CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1La critique du capitalisme marchand et de ses effets pervers sur l’environnement et la société soulève de façon récurrente la question des leviers du changement vers une société soutenable tant du point de vue environnemental que social. La critique écologique du capitalisme propose en particulier plusieurs pistes de changement portées par divers acteurs : acteurs privés ou publics, marchands ou non marchands, nationaux ou supranationaux, etc. L’objectif de cet article est d’examiner le rôle joué par les acteurs, en particulier publics, dans le changement attendu. En effet, notre constat préliminaire est que les travaux sur les changements vers un capitalisme soutenable [1] se sont largement inspirés d’une approche individualiste du changement, au sens où ils ont privilégié le levier individuel comme source de changement, souvent dans une optique de responsabilisation des acteurs, qu’elle se situe à l’échelle des consommateurs ou à celle des réseaux tels que les partenariats multipartites censés fédérer des intérêts communs. Notre idée de départ est que les acteurs publics [2], et en particulier l’État, ont été relativement négligés dans les approches du changement institutionnel vers un capitalisme respectueux de l’environnement. Le déclin de l’État providence ne peut expliquer à lui seul ce phénomène. Son explication se trouve également, selon nous, dans la disgrâce dans laquelle sont tombées les analyses sur les particularités des acteurs publics, qui en faisaient des instances de régulation incontournables.

2Une véritable théorie du changement vers un capitalisme soutenable demeure alors à construire. Cette théorie ne serait pas complète si elle négligeait les acteurs publics en tant qu’institutions centrales du capitalisme. Notre analyse se situe dans le courant institutionnaliste en reprenant notamment la distinction faite par Commons [1934] entre l’action (au niveau individuel, contrôlée) et l’institution (au niveau collectif, contrôlante). Nous faisons nôtre cette distinction selon laquelle si les actes individuels peuvent contribuer au changement social, néanmoins ils sont portés par des changements institutionnels qui peuvent être le fait d’institutions formelles (juridiques, réglementaires, économiques, etc.) ou informelles (valeurs, normes sociales, entre autres). Plus précisément, la typologie des institutions du capitalisme de Postel nous semble éclairante [Postel, 2007]. L’auteur distingue des institutions sur trois niveaux permettant de spécifier le capitalisme. La première, macrosociale, est l’institution fondamentale : la propriété privée des moyens de production qui fonde le capitalisme parmi les différents modes de production possibles. La deuxième, macroéconomique, est composée par les institutions structurelles qui soutiennent l’institution fondamentale et qui indiquent « quelle forme particulière prend le capitalisme à un moment historique donné » en fonction de la manière dont sont conçues les institutions structurelles : monnaie, marché, rapport salarial, État. Enfin, la troisième institution est composée des règles interprétatives ou conventionnelles qui assurent « l’adéquation des institutions structurelles au terrain d’action » : entreprises, syndicats, conventions collectives, formes de salaire, temps de travail, indicateurs de bien-être, certification des produits, normes de développement durable. Cette dernière institution est concrètement traduite par des pratiques, des formes juridiques qui permettent de faire fonctionner les institutions structurelles mais qui peuvent également, en s’éloignant de ces institutions structurelles, conduire à une crise de régime. Ainsi, la typologie proposée par Postel montre que la crise de légitimité des pouvoirs publics, entamée depuis plus de trente ans dans les sociétés capitalistes occidentales, n’enlève pas à l’État sa nature propre d’institution structurelle, fût-elle en crise. Les comportements de consommation et les partenariats multi-acteurs demeurent, quant à eux, des institutions interprétatives.

3Remettre au centre de la réflexion sur les enjeux environnementaux le rôle des acteurs publics en tant qu’institutions structurelles du capitalisme constitue alors le point de départ de cet article. Celui-ci est organisé en trois temps. La deuxième section aborde les fondements théoriques de la critique écologique du capitalisme, pour montrer la nécessité d’étudier le rôle des institutions. La troisième section propose une typologie critique des différents leviers et acteurs du changement vers un capitalisme soutenable. La quatrième section présente une réflexion sur le rôle des acteurs publics dans une telle perspective.

2 – Fondements théoriques de la critique écologique du capitalisme

2.1 – Les trois fondements critiques radicaux des effets pervers du capitalisme

4Il existe, selon nous, trois critiques essentielles fondant les approches critiques radicales à l’égard du capitalisme. La première a pour objet l’impact de la technique sur la structuration de la société. Non seulement les techniques modifieraient les rapports sociaux, mais leur développement se ferait au détriment d’une utilisation efficace et économe de la nature. Les auteurs ayant développé cet aspect sont au premier plan [Ellul, 1973, 1977, 1988] et [Georgescu-Roegen, 1975, 1979, 1995]. Ellul s’appuie sur la perception sociale de la technique et le caractère sacré qui y est associé. Ce thème sera repris par Illich sous l’angle de « l’outil convivial » et du contrôle que l’Homme peut exercer. Pour Ellul, l’Homme est asservi par le système technico-scientifique doté d’une certaine autonomie. Mais il s’asservit lui-même via la croyance et le caractère divin qu’il accorde aux outils et au progrès technique d’une manière générale. Ainsi, la technique – plus que le politique – est au cœur d’un système à renverser. Georgescu-Roegen stigmatise, quant à lui, le caractère inefficace des techniques employées, grâce au principe d’entropie. Ainsi, la Terre posséderait, selon cet auteur, une quantité d’énergie disponible que l’Homme, par la technique et le mode de croissance, s’emploie à rendre inutilisable. L’idée qu’il développe est donc de restreindre l’utilisation inefficace et forcément limitée dans le temps des énergies non renouvelables pour, au contraire, développer des énergies renouvelables d’utilisation potentiellement infinie. Par le principe d’entropie, Georgescu Roegen nous alerte sur le caractère fini du développement et sur les conséquences irréversibles dont il est porteur.

