des problèmes publics, notamment en se servant des différentes étapes qui font passer un enjeu social sur l’agenda politique, ce qui permet de concevoir les réalisations de l’ESS comme des mobilisations socio-politiques, le cas des altermondialistes étant emblématique sur ce point. Enfin, Itçaina souligne l’importance d’une analyse des processus d’institutionnalisation des initiatives de l’ESS dans l’action publique, notamment par le prisme de leur « européanéisation ».
3L’ouvrage se décline alors en quatre parties que nous allons brièvement présenter. La première s’intéresse aux « transformations des matrices territoriales » : l’idée principale est de discuter le rapport au territoire des expériences d’ESS. L’ESS peut alternativement être lue comme « le produit d’un territoire », marqué par l’histoire de mobilisations collectives ; mais à l’inverse, c’est un territoire de l’extérieur, celui du marché ou des acteurs publics, qui peut s’imposer aux acteurs. Enfin, dernière configuration, l’ESS peut aussi devenir une matrice territoriale, avec la mise en réseau des acteurs. Les cas étudiés sont nombreux et concernent Grenoble et sa métropole, le Roannais (où les auteurs soulignent l’importance de l’effectivité des liens de coopération dans le succès économique de différentes coopératives), les Pays de Loire ou encore Ravenne (Italie). L’article d’Annie Gouzien compare les systèmes de pêche dans les Cornouailles bretonne et britannique, en y appliquant la distinction de Pecqueur et Zimmermann sur les proximités géographique, organisationnelle et institutionnelle. Elle oppose un modèle français, où s’observe une recherche d’équilibre entre les différents ports, héritage d’une organisation coopérative, à un modèle britannique davantage marqué par la polarisation géographique et où la dimension mutualiste n’a guère survécu aux années Thatcher.
4Le second bloc de l’ouvrage se penche sur les effets de la recomposition de l’action publique sur les dynamiques de l’ESS (et vice-versa), l’ESS oscillant entre « aiguillon de, partenariat avec et soumission à » (p. 133) l’action publique, selon les cas et les modes d’institutionnalisation. Dans une introduction critique des contributions regroupées dans la partie, Nadine Richez-Battesti souligne que la plupart des études privilégient des entrées par les organisations de l’ESS (et très largement les associations, ce qui a pour conséquence de privilégier les questions liées à la professionnalisation et aux rapports salariés/bénévoles) ou par les dispositifs d’action publique, et ne réussissent ainsi guère à rendre compte de la complexité des rapports qui sont noués entre ces pôles. Dans un article très clair, Céline Marival décrit comment des associations œuvrant dans le champ du médico-social cherchent à échapper au double mouvement en cours, à savoir l’encadrement tutélaire par les pouvoirs publics et la mise en œuvre concomitante d’une ouverture à la concurrence. Pour maintenir leur spécificité entre État et marché, elles tentent soit d’augmenter leur influence politique, ce qui peut impliquer de gagner en taille, soit d’adopter des comportements opportunistes, notamment face aux évolutions législatives, soit encore de développer des compétences et des réputations spécifiques. Dans une contribution quelque peu en marge de ces thématiques, Lionel Arnaud analyse la façon dont les dynamiques culturelles font l’objet d’une appropriation par les politiques de développement local à Londres et à Lyon. Il s’appuie pour cela sur un historique du Carnaval de Notting Hill et de la Biennale de la Danse, avec l’inclusion de musiciens reggae ou hip-hop et des sound systems. Le cas anglais traduit l’importance de l’initiative privée et de la question des identités afro-antillaises dans la mise en place des politiques de régénération urbaine ; en France, c’est d’« une démarche de remobilisation des populations en difficulté, mais aussi de cohésion sociale et territoriale, au service d’une ville soucieuse de valoriser son image internationale » (p. 227) qu’il s’agit. Dans ces démarches très proches (partenariats, importance des identités et de l’image de la ville), on constate une volonté de s’appuyer sur les ressources culturelles fabriquées dans l’univers domestique pour les transformer en atouts économiques.
5De la troisième partie, plus brève et axée sur les finances solidaires, on retiendra des enjeux proches de ceux évoqués plus haut, à savoir l’importance de la façon dont les acteurs des finances solidaires construisent spécifiquement leurs territoires. Les auteurs, pour les Pays de Loire et l’Aquitaine, procèdent à des analyses cartographiques très détaillées des finances solidaires et de la micro-finance. De son côté, Bruno Frère analyse, notamment à travers l’évolution des Cigales, les différents clivages au sein de l’ESS, en montrant comment les différentes topiques (de l’innovation, du lien social, de l’autogestion ou du militantisme) peuvent s’opposer et justifier des financements aux portées variées : finalement, faut-il attribuer un financement solidaire pour la réinsertion d’une personne, si le projet économique qu’elle porte n’est pas alternatif ? Ainsi, la citation « je me souviens d’une fille qui voulait monter un commerce de chocolat de luxe entre la France et l’Amérique latine […]. Elle a demandé à la Cigale ! » (p. 300) est-elle assez représentative de ces enjeux.
6Enfin, la dernière partie traite des « usages militants » de l’ESS. Pierre Olivier Salles revient sur l’expérience des SEL et souligne que, si les premiers projets français étaient marqués par une intentionnalité politique, l’examen des trajectoires plus récentes laisse apparaître une forte diversité avec notamment « des groupes d’adhérents manifestant une forte réticence à toute idée d’engagement et préférant plébisciter la constitution d’un ‘entre soi’ » (p. 326). Des écarts semblables sont notés par Matthieu Gateau pour les militants du commerce équitable : il souligne la distance entre la ligne politique ancrée dans l’économie solidaire de la Fédération Artisans du Monde et la relative méconnaissance des enjeux chez les bénévoles.
7Malgré toutes les intentions introductives, on perçoit finalement assez peu les apports de la sociologie politique dans les analyses. Plusieurs contributions peinent à s’extraire de l’étude de cas très localisée. En outre, si l’ouvrage souhaite éviter « le double écueil de l’angélisme et de la dénonciation », il n’en reste pas moins que la question des valeurs doit être explicitement posée et discutée, car ce sont elles qui confèrent une intelligibilité aux pratiques décrites. Gaël Franquemagne le souligne lorsqu’il distingue les usages « politiques », « identitaires » ou « instrumentaux » de l’économie solidaire. Les enjeux internes au champ de l’ESS mais aussi les modes d’appréhension théorique de celui-ci ne sont que trop brièvement esquissés, sauf dans quelques contributions comme celle de Bruno Frère. On regrette donc une certaine absence de prise de risque théorique de la part des auteurs. Au vu du titre et du nombre des cas étudiés, on aurait par exemple pu attendre une classification, sous la forme d’idéaux types, des rapports entre territoires et initiatives de l’ESS, au moins dans le cadre français. Certes, la chose n’est pas aisée, d’autant qu’on assiste souvent à des « hybridations institutionnelles (p. 145) : cependant, comme le montre l’article réussi de Nadine Richez-Battesti et Patrick Gianfaldoni sur la région PACA, de telles typologies sont possibles.
8Paul CARY
9CeRIES, Université Lille 3
Philippe Batifoulier, Anne Buttard et Jean-Paul Domin (dir.), Santé et politiques sociales : entre efficacité et justice. Autour des travaux de Maryse Gadreau, Paris, Éditions Eska, 2011, 260 p.
11Cet ouvrage collectif est d’abord un hommage rendu à Maryse Gadreau dont la qualité des travaux est ici saluée. Ces travaux ont joué à l’évidence un rôle déterminant dans le développement actuel de la réflexion en Économie de la santé en France. Cet ouvrage collectif permet d’en apprécier la large portée.
12La contribution de Maryse Gadreau à l’Économie de la santé se décline en plusieurs niveaux. Sur le plan académique, sa réflexion et son engagement ont sans aucun doute permis la structuration d’un courant institutionnaliste dans le domaine de la santé. Sur le plan théorique, ses nombreux travaux ont porté autant sur l’économie de la santé en tant que telle que sur la protection sociale ou les politiques sociales. Ces travaux font valoir non seulement les limites d’une théorie économique progressivement centrée sur les comportements stratégiques des individus, mais aussi la question d’éthique, de justice sociale dans les travaux de Maryse Gadreau, de réflexion sur les grands enjeux qui questionnent aujourd’hui notre société, tel le vieillissement de la population. Autant dire que le champ de réflexion à partir duquel se structure cet ouvrage est large.
13Ce travail collectif propose une réflexion organisée en quatre chapitres (L’État social face au marché, Pratiques professionnelles et coordination collective, L’exigence de justice dans les politiques de santé, De nouvelles règles pour les politiques hospitalières).
14Outre l’hommage parfaitement rendu aux travaux de Maryse Gadreau, cet ouvrage doit aussi être compris comme un exercice de structuration de l’analyse institutionnaliste dans le domaine de la santé. À ce titre, le livre est particulièrement stimulant.
15Il permet d’abord de questionner des hypothèses habituellement considérées, dans le cadre de la théorie standard, comme évidentes ou allant de soi. Soulignons ici l’article de Bruno Ventelou et Yann Videau [1], qui tend à démontrer l’efficacité toute relative des incitations financières sur les comportements des médecins généralistes français.
16Un autre intérêt de cet ouvrage se situe dans les différents niveaux de l’analyse économique de la santé qu’il expose et qui trouvent ici une cohérence particulière, autour de la théorie des conventions. Ainsi, l’analyse des politiques sociales, le désengagement actuel de la Sécurité sociale, l’accès aux soins, la compréhension des pratiques professionnelles mais aussi le développement de la concurrence dans l’assurance maladie ou, de façon générale, entre les acteurs de santé, l’efficacité des structures en place (ARS [2]) participent d’un même débat : ils s’inscrivent dans la domination actuelle de l’ordre marchand.
17On doit aussi à cet ouvrage le mérite d’aborder avec pertinence et qualité les questions fondamentales qui traversent actuellement le domaine de la santé.
18Le désengagement actuel de la Sécurité sociale [3] notamment, quoique faiblement médiatisé, représente pourtant une des transformations majeures qu’a connues notre système de protection sociale depuis 1945. Aujourd’hui, hors hôpital et hors ALD [4], près de la moitié des soins de ville ne sont plus pris en charge par l’assurance maladie obligatoire et sont laissés à la charge du patient ou de son assurance complémentaire. Ce retrait massif et silencieux est sans précédent dans l’histoire de notre assurance maladie. On s’oriente désormais vers un système d’assurance maladie obligatoire ne prenant plus en charge que les soins lourds.
19Cette évolution fondamentale s’effectue sans qu’aucune garantie concernant l’amélioration des comptes de la santé ne soit apportée. Tout au contraire. La prise en charge des soins lourds renvoie en effet à la plus grande partie des dépenses d’assurance maladie : 65 % des dépenses du régime général d’assurance maladie se concentrent sur 10 % des pathologies les plus lourdes (IGAS, 2007 [5]). Ceci devrait orienter la réflexion de nos politiques davantage vers la façon de réduire les pathologies lourdes plutôt que d’ignorer la santé des moins malades d’entre nous.
20Ces dernières réformes tendent à mésestimer l’importance des soins courants pour la santé des individus. Faute d’être correctement financés, ils ne seront qu’insuffisamment administrés et conduiront immanquablement à une augmentation des pathologies graves et donc des soins lourds, les plus coûteux ! C’est d’ailleurs ignorer qu’une dégradation de la santé des plus démunis et le creusement des inégalités sociales de santé, auquel ce processus conduit, entraînent la population la plus fragile dans une spirale délétère et à terme socialement coûteuse.
21Enfin, le transfert de charges de la Sécurité sociale vers les complémentaires n’est pas neutre, non seulement pour les personnes les plus défavorisées mais aussi pour la majorité : 13 % des personnes qui ont déclaré avoir renoncé aux soins pour des motifs économiques depuis 2007 possèdent une complémentaire privée, qui se révèle donc insuffisante (Cercle Santé Société, 2010).
22Cet ouvrage rend compte très justement des conséquences socio-économiques auxquelles est actuellement exposée notre société si ce recul de l’assurance maladie obligatoire venait à se poursuivre. En particulier, les discriminations croissantes dans l’accès aux soins et l’émergence de nouvelles inégalités de santé consécutives à la mise en place des dernières politiques questionnent le fondement et l’efficacité toute relative de dispositifs tels que la CMU et la CMUc (liés notamment au problème du refus de soins en médecine de ville).
23Il faut citer ici l’article d’Ariane Ghirardello et Anne-Sophie Giron [6] qui proposent une intéressante réflexion sur la responsabilité des politiques publiques dans la production des inégalités sociales de santé. Même si l’on peut discuter sans doute l’importance donnée dans cet article aux positions des individus sur le marché du travail pour expliquer les différences d’espérance de vie entre les catégories socio-professionnelles [7], cette analyse invite à réfléchir utilement sur les effets des dispositifs et des politiques publiques sur le creusement des inégalités sociales de santé.
