CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La nouvelle raison du monde de Pierre Dardot et Christian Laval se penche sur les mouvements libéraux et néolibéraux. La perspective historique de ce travail met en relief l’évolution des idées libérales à partir de leur genèse au xviie siècle. Ce choix méthodologique permet d’expliquer la rupture paradigmatique dont la pensée néolibérale est issue. Elle émerge au xxe siècle (années 1930-1940) et façonne progressivement les représentations sociales pour transformer les sociétés à la fin du xxe (à partir des années 1980). L’ouvrage, volumineux, est structuré en trois parties.

1 – La nouvelle raison du monde : l’ouvrage

2Première partie. Les auteurs décortiquent les idées à l’origine de la doctrine libérale. La philosophie politique du libéralisme repose sur une rationalité bifide : l’opposition individu/État (par rapport aux droits de l’individu) et la nature humaine, dont « l’ordre naturel » de la société provient, ordre extérieur à l’État. Ces deux socles de la rationalité libérale font système et émergent (au xviie siècle), dans un contexte où l’État clérical reconnaît assez peu de droits à l’individu. Pour les libéraux, « l’ordre naturel » garantit le fonctionnement optimal de la société et le pouvoir de gouverner ne doit pas le contrarier. Sous couvert d’ordre naturel, optimal, issu de la nature humaine, les libéraux (John Locke est largement cité à ce titre) recherchent les arguments pour justifier les limites de l’État et le respect des droits individuels. En d’autres termes, l’action de gouverner doit s’appuyer et respecter la nature humaine.

3Cette double rationalité joue un rôle central, elle articule la pensée libérale classique. Elle en constitue la pierre d’achoppement sur laquelle des analyses très différentes, voire opposées dans certains cas, prennent appui.

4Pour Smith, la notion d’intérêt individuel s’inscrit dans le cadre analytique libéral. Agrégés, lesdits intérêts conduisent naturellement au progrès et la société se transforme selon le schéma suivant : chasse, pastoralisme, agriculture et commerce. Ricardo reprend la dimension économique et naturaliste de la pensée smithienne. Il construit un modèle évolutif où la transaction marchande prend de plus en plus de place si le pouvoir n’entrave pas la libre circulation des biens. Dans ce schéma, le commerce est une relation gagnant-gagnant. En revanche, pour tous les auteurs, l’intérêt ne constitue pas obligatoirement la force « motrice » à l’origine du commerce et ainsi du progrès social. Pour Adam Ferguson, par exemple, l’intérêt et l’égoïsme jouent un rôle néfaste. Ils entraînent la corruption et le déclin des sociétés. Se pencher sur l’amour de soi à l’origine des passions, est certainement plus fécond pour comprendre l’évolution des sociétés (selon Ferguson). Les travaux de Bentham offrent une dimension encore différente à la pensée libérale. Il adosse le mode de gouvernement à un utilitarisme radical. La démarche utilitariste explique l’apparition de codes, l’organisation institutionnelle dans un cadre normé où l’État joue un rôle déterminant. Les analyses de Bentham offriront des outils conceptuels aux auteurs de la refondation dont le néolibéralisme est issu.

5Pierre Dardot et de Christian Laval (DL) se penchent avec minutie sur les travaux d’une myriade d’auteurs libéraux. Ils dégagent de leurs analyses les méandres d’une pensée en construction, tâtonnante, parfois contradictoire, et mettent en valeur l’absence d’homogénéité de la pensée libérale. DL clôturent la première partie de leur ouvrage par la crise que traverse le libéralisme à partir de la fin du xixe siècle. Le laisser-faire, justifié par la présence de lois naturelles et érigé en dogme, est de faible portée pour expliquer les mutations sociales qu’entraîne la révolution industrielle et il n’en règle pas les crises. Dès lors, les fondements de la doctrine se fissurent et le néolibéralisme point.

6Deuxième partie : « la refondation intellectuelle ». Selon DL, le colloque Walter Lippmann, en 1938, lance « la refondation intellectuelle » à l’origine du néolibéralisme. Elle n’est pas le fruit de la société du Mont-Pèlerin, 1947, même si cette dernière en porte généralement la paternité.