5Illich [1973, 2004] va faire siennes les critiques techniques adressées au système capitaliste, mais il insistera sur le rôle négatif joué par les institutions. Selon lui, celles-ci sont un ensemble de règles édictées d’en haut par des experts ou des acteurs ayant intérêt à les imposer aux acteurs démunis de leur savoir-faire ou de leurs compétences propres. Les institutions sont au cœur d’une dépossession du savoir, donc du pouvoir, des plus humbles au profit des dominants. Techniques [3] et institutions s’auto-renforcent pour créer un système de domination. Pour Illich, la solution consiste par conséquent à les contourner (ne pas aller à l’école serait le meilleur moyen de rendre l’autonomie aux individus).

6La troisième critique fondamentale est la remise en cause de l’hégémonie et de l’extension du domaine marchand au détriment du domaine non marchand. Cette critique s’appuie notamment sur les écrits de Gorz [2008, 1991, 1988] et pose l’autonomie comme une valeur en soi à défendre. Un des moteurs de la croissance est le développement de l’hétéronomie (comprise comme la tendance à faire faire, donc à acheter, ce que l’on faisait soi-même). Remettre en cause le développement de l’hétéronomie, c’est in fine remettre en cause le mode de croissance dans son ensemble. Cette conception porte en elle la critique de la division du travail mais, plus largement, de l’extension de la sphère marchande accusée de créer à la fois une dépendance et un cercle vicieux. Ainsi « faire faire » contribue à augmenter la production et engendre la perte du savoir-faire et des compétences. Cela oblige à travailler davantage pour acheter le service supplémentaire, le temps consacré au travail rend alors matériellement impossible de faire soi-même. Ce constat a deux conséquences importantes. Tout d’abord il implique qu’il faille à terme renoncer à la monnaie comme outil d’échange. Latouche [2005], représentant du courant souvent qualifié de « décroissant » (cf. 3.1 infra), évoque la possibilité de monnaies locales, fondantes ou non convertibles, qui pourraient garantir un commerce pacifique entre communautés, à l’image de certaines pratiques africaines. La seconde grande conséquence est l’abandon prôné du salariat et son remplacement par une société de petits producteurs indépendants plus enclins à des comportements de troc et dans laquelle les actes seraient libérés de toute obligation légale telle que les contrats de travail.

2.2 – La nécessité d’étudier le rôle des institutions

7Lorsque les auteurs précédents condamnent une dynamique économique davantage tournée vers les moyens que vers les fins [Bourg, 2007], ils dénoncent en filigrane ce que Polanyi [1944] appelait le processus de désencastrement, c’est-à-dire la capacité du système économique à s’autonomiser de la sphère sociale. Mais à la différence de Polanyi, la critique porte ici sur l’outil ou plus largement la technique. Celle-ci est en effet analysée à la fois comme servant les fins d’intérêts dominants mais aussi comme le moteur d’un mécanisme conduisant de plus en plus à en supprimer le contrôle social [Dias, 2007]. Si la voie d’entrée dans la critique est assez différente de celle de Polanyi, les processus dénoncés sont toutefois identiques et les conséquences annoncées tout aussi graves (dégradation des conditions de vie). Les modalités de transformation évoquées par les auteurs sont alors examinées à plusieurs échelles, allant des comportements individuels qui seraient à même de transformer en profondeur les institutions par un effet d’entraînement [Latouche, 2005] jusqu’à la survenue d’une crise majeure, comme l’évoque par exemple Gras [2007], qui pourrait conduire à une réforme des rapports sociaux.

8Cependant, ces différentes analyses critiques récentes du capitalisme négligent, selon nous, plusieurs éléments et une partie de l’approche institutionnaliste du capitalisme. Le cercle vertueux qui est attendu est celui mis en place par Denzau et North [1994] [Chavance, 2007]. Il consiste à penser que la modification du système de croyances entraîne une réforme du cadre institutionnel de la politique et de l’économie. Ce système de croyances aurait lui-même pour conséquence la mise en place d’une structure d’incitation au changement, impliquant la mutation des organisations, entraînant derrière elle la réforme politique et ce que Denzau et North appellent la performance [4]. Mais alors que le changement envisagé est radical parce que systémique, il manque une analyse qui expliquerait le processus de changement et le seuil à partir duquel le changement de croyances serait suffisamment puissant pour mettre en mouvement l’ensemble du système, ou, pour reprendre l’expression de Boltanski et Thévenot [1991], l’explication du phénomène par lequel on change d’« ordre de grandeur ». Plus fondamentalement encore, toute réflexion sur un changement de cette ampleur devrait prendre en compte la puissance des sentiers d’évolution qui créent un aveuglement nous aliénant au point que nous soyons collectivement volontaires pour soutenir la recherche perpétuelle de croissance. Les institutions structurelles [Postel, 2007] que sont le rapport marchand et le rapport salarial sont ainsi considérées par la théorie de la régulation comme des instruments d’analyse des dérives de la société de croissance. Ces deux rapports fondamentaux d’accumulation du capitalisme (rapport marchand et rapport salarial) [Boyer, 1986 ; voir également Chavance, 2007 pour une présentation], sont pointés comme les deux éléments à transformer pour atteindre une société soutenable. Réformer ces deux rapports conduirait à une évolution profonde des formes institutionnelles qui les soutiennent. Il semble donc incontournable d’étudier de façon plus précise les institutions qui pourraient contribuer au changement, sauf à s’en remettre à l’arrivée d’une crise spontanée et à son rôle pour réformer le système. Si certains auteurs, rares, font référence, au détour d’une analyse, à l’intervention de l’État comme élément déclencheur (ainsi Flipo [2007] évoque la création d’un principe de responsabilité élargie qui émanerait de l’État, tandis que Bourg [2007] avance l’idée d’une taxe carbone pour contribuer à la diminution des dépenses d’énergie), il manque selon nous une analyse plus approfondie du rôle respectif des acteurs du changement identifiés comme des formes institutionnelles de nature structurelle ou interprétative.