24Sur un plan plus théorique, on trouve dans cet ouvrage une large réflexion sur les effets d’un ordre marchand fondamentalement délétère pour le système de santé. Notamment, la projection de la logique marchande et « l’indifférence méthodologique » qui caractérise la théorie libérale et qui est évoquée dans l’article de F. Bessis et O. Favereau [8] est incontestable. Elle tend à instaurer des représentations et des procédures de gestion universelles et homogènes, au mépris de l’identité collective des acteurs, qu’ils soient médecins, avocats, etc. Cette dissolution de l’éthique et de la déontologie des médecins dans la représentation libérale est de nature à ignorer le rôle structurant de l’ordre professionnel (qui se présente comme une convention) et notamment le rôle déterminant des motivations intrinsèques des médecins dans leur activité quotidienne. La théorie conventionnaliste permet de saisir de façon pertinente certaines caractéristiques du domaine de la santé, que la théorie libérale échoue à faire valoir. Ce faisant, les conventionnalistes rendent compte, par exemple, de l’incompréhension croissante des professionnels de santé vis-à-vis des politiques de régulation et des mécanismes de gestion qui leur sont aujourd’hui imposés.
25L’uniformisation du modèle libéral qui est ici dénoncée questionne d’ailleurs l’organisation institutionnelle de notre discipline et donc la signification d’une économie spécialisée sur la santé. Plus fondamentalement, elle gomme les spécificités de la santé, ignorant sans doute le rôle de la déontologie dans l’explication du ou des comportements du médecin, mais aussi par exemple la particularité de la consommation du soin médical [9].
26Cela dit, quelques questions demeurent. En effet, on a du mal à appréhender le moment où précisément le « néolibéralisme investit le domaine de la santé » [10]. Dans un contexte et un pays où la médecine libérale a toujours été extrêmement puissante (la charte sur laquelle s’appuient les médecins libéraux encore aujourd’hui date de 1928), où les tarifs opposables, négociés avec la Sécurité sociale et difficilement adoptés en 1960, n’ont cessé d’être remis en question, dans le cadre de conventions de plus en plus conflictuelles et de revendications explicites et récurrentes de libertés tarifaires [11]. La marchandisation de la santé [12], telle qu’elle est formulée ici pose en effet question. Sans nier le caractère idéologique des dernières réformes et les mesures conséquentes qui ont été adoptées, les rapports marchands et la concurrence n’ont toutefois jamais été étrangers au domaine de la santé en France. La transformation fondamentale ne porte-t-elle pas davantage aujourd’hui sur la représentation libérale de l’assurance et sur le délitement de la solidarité qui la sous-tend ?
27Néanmoins, et que l’on soit conventionnaliste ou non, cet ouvrage propose une réflexion fondamentale et nécessaire sur les limites de la théorie libérale dans la compréhension de la situation présente. Il fait valoir l’importance des transformations qui se jouent actuellement dans le domaine de la santé, sous l’impulsion des dernières réformes. Il replace à juste titre l’analyse sur le plan non seulement théorique, mais aussi idéologique et politique. Il témoigne enfin de la richesse et des apports du courant institutionnaliste en économie de la santé.
28Véronique PAREL
29Centre d’Économie de la Sorbonne, Université Paris 1
Maud Simonet, Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, Paris, La Dispute, 2010, 221 p.
31Maud Simonet synthétise dans cet ouvrage plus de 15 ans de recherches qu’elle a développées sur le bénévolat. La thèse de l’ouvrage, à l’instar de celle de Mathieu Hély sur le monde associatif [13], est qu’il faut nécessairement rapprocher l’analyse du bénévolat de celle du monde du travail. D’abord, en montrant comment des « carrières bénévoles » sont identifiables et finalement assez proches des carrières professionnelles, puis, à l’autre bout de la chaîne, en soulignant combien les injonctions qui pèsent sur les salariés afin qu’ils s’impliquent au travail dans le cadre du « nouvel esprit du capitalisme » [14] tendent à les rapprocher de la figure du bénévole. Entre ces deux pôles, tout au long de son ouvrage, Maud Simonet souligne l’importance de l’État dans la construction du bénévolat et tente de démystifier l’approche tocquevilienne des associations en montrant comment l’État produit des normes et des figures de l’engagement, notamment en période de sous-emploi.
32La première partie de l’ouvrage est certainement la plus convaincante. Inspirée des analyses de A. Kaplan Daniels sur les carrières invisibles de femmes de la bonne société d’une ville du nord-ouest des États-Unis, elle retrace les étapes de la carrière bénévole, puis dégage une typologie liée notamment au genre (les carrières invisibles, par exemple pour une femme de militaire) ou à l’âge (les secondes carrières). Elle insiste bien sur les critères objectifs (les entretiens d’embauche, l’expérience sur le CV) et subjectifs (la carrière bénévole peut aussi être la carrière qu’on aurait voulu mener dans le monde professionnel) et souligne que la pratique bénévole peut elle-même éclairer fortement les trajectoires professionnelles. La conclusion de sa réflexion est que le bénévolat ne peut pas être analysé sans référence aux normes du monde du travail, qu’il soit vécu comme sous-emploi pour les jeunes de milieu populaire, comme travail libre pour certains néo-retraités ou encore comme vocation servant de pré-professionnalisation pour de jeunes diplômés aisés.
33Maud Simonet souhaite démontrer que les normes sociales pesant sur le travail (et notamment l’idéal de réalisation de soi) interviennent au cœur de la pratique bénévole. Elle va alors décortiquer ces normes, qu’elles prennent les traits du give back to the community aux États-Unis, ou du « se rendre utile » en France. Alors que le bénévolat semble sous-entendre un engagement libre, sans contrainte, volontaire, l’examen de ces normes et de leurs variantes nationales, avec les incitations publiques qui les favorisent, montre le renforcement de cette norme de l’idéal du travail à destination des autres. M. Simonet considère que les travaux sur la « fin du travail » (J. Rifkin), sur l’économie solidaire (J.L. Laville) ou sur l’instauration d’un revenu de citoyenneté dans les années 1990, ont produit un brouillage des frontières : ils auraient participé à la mise en place de l’idée selon laquelle le travail gratuit, dans le cadre d’activités citoyennes, équivaudrait au remboursement à la société de l’aide sociale qu’elle verse aux citoyens sans emploi. La critique semble, de notre point de vue, assez peu justifiée. Les controverses des années 1990 portaient sur la question du partage du travail (et non sur la mise au travail) et, surtout, le projet politique qu’il sous-tendait se fondait sur un État généreux capable de mettre les citoyens en position de donner, à mille lieues des projets de workfare (il suffit de relire les nombreux numéros de La Revue du Mauss sur ces thèmes).
34La deuxième partie de l’ouvrage revient sur la construction politique du travail bénévole en France et aux États-Unis. L’auteur veut montrer combien il existe un « voile de la citoyenneté » (p. 80) dans les programmes publics soutenant le bénévolat : ceux-ci sont toujours présentés comme des politiques de soutien au monde associatif, alors même qu’ils consisteraient surtout en des politiques du travail bénévole, visant notamment à trouver des solutions au chômage des jeunes.
35M. Simonet insiste fortement sur les usages politiques de l’analyse faite par Tocqueville sur la tendance qu’auraient les Américains à s’associer. De R. Putman à J. Rifkin aux États-Unis, de S. Body-Gendrot à D. Ferrand-Bechmann en France, en passant par É. Archambault entre les deux rives, les chercheurs s’étant placés dans la lignée tocquevilienne pour qualifier le monde associatif se voient opposer les travaux de T. Skocpol, qui soulignent que Tocqueville n’aurait pas vu combien l’État a favorisé ces initiatives civiques. Là encore, le travail de démarcation de M. Simonet apparaît presque caricatural : elle considère que « loin du “mythe de la démocratie en Amérique” et de l’opposition entre engagement citoyen et État national qu’il construit, le travail du bénévole et a fortiori celui du volontaire sont bien une “affaire d’État”» (p. 98).
36L’auteure est convaincante lorsqu’elle démontre les enjeux politiques des programmes de bénévolat qui sont attachés à la personne du président aux États-Unis. Ces enjeux réels apparaissent d’ailleurs comme masqués par un vrai travail de dépolitisation, par exemple dans cette phrase de Clinton : « Le service citoyen n’appartient à aucun parti, à aucune idéologie. » (p. 103) Les clivages sont pourtant bien réels : ainsi, alors que Reagan avait fait du bénévolat une priorité de son mandat, notamment parce qu’il espérait qu’il prendrait le relais d’un État qu’il faisait rétrécir, l’auteure souligne que, sous sa tutelle, le bénévolat aux États-Unis a diminué, invalidant cette théorie de la substituabilité.
37Faut-il pour autant considérer que le bénévolat est principalement une « affaire d’État » ? On se demande si l’auteur n’aurait pas tendance à confondre État et institutions : les débats récents portant sur le périmètre acceptable de l’intervention de l’État aux États-Unis renvoient à des traditions institutionnelles et aux modes d’institution du social par le politique, dans lesquels l’État trouve sa place, mais qu’il ne saurait incarner à lui seul.
38L’autre sous-partie du chapitre revient sur différents programmes, aux États-Unis (du Civilian Conservation Corps de Roosevelt à l’AmeriCorps de Bush fils) et français (des formes civiles du service national au volontariat), afin de montrer comment, avec des variations au fil du temps, ils répondent à un double objectif d’emploi et d’insertion. Face à ces politiques, les représentants associatifs prendraient des positions ambivalentes, entre dénonciation de leur instrumentalisation et intérêt à bénéficier des financements.
39La dernière partie de l’ouvrage se penche d’abord sur cette gestion particulière, au sein des organisations, qu’implique le travail bénévole. M. Simonet s’interroge sur la « juste distance » entre bénéficiaires et salariés, qui définirait la figure du « bon travailleur bénévole », puis sur le développement d’outils de management spécifiques (ainsi le passeport bénévole qui permettrait, en recensant les différentes tâches effectuées, de reconvertir les ressources dans le monde professionnel ou universitaire par les validations d’acquis). Elle revient ensuite sur l’importance des débats concernant l’absence d’un lien de subordination juridique, quand bien même il existe une subordination de fait. Les exemples évoqués sont très parlants (les cas de requalification du bénévolat en contrat de travail, les mobilisations collectives comme dans le cas d’une grève chez les Restos du cœur consécutive à la décision de la direction de ne plus servir que des sandwichs au lieu de repas chauds). Pour Maud Simonet, c’est bien le signe d’« une sortie du travail bénévole par le salariat » (p. 189). Elle boucle son ouvrage en soulignant que ce bénévole qui devient travailleur permet aussi de mieux comprendre le portrait qui se dresse dans le management actuel, celui du « travailleur en bénévole ». Ainsi, elle montre comment le monde associatif a domestiqué cette représentation de l’ethos militant, avec des travailleurs qui seraient moins rémunérés et moins protégés ; elle revient ainsi sur les études montrant qu’il existe un « don de travail » de certains salariés pour travailler dans des entreprises vues comme « engagées » ou sur le tabou de la rémunération dans le monde associatif. En ce sens, le nouvel esprit des associations serait très proche du « nouvel esprit du capitalisme » dans lequel les injonctions à l’implication des salariés libres et autonomes font florès.
40Sur la forme, soulignons que l’ouvrage est écrit dans un style clair et fluide. On regrettera cependant deux choses. D’abord, l’auteure ne présente que brièvement ses différentes enquêtes qui s’étalent tout de même sur 15 ans. Ainsi, les extraits d’entretiens paraissent parfois surgir ex nihilo. Ensuite, elle tend à perdre son lecteur dans les pages décrivant les multiples programmes français et surtout étasuniens : un petit tableau synthétique aurait été plus que bienvenu.
41Sur le fond, le lecteur l’aura compris, il s’agit d’un ouvrage stimulant mais aussi très discutable. La principale critique qu’on lui objectera est sa tendance à vouloir à tout prix rabattre le travail bénévole sur ses rapports avec le monde du travail et à n’interpréter les injonctions à la citoyenneté que dans ce sens. Comme A. Caillé, à la suite de Mauss, l’a bien montré, la question du don, qui recoupe partiellement celle du bénévolat, est marquée par des ambivalences entre liberté et obligation, d’un côté, altruisme et égoïsme de l’autre. Quand bien même Tocqueville se serait trompé, de nombreux travaux sur les liens entre association et démocratie, qui distinguent clairement la sphère associative et l’État et abordent l’engagement associatif par le prisme de l’idée d’égalité, auraient pu être évoqués.
42Lorsque Maud Simonet souligne que le bénévolat oscillerait aujourd’hui entre deux figures (le super-bénévole libre qui attend avec confiance son insertion professionnelle et le jeune contraint, issu des catégories populaires, qui accepte le poste faute de mieux), on pourrait aussi objecter que la norme sociale joue fortement aussi pour la première, à l’heure où les entreprises multiplient les programmes de RSE. De même, nombre d’emplois ou de travaux bénévoles dans la sphère associative n’ont pas nécessairement vocation à entrer dans la sphère publique (associations de services aux membres dans les domaines sportifs et culturels par exemple), ce qui limite la portée de la théorie selon laquelle le bénévolat serait « affaire d’État ». Finalement, on en vient à se demander si, pour l’auteure, il existe un espace pour le monde associatif entre le marché et l’État, étant donné que le travailleur bénévole qu’elle dépeint ne se définit qu’entre ces deux pôles.
43Paul CARY
44CeRIES, Université Lille 3
Marie-Agnès Barrère-Maurisson et Diane Tremblay (dir.), Concilier travail et famille : le rôle des acteurs France-Québec, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, 456 p.