7La réflexion libérale a pris corps dans des sociétés où le droit individuel n’était pas une question, où les échanges de biens étaient réduits à la partie congrue et où les quelques échanges commerciaux, globalement contraints par l’État, offraient de substantiels profits en général. La société change radicalement au xixe siècle, la division sociale du travail s’amorce, le commerce se développe et, sans donner les résultats prédits par le modèle libéral classique, des économies de marché se mettent en place. Le développement des échanges liés à la révolution industrielle n’assurait pas la liberté et la prospérité de tous, au contraire, les monopoles privés prenaient de l’importance et la relation gagnant-gagnant [1] s’observait assez peu. Dès lors, les questions ne portent plus sur l’État perturbateur d’un « ordre naturel » et limitant les droits et des libertés individuelles, elles portent sur le type de configuration institutionnelle qui garantit la liberté. La liberté joue un rôle fondamental pour la refondation. Elle conditionne l’efficacité économique dont dépendent le bien-être et la prospérité. La primauté de l’économique est clairement affichée et liberté signifie liberté d’entreprendre. Deux tendances s’opposent lors du colloque Walter Lippmann. Pour l’une, la liberté (ordre économique) n’existe pas en l’état, elle résulte d’une construction sociale que la puissance publique doit favoriser. Cette première tendance, défendue par Lippmann, Rougier, etc., produira par la suite l’ordo-libéralisme [2]. Pour les tenants de l’autre tendance (Hayek, von Mises, Rueff, etc.), le laisser-faire occupe une place centrale dans la mesure où il garantit la liberté d’entreprendre. Limiter ladite liberté dérègle les logiques des marchés, efficaces par essence. L’exemple extrême, le pire des cas, la planification, conduit au totalitarisme. En revanche, la forme canonique du laisser-faire est abandonnée. Le rôle de l’État ne se limite pas à ses fonctions régaliennes (justice et armée). L’État doit également organiser les conditions nécessaires à l’épanouissement d’une économie d’entrepreneurs libres. Il doit faire respecter l’État de droit et respecter en même temps les règles qu’il impose aux agents privés. La refondation intellectuelle ne s’oppose pas au rôle économique de l’État dans la mesure où il ne bafoue pas la logique entrepreneuriale, l’absence de monopoles et les principes de concurrence non faussée. S’il applique à ses services les règles de droit privé, L’État peut même se charger de services publics (santé, éducation, recherche, etc.). En revanche, un État qui offrirait des prérogatives singulières à la puissance publique – qui appliquerait à ses services les règles de droit public – contraindrait la liberté des agents. Le droit public doit uniquement conférer à l’État le droit de coercition légitime pour imposer à tous les agents les règles de droit privé, y compris à lui-même. Avec le second groupe d’auteurs (Hayek, von Mises, Rueff, etc.), les contours de la pensée néolibérale se dessinent. L’État joue un rôle important, il doit structurer l’action économique pour permettre l’émergence de marchés concurrentiels. Pour cela, son activité se scinde en deux. Un premier axe : l’État remplit des fonctions économiques et sociales et s’inscrit, comme les autres agents, dans une logique entrepreneuriale. Un second axe : il impose à tous les agents (ses services compris) le respect des règles de droit privé.

8La troisième partie tente de qualifier le « néolibéralisme » dans les sociétés contemporaines. La méthode retenue pour construire ce dernier volet de la trilogie tranche avec la méthode choisie pour les deux premières parties. Ces dernières reposaient essentiellement sur une dynamique intellectuelle, sur des idées. Pour définir le méta-concept de néolibéralisme (troisième partie), DL se penchent sur des faits et se détachent nettement du champ philosophique et de l’analyse purement intellectuelle. Ils mettent en relief l’évolution de certaines institutions, l’évolution du rapport à l’autre et à l’État, à travers des constats empiriques et les discours du politique. Les discours politiques constituent un matériau de choix pour caractériser les mutations, le nouveau projet de société, comme en témoignent les multiples citations de Reagan, Thatcher, Blair, Delors, etc. Pour de multiples raisons idéologiques, dissimulées derrière un discours prônant un impératif de modernisation et d’efficacité économique, les politiques plongent leurs pays dans la voie néolibérale. La citation de J. Delors (p. 322) est significative à ce titre : « Créer les conditions permettant aux individus de parvenir à un haut niveau de vie grâce à leurs efforts. »