3 – Les déterminants du changement : une typologie critique

9La typologie présentée vise à positionner les différents acteurs identifiés dans la littérature qui aborde la question du changement social vers une société respectueuse de l’environnement et plus largement vers un capitalisme soutenable [5]. Cette typologie est propre aux auteurs de cet article mais s’inspire à la fois de la typologie de Jordan et al. [2003 ; voir également Berg, 2008] et des différents travaux qui abordent les modalités de mise en œuvre d’un tel changement. Précisons que les différentes approches présentées dans la typologie ne sont pas forcément exclusives les unes des autres. Chacune représente une perspective mettant en avant le rôle de tel ou tel acteur comme un levier principal de changement.

3.1 – L’approche orientée vers les consommateurs (AOC) [6]

10Cette approche consiste à penser le changement comme un programme politique dont l’acteur central serait le consommateur, organisé en réseaux de résistance à la consommation de masse et à la recherche effrénée de profit. On y trouve notamment – mais pas exclusivement – les thèses autour de la notion de « décroissance » [7]. Le mouvement de décroissance, que nous n’abordons pas en tant que tel dans cet article, possède des origines et des influences multiples [Di Méo, 2006] [8]. Felli qualifie le développement durable « d’écologie par en haut ». En effet, celui-ci s’appuie sur la réforme des institutions pour modifier la trajectoire empruntée. Les consommateurs ou les simples citoyens sont très peu mobilisés dans ce cadre. La décroissance, à l’inverse, est qualifiée par le même auteur d’« écologie par en bas », parce qu’elle s’appuie sur les individus pour impulser le changement attendu : ces derniers sont appelés à faire preuve de « sobriété volontaire ». La thèse de la décroissance est donc souvent présentée comme une manière de prendre le contre-pied du développement durable, défini comme l’idéologie de l’adaptation de la société de croissance aux limites de la planète [Felli, 2008]. Le courant de la décroissance interprète et s’approprie la conclusion fondamentale d’Illich (cf. 2.1 supra) : seule la somme de comportements individuels et volontaires sera porteuse de changements. Ainsi, la décroissance prône-t-elle la convivialité, la simplicité volontaire et la sobriété. Le changement proviendra de ce que Guibert [Guibert et Harribey, 2005] appelle la capitalisation de petites ruptures : il est nécessaire que les individus eux-mêmes, conscients des conséquences de leurs actes, changent de mode de vie. D’instinct ou par une prise de conscience toujours individuelle, ils modifieront alors leurs comportements sans y être contraints.

11Sur un plan scientifique, certains auteurs mettent en avant le rôle central du consommateur tout en ne se positionnant pas comme des tenants de la décroissance mais plutôt comme des défenseurs du développement durable. Ainsi Dobson [2007], cité par Middlemiss et Young [2008], considère que seules les initiatives environnementales des citoyens visant à faire évoluer les comportements conduiront à des avancées pro-environnementales significatives. Au contraire, cet auteur estime que les incitations économiques ne mènent qu’à des changements superficiels, voire interfèrent de façon négative avec les initiatives des citoyens.

12L’AOC recèle cependant un certain nombre de limites que nous proposons de regrouper en deux catégories.

3.1.1 – Première limite : d’un rebond à l’autre

13L’un des avantages de l’AOC, selon ses tenants, serait d’être une réponse à « l’effet rebond » technologique (rebound effect), initialement mis en exergue par Jevons [1865]. Selon cet effet, l’accroissement de l’efficacité technologique, bien qu’ayant a priori un impact positif de préservation de l’environnement (en réduisant sa consommation par unité produite), aurait in fine un effet net négatif, dû à la baisse du coût unitaire de production qui se reporterait sur une baisse du prix et un accroissement de la demande. Plusieurs travaux ont été consacrés à l’effet rebond dans le contexte contemporain de fortes dégradations environnementales. L’analyse de Alcott [2005, 2008] est intéressante car elle montre que, face à l’effet rebond technologique, la stratégie de « frugalité » (sufficiency strategy) n’est pas une solution car il existerait également un deuxième effet rebond dans ce domaine : le comportement de décroissance d’une partie nantie de la population se traduirait par une diminution de la demande, suivie d’une baisse des prix engendrant à son tour une hausse de la consommation des populations moins aisées.

3.1.2 – Deuxième limite : les difficultés pratiques et systémiques d’un changement de comportement

14Cette deuxième limite peut être illustrée par l’argument développé par Middlemiss et Young [2008, p. 70] selon lequel les « consommateurs soutenables » sont confrontés à un certain nombre de difficultés qui rendent peu probable un renversement de tendance à l’échelle globale : d’une part, les personnes dans leur grande majorité ont besoin de continuer à combiner des comportements écologiques et non écologiques compte tenu du fait qu’elles vivent dans un environnement capitaliste ; d’autre part, la frustration et les difficultés vécues sont grandes pour les personnes cherchant à vivre une vie écologiquement vertueuse dans un contexte général où ces comportements sont peu soutenus [9].

