1 – Introduction
1D’après Toussaint-Desmoulins [2006, p. 121], « la gestion des médias s’inscrit (...) dans une logique [...] marquée par la concentration, la diversification et l’internationalisation ». La diversification est une logique de long terme puisque depuis 1631, date de création de la première publication périodique, les supports d’écriture se sont multipliés et l’offre médiatique s’est largement enrichie [1] : quotidiens, hebdomadaires, mensuels, d’informations générales ou spécialisées. Parallèlement à cette diversification, la presse écrite s’est progressivement concentrée. Quelques groupes rassemblent désormais l’essentiel de l’activité dans un secteur qui reste le média le plus important en France, employant près de 70 % des journalistes, soit environ 26 000 travailleurs en 2008 [OMP, CCIJP, 2009], dans 4 588 titres [chiffres de 2008 pour la presse éditeur, source : DEPS, 2011]. Si cette concentration est moindre pour la presse quotidienne, en particulier pour des raisons légales [2], elle est particulièrement frappante pour la presse magazine, dite aussi périodique. Le premier objectif de cet article est d’analyser le lien entre concentration industrielle et diversité de l’offre éditoriale, exploré depuis longtemps par les sciences sociales [Ranaivoson, 2010]. Notre article ne se limite pourtant pas à ce questionnement assez traditionnel, bien que complexe. Nous cherchons aussi à comprendre comment cette structure industrielle explique les formes de mobilisation de la main-d’œuvre, sur un marché du travail spécifique car segmenté entre des journalistes salariés titulaires et des pigistes [Balbastre, 2000].
2L’originalité de notre travail repose sur la confrontation d’approches différentes : d’une part une analyse en termes d’économie industrielle expliquant les liens entre structure de marché et diversité de la production, aux fondements assez anciens [e.g. Hotelling, 1929 ; Chamberlin, 1933] ; d’autre part une approche en termes de gestion des ressources humaines [Atkinson, 1984 ; Houseman, 2001]. Il s’agit en effet de lier l’influence de la structure de marché non seulement sur la diversité éditoriale mais également sur les formes de mobilisation de la main-d’œuvre utilisées dans la presse. Pour cela, nous analysons dans un premier temps deux tendances importantes de la presse magazine : sa concentration accrue et le recours croissant aux pigistes. Ensuite, nous étudions l’impact de ces deux tendances sur la concurrence par les coûts et sur la qualité des contenus produits, pour explorer, enfin, les conséquences en termes de diversité et de spécialisation, non seulement pour les titres mais aussi les journalistes.
2 – Les spécificités de la presse magazine : un secteur concentré ayant un recours accru à la pige
3L’analyse de la structure industrielle et de l’emploi dans la presse magazine révèle deux tendances longues de la presse magazine. D’une part, il s’agit de sa concentration accrue, qui peut s’expliquer notamment par le fait que celle-ci permet aux groupes de presse d’être plus efficients (en termes de réduction des coûts). D’autre part, il y a un recours croissant aux pigistes, catégorie bien particulière de travailleurs que nous tâchons de caractériser brièvement.
2.1 – Les raisons d’une concentration accrue de la presse magazine
4Depuis plus de cinquante ans, le secteur de la presse magazine en France s’est progressivement concentré. Cette concentration résulte particulièrement d’une recherche d’efficience, au sens d’une minimisation des coûts. Désormais, quelques groupes rassemblent l’essentiel de l’activité : Lagardère Active, Bayard, Mondadori ou encore Socpresse. « [L]a presse écrite est, toutes catégories éditoriales confondues, une presse relativement concentrée, dont la structure de marché est dominée par quelques grands groupes qui se partagent la majorité des parts de marché [bien que] des groupes indépendants de taille moyenne gravitent autour de cet oligopole. » [Gabszewicz et Sonnac, 2006, p. 61]
5La concentration de la presse magazine française peut s’expliquer au regard des caractéristiques structurelles de cette industrie. En premier lieu, chaque groupe de presse tente de bénéficier d’économies d’échelle (au sens où le coût moyen décroît au fur et à mesure que la production augmente) pour chacun de ses titres. Elles sont ici présentes du fait de l’existence de coûts fixes, bien souvent irrécupérables. Différents travaux montrent l’importance du coût de production du premier exemplaire, entendu comme un prototype [Sonnac, 2001 ; Le Floch et Sonnac, 2005]. Il s’agit d’un coût fixe car il ne dépend pas du nombre d’exemplaires produits par la suite. Nous reprenons dans le tableau 1 les données sur les coûts fournies par Toussaint-Desmoulins [2006], reclassés en coûts fixes et variables. Les coûts fixes représentent ici entre 33 % et 53 % de l’ensemble des coûts [3]. De manière générale, les organes de presse sont à la recherche d’une taille minimale efficiente afin de pouvoir réaliser des économies d’échelle importantes [Le Floch et Sonnac, 2005].
Répartition des coûts dans la presse

Répartition des coûts dans la presse
6Complémentaires des économies d’échelle sont les économies d’envergure ou de gamme. Celles-ci existent dès lors que les coûts fixes peuvent être, contrairement aux économies d’échelle, amortis sur plusieurs titres. Ainsi, un groupe de presse doit faire face à des coûts fixes importants afin d’assurer notamment la rédaction des contenus ou la vente des espaces publicitaires. Mais ces coûts demeurent quasiment constants lorsque le nombre de titres différents publiés augmente. Autrement dit, le coût marginal lié à l’ajout d’une référence est très faible [4].