9Quatre « grands traits » caractérisent le néolibéralisme et définissent ce concept :

10Premièrement, les phénomènes naturels ne constituent pas l’essence de l’ordre marchand. Le marché est une réalité socialement construite dont le bon fonctionnement nécessite l’intervention de l’État et un système de droit fondé sur le droit privé. DL définissent l’ordre marchand concurrentiel comme un « projet constructiviste ».

11Deuxièmement, l’échange de marchandises n’est pas le principe séminal de l’ordre marchand néolibéral. La concurrence occupe cette place, elle constitue une norme générale appliquée à tous les agents économiques. À ce titre, l’État joue un rôle essentiel. Il veille au respect des normes de concurrence par tous les agents. Il assure ainsi le bon fonctionnement du système.

12Troisièmement, l’État soumet sa propre action aux normes concurrentielles. Dans une société néolibérale, les services de l’État ne doivent pas faire exception et la logique entrepreneuriale colonise toutes les sphères de l’activité économique. En d’autres termes, la logique entrepreneuriale, avec la concurrence comme élément de structure, s’applique aux agents privés et aux services de l’État. L’État fait respecter les règles auxquelles il se soumet en même temps.

13Quatrièmement, la « gouvernementalité [3] entrepreneuriale » qui détermine l’action de l’État se prolonge dans « l’entrepreneurialité comme mode de gouvernement de soi ». Le néolibéralisme met en place un mode de gouvernement qui définit la norme comportementale que les individus doivent intégrer. L’agent devient un individu-entreprise qui gère dans un système concurrentiel un capital, matériel, social, etc., pour le faire fructifier.

14Loin de rejeter l’État, comme limite aux libertés individuelles, le néolibéralisme voit en l’État un vecteur de liberté. Il met en place les conditions nécessaires à la liberté d’entreprendre et les fait respecter. La crise financière, souvent citée en exemple, permet d’adosser la théorie DL à une réalité observable. Pendant la crise, les États sont intervenus massivement et leurs actions furent faussement assimilées à un retour au keynésianisme. L’État keynésien et ses principes régulateurs ne se retrouvent absolument pas dans les interventions publiques en question. Au contraire, les États interviennent pour empêcher la chute du modèle entrepreneurial concurrentiel et se servent de ces interventions pour approfondir le modèle. L’exemple français est significatif à ce titre. Sous prétexte d’efficacité, de réduction des déficits publics, etc., des réformes impopulaires sont votées. Ces dernières, à l’instar de la réforme des retraites, ne sont pas destinées à améliorer le système, mais à l’inscrire dans une logique de mise en concurrence des différents modes de financement des retraites.

15La rupture entre la rationalité classique (bifide) et la rationalité néolibérale est importante. Les deux mouvements reposent sur des paradigmes très différents et le néolibéralisme n’est pas un retour aux « sources » du libéralisme. Le cadre théorique néolibéral possède sa logique que les travaux de M. Foucault permettent de comprendre selon DL. Pour Foucault, la rationalité est un ensemble de dispositifs, de procédures, aptes à diriger et organiser la vie de tous. La gouvernementalité est un exercice du pouvoir « pour conduire les conduites ». Elle vise à exercer, par les gouvernants et par les gouvernés, des formes de contrôle, de surveillance, pour normer les actes sociaux et assurer ainsi la stabilité sociale. Le pouvoir gère les relations pour construire des objectifs acceptables par tous, sachant qu’il applique à ses services les règles fixées aux agents privés. La gouvernementalité néolibérale offre à l’État des moyens de contrôle des actions individuelles et de ses propres actions et la concurrence joue un rôle essentiel dans ce dispositif. Les mêmes règles s’appliquent au public et au privé et chacun se construit progressivement comme entrepreneur. Les relations interindividuelles se définissent sur le mode entrepreneurial, tel est l’objectif que le néolibéralisme rend acceptable par tous.