15Devant de telles difficultés, les tenants de l’approche par les changements de comportement des consommateurs avancent que l’on peut trouver dans le monde associatif et militant un support aux pratiques individuelles vertueuses. Les dynamiques collectives portées par les activistes (par exemple, le mouvement des « objecteurs de croissance » en France) pourraient faciliter le passage des individus vers des logiques vertueuses en les insérant dans un groupe partageant les mêmes objectifs et les mêmes difficultés. D’une certaine façon, l’on revient alors à l’idée d’un consommateur acteur capable d’infléchir le système économique vers une société soutenable. Or cette thèse continue de se heurter à plusieurs obstacles. Le premier d’entre eux est la fragilité de l’idée de libre arbitre. Certes, les individus mieux éduqués détiennent une connaissance qu’ils peuvent mettre à profit pour développer des comportements pro-environnementaux, cependant les comportements individuels relèvent d’une grande variété de déterminants. À supposer que l’intérêt individuel devienne secondaire dans l’autojustification des actes, on ne peut affirmer que la responsabilité vis-à-vis de l’environnement deviendrait prédominante au point d’occulter d’autres variables de comportement (position par rapport aux principes de loyauté, de survie, de domination, etc.). Le deuxième obstacle tient au fait qu’il existe un écart entre la connaissance individuelle des enjeux environnementaux et la mise en pratique des « meilleures » actions possibles : la complexité des flux mondiaux de marchandises et de services rend difficile d’identifier de façon systématique les meilleurs choix individuels (la traçabilité sociale et environnementale des produits de consommation apporte une réponse encore très imparfaite à cette difficulté). Cette complexité est renforcée par le caractère limité de la rationalité individuelle. Enfin, le troisième obstacle, déjà évoqué supra, a trait aux difficultés rencontrées par les individus qui choisissent d’adopter sur le long terme un comportement systématiquement pro-environnemental : l’environnement demeure capitaliste, rendant nécessaire de continuer à combiner des actions vertueuses et des actes non écologiques ; la pression sociale vécue par les adeptes de la décroissance est forte, cette position étant généralement considérée comme un signe de marginalité.

16Les deux limites abordées supra (double effet rebond et limites structurelles au changement des comportements individuels) sont relayées sur un plan plus théorique par des travaux qui s’inscrivent dans une approche co-évolutionniste [10]. Les analyses co-évolutionnistes [Nemerski et Mont, 2008 ; Nemerski, et al. 2008] considèrent que les consommateurs sont encastrés dans un système de valeurs capitalistes devenues dominantes. Ces valeurs prônent la concurrence, la compétition, le profit, la satisfaction et exercent une telle pression que les individus ne peuvent s’y soustraire qu’à un prix (psychologique, social, financier…) très élevé. Ces auteurs proposent un cadre d’analyse montrant que le passage à une hypothétique société de décroissance nécessiterait un changement de paradigme impliquant, bien au-delà des simples citoyens, les institutions publiques et tous les autres acteurs. Au-delà de l’idée de changement de paradigme, commune avec les approches basées sur les consommateurs (supra), les travaux co-évolutionnistes s’éloignent d’une telle perspective en considérant que les « initiatives citoyennes » demeurent des déviations probablement mineures dans un monde où les conflits sont la règle générale et où les gagnants sont les acteurs occupant une rente de situation qu’ils cherchent à préserver.

3.2 – Les approches multi-acteurs ou partenariales

17De nombreux travaux (pour ne pas dire la grande majorité) portant sur la consommation et la production durables considèrent la recherche de consensus, de partenariats entre acteurs variés, comme la meilleure voie vers une économie soutenable. Par exemple, le réseau SCORE (Sustainable Consumption Research Exchange [11]) préconise des démarches communes entre le monde des affaires, les consommateurs et les Pouvoirs publics [SCORE, 2008, p. 2]. Les termes « participatif », « partenarial », « consensus » sont omniprésents dans un certain nombre de travaux portant sur la « consommation et la production soutenables » [Harri et al., 2008 ; Brohmann et al., 2008], etc. On est loin des approches radicales de critique du capitalisme (cf. 2.1).

18Dans une recherche empirique sur les programmes nationaux de production et consommation soutenables, Berg [2008, p. 151-152] montre que les stratégies cherchant à impliquer plusieurs parties prenantes sont prédominantes dans le cas du Royaume-Uni et de la Finlande. Au contraire, les outils de régulation publique traditionnelle y sont utilisés de façon marginale. Comme l’auteur, on peut attribuer en partie cette situation à la vision que le gouvernement a de son rôle par rapport au marché : « Although government regulation has a clear vital role to play in ensuring that markets operate efficiently, excessive and unnecessary regulation can obstruct efficient functioning of the market[12]. » L’approche prônée dans cette vision est en fait celle d’une société où l’économie de marché n’est pas considérée comme, en soi, néfaste pour l’environnement, à condition qu’elle soit régulée par des dispositifs volontaristes émanant des acteurs. De tels dispositifs s’appuient sur les termes clés de partenariats multi acteurs (ou multipartites) et de responsabilité sociale des entreprises (RSE).

19La notion de « responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE) est définie par Capron et Quairel-Lanoizelée [2007, p. 10] comme « l’ensemble des discours et des actes concernant l’attention portée par les entreprises à l’égard de leurs impacts sur l’environnement et la société ». Le terme « social » englobe ici la responsabilité vis-à-vis des salariés tout autant que celle que l’entreprise assume face à la société dans son ensemble. Deux grandes approches de la RSE peuvent alors être distinguées [Capron et Quairel-Lanoizelée, 2007, p. 22]. L’approche anglo-saxonne envisage la RSE comme un engagement volontaire, à partir de l’idée que l’on peut faire confiance au marché pour réguler ces démarches volontaires ; l’approche latine interprète la RSE comme une obligation qui repose sur des réglementations publiques.

20On trouve une filiation anglo-saxonne certaine dans les partenariats multi-acteurs préconisés par les institutions internationales. Elle se décline à travers les « parties prenantes » de l’entreprise, terme consacré pour désigner « qui ou quoi compte vraiment pour l’entreprise ». Cette conception repose sur un argumentaire « gagnant-gagnant » (chaque acteur aurait intérêt à coopérer), conception devenue dominante pour appréhender les responsabilités des firmes. Cette thèse est en grande partie inspirée de la théorie des parties prenantes (stakeholders) promue par Freeman [1984] et qui s’appuie sur une conception instrumentale de la RSE. L’intégration des responsabilités sociale, sociétale et environnementale serait une stratégie avantageuse pour l’entreprise qui la met en œuvre. Dans cette vision, la prise en compte des intérêts des parties prenantes [13] de la firme relève donc d’une question de rationalité économique. Les acteurs extérieurs sont privilégiés mais moins comme éléments de la « morale » de l’entreprise qu’en tant que groupes de pression à prendre en compte, à convaincre, voire à intégrer dans les décisions.