46Si la question de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle a déjà fait l’objet de nombreux travaux, elle doit être réinterrogée sous un angle nouveau, telle est l’hypothèse de départ de cet ouvrage. Plusieurs motivations sont avancées par les auteurs pour justifier cette nécessité de nouvelles investigations. Tout d’abord, si la problématique de la conciliation n’est pas nouvelle, elle reste une des questions d’actualité majeures pour nos sociétés : l’enjeu est de maintenir à la fois un taux de fécondité et un taux d’activité féminin élevés. Historiquement liée à celle de l’égalité des hommes et des femmes, et plus particulièrement à l’insertion professionnelle des femmes, cette question est devenue un objectif affiché dans la stratégie européenne de Lisbonne. Elle se trouve aujourd’hui exacerbée du fait des profondes transformations des conditions d’emploi et de l’organisation du travail (montée de la flexibilité, de la précarité, développement des horaires atypiques…) et des changements dans la famille (famille monoparentale, vieillissement de la population…). Ces transformations récentes des structures d’emploi et des structures familiales amènent donc à reconsidérer le thème de la conciliation. Le mérite principal de cet ouvrage collectif est justement d’aborder cet objectif sous un angle nouveau : il interroge les modèles de gouvernance de la conciliation travail-famille dans les deux sociétés que sont le Québec et la France. Pour M. A. Barrère-Maurisson et D. Tremblay qui co-dirigent cet ouvrage, les politiques dites de conciliation ne sont plus vues comme relevant essentiellement de l’acteur public, elles optent pour une perspective élargie à divers acteurs, soulevant par là même de nouvelles interrogations sur les interactions entre ces divers acteurs et sur leurs modes de coordination et de gouvernance. Ces nouveaux acteurs qu’elles qualifient d’acteurs « intermédiaires » – les entreprises, syndicats, associations, municipalités, collectivités locales – interviennent entre l’État et les bénéficiaires. Ainsi se pose la question de l’articulation des différents niveaux d’intervention sociopolitique dans nos sociétés : entre le national, le régional, le local et le supranational.
47Regroupant une trentaine de contributions, à la suite d’échanges par visioconférence et d’un colloque, l’ouvrage qui reprend l’essentiel des communications est divisé en cinq parties alternant systématiquement des comparaisons internationales avec une analyse approfondie des contextes institutionnels locaux.
48Les enjeux de la gouvernance constituent la première partie de cet ouvrage signée par les deux auteures principales. En partant du lien entre fécondité et activité féminine, les auteures soulignent, dans un premier texte, le rôle des acteurs tels que les entreprises, les syndicats, les collectivités territoriales dans la gestion de problèmes économiques et sociaux nationaux. Est ainsi posée la question de la gouvernance qui désigne « l’art ou la manière de gouverner » (p. 23), notion différente de celle de gouvernement en tant qu’institution, de manière à promouvoir un nouveau mode de gestion des affaires publiques fondé sur la participation de la société civile. Pour les auteures, l’analyse des modèles de gouvernance de la conciliation travail-famille, en France et au Québec, semble indiquer qu’il y aurait deux modèles distincts : « Un modèle français de gouvernance, relatif à une coordination des actions, et portant sur des institutions qui sont des partenaires. Et un modèle québécois, relatif à une gouvernance des initiatives et portant sur des acteurs, en tant que développant des réalisations. » (p. 29)
49À partir d’un historique des régulations en matière de conciliation travail-famille en France, M. A. Barrère-Maurisson distingue, dans un second texte, trois périodes charnières associant une forme d’emploi familiale dominante à une forme dominante d’emploi. Selon elle, on est passé d’une régulation fondée sur la préservation de la famille – le familialisme –, à une régulation cherchant à préserver la place des femmes – le féminisme –, au parentalisme où l’enfant est au centre des préoccupations. C’est dans ce contexte qu’il convient de resituer « l’exception démographique française », à savoir la conjugaison de taux de fécondité et d’activité féminins élevés.
50Dans une démarche similaire, en adoptant le concept de gouvernance plutôt que celui de régulation, D. Tremblay présente le contexte de la conciliation famille-travail au Québec. Le Québec constitue une exception en Amérique du Nord où le laisser-faire est la règle. S’il n’y a pas de politique familiale affichée comme en France, la mobilisation des acteurs de la société civile a permis de développer des services de garde et plus récemment des mesures comme le congé parental. Cette mobilisation des acteurs amène D. Tremblay à formuler l’hypothèse d’une gouvernance inclusive au Québec qui diffère de la France où l’État est l’acteur principal de la politique familiale.
51Dans la seconde partie de l’ouvrage, on trace, à partir des données statistiques démographiques et de l’emploi, un portrait différencié de la situation en France et au Québec. Cette partie à dominante quantitative est toutefois hétérogène dans ses approches. On y présente de façon comparative les caractéristiques démographiques des pays, des indicateurs du marché du travail et des caractéristiques de conciliation travail-famille, on y aborde également des questions de qualité de l’emploi. Cette partie fourmille de résultats intéressants, parfois inattendus, dont on ne peut donner ici qu’un aperçu très partiel. Concernant les taux d’activité, M. A. Barrère-Maurisson et O. Marchand montrent que les taux d’activité féminins augmentent régulièrement dans les deux pays tout en gardant une démographie favorable, mais avec un taux de temps partiel plus important en France qu’au Québec. Pour la France comme pour le Québec, les inégalités hommes-femmes s’accentuent au moment de l’arrivée d’un enfant, les femmes assumant la majorité des tâches domestiques et parentales. Dans le texte suivant, au regard des difficultés de conciliation travail-famille, G. Cette, D. Méda, A. Sylvain et D. Tremblay constatent que les femmes qui ont de jeunes enfants de moins de trois ans sont moins actives que les autres, ce phénomène étant plus accentué en France qu’au Canada (il n’existe pas de statistiques disponibles pour le Québec). Les auteurs mettent en avant les effets incitatifs de certaines mesures, à quitter le marché du travail, comme l’allocation parentale d’éducation en France. Pour clore cette partie comparative, O. Marchand pour la France, puis L. Cloutier pour le Québec, proposent d’étudier les liens entre conciliation et qualité de l’emploi. Si le premier propose de mieux sécuriser les parcours pour favoriser la conciliation à travers le concept de flexicurité, le deuxième insiste sur la nécessité de retenir quatre dimensions (rémunération, temps de travail, stabilité de l’emploi et qualification) pour rendre compte et comparer les difficultés de conciliation.
52La troisième partie revient sur les liens entre activité et parentalité à partir d’études nationales. Pour la France, O. Marchand avance l’idée d’un double handicap pour les femmes qui rencontrent des situations de précarité plus fréquentes alors qu’elles assument toujours l’essentiel du travail domestique. S. Vanoveirmer conforte cette idée en élargissant son analyse au rôle joué par les employeurs. M. F. Martin, A. M. Fadel et P. O. Ménard arrivent à des conclusions similaires dans le cas du Québec, en insistant toutefois sur le stress vécu par les parents. Dans les deux zones, l’accent est mis sur le développement des congés parentaux avec le constat d’une forte hausse de la prise du congé de paternité.
53Au total, les deuxième et troisième parties dressent un état des lieux bien argumenté et très stimulant pour la réflexion, mais parfois redondant. Si la comparaison des données statistiques est très fournie et systématique pour les deux zones, on peut regretter que cela ne soit pas le cas pour la comparaison des mesures et des politiques concernant la conciliation. En particulier, on peut souligner l’absence d’une analyse comparative des politiques familiales, pourtant centrales par rapport à la problématique. Une étude de la politique fiscale aurait pu aussi apporter des éléments susceptibles d’éclairer le débat.
54L’originalité des deux dernières parties consiste à donner la plume aux acteurs intermédiaires. La quatrième partie se concentre sur le rôle des partenaires sociaux, principalement les entreprises et les syndicats, dans la gestion de la conciliation. La dernière partie porte sur la place des institutions en charge de l’enfance et de la famille et des organismes communautaires, puis du rôle des villes et des régions en matière de conciliation travail-famille. L’éventail des partenaires sociaux est large et montre l’ampleur des enjeux, des actions et des difficultés inhérentes à la coordination. Des initiatives provenant des entreprises françaises sont exposées. Ainsi, la société EQUILIBRES s’intéresse aux efforts consentis par les pères managers pour concilier emploi et famille, puis est présentée la création de la charte de la parentalité dans les entreprises pour développer un cadre de travail favorable à la conciliation. Concernant le Québec, les mesures d’entreprise semblent parfois inadaptées aux besoins. Les textes qui suivent exposent le point de vue des syndicats et la manière dont s’est construite cette problématique de la conciliation. Dans la cinquième partie, l’offre de services de garde en France et au Québec est décrite, offre diversifiée d’une région à l’autre en France et insuffisante, alors qu’elle constitue une des pièces fondamentales de la politique familiale québécoise. Les derniers textes présentent des initiatives prises par les villes, notamment la ville de Paris, et la région Centre pour contourner des carences en matière de service de garde. Enfin, les résultats d’une recherche menée auprès de cinq municipalités québécoises illustrent le manque de moyens financiers des municipalités pour mettre en œuvre une véritable politique familiale.
55En conclusion, M. A. Barrère-Maurisson et D. Tremblay affirment qu’une véritable politique de conciliation travail-famille ne peut se réaliser que s’il y a une approche réellement transversale. Cette politique doit viser les hommes comme les femmes, prendre en compte à la fois le travail et la famille, enfin elle doit contenir des mesures tant publiques que privées. Pour ce faire, elles proposent la création d’une plate-forme pour assurer la coordination des actions des différents niveaux d’intervention.
56Au regard de l’ensemble des apports généraux, cet ouvrage présente une analyse très riche et très documentée sur la problématique de la conciliation. Les cadrages statistiques, la présentation des contextes institutionnels, l’historique des principales mesures en faveur de la conciliation en font un ouvrage très complet sur ce thème. La plus grande originalité provient de la présentation du rôle des acteurs intermédiaires. Toutefois, l’analyse de la coordination entre ces différents niveaux n’est pas toujours au rendez-vous et certains textes restent trop descriptifs. Une analyse plus approfondie du rôle des acteurs intermédiaires et des modalités de gouvernance permettrait de proposer des conclusions plus générales. Cependant, en renouvelant la problématique de la conciliation, cet ouvrage ouvre des perspectives nouvelles de recherche très stimulantes.
57Martine PERNOD-LEMATTRE
58Telecom Lille 1 & Clersé, Université Lille 1
Muriel Maillefert, Olivier Petit et Sandrine Rousseau (dir.), Ressources, patrimoine, territoires et développement durable, Bruxelles, PIE Peter Lang, coll. « EcoPolis », 2010, 282 p.
60Économistes et membres du Clersé (UMR 8019), Muriel Maillefert, Olivier Petit et Sandrine Rousseau coordonnent un ouvrage qui se situe dans le prolongement d’un colloque tenu à l’université de Lille 1 en novembre 2008 sur « La problématique du développement durable vingt ans après ». Publié dans la collection « EcoPolis » de Marc Mormont, bien identifiée au croisement des enjeux urbains, environnementaux et territoriaux, et rassemblant vingt-cinq auteurs qui nous proposent douze contributions, précédées d’un texte introductif, ce livre interroge une problématique transversale : la territorialisation du développement durable (DD), au-delà des seuls grands discours généreux mais généraux. On revisite ainsi avec profit le questionnement classique des rapports global-local, en les abordant notamment sous l’angle des échelles – de compétences, de territoires, d’acteurs et d’action. Parmi d’autres, le texte de Fabiano Rocha Diniz sur les enjeux du drainage en milieu urbain au Brésil l’illustre avec netteté. L’introduction du concept d’« espaces fonctionnels de la durabilité » atteste aussi un reformatage de l’action publique, qui permet de dépasser les logiques sectorielles et territoriales des politiques menées (Stéphane Nahrath, Frédéric Varone et Jean-David Gerber).
61Dès la préface de Bertrand Zuindeau, on comprend que le choix ayant présidé à la composition du volume n’est pas strictement celui d’actes, ni d’un état des lieux-panorama de recherches récentes sur le DD dans la variété de ses champs d’application. Une approche spécifique est privilégiée, qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage : les liens associant ressources, patrimoine et territoires en termes de production d’un développement territorial durable. La focale porte ainsi sur des interactions qui ne se limitent pas aux associations les plus courantes en matière de DD : l’environnement, le développement économique « responsable », l’équité sociale, ou encore le lien avec les pratiques de la démocratie locale à travers l’appel à la gouvernance [15]… Bien sûr, ces dimensions ne sont pas absentes ; dans la contribution de Jo Van Assche, Thomas Block et Herwig Reynaert sur le « moniteur » des villes flamandes construit pour mesurer la durabilité urbaine, la question de la participation ressort directement, entre monitoring et gouvernance. Mais l’essentiel n’est peut-être pas là, et il serait de fait erroné de ramener le DD à des « bonnes pratiques » des pouvoirs locaux, des États ou des organisations internationales ; ce serait tomber dans une illusion gestiologique, celle des usages de la notion par la Banque mondiale, par exemple [16].