2 – La nouvelle raison du monde : le concept d’État et la science économique

16Très documenté, La nouvelle raison du monde propose une construction théorique stimulante animée d’un double objectif. D’une part, opposer une alternative à la vulgate qui verrait le néolibéralisme comme un retour au socle idéologique du libéralisme classique. D’autre part, proposer une théorie pour cerner les évolutions contemporaines. Le premier objectif est largement atteint, en revanche le second ne l’est que partiellement. Quelques faiblesses émaillent l’ouvrage et nous aurions voulu discuter les plus importantes à nos yeux. Cependant, le second objectif est ambitieux et nous ne connaissons pas de tentative qui l’ait atteint.

17Le concept d’État. L’ouvrage montre qu’une fracture radicale sépare le libéralisme classique du néolibéralisme. Pour le premier corps doctrinal, l’État est extérieur aux logiques de marché et son intervention est néfaste. En revanche, cette dernière est nécessaire pour le second. Dans ce contexte, le rôle de l’État est l’enjeu des débats. Or libéraux (sachant que le mouvement est hétérogène) et néolibéraux ne mobilisent pas le même concept pour définir l’État. Les conséquences analytiques d’un concept polymorphe mériteraient de plus amples discussions. Les remarques suivantes prennent appui sur les conséquences, pour la théorie proposée par DL, d’une définition polysémique.

18Si les définitions retenues par les libéraux et les néolibéraux sont différentes, l’analyse critique doit alors considérer cette différence. Affirmer que les libéraux rejettent l’action économique de l’État contrairement aux néolibéraux semble difficile si l’élément rejeté ou accepté n’est pas le même. En effet, les auteurs libéraux étaient face à un État peu soucieux des droits individuels et au service de la reproduction d’une (des) forme(s) de pouvoir. Les actions économiques de l’État visaient ce dessein sans se préoccuper du développement. Si ce contexte n’avait pas évolué, une économie de marché n’aurait pas émergé et si, par hasard, elle avait émergé, l’État n’aurait pas pu organiser un marché concurrentiel d’individus-entrepreneurs. Ainsi, les questions posées par les néolibéraux n’auraient jamais vu le jour. Ces dernières émergent dans un contexte où l’État a créé des marchés, des monopoles publics, des monopoles privés, des services publics, de multiples formes de concurrence entre les agents économiques. Par exemple, les secteurs innovants sont peu concurrentiels [4] ; or l’innovation a joué un rôle important dans la mise en place et le développement d’une économie de marché néolibérale. Ainsi, une concurrence importante et généralisée aurait bloqué l’innovation et l’apparition du modèle néolibéral dont le questionnement de DL est issu. Dès lors, parce que le concept d’État est polysémique, les problématiques posées par les libéraux et les néolibéraux sont différentes. Si les libéraux avaient eu un État keynésien, ils l’auraient peut-être envisagé comme un vecteur de liberté individuelle et un élément de dynamisme économique. Ce flottement conceptuel autour de l’État ne renforce pas l’analyse de DL, même si nous ne doutons pas qu’ils en soient conscients. Dès lors, quelle définition du concept d’État DL adoptent-ils pour articuler et donner une cohérence à leur travail ?

19Si la définition retenue par DL est univoque et si elle peut se résumer ainsi : une puissance collective, socialement construite, disposant du pouvoir de coercition légitime, apparaît alors un nouveau problème. La question des droits individuels revient en force et les analyses libérales et néolibérales présentent de nombreuses similitudes. Les unes comme les autres cherchent un mode d’organisation où les droits de l’État (par rapport à la sphère économique) ne sont pas supérieurs aux droits individuels. Le pouvoir de coercition légitime est délégué à la puissance publique qui doit, en retour, garantir la liberté individuelle. L’État doit veiller ou respecter des mêmes règles et comme l’État a une action économique, chez les néolibéraux, il doit s’appliquer les règles du droit privé pour ne pas empiéter sur la liberté de l’individu-entrepreneur. De ce point de vue, libéraux et néolibéraux défendent la même cause : l’État doit garantir la liberté individuelle et le néolibéralisme est un retour au libéralisme.