21L’approche « gagnant-gagnant » demeure cependant un cadre normatif plus incantatoire que scientifiquement fondé. Elle jouit d’une faveur certaine dans le monde de l’entreprise, mais, en dehors des monographies menées sur des cas précis, ne s’appuie pas sur des vérifications empiriques larges. En outre, elle présente une vision non conflictuelle des relations entre les entreprises et leurs « parties prenantes », vision qui se heurte à une réalité qui, au contraire, fait apparaître des rapports de force déséquilibrés.

22Malgré l’absence de substrat théorique abouti et d’études empiriques suffisantes, l’argumentaire « gagnant-gagnant » est entré dans les discours des organisations internationales dominantes, à travers l’idée d’une amélioration de la « gouvernance » fondée sur la participation de différents acteurs [14]. Pourtant, l’intégration des différents acteurs dans une logique plus coopérative fait encore l’objet de débats intenses. À titre d’exemple, Cassier et Coriat [2008, p. 207] évoquent les réserves des économistes concernant la viabilité de l’intégration des logiques industrielles (dont l’objectif est l’appropriation d’une rente) et des logiques académiques (œuvrant pour la divulgation des connaissances). On pourrait développer la même contradiction potentielle entre logiques industrielles et priorités environnementales. Malgré ces réserves, les termes de « partenariats multi-acteurs » et de « RSE » ont contribué à lancer des logiques coopératives entre les firmes et les acteurs non marchands (consommateurs, organisations non gouvernementales, acteurs publics ou parapublics).

3.3 – L’approche par la contrainte publique

23La thèse du double effet rebond, défendue par Alcott [2008], ainsi que les arguments coévolutionnistes (cf. ces deux approches supra) débouchent sur une conception du rôle des institutions allant à l’encontre d’un schéma de pensée devenu dominant depuis les années 1980, selon lequel les Pouvoirs publics devraient se contenter d’intervenir en cas de déficience du marché, ou au mieux pour inciter les acteurs privés à agir de façon soutenable. Au contraire, selon Alcott, l’État est amené à jouer un rôle majeur par la taxation ou le rationnement. Le raisonnement d’Alcott s’appuie sur les trois grandes composantes de pression sur l’environnement, identifiées par Ehrlich et Holdren [1974] : l’effectif de la population (P), la consommation individuelle (A ou affluence en anglais) et la technologie (T). Le mécanisme est résumé par l’équation I = PAT, indiquant que chacune des trois composantes exerce un rôle en termes d’impact environnemental (I). Selon Alcott, l’expression devrait être écrite I = f (P, A, T) pour prendre en compte les interactions entre les trois composantes.

24De cette relation, Alcott tire deux grands enseignements. En premier lieu, la stratégie d’efficacité technologique (variable T) est vouée à l’échec à cause de l’effet rebond technologique. En second lieu, la stratégie de « frugalité » des consommateurs (sufficient strategy) sera probablement inefficace également à cause du deuxième effet rebond défini supra (effet dont la taille pose néanmoins question).

25Cette conception du changement induit par la contrainte publique est ainsi en rupture avec celle du changement porté par les choix des consommateurs. Pour les tenants de l’AOC, l’action publique est en effet inefficace. Cependant, le champ de l’action publique est souvent mal délimité dans ces derniers travaux. À titre d’exemple, Dobson [2007] considère que les interventions publiques sont inefficaces, voire contradictoires avec des actions d’éducation des individus, mais il fait référence aux seules interventions incitatives qui, pourtant, ne constituent qu’une modalité possible de politique pro-environnementale parmi beaucoup d’autres (investissements, réglementation, contrainte…). D’une certaine façon, reconnaître les limites des approches incitatives (taxes sur la pollution, péages routiers, etc.) parce qu’elles ne jouent que sur la réaction mécanique des individus conduit à admettre implicitement les limites de la rationalité individuelle et la nécessité de s’interroger sur le rôle des acteurs publics dans la soutenabilité.

4 – Le rôle des acteurs publics dans la soutenabilité

26Les thèses orientées vers le rôle des consommateurs s’appuient très largement sur des dynamiques non marchandes (tissu associatif, militant) relativement étrangères à l’individualisme marchand des conceptions néoclassiques en économie. Elles s’en éloignent également en considérant que les choix individuels sont profondément ancrés dans des influences sociales. Elles débouchent enfin sur des conclusions opposées à l’économie standard en termes de pérennité du capitalisme. Malgré ces différences fondamentales, il nous semble pourtant qu’un point commun important des deux approches réside dans le rôle prépondérant des individus pour l’orientation du modèle économique. Pour les tenants de l’AOC comme pour l’approche économique standard, l’initiative vient des individus (sous des formes, certes, très différentes). Tout mouvement social amorcé en dehors de ces initiatives individuelles (« citoyennes » diraient les tenants de la consommation responsable) serait voué à l’échec.

27Cette dernière section part d’une conception différente des leviers du changement. Nous considérons que les acteurs publics, en tant qu’institution structurelle du capitalisme, présentent des caractéristiques et des prérogatives spécifiques qui leur donnent un rôle central sous certaines conditions. Notre objectif n’est pas ici d’aboutir à des considérations directement normatives [15], mais plutôt de développer plusieurs conditions d’une économie soutenable en montrant que ces conditions requièrent un rôle central des acteurs publics. Quatre conditions sont abordées.