62Le présent ouvrage joue le jeu de l’interdisciplinarité et intéressera un large public en sciences sociales. Il n’est pas possible de signaler toutes les pistes développées ; nous en retiendrons quatre, qui parcourent l’ouvrage dans son ensemble.
63Un premier fil conducteur est, à notre sens, l’interrogation de couples de tensions structurants permettant de relire des enjeux socio-spatiaux de large portée. C’est vrai pour penser le territoire, d’abord, en empruntant une perspective relationnelle, en termes d’interdépendances (en écho à la recherche de compatibilité entre la durabilité interne et externe d’un territoire, selon Peter Nijkamp, qui est cité p. 10). Le texte de Muriel Maillefert et Paul Schalchli relatif à l’écologie industrielle montre bien dans le rapport au territoire comme échelle interconnectée comment se nouent et se jouent les rapports entre acteurs, les tensions et les transactions pratiques (sachant que la spatialisation de l’écologie industrielle est un enjeu en soi [17]).
64Ça l’est aussi pour aborder le patrimoine, ensuite, et de plusieurs façons. D’une part, ceci évite de s’enfermer dans un triptyque écologie-économie-social. Depuis quelques années, un référentiel « culturel » en DD est également mis en avant parmi les acteurs locaux, à la fois au sens de l’offre culturelle et de l’accès à des équipements, de l’interculturalité comme partage d’espaces urbains et d’une acculturation aux enjeux de la ville durable [18]. De l’autre, cette notion revient sur des « dualismes divergents », au sens de Georg Simmel, comme développement vs. protection, qui ont été de longue date marquants dans les débats autour de l’écologie et aujourd’hui du DD. Le chapitre relatif aux évolutions de l’agriculture française, ses pratiques et ses énoncés de légitimation incarne un balancement dans la définition de l’activité de l’agriculteur entre la production (« nourrir » la population…) et l’entretien, voire la protection de la nature ; des compromis sont en permanence en jeu. La réévaluation des zones agricoles à proximité des villes en termes d’aménagement et sous l’angle de la patrimonialisation est un autre exemple que pointent José Serrano et Corinne Larrue dans l’agglomération de Tours.
65Pour Simmel [19], ces valeurs contrastées maintiennent la société en mouvement dans une combinaison qui n’est pas prévisible, écartant toute vision irénique d’une « fin de l’Histoire ». Comme le suggère Michel Marié, la logique d’aménagement se distingue en pareil cas de celle du ménagement : la première tient davantage à la production de l’espace (au risque d’une lecture « destructrice », de la table rase) et la deuxième à sa gestion (au risque du passéisme, d’une préservation « patrimoniale » excluant l’application de nouvelles normes, etc.), ce qui pose la question de leur articulation [20]. Introduire le débat sur la notion de patrimoine dans le développement du territoire est à ce titre un point fort du livre, par exemple en revenant sur le rapport entre capital naturel et patrimoine naturel, en économie écologique.
66La dimension économique, qui ne surprendra pas le lecteur de cette revue, se retrouve dans l’approche des ressources, troisième entrée retenue. Un déplacement du regard est proposé, pour aborder les ressources non tant comme un donné que comme un construit, qui permet de traiter l’environnement comme ressource ou encore d’introduire les ressources culturelles (Iratxe Calvo-Mendieta, Olivier Petit et Franck-Dominique Vivien, sur la gestion de l’eau en France ; ou Véronique Peyrache-Gadeau).
67Un second élément de transversalité concerne la méthodologie et la posture théorique des auteurs, qui adoptent une lecture constructiviste, adéquate pour éclairer les interactions société-nature sur les trois pans retenus dans leurs corrélations : le territoire est un construit socio-politique – c’est même le propre de sa définition par rapport à une étendue ; il n’y a pas de patrimoine en soi, puisque sa valeur dépend d’une échelle sociale qui l’érige comme digne d’être protégé, valorisé, etc. ; et l’entrée par l’action qui rassemble les contributeurs renvoie à la mobilisation et aux usages de ressources.
68Quant à la troisième ligne directrice, elle concerne la dimension processuelle au cœur des études menées, dans un double rapport au temps (la patrimonialisation, notamment) et à l’espace (la territorialisation, en particulier), essentiel pour aborder le DD. Croisée avec la dimension de l’action, elle analyse l’évaluation des politiques en DD, sous un double regard : celui des indicateurs et de leur construction (qui en situe le domaine de validité en même temps que les objectifs sous-jacents), à travers le cas du moniteur des villes flamandes (Jo Van Assche et al.), et celui de la compensation qui peut s’imposer sur l’agenda politique pour résoudre un conflit territorialisé sur une opération portant préjudice à la biodiversité et à l’équilibre d’un site. Julie Gobert souligne les limites de la compensation écologique au profit d’une compensation territoriale élargie, qui revisite la problématique environnementale à l’aune de la diversité des composantes du DD. Un chaînage air-mobilité-santé ressort également de la contribution de Carole Waldvogel et Sandrine Glatron, portant sur l’information relative à la qualité de l’air en Alsace, quant à la pollution et ses représentations. À travers la construction des indices, puis leurs traductions cartographiques, la question des instruments de l’action publique est là encore posée. Dans ces modes d’objectivation – monitoring, compensation, cartographie –, l’indicateur devient un lieu de mobilisation. Singulièrement, le dispositif est mis en avant plutôt que des « plaignants » – c’est-à-dire les acteurs mobilisés, les associations, les mouvements écologistes – pour légitimer la collectivité à définir et à traiter un problème, alors même que ces derniers sont régulièrement invités à y « participer ».
69Enfin, la ville apparaît comme une scène privilégiée des interactions concrètes du DD. En particulier, les textes s’affrontent à des enjeux où le DD se révèle contraint. José Serrano et Corinne Larrue questionnent l’étalement urbain à partir de l’aire de Tours, à partir des enjeux de la mobilité et des rapports urbain-rural. Non sans lien, la place de l’automobile en ville est également source de tensions, comme le montre l’analyse de Carole Waldvogel et Sandrine Glatron sur les pollutions urbaines, et celle de Sylvie Bidaux sur les discours institutionnels de l’« automobilité » à Aix-en-Provence et Lausanne ; sans nier des évolutions, les auteurs ne peuvent pas conclure à un réel renouvellement des représentations sur ce plan. Cela révèle un autre type de tension, entre un idéal visé et des conditions de mise en œuvre limitées, ou encore, dans le vocabulaire de Nietzsche, entre la ville apollonienne (l’harmonie, l’ordre et la raison) et dionysiaque (le dépassement).
70C’est là une piste d’approfondissement possible : plusieurs contributions mobilisent (diversement) une perspective institutionnaliste (Leïla Kebir ; Iratxe Calvo-Mendieta et al. ; Stéphane Nahrath et al. ; Véronique Peyrache-Gadeau ; Jean-Pierre Boinon et al., etc.) ; il aurait été possible d’aller plus loin dans l’échange interdisciplinaire, en mobilisant plus explicitement l’outillage des transactions sociales, dans la mesure où des passerelles existent [21]. Des traces affleurent d’ailleurs au fil des textes : Julie Gobert parle de « compromis social et transactionnel » (p. 34) ; Stéphane Nahrath et al. notent que leur concept d’espace fonctionnel est « inséparablement un espace de rivalités et un espace de régulation de ces rivalités » (p. 224) ; et Jean-Pierre Boinon et al. montrent comment la notion de DD est « négociée » par des porteurs d’intérêts. Pour les économistes institutionnalistes, la transaction renvoie au processus de construction des règles collectives qui sécurisent les comportements individuels. Les néo-institutionnalistes ont limité ce champ à l’analyse des « coûts de transaction », notamment chez Williamson – auquel se réfère Leïla Kebir (p. 82). Plus largement, les transactions sociales expliquent comment les acteurs peuvent parvenir à sortir des dilemmes, pratiques liées aux oppositions en présence. Les questions de DD traduisent une inertie de l’espace par rapport aux transformations que l’homme veut lui imposer, ce qui lie la dimension socio-spatiale à une dimension temporelle, celle d’un temps toujours présent entre les transformations sociales et les transformations de l’espace. Ceci conduit à différencier transactions de croissance et de continuité, d’une part, et transactions de rupture, de l’autre. Cette distinction est particulièrement visible dans le domaine du DD urbain, entre ce qui a trait à des innovations de continuité, par exemple pour réduire les gènes ou les impacts de la circulation automobile sans remettre en question le principe (l’aménagement d’une « zone 30 » limitant la vitesse en centre-ville, etc.), et des innovations de rupture, qui proposent un changement de modèle (par exemple, développer les modes de déplacements alternatifs à la voiture). Il y a là autant d’expérimentations in situ des relations étroites entre ressources, patrimoine et territoires, que l’ouvrage met à bon droit au premier plan de la compréhension des enjeux du DD.
71Philippe HAMMAN
72CRESS, Université de Strasbourg
Amandine Orsini, La biodiversité sous influence ? Les lobbies industriels face aux politiques internationales d’environnement, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, coll. « Science politique », 2010
74L’ouvrage d’Amandine Orsini porte sur l’influence des firmes industrielles dans les processus de négociation d’accords internationaux dans le domaine de l’environnement. Plus précisément, cet ouvrage s’attache à mesurer l’influence qu’ont pu avoir les différentes firmes industrielles dans le cadre de deux processus de négociation internationale correspondant aux discussions autour de deux sous-accords de la Convention sur la diversité biologique (CDB) adoptée lors du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro de 1992. Le premier cycle de négociation analysé, qui couvre la période 1995-1999, porte sur les questions de biosécurité et conduit à l’adoption en 2000 du Protocole de Cartagena sur la biosécurité, entré en vigueur en 2003, qui encadre notamment le transport et la circulation des OGM. Le second porte sur l’accès aux ressources génétiques naturelles et aux règles de partage des avantages qui doivent s’établir (c’est-à-dire déterminer à qui appartiennent les ressources naturelles d’un État et comment doivent se partager les bénéfices entre les industriels qui exploitent ces ressources et les États qui les détiennent), lequel a fait l’objet de négociations depuis 2002 pour aboutir au Protocole de Nagoya signé en octobre 2010, postérieurement à la parution de l’ouvrage.
75Cet ouvrage débute par une première partie théorique sur les différents sous-courants des Relations internationales et le caractère insatisfaisant des différentes constructions théoriques existantes. C’est là une entrée en matière qui se retrouve souvent dans les travaux de Relations internationales et qui, dans bien des cas, peut donner l’impression d’un exercice académique convenu et un peu vain. Toutefois, l’ouvrage cherche à promouvoir une approche ancrée dans les sciences sociales qui laisse une place centrale au travail empirique, privilégiant une approche inductive. On ne peut toutefois s’empêcher de penser que le caractère très compartimenté et parfois rigide des différents courants des Relations internationales a un effet plutôt enfermant au lieu de pousser à la créativité scientifique. On a l’impression que l’auteur doit se justifier de proposer de faire des sciences sociales et de déployer un protocole de recherche qui sera respectueux des résultats de son enquête empirique. Bref, on l’aura compris, si les contraintes de la forme éditoriale et de la construction des thèses en Relations internationales conduit à une première partie trop théorique, les options prises par l’auteur nous ont au contraire convaincu. L’auteur aurait d’ailleurs pu aller plus loin dans son ancrage en sciences sociales en allant chercher des hypothèses de travail du côté de la littérature de sociologie des organisations ou de sociologie de l’action publique qui aurait pu encore solidifier l’ancrage sociologique de son travail.
76Le chapitre 3 de la première partie et les deux parties suivantes de l’ouvrage nous font plus directement entrer dans le vif du sujet en nous plongeant plus directement dans le cœur de l’enquête. L’apport principal de cet ouvrage est en effet de nous faire entrer de façon très vivante et très précise dans les mécanismes de négociation des protocoles internationaux en mettant bien en évidence les différents jeux d’acteurs qui s’y déroulent, entre délégations, au sein des délégations, au moment des grands sommets, mais aussi dans les étapes de préparation. Il propose surtout de sortir des lieux communs sur le « pouvoir des industriels » et d’analyser au cas par cas les différentes situations dans lesquelles les acteurs industriels exercent aujourd’hui une influence et, au contraire, les logiques qui conduisent à leur marginalisation dans certaines circonstances, en prenant en compte les spécificités propres aux différents États ou groupes d’États en présence (des États-Unis aux Pays en développement en passant par l’Union européenne) et en spécifiant le plus souvent les groupes industriels concernés (entreprises nationales ou transnationales, entreprises de l’agroalimentaire ou pharmaceutiques) et les modalités par lesquelles ils interviennent (à travers un lobby ou de façon plus individuelle), etc.
77L’auteur montre tout d’abord que le cadre dans lequel se déroulent ces deux cycles de négociations est a priori « hostile aux intérêts des firmes ». Les Pays en développement (PED) jouent en effet un rôle moteur dans la conduite de ces négociations et cherchent à faire en sorte que leurs intérêts soient bien pris en compte aux dépens de ceux des acteurs industriels, notamment transnationaux. La déclaration du porte-parole du G77 après la Conférence de Rio est explicite à ce titre : « Le changement climatique était pour eux [les pays développés] – la biodiversité fut pour nous. » (Cité p. 80) Il est donc particulièrement intéressant de voir comment les acteurs industriels vont jouer dans ce contexte.