3 – La nouvelle raison du monde et la science économique

20Les deux remarques qui suivent proviennent directement de préoccupations spécifiques à notre champ disciplinaire, la science économique. L’économie occupe une place singulière dans la pensée néolibérale selon DL qui, paradoxalement, mobilisent assez peu les avancées contemporaines de cette science. De plus, l’essentiel des travaux utilisés provient de courants de pensée néoclassiques. Milton Friedman est régulièrement cité, « la seconde consiste à voir dans la révolution néolibérale l’application délibérée et concertée d’une théorie économique, celle de Milton Friedman étant le plus souvent privilégiée » (p. 277), ou bien « la nécessité d’un État frugal » (p. 291). Nous ne comprenons pas toujours les liens entre ces travaux et le néolibéralisme tel qu’il est défini par DL. En effet, le modèle économique de Friedman est un modèle sans État. Pour Friedman, l’économie a une cohérence extérieure aux logiques d’État. Par ses interventions, l’État perturbe les mécanismes de l’économie et ainsi le niveau d’équilibre ne tend pas vers l’allocation optimale des ressources. Nous ne contestons pas l’influence de M. Friedman sur la pensée néolibérale. En revanche nous aimerions comprendre comment la pensée friedmanienne, pour qui l’intervention de l’État est purement préjudiciable, a pu offrir des arguments théoriques à la construction de l’idéologie néolibérale, pour qui l’État est nécessaire. DL ne se penchent pas sur les liens entre « néoclassicisme » et néolibéralisme ; or il semble important de les comprendre pour identifier comment une doctrine (néolibérale) a pu se construire avec la caution théorique d’une doctrine (néoclassique) aux fondements théoriques opposés.

21La deuxième remarque nous tient à cœur dans la mesure où elle soulève le seul point que nous voudrions exprimer si tous les autres devaient être oubliés. La pensée hétérodoxe passe inaperçue ou presque dans La nouvelle raison du monde. Peu de travaux hétérodoxes sont mobilisés et, lorsqu’ils le sont, ils n’éclairent qu’un phénomène économique, une tendance, etc. Or, à travers ses apports théoriques, l’hétérodoxie aurait fourni des outils forts utiles à DL. Depuis une quarantaine d’années l’école française de la régulation (TR) permet d’analyser et de théoriser les transformations que DL théorisent. De plus, rien n’opposait le concept de gouvernementalité, pour comprendre la logique néolibérale, ni le cadre théorique de la régulation. Au contraire, pour expliquer finement la cohérence de l’architecture institutionnelle néolibérale dans une perspective régulationniste, le concept de gouvernementalité a une place. Pour les régulationnistes, l’efficacité d’un système économique provient de la cohérence entre les différentes formes institutionnelles. À titre d’exemple nous retiendrons trois formes institutionnelles (parmi les cinq) pour démontrer en quoi le schéma théorique de la TR aurait pu servir l’approche de DL. Les formes de la concurrence, les formes du rapport salarial et les formes de l’État.

22Les formes de la concurrence se penchent sur les mécanismes concurrentiels (confrontation ex post sur les marchés), monopolistiques (règles de socialisation ex ante à la production), etc. Le cadre régulationniste cerne parfaitement les normes de concurrence que le courant néolibéral impose. L’État met en place des marchés concurrentiels, remet en cause le monopole des entreprises publiques pour leur appliquer les nouvelles règles de concurrence. Il crée également des règles nécessaires à l’existence de marchés concurrentiels dans des secteurs où la concurrence se met difficilement en place. L’évolution du secteur de la santé par exemple traduit cette assertion, les nouvelles règles tentent de construire des marchés concurrentiels de la santé [5].