4.1 – Première condition : l’estimation des besoins fondamentaux écologiquement vertueux

28En revenant à la relation I = f (PAT) proposée par Alcott (cf. supra), on constate que trois variables au moins peuvent exercer une influence sur la soutenabilité : la population, la consommation et la technologie. Or, à l’inverse des deux autres variables, la population entretient avec l’environnement un lien relativement mécanique, « toutes choses égales par ailleurs ». Une population croissante augmente la pression sur l’environnement à technologie inchangée, à organisation territoriale donnée, à niveau de consommation par tête stable, etc. C’est ce qui a amené Malthus à défendre la thèse de la nécessité de réduire la croissance démographique pour sauver les êtres humains de la pénurie alimentaire. Du côté de la technologie, les effets sont encore plus complexes. Les améliorations technologiques peuvent en principe accroître l’efficacité dans l’utilisation des ressources, mais, d’une part, l’effet rebond contredit cette hypothèse, d’autre part, les effets pervers de dépendance technologique ont été largement étudiés. Mais c’est probablement du côté de la consommation que le lien avec l’impact environnemental est le plus difficile à cerner, rendant nécessaire l’intervention d’un acteur public dans la définition de normes de mesure.

29La première difficulté dans l’estimation de la consommation soutenable est de s’entendre sur la consommation considérée comme pertinente à mesurer. Perroux est considéré comme un précurseur des réflexions sur le bien-être humain, mais sans avoir introduit les effets environnementaux. L’originalité de son approche [Perroux, 1952] est d’avoir proposé de remplacer la mesure de la demande solvable par celle de la demande insolvable. En d’autres termes, ce n’est pas la demande exprimée sur les marchés (nationaux, mondiaux) qui devrait être prise en compte pour estimer les besoins des populations, mais plutôt la demande correspondant à la simple satisfaction des « besoins humains fondamentaux ». Pour Perroux, la seule façon de mesurer cette « vraie » demande fondamentale est le calcul des « coûts de l’Homme », que l’on peut traduire comme la mesure de ce que coûte à la société la satisfaction des besoins fondamentaux (santé, éducation, logement…). Un tel calcul vise à ne retenir que ce qui est strictement et universellement nécessaire au bonheur humain ou, de façon symétrique, à retirer les dépenses ostentatoires ou de confort et à intégrer les besoins non exprimés sur les marchés faute de capacité à payer. Certes, l’approche de Perroux souffre d’un certain ethnocentrisme propre à l’époque à laquelle il a construit sa réflexion. Cependant, l’intérêt de cette vision est d’avoir très tôt suggéré que les échanges marchands ne pouvaient refléter avec pertinence les besoins humains, le décalage entre les uns et les autres appelant à une autre mesure de la richesse, sous la tutelle d’acteurs susceptibles de définir les indicateurs pertinents et de mettre en œuvre la mesure. L’approche par les « coûts de l’Homme » n’abordait pas la question de l’impact environnemental de la consommation humaine, qui a été introduit, en particulier depuis les années 1990, dans d’autres indicateurs de bien-être et de richesse que nous ne détaillons pas ici. Si les débats autour de ces indicateurs portent notamment sur la légitimité de leurs initiateurs et sur la place respective des mesures objectives et subjectives, il est rare que des analystes de ce domaine privilégient une approche exclusivement centrée sur les opinions des individus. En effet, la mesure du bonheur par les individus eux-mêmes se heurte constamment à un « effet d’adaptation » qui a été précisément considéré par Sen [1985] comme un obstacle à la prédominance des mesures subjectives du bien-être [16].

30Au total, les acteurs publics ne peuvent disparaître d’une perspective d’économie soutenable parce qu’ils constituent une composante essentielle (quoique faillible) de la recherche des indicateurs pertinents d’une consommation soutenable.

4.2 – Deuxième condition : la limitation des coûts d’opportunité pour les individus écologiquement vertueux

31Les consommateurs écologiques sont considérés par les tenants de l’AOC comme des leviers de changement. Pourtant, les consommateurs sont soumis à d’importants coûts d’opportunité d’un changement de comportement (cf. 3.1.2). À titre d’exemple, Middlemiss et Young [2008, p. 64-65] ont étudié les comportements de 81 consommateurs se déclarant écologiques au Royaume-Uni. Ils observent que, même parmi les consommateurs les plus engagés, les coûts (en pouvoir d’achat, en temps, en effort) demeurent un obstacle majeur aux choix écologiques. Dans ce contexte, ils ont besoin de l’aide des gouvernements (sous forme d’incitations par exemple, si l’on ne retient qu’une version faible de l’action publique) pour orienter leurs choix vers les produits à forte qualité environnementale. Les signaux du marché ne suffisent pas. Une autre étude menée par Middlemis et Young sur les actions communautaires de promotion de la consommation écologique, au sein du « Christian Ecology Group » (Nord de l’Angleterre) montre également le sentiment de frustration des membres de la communauté face à la complexité de la vie menée selon des règles pro-environnementales, à l’inadaptation des infrastructures permettant de favoriser ce mode de vie, enfin aux attitudes du reste de la population face à ces pratiques, tout en soulignant les effets positifs sur les comportements [Middlemiss et Young, 2008, p. 66-70].

32La place des acteurs publics dans les infrastructures constitue à cet égard un exemple de levier possible (par exemple dans le domaine des déchets, que le secteur privé ne peut à lui seul prendre en charge compte tenu des investissements nécessaires). Ce type de levier ne constitue ni une initiative du côté des consommateurs, ni une intervention simplement incitative. Au contraire, il s’agit d’une politique volontariste de long terme.