78L’analyse est ensuite déployée en mettant en perspective deux types d’arènes dans lesquelles les firmes essaient d’influencer les acteurs politiques, les arènes domestiques (nationales et régionales, notamment l’UE) en amont des réunions internationales et les sommets internationaux eux-mêmes. Dans ces deux cas de figure, le livre est bien documenté et s’appuie sur une bonne connaissance de la littérature existante et une enquête de terrain fournie tant systématique (en relevant notamment la composition des différentes délégations) que qualitative avec plusieurs dizaines d’entretiens semi-directifs effectués avec des membres des différentes délégations. À chaque fois, dans ces différentes arènes, l’auteur cherche à dépasser les conclusions générales pour nous montrer comment en pratique s’incarne cette influence et les limites qu’elle rencontre.
79Dans le cas de l’influence des industriels dans les arènes nationales et régionales, les différents cas analysés conduisent tous à des résultats sinon contre-intuitifs au moins analysés avec une telle finesse qu’ils en deviennent spécifiques à une configuration d’acteurs particulière. Ainsi, alors que les États-Unis sont souvent décrits comme un cas particulièrement typique d’« État compétitif » se faisant le porte-parole de ses firmes à l’échelle internationale, Amandine Orsini montre que, en l’occurrence, les positions libérales défendues par les représentants des États-Unis correspondent avant tout à des positions politiques et qu’elles sont défendues en prenant appui et en allant nettement au-delà des demandes des acteurs industriels. De même, l’analyse du cas européen est intéressante car le fait que ce soit la Direction générale Environnement (DGE) qui s’est portée à la tête des négociations conduit à rendre plus difficile la prise en compte des intérêts industriels, traditionnellement mieux écoutés par les Directions générales intervenant plus directement dans les sphères économiques. Ce rôle important joué par la DGE dans la construction de la politique européenne de biosécurité est renforcé par l’éclatement des positions des industriels avec des acteurs transnationaux prônant une dérégulation du commerce des OGM et des acteurs nationaux ou européens, notamment dans le secteur de la distribution, cherchant au contraire à rassurer les consommateurs en éliminant volontairement les OGM de certains de leurs produits et en demandant une meilleure traçabilité. De même l’analyse menée dans le cas des PED et des relations que leurs gouvernements entretiennent avec les firmes ne conduisent pas à une conclusion univoque sur l’influence des firmes sur l’orientation des politiques encouragées par les États.
80Ces questionnements sont repris dans les arènes des négociations internationales avec une analyse des différentes stratégies menées par les acteurs industriels dans différents cas de figure soit quand ils interviennent en soutien des acteurs étatiques, soit lorsqu’ils interviennent explicitement en tant que lobby dans le cours de la négociation elle-même. L’auteur montre que les firmes industrielles sous-estiment dans un premier temps la portée des négociations en cours. Les États-Unis n’étant pas signataires de la CDB et le projet étant surtout porté par les PED, les firmes laissent d’abord filer les négociations qui leur paraissent sans danger pour elles. Ce n’est que relativement tardivement qu’elles prennent conscience des enjeux et s’impliquent plus explicitement dans les négociations. L’auteur montre alors la forte proximité entre les négociateurs représentant les États-Unis et certaines firmes puisque le responsable du principal lobby industriel intervenant sur la biosécurité était auparavant membre de la délégation états-unienne. La mise en place de ce lobby industriel correspond aussi pour les États-Unis au moment où ils privilégient une nouvelle coalition interétatique, le groupe de Miami, qui rassemble six autres pays développés dans le but de freiner la réglementation sur les OGM.
81L’ensemble de ces exemples montre la richesse du livre d’Amandine Orsini qui analyse avec beaucoup de précisions le fonctionnement de ce type de négociation internationale et les difficultés à en décrypter les enjeux, y compris pour les acteurs qui en sont les principales parties prenantes. Les conclusions avancées qui conduisent à spécifier au cas par cas l’influence réelle des firmes industrielles sont convaincantes car elles évitent les raccourcis trop souvent lus sur ces thématiques. Cependant, le livre aurait aussi pu aller beaucoup plus loin en opérant certains dé- ou recentrements. Tout d’abord à la fin de chaque chapitre on trouve des tableaux à double entrée mettant en regard les actions menées par les entreprises et les résultats obtenus. Dans les deux cas, l’auteur les qualifie au moyen de quatre catégories (aucune, faibles, modérées ou importantes). Elle en déduit un niveau d’influence lui-même décrit par une de ces quatre entrées. La plus-value apportée par ces tableaux ne va pas de soi. Répondent-ils à la volonté de faire science ? Renvoient-ils à une formalisation en vigueur dans d’autres travaux de Relations internationales ? Le caractère extrêmement simplificateur de ces tableaux contraste en tout cas avec la richesse des développements des chapitres qui les précèdent. Leur utilité va d’autant moins de soi qu’il n’est même pas précisé comment le classement est opéré entre ces quatre catégories et comment le résultat s’obtient dans le cadre de la relation entre action et résultat. Deuxième point, qui se situe dans le prolongement du premier, la lecture de ce livre nous apprend énormément, mais laisse l’impression que l’auteur aurait gagné à mobiliser de façon plus poussée et plus systématique son parti pris de s’appuyer sur une démarche de sociologie inductive. Cette limite est sans doute inhérente au fait que ce travail, issu d’un travail de thèse de doctorat, devait correspondre aux impératifs académiques des Relations internationales.
82Dans ce même sens, la construction de l’objet telle qu’elle est effectuée par l’auteur conduit à une série de restrictions dans les interrogations possibles. En se limitant à interroger l’influence des firmes, elle s’engage sans doute dans une entreprise cumulative avec les travaux de Relations internationales existants, mais elle s’interdit de prendre en compte toute une série d’éléments qui apparaissent en filigrane dans le livre sans faire l’objet selon nous d’une attention suffisante. Une réflexion sur la multipositionnalité de certains acteurs qui interviennent à un moment pour les gouvernants, à d’autres au nom d’un lobby industriel, aurait ainsi pu être plus poussée ; de même qu’une interrogation sur la constitution de réseaux ou de coalitions à l’échelle internationale rassemblant les acteurs de différentes sphères (économiques, politiques, administratives, associatives). Enfin, comme le montre un des développements de l’auteur sur le rapprochement entre certains lobbies scientifiques et industriels, un décalage de l’interrogation aurait permis de faire entrer un peu plus de complexité dans le modèle de l’influence univoque des industriels sur les acteurs politiques et d’avoir une définition de la problématique plus large et ouverte permettant d’appréhender des stratégies plus complexes des différents acteurs en présence, voire de prendre en compte des évolutions plus structurelles dans les profils sociologiques des membres des différentes délégations.
83Ces quelques remarques, on l’aura compris, ne remettent pas en cause le grand intérêt que le lecteur trouve à lire cet ouvrage et le matériau extrêmement riche qu’il rassemble et analyse de façon très convaincante et stimulante.
84Emmanuel HENRY
85PRISME, Université de Strasbourg
Thierry Pouch, La guerre des terres. Stratégies agricoles et mondialisation, Paris, Choiseul Éditions, 2010, 250 p.
87Depuis la « crise » de 2008, la question alimentaire fait l’objet d’un regain d’intérêt et de nombreuses publications, d’inégale qualité et plus ou moins légitimes. L’ouvrage de Thierry Pouch est assurément une contribution de grande qualité et parfaitement légitime aux débats sur cette question.
88À la lancinante – et anxiogène – question de la capacité de nourrir les 9 milliards d’humains qui peupleront, nous dit-on, la planète en 2050, ce livre apporte un élément de réponse majeur : le défi n’est pas simplement agricole, au sens où il s’agirait d’abord de promouvoir le meilleur des packs techniques (que celui-ci soit issu des logiques agroindustrielles ou des alternatives issues de l’agroécologie), il est en premier lieu géoéconomique et agraire, c’est-à-dire politique.
89Et il en a toujours été ainsi. Un intérêt majeur de La guerre des terres tient dans la mise en perspective historique, tant des débats théoriques (l’optimisme, certes déjà souvent présenté, de Ricardo versus la vision beaucoup moins connue de Fichte, en termes d’État commercial fermé) que des conflits qui ont émaillé les relations économiques internationales en matière de politique agricole et de souveraineté alimentaire. Deux notions, politique agricole et souveraineté alimentaire, qui font l’objet de très intéressants développements au fil de l’ouvrage.
90Thierry Pouch ne propose ainsi pas moins de six définitions de ce que peut être une politique agricole, définitions qui le conduisent à réaffirmer la force du politique, et à mettre en conséquence en lumière l’ampleur de la démission de certains politiques, notamment européens, devant les forces postulées neutres du marché ou les réalités vues comme « certes dures mais incontournables » de la globalisation. La « guerre des terres » n’est ainsi pas seulement un conflit entre Nations ou ensembles régionaux, mais bien aussi une opposition de modèles de développement. L’enjeu des réformes de la Politique agricole commune (PAC) tient donc selon l’auteur dans la validation, ou pas, d’un nouveau référentiel fondé sur les vertus combinées des marchés ouverts et des économies d’échelle, sur un abandon du modèle de l’agriculture familiale en faveur du modèle latifundiaire (« brésilien », résume l’auteur), et sur le renoncement, lié, à la souveraineté alimentaire européenne.
91Il insiste en particulier sur la politique laitière de l’Union, avec la suppression programmée des quotas laitiers. Qu’il me soit permis de citer ici l’étude récemment menée par Jean-Christophe Kroll et Aurélie Trouvé, dont une synthèse a été présentée lors du premier congrès de l’AFEP [22]. Ils y mettent très bien en évidence les limites du modèle de compétitivité internationale promu par l’Union, fondé sur l’obsession des gains de productivité du travail et sur le recours aux instruments privés de couverture contre les instabilités – endogènes – des marchés. Ces mêmes auteurs sont d’ailleurs, coordinatrice pour l’une, signataire pour l’autre (de même que Thierry Pouch) d’une Proposition pour une nouvelle politique agricole et alimentaire européenne qui relèvera les défis de ce siècle [23]. Cette Proposition constitue à mon sens un prolongement très pertinent de La guerre des terres, lorsqu’il s’agit de passer de la phase d’analyse historique et politique à celle des préconisations à l’horizon post-2013, et de repenser la politique agricole européenne comme un véritable outil de sécurité et de souveraineté alimentaires.
92De souveraineté alimentaire donc, il est aussi largement question dans La guerre des terres. Alors que l’Union européenne semble la délaisser comme finalité de politique publique, Thierry Pouch insiste sur son « étrange retour » au niveau mondial, se traduisant en particulier par le développement d’une agriculture off-shore fondée sur l’accaparement dans les pays bien pourvus en terres arables. Cet accaparement inquiète jusque dans les rangs de la Banque mondiale, du fait de ses conséquences environnementales et sociales reconnues comme souvent très négatives mais aussi du fait de son manque de viabilité économique [24]. L’institution internationale s’est d’ailleurs fendue d’un rapport très attendu, en septembre dernier, dans lequel, ne pouvant renier sa conviction d’un investissement libre comme vecteur de développement, elle se borne à préconiser la mise en œuvre volontaire de « bonnes pratiques », dans la lignée des approches en termes de responsabilité sociétale [25]. L’ouvrage de Thierry Pouch permet de bien percevoir la faiblesse d’un tel argumentaire : quelle portée peuvent avoir ces appels à la « bonne volonté » lorsqu’il est question de sécurité – alimentaire et énergétique – nationale, et plus généralement d’intérêts nationaux, ou encore de recherche d’un retour rapide et élevé pour des investissements dans ces actifs recherchés que constituent désormais les terres arables ?
93Pour conclure, La guerre des terres vient alimenter le nécessaire débat sur la place de l’alimentation dans les politiques publiques, interpelle l’argument libéral-populiste de l’alimentation au moindre coût (pour ce consommateur représentatif censé nous représenter), et constitue une importante contribution à une économie politique de l’alimentation. Il nous alerte aussi sur le caractère inéluctable des crises alimentaires dans ce « monde de l’hypercompétition », alors que flambent de nouveau, en ce début d’année 2011, les prix sur les places de marchés agricoles. Un ouvrage à conseiller, donc, dans toutes les écoles d’ingénieurs en agronomie et agriculture, dans tous les instituts d’études politiques, et au-delà.
94Benoît LALLAU
95Clersé, Université Lille 1
Philippe Frémeaux, La nouvelle alternative ? Enquête sur l’économie sociale et solidaire, Paris, Les Petits Matins, 2011, 160 p.
97Ce petit livre sur l’économie sociale et solidaire (ESS), son apport et ses potentialités, ses dérives et ses limites, écrit par un insider militant (actuellement président de la coopérative d’édition d’Alternatives économiques) mais « terriblement » lucide, va certainement susciter des débats, voire faire grincer des dents.
98Mais il devrait vivement intéresser ceux et celles qui se battent pour que l’ESS ne devienne pas le secteur d’accompagnement social mou et caritatif du capitalisme financier, de son État réduit à l’impuissance publique et de ses services publics en déshérence. Ceux et celles aussi qui ne se résignent pas à voir la gouvernance démocratique (« une personne, une voix ») trop souvent affaiblie dans des organisations qui prétendent l’incarner. En particulier dans certaines coopératives, mutuelles, banques et assurances certes non dirigées par des actionnaires et non cotées en Bourse, mais qui ne se comportent guère mieux que leurs homologues capitalistes parce que les objectifs liés de croissance et de puissance ne sont plus contrés par les sociétaires et autres parties prenantes.