23Les formes du rapport salarial théorisent la logique entre le rapport capital/travail, les déterminants des revenus, les modalités de mobilisation et d’attachement des salariés à l’entreprise, etc. Cette dimension (le rapport salarial) possède tous les ingrédients pour qualifier l’individu-entrepreneur et la façon dont il adhère à ce modèle. Les liens entre l’individu-entrepreneur et l’entreprise sont de moins en moins stables. L’individu-entrepreneur, salarié, sait qu’il est mis en concurrence par l’entreprise et que lui-même met également les entreprises en concurrence (lorsqu’il le peut). L’individu-entrepreneur devient de plus en plus un contractant avec l’entreprise et non une force sociale. L’individu-entrepreneur accepte la concurrence généralisée et notamment la concurrence capital/travail. Dès lors, être compétitif, réactif et adaptable deviennent les qualités que l’individu-entrepreneur estime importantes. Les formes du rapport salarial dans une économie néolibérale sont baptisées « La fabrique du sujet néolibéral » (chapitre 13) dans La nouvelle raison du monde.

24Les formes de l’État représentent les compromis institutionnalisés qui, une fois noués, assurent le fonctionnement du système. L’État néolibéral institue les formes de concurrence, crée l’individu nouveau et fait respecter les règles qu’il s’applique à lui-même. Les formes de l’État sont parfaitement décrites dans le chapitre 12 qui s’intéresse à l’une d’entre elles, « Le gouvernement entrepreneurial ».

25De plus, la longue période est également une dimension que partagent la TR et les travaux de DL. La TR insiste explicitement sur l’importance de l’évolution historique et La nouvelle raison du monde inscrit sa démarche dans le temps.

26Nous regrettons cette lacune. La Théorie de la Régulation aurait fourni un cadre théorique idoine à la construction d’un modèle inspiré par l’analyse foucaldienne. En revanche, même s’ils l’ignorent, DL rendent directement hommage à la TR. Avec d’autres outils, selon une autre perspective, ils démontrent la présence de mécanismes mis au jour depuis longtemps par la TR. Cependant, exprimer ce regret n’enlève rien à la richesse de l’ouvrage. Ce dernier présente une pensée complexe, apparue dans un environnement où le pouvoir légitime laisse peu de place à l’individu. Le libéralisme interroge les droits et les devoirs du couple individu/État et La nouvelle raison du monde met en relief les difficultés théoriques que rencontre cette démarche. De plus, les relations individu/État se transforment au xixe siècle et cette évolution rend criantes ces difficultés. Elles deviennent intenables et provoquent la rupture paradigmique, la refondation, dont l’école néolibérale est issue. DL expliquent clairement les enchaînements de l’effervescence intellectuelle d’alors et terminent leur ouvrage par une proposition théorique, le concept de néolibéralisme. Avec La nouvelle raison du monde DL apportent une pierre à l’édifice conceptuel destiné à mieux comprendre nos sociétés.

Notes

  • [1]
    La relation gagnant-gagnant permet de justifier la libre circulation des marchandises. Par rapport à une situation où les marchandises circulent peu (pas de spécialisation, barrières douanières, etc.), échanger des marchandises présente un intérêt majeur pour les agents, il n’y a que des gagnants.
  • [2]
    « Né dans les années 1930 à Fribourg-en-Brisgau par le rapprochement d’économistes comme Walter Eucken (1891-1950) et de juristes comme Franz Böhm (1891-1977) et Hans Großmann-Doerth (1884-1944), l’ordo-libéralisme est la forme allemande du néolibéralisme, celle qui va s’imposer après la guerre en République fédérale d’Allemagne. Le terme « ordo-libéralisme » tient à l’insistance commune de ces théoriciens sur l’ordre constitutionnel et procédural qui est au fondement d’une société et d’une économie de marché. » (La nouvelle raison du monde, p. 187)
  • [3]
    Sur le concept de gouvernementalité, voir M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil-Gallimard, 2004.
  • [4]
    Amable B., L. Demmou & I. Ledezma [2010], « Product market regulation, Innovation and Distance to Frontier », Industrial and Corporate Change, 19(1), p. 117-159.En ligne
  • [5]
    Philippe Batifoulier (université Paris X), « La construction sociale d’un marché de santé », consulté le 27 janvier 2011 (http://ces.univ-paris1.fr/membre/seminaire/heterodoxies/Pdf/11%20Batifoulier%20avril.pdf).
Pierre Alary
Clersé, Université Lille 1
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/11/2011
https://doi.org/10.3917/rfse.008.0205
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