4.3 – Troisième condition : la maîtrise des interactions entre les trois variables d’impact environnemental

33Face à l’interdépendance des trois variables ayant un impact sur l’environnement (population, consommation, technologie), la question n’est pas seulement de savoir quelles sont les formes institutionnelles les plus adaptées pour infléchir chacune de ces variables. De manière plus fondamentale, si l’on reconnaît avec Alcott [2008, p. 781] à la fois l’interdépendance de ces variables et le caractère généralisé de cette interdépendance, alors les acteurs publics sont conduits à jouer un rôle majeur dans la maîtrise de l’impact environnemental.

34En effet, identifier les effets des modifications d’une variable sur les autres variables, à une échelle agrégée, relève plutôt de l’échelle macro- que microsociale. C’est donc un domaine d’intervention qui entre dans les prérogatives des acteurs publics nationaux et internationaux. Le caractère généralisé de l’interdépendance entre les variables rend l’exercice particulièrement complexe mais nécessaire. À titre d’exemple, le deuxième effet rebond souligné par Alcott n’est pas propre aux sociétés à revenu élevé. Dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, une part de la population dispose d’un revenu élevé. En supposant qu’à terme cette catégorie de population soit sensible à la nécessité de réduire son impact environnemental, l’effet rebond touchera les ménages à plus faible revenu, dont le souhait est d’accroître leur consommation pour rejoindre le niveau atteint par les ménages riches.

4.4 – Quatrième condition : l’existence de métanormes

35L’idée que les individus pourraient, sous des formes organisées ou pas, provoquer le changement, suppose une homogénéité dans l’éthique qui guidera leurs actions (l’éthique est définie ici comme la conception de ce qui est bon et de ce qui est mal). Sans éthique commune, l’effet de levier, ou l’effet de masse, ne se produira pas. À cet égard, l’approche orientée vers les consommateurs tend à négliger que l’éthique individuelle ne peut être examinée sans la mettre en relation avec la méta-éthique. Cette dernière est instituée à une échelle d’intervention macrosociale et portée par des acteurs supposés représenter une autorité supérieure. On peut à ce titre reprendre l’approche de Commons [1934] sur les différents niveaux de l’éthique. Comme le montre la présentation faite par Théret [2005, p. 75-79], cette conception distingue différents niveaux hiérarchiques de l’éthique qui donnent un cadre d’analyse cohérent avec le principe selon lequel les acteurs individuels (consommateurs, entreprises) sont subordonnés à la société. Ces différents niveaux hiérarchiques sont les suivants :

  • la micro-éthique regroupe les droits revendiqués par des individus ou des groupes sociaux particuliers, non reconnus à l’échelle de la société tout entière ;
  • la méso-éthique est l’éthique interne à des organisations utilisant des sanctions de l’opinion collective et du bannissement hors du groupe (par exemple l’éthique médicale) ;
  • la macro-éthique est la « subordination de soi aux autres », elle est volontaire (guidée par la sympathie) ou involontaire (obligatoire) ; c’est un principe de rationalité alternatif au calcul égoïste et proche d’un principe holiste (il est rationnel pour l’individu de ne pas adopter un comportement égoïste mais plutôt de se soumettre aux exigences de la vie en société soit volontairement, soit par la médiation d’une obligation générale) ;
  • la méta-éthique est une forme de l’autorité supérieure, l’ensemble des valeurs sociales constitutives du bien commun ; on peut y inclure les conceptions admises sur la vie et la mort (euthanasie, usage des drogues), sur la souffrance acceptable, la reconnaissance d’une autorité éthique habilitée à trancher dans les grands débats (biens communs, manipulations génétiques, droits de propriété, limites à poser aux pratiques marchandes…).
L’approche institutionnaliste de Commons distingue l’action (au niveau individuel, contrôlée) et l’institution (au niveau collectif, « contrôlante »). Ce cadre permet de dire que l’individu et la firme en tant qu’entités individuelles sont, certes, responsables, mais de façon subordonnée à la société. Si la firme et les individus sont pressés dans certains cas de réduire les comportements de destruction environnementale, c’est dans une logique de soumission à des valeurs communes. Or ces valeurs communes, si elles peuvent en partie émerger des débats portés par des individus, ne peuvent se structurer que lorsqu’elles deviennent des règles sociales plus ou moins garanties par (ou reflétées dans) des codes et des lois. L’existence de principes de justification (ou de rationalisation) des règles sociales apparaît donc inévitable dans une société. Si l’évolution de ces principes est fondée sur les seules initiatives individuelles, comment assurer une coordination entre ces dernières qui mènerait à des principes communs ? De ce point de vue, la croyance en une capacité des consommateurs citoyens à diffuser des métanormes qui deviendraient admises par tous les autres sans l’aide d’acteurs collectifs revient à accorder une place exagérément optimiste aux logiques individuelles. Pour utiliser une autre typologie institutionnaliste, celle de Postel [2007] (cf. introduction), l’institution fondamentale du capitalisme contemporain qu’est la propriété privée et les institutions structurelles que sont l’État, la monnaie, le marché et la relation salariale surplombent les actions individuelles même si ces dernières sont susceptibles d’évoluer en partie sous l’effet des règles interprétatives telles que les incitations, les conventions de partenariat multi-acteurs, les normes de développement durable, etc.

5 – Conclusion

36Les acteurs publics semblent avoir été négligés par nombre d’approches qui prônent un capitalisme soutenable, en particulier dans le domaine environnemental. Le rejet des acteurs publics comme institutions centrales a comme corollaire la croyance que d’autres acteurs, non marchands (tissu associatif et militant) ou marchands (entreprises et partenariats multi-acteurs) pourraient infléchir à eux seuls les valeurs et les modes de pensées dominants, et jouer ainsi le rôle de levier vers une société soutenable.

37Les conditions d’un capitalisme soutenable, que nous avons tenté d’esquisser dans cet article, mettent pourtant en exergue la place des acteurs publics pour contribuer à estimer les besoins fondamentaux écologiquement vertueux, limiter les coûts d’opportunité pour les actions individuelles pro-environnementales, maîtriser les interactions macroéconomiques entre les variables qui exercent un impact sur l’environnement, enfin produire des métanormes auxquelles l’action individuelle est soumise.