99Le diagnostic de Philippe Frémeaux est critique. Nombre de ces organisations fonctionnent sous le triple signe de la récupération (souvent accompagnée d’une dénaturation), par le secteur privé lucratif, de la banalisation (elles finissent parfois par ne plus vraiment se distinguer de leurs homologues capitalistes) et de l’instrumentalisation comme sous-traitants des pouvoirs publics.
100Mais il reste de puissants motifs de satisfaction et d’espoir, des constats de « résistance » des valeurs humanistes et solidaires un peu partout. Ce livre est d’ailleurs marqué par un léger déséquilibre, lié à l’expérience de son auteur : on y consacre plus de critiques (ou d’éloges) au modèle coopératif et mutualiste qu’au monde associatif, objet toutefois du chapitre 5 et d’une partie du chapitre sur une autre gouvernance. Le diagnostic critique serait-il un peu différent sans ce déséquilibre ? Il est permis de le penser, mais les preuves manquent…
101Une grande question, traitée de façon très informée, est celle des spécificités et des dérives de la démocratie interne (chapitres 4 à 7), à nouveau à titre principal pour les coopératives et mutuelles. C’est particulièrement éclairant et décapant. Au chapitre 7, des propositions sont formulées pour démocratiser ces organisations en élargissant le cercle des participants aux décisions. En remettant en quelque sorte la « société civile » aux commandes, ce qui peut sembler paradoxal pour des « organisations de la société civile » !
102Une question se pose toutefois : est-il totalement juste de comparer l’ESS aux entreprises capitalistes quand il s’agit de leurs produits (« L’ESS n’a pas le monopole de l’utilité », p. 45), et de ne plus utiliser ce point de comparaison sur le plan de la gouvernance ? Juger de la démocratie interne de l’ESS par rapport à la démocratie dans la société en général (p. 61-63) est un peu problématique.
103L’autre grande question est celles des limites que peut rencontrer le projet d’extension des frontières de l’ESS, bien au-delà de son périmètre actuel, un projet pouvant aller jusqu’à en faire une « alternative » au capitalisme. Philippe Frémeaux n’a évidemment rien contre le développement de l’ESS, mais en revanche il ne croit pas à la thèse de l’alternative au capitalisme. En tout cas dans un avenir prévisible.
104Les limites d’une telle extension sont multiples, nous explique-t-il. D’abord, l’ESS n’est pas un « mouvement social » porteur d’un projet de société, « elle n’existe réellement ni en soi ni pour soi ». Nombre de ses acteurs n’ont pas pour préoccupation immédiate de changer le monde, mais plutôt de gérer et de survivre. Les structures nationales de coordination sont faibles et divisées, même si des initiatives comme celles du « labo de l’ESS » sont encourageantes. Les formations politiques invoquent toutes l’ESS, mais sur le mode de l’alouette solidaire à côté du cheval des « vraies » entreprises. Et puis, les activités de l’ESS sont sectoriellement très circonscrites et l’on voit mal comment elles pourraient investir la grande industrie. Enfin, la plupart des entrepreneurs de l’ESS (on retrouve le biais coopératif) préfèrent la « sobriété entrepreneuriale volontaire » à l’objectif de croissance (mis à part les comportements dénoncés dans certains cas). La croissance externe pose de réels problèmes de dilution des valeurs, etc.
105Tout cela est en effet constatable et, à moyen terme, ces limites sont fortes. Mais à plus long terme ? Philippe Frémeaux est ici un peu plus « optimiste » (p. 137-140), mais c’est aussitôt pour nous mettre en garde contre tout rêve de généralisation : « Il ne faut pas trop attendre de l’ESS », écrit-il en conclusion.
106Cela se discute. Non pas pour faire de l’ESS « LA nouvelle alternative », mais parce que la plupart des limites signalées par l’auteur sont très liées au contexte historique actuel et que ce contexte va probablement changer en réponse à la crise globale en cours. Dans cette crise, qui est aussi une crise des valeurs et de la démesure, des réseaux de l’ESS plus militants pourraient gagner en influence et se joindre à d’autres mouvements sociaux protestataires ou « indignés » ou altermondialistes.
107Sectoriellement, on peut aussi avoir des surprises, y compris dans des activités innovantes. Qui aurait pensé, il y a vingt ans, que des coopératives pourraient commencer à prendre en charge la production et la distribution d’électricité grand public, comme le fait Enercoop (pour l’instant un nain, certes, mais en forte progression) ou comme le font les coopératives d’éoliennes qui débutent en France, mais qui sont très développées au Danemark ? La grande industrie n’est pas adaptée à l’ESS ? Mais elle ne représente guère plus de 12 % des emplois aujourd’hui ! Et d’ailleurs, jusqu’à quel point le modèle de la grande industrie ou des conglomérats géants représente-t-il un avenir soutenable ? La plupart des services et l’agriculture sont des candidats majeurs à une éventuelle extension de l’ESS, laissant toute leur place au nécessaire tissu de PME et TPE, à l’artisanat, aux paysans et indépendants, et aux services publics.
108L’exigence de relocalisation partielle, qui va probablement monter, est favorable à la constitution de petites et moyennes unités territoriales dans tous les secteurs, et des acteurs à but non lucratif peuvent y devenir « performants » (au sens large). Même la « sobriété entrepreneuriale volontaire » pourrait se trouver en phase avec la critique de l’objectif de croissance et ne plus constituer un handicap. Et, s’il est vrai que l’on peut trouver des cas d’organisations de l’ESS dont la gouvernance est aussi contestable que celle de l’actionnariat tout puissant, il existe une différence de taille dans la possibilité de réintroduire de la « voice » (intervention des parties prenantes) dans le premier cas, ce que les règles et statuts autorisent. Tel n’est pas le cas avec le pouvoir statutaire des actionnaires.
109Philippe Frémeaux n’exclut nullement certaines de ces hypothèses favorables à l’extension de l’ESS (p. 139), mais il leur oppose, sans d’ailleurs s’en réjouir, la capacité du capitalisme à s’adapter à de nouvelles conditions pour y trouver des « opportunités de croissance ».
110Un beau débat est ainsi ouvert ou ré-ouvert, et c’est une bonne nouvelle.
111Jean GADREY
112Clersé, Université Lille 1
Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2010, 192 p.
114L’ouvrage d’Yves Clot constitue une prise de position très fructueuse au sein du débat sur la santé au travail qui a fait irruption dans l’espace public. Sur la base d’une critique des diagnostics d’experts, et notamment du rapport de la « commission parlementaire de réflexion sur la souffrance au travail » (chapitre 1) [26], Y. Clot s’emploie à déconstruire les conceptions du lien entre santé et travail qui font référence, en soulignant leur silence sur un point selon lui capital : les conflits de critères sur la qualité du travail « bien fait », qui opposent les salariés aux entreprises. Pour l’auteur, l’occultation de ces conflits mine la santé au travail : « Quand la confrontation sur la qualité du travail est devenue impraticable, suractivité et sentiment d’insignifiance forment un mélange “psychosocial” explosif. » (p. 112) Il mobilise pour le démontrer un ensemble de travaux attestant l’étouffement de cette controverse et ses conséquences en termes de « qualité empêchée » et de délitement de « collectifs en miettes » (chapitres 2 et 3). Il propose enfin, dans les trois derniers chapitres (4, 5, 6), de questionner les référents normatifs qui guident l’action publique dans ce domaine, dans « le temps long des stratégies sociales et des disciplines académiques » (p. 187).
115L’ouvrage présente ainsi deux dimensions distinctes. D’une part, il permet à l’auteur de revenir sur sa propre conception de l’activité au sein du champ des « approches cliniques du travail », qui ont en commun de chercher à « soigner le travail » plus que les individus. Mais Yves Clot s’emploie plus particulièrement à durcir son opposition avec la psychodynamique du travail qu’il ramène, ainsi que le note Pascale Molinier [27], aux seuls travaux de Christophe Dejours [28] – et l’on peut regretter avec elle qu’il ne rende pas véritablement justice à ce dernier ni à la diversité des points de vue qui nourrissent cette réflexion clinique. D’autre part, l’ouvrage propose une discussion tout à fait stimulante sur les référentiels d’action en vigueur en matière de santé au travail, en pointant notamment « le retour de l’hygiénisme » qui les caractérise. L’auteur est de nouveau amené à se démarquer de l’approche de Christophe Dejours, cette fois sur le terrain de l’action. Ce faisant, il ouvre un débat très fécond sur les conditions d’une politisation des problèmes de santé au travail et sur le rôle des experts et des représentants des salariés dans cette perspective.
116À partir de quand une activité de travail devient-elle pathogène ? Les sources du lien entre activité de travail et santé se situent essentiellement, pour Yves Clot, dans l’absence de tout débat contradictoire sur le travail. Les exemples qu’il présente rendent compte d’une « qualité empêchée » ayant pour enjeu une certaine idée du produit ou de la prestation à délivrer : baisse de qualité des petits « Lus » constatée par les salariés après le rachat de l’entreprise par BSN [29] (p. 40-41), marchandisation des prestations à la Poste (p. 41-45) ou chez France Télécom (p. 45-56) là où les salariés revendiquent un rôle de conseil et la possibilité de « se mettre à la place d’un client » traité comme un semblable. Les conflits larvés sur le travail ont ainsi pour enjeu des visions divergentes du produit final, même s’ils prennent la forme de tensions sur les tâches. En attestent le cas de ces ouvrières qui refusent d’être affectées à une tâche commerciale pourtant allégée (p. 41) ou encore celui de ces enseignants empêchés dans l’enseignement de leur discipline par le « virage managérial » de l’institution éducative (p. 56-63). La qualité empêchée se traduit par des postures et prestations silencieusement revendiquées, dans le cadre d’un « conflit sans institution ».
117Cette absence d’arènes de délibération malmène les collectifs de travail. Ils perdent leurs figures et repères de référence dans un contexte de normes gestionnaires qui entrent en conflit avec la réalité du travail. Ainsi à l’hôpital, avec l’introduction d’une logique de résultat via la tarification à l’acte (T2A), les professionnels sont contraints à des compromis gestionnaires contreproductifs pour les patients en chirurgie (p. 69-78). En gériatrie, surgissent des formes de maltraitance pour cause de régulations défaillantes, lorsque les soignant(e)s « n’en peuvent plus de prendre sur eux/elles » (p. 79-81). De fait, le contrôle des moyens et des procédures est désormais partagé entre le corps médical soignant et l’administration hospitalière au nom d’une « utilisation optimale du temps » (p. 77) mais au détriment du soin collectif apporté au métier (p. 80). Un même scénario s’observe également à la SNCF (p. 81-97) et à la Poste (p. 97-102), où les salariés se retrouvent isolés face à une « action déréglée » qu’ils ne peuvent réparer qu’au prix d’un coût psychologique élevé. Or, pour Yves Clot, c’est précisément quand les salariés sont privés du soutien d’un collectif professionnel, lui-même réduit à une « collection d’individus exposés à l’isolement » (p. 97) que la santé se dégrade au travail.
118L’action publique et conventionnelle examinée par Yves Clot dans les trois derniers chapitres ignore ces enjeux, leur préférant une « approche épidémiologique » des problèmes de santé au travail. Les référentiels d’action sont en effet marqués par le modèle du « nuage toxique » (p. 104-105) qui, survolant les organisations, exposerait les plus fragiles à des souffrances qu’il s’agit de détecter par des systèmes d’écoute, en vue d’une prise en charge psychologique individuelle. Une telle approche exonère l’organisation du travail de ses responsabilités en matière de santé au travail et considère, de surcroît, les salariés comme les victimes passives d’un environnement qui les malmènerait. Y. Clot rappelle que le travail demeure trop souvent appréhendé en termes de charge qu’il conviendrait d’alléger pour lutter contre les risques pour la santé – quand ces allégements peuvent au contraire se révéler pathogènes dès lors qu’ils amputent l’activité de ses objets et relations les plus sensibles (p. 114-115). On notera que les indicateurs de mesure du stress au travail n’échappent pas à cette critique. Malgré les tentatives qui vont dans le sens d’une approche plus dynamique de la santé, comme celle de Karasek (cité p. 115-116), les modalités de dépistage de la « souffrance éthique » [30] demeurent, pour Y. Clot, insatisfaisantes. Outre qu’elles reposent sur une notion de « conflits de valeurs », trop enfermée sur le terrain de la morale [31] (p. 120), elles appréhendent le « travail émotionnel » comme une charge supplémentaire, alors qu’émotions et affects au travail sont des opérateurs de santé attestés (p. 122).
119Y. Clot dénonce ainsi la montée en puissance, au sein du monde du travail, de discours « victimaires » et de principes de « démocratie sanitaire [32] » faisant la promotion de « l’homme souffrant » au détriment de celle de « l’homme agissant » (p. 146). La détection des symptômes de fragilité chez les salariés mobilise alors un ensemble élargi d’acteurs, allant des médecins à la hiérarchie, en passant par les collègues et les représentants syndicaux. « L’écoute est entrée dans l’entreprise au service d’un bien-être trop déconnecté des obstacles réels au bien-faire pour être honnête » (p. 137). On se rapproche ainsi d’une « administration de la souffrance » contribuant au développement d’un « marché du risque » (p. 133) qui dissocie le « bien-être » du « bien-faire » – quand au contraire, pour Y. Clot, c’est leur rapport qu’il faut interroger. Dans cette perspective, il récuse le modèle d’action proposé par E. Renault en référence aux travaux de C. Dejours, modèle qui propose de « politiser la souffrance » par la médiation d’experts, érigés en « porte-parole » des salariés auprès de décideurs incités à l’action. De fait, pour C. Dejours (1998), les travailleurs sont pris dans des stratégies défensives qui annihilent toute mobilisation collective, ce qui suppose que le changement de leur condition laborieuse soit impulsé par d’autres. Mais Y. Clot est moins sensible à « l’impuissance des salariés » qu’à leur « désir de travailler malgré tout ». C’est pourquoi il oppose au modèle d’action de « haut en bas », un modèle de « bas en haut », qui vise à restaurer la « puissance d’agir » des travailleurs par la revitalisation de la notion de métier (p. 178-185).
120Pour Y. Clot, le « métier » est l’instance qui autorise cette « dispute entre connaisseurs », sachant qu’il importe de le définir moins comme une communauté fermée de type corporatif que comme un « non-lieu » de controverse, situé « au carrefour de la tâche, de l’activité et du collectif ». Ce « non-lieu », avance Y. Clot, pourrait contribuer à « rendre plus clairs les critères du bon travail aux yeux des profanes, des destinataires du travail. Plus clairs, plus critiquables aussi. Clients, usagers, consommateurs, utilisateurs pourraient s’en mêler » (p. 182). À ce stade de la lecture, on se prête à rêver que l’auteur ouvre une voie originale. Yves Clot serait-il en train de renoncer à ce proudhonisme qui le conduit, comme tant d’autres, à cultiver le rêve d’un retour du travail dans le travailleur, marqué par l’idéal artisanal ? Suggérerait-il que travailleurs et producteurs pourraient avantageusement s’unir pour politiser le travail et ses produits, afin d’engager un débat plus large sur la nature des produits et prestations mis sur le marché ? Une telle proposition renouvellerait en profondeur les débats sur la santé non seulement des producteurs mais aussi des consommateurs, tout en contribuant à désenclaver l’analyse. Mais rien de tel ne se produit. Au contraire, l’homme ordinaire de Dejours se transforme chez Clot en travailleur extraordinaire, et une nouvelle hiérarchie se dessine en filigrane : le travail doit être au soin de ceux qui le font mais aussi au soin de la société toute entière. Si l’on ne peut qu’approuver cette centralité accordée au travail, on regrettera, au terme de ce plaidoyer par ailleurs tout à fait stimulant, que la question du lien entre santé et travail reste limitée aux seuls insiders, et qu’elle peine toujours autant à sortir des espaces institués. Nous retiendrons donc de cet ouvrage son appel à faire émerger les conflits sur la qualité du travail pour sortir de l’hygiénisme ambiant, appel qui gagnerait à être étendu aux conflits sur les usages et les produits du travail.
121Sylvie MONCHATRE
122CRESS, Université de Strasbourg
Emmanuelle Marchal et Géraldine Rieucau, Le recrutement, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2010, 124 p.
124Cet ouvrage interroge les moyens utilisés pour s’informer de l’existence d’offres et de demandes d’emploi et la manière dont on s’assure de leur qualité. Une de ses originalités consiste à traiter ensemble la rencontre entre les offres et les demandes d’emploi et les modes d’évaluation. Cette démarche est soutenue par l’hypothèse que la rencontre conditionne les évaluations.
125Le premier chapitre porte sur les canaux de recrutement. Il montre leur répartition et souligne la stabilité et la prégnance de certains canaux en croisant le regard des chercheurs d’emploi et des entreprises. La comparaison des résultats d’enquêtes françaises à ceux du Royaume-Uni et de l’Espagne montre des variations dans le recours à un canal de recrutement : les « relations du personnel en place » et les « annonces » pour le premier pays et les liens forts des réseaux familiaux dans le second. De plus, les femmes et les hommes n’empruntent pas ces canaux dans la même mesure.
126L’analyse du côté des entreprises s’appuie sur l’enquête « Offre d’emploi et de recrutement » (Ofer). Elle identifie la responsabilité des entreprises dans la répartition des canaux. Les canaux qui ont permis aux entreprises de recruter effectivement en France soulignent l’importance des candidatures spontanées. Les annonces, dans les entreprises américaines, anglaises et néerlandaises, jouent un rôle plus significatif. Enfin, les caractéristiques institutionnelles des marchés du travail infléchissent le rôle des canaux. En France, le monopole du placement revenant au service public a entravé le développement des agences privées.
127Le deuxième chapitre examine les canaux à la lumière de trois courants de recherche : l’approche standard, celle de la segmentation des marchés et de la sociologie économique et l’économie des conventions. Chacune souligne respectivement : l’efficacité des démarches de prospection des candidats et des entreprises (job search, employer search et l’appel à des intermédiaires) ; les contraintes des deux côtés du marché ; l’idée que les canaux sont des dispositifs de médiation et d’évaluation.
128Le troisième chapitre vise les diverses conditions dans lesquelles s’effectuent les mises en relation. Marchal et Rieucau proposent une typologie structurée par la tension relative à la distance entre l’offre et la demande (i.e. les annonces / les relations personnelles) et le degré d’intermédiation entre acteurs du recrutement (i.e. la candidature spontanée / les agences publiques ou privées de placement). Trois figures se dégagent, même si, en réalité, le jeu des acteurs les combine et les rend hybrides : l’appel au marché du placement, aux réseaux de relations et les démarches personnelles.
129Parmi ces dernières, la « candidature spontanée » est dominante en France. Pour les candidats elle favorise les jeunes plutôt que les seniors et les Français plutôt que les étrangers. Pour l’entreprise, il s’agit d’un mode économique de recrutement.
130Pour les employés, la figure du réseau articule une forte productivité à un faible coût relatif. Les chercheurs d’emploi trouvent un fort ajustement entre l’emploi et leur profil. Les réseaux peuvent devenir des restrictions aux choix des individus lorsqu’ils se constituent des « liens forts ». En outre, en réservant des opportunités d’emploi à des semblables, ils peuvent alimenter la ségrégation, notamment en matière de genre et d’origine.
131L’ouvrage revient sur les acteurs du placement en soulignant l’influence d’internet qui accentue la distance entre offreurs et demandeurs d’emploi : l’information diffusée renseigne peu sur les contextes où les compétences seront utilisées. C’est toute la question du langage du marché du travail. Les mutations sont aussi une conséquence du nouveau partage de rôles entre intermédiaires publics et privés. La mise en œuvre d’une politique de l’emploi oblige le service public à veiller à la non-discrimination et à l’aide au retour à l’emploi. Dans le cas des agences privées, ces contraintes deviennent des incitations à la diversité. Après la réforme du service public de l’emploi, la concurrence et la coopération marqueraient les relations entre les agences publiques et privées. Peu d’embauches sont imputées à des cabinets de conseil. L’ouvrage soutient que l’intermédiation privée sera amenée à se développer. Une dernière tension soulignée est la marge de manœuvre dont disposent les intermédiaires pour négocier auprès des demandeurs et des offreurs d’emploi. Ces marges se réduisent autant pour les intermédiaires publics que privés sous l’influence des politiques publiques contribuant à détacher l’évaluation des contextes professionnels.
132Le chapitre quatre interroge les repères de coordination et de sélection. L’ouvrage montre l’évolution historique et la diversification des critères de sélection. Ceux-ci deviennent de plus en plus précis (notamment en matière de formation et d’expérience) sous l’influence des professionnels des ressources humaines. Ces exigences ne vont pas toujours dans le sens d’une multiplication : sexe, nationalité, religion disparaissent sous l’action du législateur et des mesures antidiscriminatoires.
133La multiplication des critères prohibés questionne la pertinence des repères de sélection. La théorie du job search retient, outre le salaire, le diplôme, le motif de licenciement et la durée du chômage comme étant les bons indicateurs anticipant la productivité des individus. Comment expliquer les « erreurs » de jugement (la discrimination) introduites par les employeurs lorsqu’ils traitent différemment deux individus alors qu’ils possèdent les mêmes caractéristiques productives « observables » ? Il s’agirait d’un problème d’usage de signaux. Cette approche amène à chercher des outils pour mesurer la discrimination mais aussi pour lutter contre elle, par exemple le testing et le CV anonyme.
134Psychosociologues et sociologues concentrent leurs analyses sur la mobilisation de repères en situation. Les premiers s’intéressent aux préjugés des recruteurs. Les seconds soulignent que la dimension professionnelle des candidatures est brouillée par la personnalité du candidat, les critères sociaux du recruteur venant interférer avec les jugements sur les compétences des candidats. La jurisprudence atteste de la difficulté à émettre des jugements sur les compétences des candidats, exempts de croyances sociales. Ainsi, les exigences d’un poste ne sont pas déterminées par le marché car « il y a bien des façons de définir de quoi est faite la compétence ».
135Ces approches sont dépassées par une démarche pragmatiste qui part de ce que les acteurs font avec les repères. L’enjeu s’organise autour de deux tensions. D’abord, l’exigence de généralité à laquelle sont soumis les repères pour que les offres et les demandes d’emploi circulent à distance. Ensuite, pour révéler les caractéristiques des emplois et des candidats, ces repères doivent être spécifiques. L’enquête Ofer montre que les entreprises mobilisent une « pluralité de conventions de compétences ». Ces dernières ne se définissent pas de la même manière selon la hiérarchie ou la fonction occupée mais aussi selon le secteur ou l’entreprise. Comment sont utilisés ces repères au cours des recrutements, dans quel ordre sont-ils actionnés ? Leur disponibilité dépend de l’élaboration par des professionnels du marché.
136Les auteures montrent que l’intermédiaire public est un puissant unificateur du langage circulant sur le marché du travail. Les intermédiaires institutionnels privés contribuent à valoriser et à organiser les repères du marché du travail.
137Cela va de pair avec la capacité des recruteurs à interpréter les compétences. On comprend, à partir du cas des marchés fermés, que les repères mis en circulation valorisent des aspects de la compétence qui n’ont pas d’importance ailleurs et nécessitent un recruteur averti pour les apprécier. Les évaluations au plus près des situations de travail, avec la participation des candidats et la spécialisation des intermédiaires du placement, s’inscrivent dans cette logique.
138Le dernier chapitre s’attaque aux procédés pour évaluer les compétences des candidats. Trois questions guident l’exposition. La première est celle de la qualité des méthodes d’évaluation. Les psychotechniciens ont contribué à banaliser le recours aux tests. L’ouvrage montre leur évolution jusqu’à questionner leur capacité prédictive et leur validité scientifique. L’enquête Ofer montre que les méthodes les plus fiables ne sont pas adoptées en priorité par les entreprises : la situation la plus fréquente est le tri des CV assortis d’une lettre de motivation, suivi d’un entretien individuel. La variation de la méthode est fonction du poste à pourvoir. Les épreuves dépendent des ressources des entreprises et du canal qui a fourni la candidature ainsi que de la taille de l’établissement.
139La deuxième question porte sur la légitimité des épreuves de sélection. L’accent est mis sur leur articulation et leur ordonnancement pour examiner les liens avec le chômage d’exclusion. La question est traitée à partir du socle juridique qui encadre les recrutements, de l’équité et des liens entre les épreuves et l’exclusion.
140Les recrutements sont objet d’un encadrement juridique qui vise à faire coïncider validité juridique et scientifique des méthodes, à informer le candidat des procédés pour l’évaluer et des résultats. La loi préconise la préservation de la vie privée en limitant la portée des investigations sur les candidats et prohibe la discrimination.
141Les auteures abordent les enjeux relatifs à l’équité dans les recrutements en s’appuyant sur le cas des concours de la fonction publique. Le recrutement sur concours est conçu comme moyen impartial d’embaucher en respectant les règles républicaines. L’ouvrage montre comment, malgré les efforts, des failles demeurent, notamment à propos de la force de la sélection et de l’élitisme des épreuves ou de l’hérédité socioprofessionnelle.
142Les acteurs de l’insertion et des politiques publiques questionnent l’usage du CV dans les présélections pour lutter contre l’exclusion. Il s’agit de donner à voir différents aspects de la compétence des candidats. La « méthode de recrutement par simulation », mise en œuvre par Pôle Emploi, s’inscrit dans cette logique ainsi que, du côté associatif, « l’intervention sur l’offre et la demande ». Les deux méthodes entendent contourner les effets nuisibles de la présélection.
143La dernière question revient sur la construction du jugement des recruteurs à partir de l’analyse de leur réflexivité et des conséquences de leur travail de sélection sur le marché du travail. Pour rendre compte de situations de recrutement diverses tout en considérant les tensions auxquelles est soumis le jugement du recruteur, les auteures proposent une analyse à partir du degré d’équipement des jugements et de la distance (ou proximité) aux situations de travail. La réflexivité du recruteur sur une forme de jugement a des effets sur la valorisation de compétences. Chaque forme implique alors un mode d’exclusion et de discrimination. Le « bon » fonctionnement du marché du travail suppose de maintenir la diversité de formes de recrutement. Un jugement « bien tempéré » devrait être consolidé dans le cadre d’une délibération collective. Il implique aussi de relativiser les résultats obtenus à chaque étape de la sélection et de limiter le caractère irréversible des décisions collectives en accordant plus de place aux échanges avec les candidats.