38Cependant, comme le souligne Van den Bergh [2011, p. 888], dont les conclusions sur les limites des actions volontaires rejoignent largement les nôtres, l’effectivité de l’action des acteurs publics nationaux dépend des consensus supranationaux. Les accords internationaux sur les priorités environnementales (conférences sur le climat, l’eau, la gestion des forêts, etc.) constituent en effet un pré-requis de la légitimité de l’action publique nationale dans la mesure où les premiers déterminent les normes environnementales mondiales qui devraient prévaloir et orienter ainsi les limites dans lesquelles tous les pays sont appelés à inscrire leur activité économique. Cette question des processus de décision internationaux n’a pas été abordée dans notre article.

Notes

  • [1]
    Nous utilisons l’expression « capitalisme soutenable » pour désigner un capitalisme compatible avec le respect de l’environnement et le maintien ou l’amélioration des indicateurs sociaux et humains. L’objet de cet article n’est cependant pas de revenir sur les différents contenus possibles de la notion de « développement durable » (ou soutenable) présentée dans le rapport de la Commission mondiale pour l’environnement et le développement [CMED, 1987].
  • [2]
    Les acteurs publics sont ici entendus au sens d’acteurs de statut public, qu’ils soient centraux (État central), décentralisés (ministères ou départements d’État délocalisés) ou territoriaux (collectivités territoriales). La question de l’articulation de ces différents niveaux d’intervention n’est pas abordée dans cet article car elle mérite une analyse spécifique.
  • [3]
    Techniques : terme pris au sens large puisqu’il peut s’agir par exemple de techniques grammaticales ou d’éducation et non pas seulement d’outils.
  • [4]
    Performance comprise comme performance macroéconomique de moyen/long terme.
  • [5]
    Nous n’abordons pas en tant que tel le corpus standard de l’économie de l’environnement, fondé sur les mécanismes classiques de taxes et subventions. En effet, ce dernier ne s’interroge pas véritablement sur les acteurs du changement social dans une perspective de transition institutionnelle. Néanmoins, les taxes et subventions en tant que dispositifs incitatifs seront évoquées comme une modalité parmi d’autres de l’intervention publique dans la section consacrée à la contrainte publique.
  • [6]
    L’expression « approche orientée vers les consommateurs » est proposée par les auteurs de cet article, de même que les intitulés des approches présentées dans la suite de l’article.
  • [7]
    Cf. Latouche [2010] pour une présentation récente de ce mouvement par l’un de ses principaux représentants en France.
  • [8]
    La relative hétérogénéité du mouvement de la décroissance (composé à la fois d’approches militantes et de réflexions plus académiques) ne permet pas de le considérer comme un corpus théorique ni un courant de pensée stabilisé. Ainsi, Van den Bergh [2011, p. 881] ne recense pas moins de cinq interprétations de la décroissance.
  • [9]
    Des critiques du même ordre sont formulées par Van den Bergh [2011, p. 883] qui s’interroge sur le réalisme de la demande faite au consommateur médian de renoncer à son mode de consommation.
  • [10]
    Cf. Boidin et Zuindeau [2006] pour une présentation et une mise en perspective de cette approche.
  • [11]
    Sustainable Consumption Research Exchange (SCORE) Network a été fondé par l’Union européenne pour promouvoir les réflexions et échanges d’expériences dans un cadre qui préserverait l’essentiel du fonctionnement actuel des économies capitalistes de marché, tout en assurant leur soutenabilité.
  • [12]
    In Changing pattern, 2003, Department for Environment, Food and Rural Affairs and Department of Trade and Industry, cité par [Berg, 2008, p. 152-153].
  • [13]
    Le terme « stakeholders » regroupe les parties prenantes internes ou externes à l’entreprise. Du côté des parties prenantes internes, on trouve les actionnaires (appelés également « shareholders »), les salariés, les syndicats. Du côté des parties prenantes externes, on regroupe un ensemble d’acteurs hétérogènes (clients, fournisseurs, pouvoirs publics, associations…).
  • [14]
    Cf. World Bank, Managing development: the governance dimension, Washington, 1994 ; K. Buse, A. Waxman, « Public-private health partnerships: a strategy for WHO », Bulletin of the World Health Organization, vol. 79, 2001, n° 8, p. 748-754; United Nations Foundation and World Economic Forum, Public-private partnerships: meeting in the middle, 2004, p. 5.
  • [15]
    Contrairement à Van den Bergh [2011] qui, développant des arguments convergents avec les nôtres pour expliquer les insuffisances de l’approche orientée vers la consommation (rationalité limité des consommateurs, système défavorable aux changements de comportement individuels, effet rebond…), débouche sur un cadre normatif pour l’intervention publique.
  • [16]
    Selon l’effet d’adaptation, une personne en situation d’extrême dénuement peut néanmoins s’estimer satisfaite de son sort [Sen, 1985].
Français

Résumé

Cet article examine sous un angle critique la place donnée aux institutions dans le nécessaire changement vers un capitalisme soutenable. Les approches fondées sur le changement des modes de consommation et celles qui accordent une place centrale aux partenariats multi-acteurs tendent à faire porter le processus de changement sur les individus. Nous soulignons les difficultés rencontrées par ces thèses au regard du rôle des institutions et analysons la place potentielle des acteurs publics dans la transition vers un régime de consommation respectueux de l’environnement.

Mots-clés

  • environnement
  • soutenabilité
  • consommation
  • institutions
  • régulation
  • État
  • acteurs publics

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Bruno Boidin
Clersé, Université Lille 1
Sandrine Rousseau
Clersé, Université Lille 1
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/11/2011
https://doi.org/10.3917/rfse.008.0187
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