144L’ouvrage de Marchal et Rieucau, très structuré et agréable à la lecture, joue le jeu de la collection « Repères » en posant de façon intéressante l’état de la question du recrutement. On retient une approche spécifique alliant économie et sociologie qui articule les deux versants du marché du travail.
145Ariel SEVILLA
146CEE, Printemps – UVSQ
Bénédicte Zimmermann, Ce que travailler veut dire. Une sociologie des capacités et des parcours professionnels, Paris, Economica, 2011, 233 p.
148À l’heure où la souffrance au travail et ses pires effets occupent une place de choix dans l’actualité, les analyses sur le travail comme il se vit concrètement dans l’entreprise semblent plus que jamais nécessaires. L’ouvrage de Bénédicte Zimmermann, Ce que travailler veut dire. Une sociologie des capacités et des parcours professionnels, aux éditons Economica, tente de replacer les questions sur le travail au centre des débats sur la flexibilité de l’emploi.
149Très justement, l’auteure mène une réflexion sur la flexibilité qui s’appuie conjointement sur une analyse du travail concret et sur une analyse de l’emploi, alors que la sociologie du travail, par ses découpages en spécialités, les tient à distance. Quel regard porter sur l’emploi durable s’il recouvre des situations d’aliénation et de souffrance au travail ? L’objet de cet ouvrage est donc d’appréhender la flexibilité non pas dans sa seule dimension contractuelle, mais dans trois dimensions comme « produit économique, activité humaine et institution sociale » (p. 4). L’auteure propose d’évaluer les conditions de travail concrètes de ceux qui vivent la flexibilité. Elle mobilise pour cela le cadre théorique d’une sociologie des capacités, déclinaison des travaux de A. Sen. Ce choix théorique est particulièrement adéquat pour mesurer ce qui, dans les différents parcours professionnels, permet aux individus de réaliser leurs projets et leurs attentes. Le projet est donc ambitieux car il propose de revisiter les diverses formes d’aliénation dans l’emploi flexible. Il s’agit donc de repenser ensemble le travail et le politique (p. 212).
150L’ouvrage se divise en deux parties qui présentent des enquêtes (sous forme d’entretiens biographiques et de portraits sociologiques) retraçant des parcours professionnels tels qu’ils sont vécus par les salariés eux-mêmes. Dans la première partie, l’auteure analyse les parcours de salariés de deux groupements d’employeurs. Le choix de ce type d’organisation permet d’éprouver la notion de flexicurité puisque les contrats qu’ils proposent articulent sécurité de l’emploi par un CDI et une flexibilité des conditions concrètes de l’activité professionnelle. Cette première série d’enquêtes nous révèle que certains salariés vivent positivement la conciliation entre sécurité de l’emploi et flexibilité des conditions et de l’organisation du travail. Pour d’autres salariés souvent moins qualifiés, ce sont plutôt la faible qualification du travail, sa non-reconnaissance dans les divers collectifs de travail qui l’emportent dans leur discours. Dans ce cas, malgré la sécurité de l’emploi, l’impossibilité de faire des expériences positives du travail « hypothèque à n’en pas douter la sécurité de l’emploi à venir » (p. 80). L’histoire des deux groupements d’employeurs (et de leur fondateur) est un des éléments qui expliquent cette dichotomie. Le premier groupement se positionne avant tout comme un service pourvoyeur en ressources humaines auprès des employeurs et l’autre s’attache en plus à construire et accroître la sécurité de ses salariés par le développement de leurs compétences.
151La deuxième partie présente une enquête auprès d’entreprises et de services municipaux qui revendiquent une politique de ressources humaines de qualité. L’objectif est d’identifier ce qui influence « la capacité d’agir » des salariés sur leurs parcours professionnels. Cette focalisation sur les conditions du choix et la capacité d’agir des salariés conduit l’auteure à mener une réflexion éclairante sur le concept de liberté. Elle définit alors les capacités dans le contexte de l’étude comme la réunion de trois éléments : « Une latitude de choix individuel, des opportunités de réalisation et un pouvoir d’agir soutenu par des supports collectifs à même de pallier son inégale répartition. » (p. 111)
152Trois des cinq chapitres que compte cette deuxième partie sont consacrés à une seule entreprise suédoise d’assemblage de camions. C’est la mise en œuvre concrète de son management participatif qui est interrogée à travers la tension entre l’individu et le collectif qu’il suscite. Dans le discours des personnes enquêtées, le management participatif de cette entreprise permettrait une marge de manœuvre plus grande dans les choix quotidiens que font les salariés sur leurs postes de travail. Mais cette latitude de choix ne se développe que dans le cadre technique défini en amont par la direction. En régime capitaliste, les choix de stratégie de développement et d’investissement restent toujours hors de portée des salariés. Le management participatif permet alors aussi de servir les intérêts de l’employeur en canalisant l’expression des salariés sur des problèmes techniques préalablement circonscrits par la direction. Une des conséquences de ce type de management est de placer les syndicats dans une situation ambiguë proche de la cogestion.
153Finalement, deux faits sont soulignés. Premièrement, dans un contexte de forte compétitivité, on trouve une très grande diversité des « capacités d’agir » sur les parcours professionnels des individus ayant le même type de contrat de travail. Deuxièmement, on trouve des situations de conciliation entre un développement humain et des exigences de compétitivité. Pour cela, selon l’auteure, il est nécessaire de penser le travail non pas seulement comme une ressource humaine pour l’entreprise, mais aussi comme un facteur de développement humain. Cela suppose d’articuler la gestion des ressources humaines, la gouvernance et l’organisation du travail.
154Le chapitre de conclusion revient sur la définition de la liberté dans l’espace collectif. L’auteure souligne qu’une sociologie des capacités inspirée des travaux de A. Sen ne peut dissocier la liberté de la démocratie. On saisit alors le défi immense que représente une pensée ouverte et pluridisciplinaire sur le travail. Cet ouvrage constitue une invitation à relier différents champs des sciences humaines pour répondre aux enjeux actuels que pose la question du travail. Dans un contexte de crise écologique, économique et sociale, le sens et l’organisation du travail sont remis en question. L’articulation de la logique marchande de la production avec la démocratie est certainement un enjeu scientifique et politique majeur des années à venir. Cette articulation est déjà mise en œuvre dans les expériences de l’économie sociale et solidaire.
155Mireille BRUYÈRE
156CERTOP, Université Toulouse 2
Notes
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[1]
Bruno Ventelou, Yann Videau, « De la motivation des médecins généralistes français », p. 93.
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[2]
Agences régionales de santé, nouvellement créées par la loi HPST (Hôpital, Patient, Santé, Territoire).
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[3]
Ce désengagement de la Sécurité sociale en particulier en médecine de ville a été progressivement mis en œuvre par les dernières réformes. Le recul de l’assurance maladie obligatoire au profit des assurances complémentaires s’est notamment accéléré depuis la réforme de 2004.
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[4]
Affections longue durée. Elles représentent environ 8 millions de personnes en France et couvrent à 100 % les pathologies référencées.
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[5]
Aballea P., Bartoli F., Eslous L. et Yeni I., Les dépassements d’honoraires, Rapport IGAS, avril 2007.
-
[6]
Ariane Ghirardello et Anne-Sophie Ginon, « La production des inégalités de santé : la responsabilité de la décision publique », p. 158.
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[7]
Il ne s’agit pas de nier le rôle joué par la pénibilité et les conditions de travail pour expliquer les différences sociales dans l’espérance de vie mais de le relativiser. Plusieurs facteurs interviennent dans la compréhension des inégalités sociales de santé, y compris pour l’espérance de vie. Des études médicales récentes montrent que les facteurs socio-économiques tendent à supplanter les facteurs génétiques dans l’explication de nombreuses pathologies. Notamment, on montre que le stade embryonnaire est déterminant et que les conditions de vie de la mère joueraient dans ce domaine un rôle bien plus important que l’on a pu le croire jusqu’ici.
-
[8]
Franck Bessis et Olivier Favereau, « Le marché contre les professions », p. 82.
-
[9]
La consommation du soin médical diffère de celle d’un bien économique traditionnel en ce qu’il mobilise les compétences d’un expert, le médecin, seul capable d’apprécier les besoins du malade (le consommateur de soins) et donc de formuler la demande.
-
[10]
Philippe Batifoulier, « Valeurs et conventions : une économie politique de la santé », p. 31.
-
[11]
Le conventionnement proposé de façon générale et nationale aux médecins, leur proposant d’aligner leurs honoraires sur un tarif opposable, remboursé par la Sécurité sociale, a rencontré en 1960 une hostilité virulente de la part des médecins, qui voyaient dans ce dispositif une ingérence inquiétante de l’État dans le domaine de la santé. Depuis 1960, les revendications concernant la liberté tarifaire des médecins se sont traduites dans les faits notamment par la création du secteur 2 en 1980, l’encadrement des dépassements d’honoraires depuis la loi de 2004.
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[12]
Notamment Bruno Théret, « L’État social face au marché », p. 18 et Philippe Batifoulier, « Valeurs et convention…. », art. cité, p. 31.
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[13]
Hély, M., 2009, Les métamorphoses du monde associatif, Paris, PUF, coll. « Le lien social ». En ligne
-
[14]
Boltanski, L., Chiapello, È., 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
-
[15]
Dans la même collection EcoPolis, cf. l’ouvrage devenu classique de Zaccaï Edwin, Le développement durable : dynamique et constitution d’un projet, Bruxelles, PIE - Peter Lang, 2002. Plus récemment, sur la consistance du DD par la transversalité de ses dimensions, Hamman Philippe, Blanc Christine, Sociologie du développement durable urbain. Projets et stratégies métropolitaines françaises, Bruxelles, PIE - Peter Lang, 2009.
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[16]
Lire Navez-Bouchanine Françoise, « Le développement urbain durable : “best practice” ou leurre méthodologique ? », Espaces et sociétés, 131, 2007, p. 101-116. En ligne
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[17]
Voir Barles Sabine, « Écologies urbaine, industrielle et territoriale », in Olivier Coutard et Jean-Pierre Lévy, Écologies urbaines, Paris, Economica-Anthropos, 2010, coll. « Villes », en particulier p. 68-71.
-
[18]
Hamman Philippe, Blanc Christine, Sociologie du développement durable urbain, op. cit.
-
[19]
Simmel Georg, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 1999 (1re éd., 1908).
-
[20]
Marié Michel, Les Terres et les Mots, Paris, Klincksieck, 1989, p. 199.
-
[21]
Blanc Maurice, « L’avenir de la sociologie de la transaction sociale », Recherches sociologiques et anthropologiques, 40 (2), 2009, p. 165-178.
-
[22]
Kroll J.-C., Trouvé A. (2010), « L’impasse de l’orthodoxie économique : l’exemple de la “crise du lait” », Communication au congrès de l’AFEP, 9 et 10 décembre, Lille, IEP.
-
[23]
Boussard J.-M., Trouvé A., coord. (2010), Proposition pour une nouvelle politique agricole et alimentaire européenne qui relèvera les défis de ce siècle, 11 juin (http://www2.dijon.inra.fr/esr/pagesperso/trouve/).
-
[24]
Lallau B. (2010), « Land grabbing vs investissements fonciers à grande échelle : vers un “accaparement responsable” ? », Séminaire RSE et développement, Clersé (Projet ANR- 09-JCJC-0132-01), 14 septembre.
-
[25]
World Bank (2010), Rising Global Interest in Farmland. Can it Yield Sustainable and Equitable Benefits? Washington DC.
-
[26]
Commission composée de députés UMP et Nouveau centre et réunie à l’initiative de J.-F. Copé à l’automne 2009. L’ouvrage discute également certaines propositions du rapport Nasse-Laugeron (2008) sur « la détermination, la mesure et le suivi des risques psycho-sociaux au travail », commandé par le ministre du Travail de l’époque, Xavier Bertrand.
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[27]
P. Molinier (2011) « Les approches cliniques du travail, un débat en souffrance », in M. Lallement et al., Dossier-débat : Maux du travail : dégradation, recomposition ou illusion ?, Sociologie du travail, 53 (1), p. 14-21.
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[28]
Dejours C., 1998, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil.
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[29]
Sur la base du témoignage de M. Laborde et de A. Gintzburger (2005), Dehors les p’tits Lus, Paris, Flammarion.
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[30]
Yves Clot fait ici référence au travail du Collège d’expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux au travail, « Indicateurs provisoires de facteurs de risques psychosociaux au travail », DARES-DRESS, octobre 2009.
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[31]
Sur la question du rapport entre valeurs morales et souffrance éthique, voir P. Molinier « Les approches cliniques du travail, un débat en souffrance », in M. Lallement et al., Dossier-débat : Maux du travail : dégradation, recomposition ou illusion ?, Sociologie du travail, 53 (1), p. 14-21, notamment p. 18-19.
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[32]
Au sens de D. Fassin, 2008, Faire de la santé publique, Paris, Éditions de l’EHESP.