7Par ailleurs, une taille importante peut équivaloir à un fort pouvoir de négociation vis-à-vis des autres acteurs [Benhamou, 2001], économies d’échelle et d’envergure se combinant alors. C’est particulièrement vrai vis-à-vis des annonceurs. La plupart des journaux agissent en effet sur un marché biface. Il existe de tels marchés dès lors qu’une plate-forme sert deux catégories de clients, interdépendantes bien que différentes [Farchy et al., 2008]. L’interdépendance réside dans l’existence d’externalités de réseaux croisés : l’utilité de la plate-forme pour chaque catégorie de client dépend du nombre de clients dans l’autre catégorie [Gabszewicz et Sonnac, 2006]. Ainsi, dans le cas des magazines, la plate-forme est le magazine, les deux catégories de clients les annonceurs et les lecteurs. Ces derniers paient pour acheter un journal et ainsi accéder à l’information. Les annonceurs paient pour accéder aux lecteurs au travers de la publicité. Leur consentement à payer est donc facteur croissant du nombre de lecteurs, ainsi qu’il peut dépendre des caractéristiques de ce lectorat. En revanche, la présence de publicité ne laisse pas les lecteurs indifférents – on suppose en général qu’elle leur déplaît. Chaque organe de presse, dont le journal est financé au moins partiellement par la publicité, a donc à gérer la répartition contenu informationnel/contenu publicitaire [Le Floch et Sonnac, 2005 ; Gabszewicz et Sonnac, 2006]. Pour ce faire, il est amené le plus souvent à subventionner le lecteur pour attirer l’annonceur. Cela peut donner l’impression que le prix de vente du titre est déconnecté de ses coûts de production et de distribution. Cette subvention est totale dans le cas des journaux gratuits, intégralement financés par les annonceurs [Farchy et al., 2008].
8Le rôle joué par les économies d’échelle et d’envergure, en particulier pour négocier avec les annonceurs, explique ainsi la concentration du secteur de la presse magazine. Ainsi, pour attirer plus d’annonceurs et par là même augmenter leurs recettes, certains titres n’hésitent pas à se regrouper [Charon, 2003]. Toussaint-Desmoulins [2006] remarque que l’on assiste ainsi « à la disparition progressive des journaux de 3e, puis de 2e rang, trop petits pour les publicitaires. La survie d’un journal est d’autant mieux assurée qu’il fait partie d’un groupe ou qu’il est seul dans sa région, sa ville, ou… sa spécialité, donc en situation de monopole » [p. 91]. La presse magazine est donc aujourd’hui une presse concentrée. En parallèle de cette organisation du secteur, une deuxième tendance forte, bien que plus récente, marque ce segment de presse. Il s’agit de la gestion de la main-d’œuvre, avec un recours croissant aux journalistes pigistes.
2.2 – Un recours croissant aux journalistes pigistes
9Au cours des xixe et xxe siècles, les rédactions se sont organisées, des formations au journalisme ont été créées et le syndicat national des journalistes a vu le jour. La loi Brachard de 1935 parfait cette professionnalisation en dotant le journaliste d’un statut. Le journalisme est dorénavant une profession à part entière exercée par des professionnels identifiables. Ces derniers sont également rattachés à la sphère du salariat. Ainsi, la loi Brachard stipule que « le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice de sa profession dans une publication quotidienne ou périodique éditée en France, ou dans une agence française d’informations, et qui en tire le principal de ses ressources nécessaires à son existence ».
10À partir de 1935, les journalistes professionnels, qui plus est salariés, sont distingués des amateurs, ces derniers étant vus comme des journalistes ne remplissant pas au moins l’un des trois critères suivants :
- avoir une occupation principale, rapportant plus de 50 % des revenus totaux
- régulière, entendue comme le fait d’avoir un seul employeur
- rétribuée.
11C’est dans ce contexte qu’est votée en 1974 la loi Cressard par laquelle un journaliste professionnel est devenu « celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs publications quotidiennes ou périodiques ou dans une ou plusieurs agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources » (art. L. 761-2 du Code du travail). De plus, la loi Cressard adjoint l’alinéa suivant : « Toute convention par laquelle une entreprise de presse s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un journaliste professionnel au sens du premier alinéa du présent article est présumée être un contrat de travail. Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération ainsi que la qualification donnée à la convention par les parties. » (Actuel art. L.7112-1 du Code du travail). Le champ du salariat est donc étendu aux pigistes au moyen de la présomption de salariat. Au même titre que les titulaires, ils peuvent donc jouir des dispositifs légaux et conventionnels malgré la discontinuité de leur relation d’emploi.
12Au regard des différentes lois, nous pouvons donc définir un pigiste au moyen de quatre critères : la profession (journaliste) ; le mode de rémunération (à la pige) ; la multi-collaboration (travailler pour plusieurs organes de presse) ; et l’espace de travail (pouvoir travailler hors les murs de l’entreprise, c’est-à-dire ne pas être nécessairement intégré dans la rédaction).
13À partir de 1974, un organe de presse a donc principalement le choix, pour obtenir un article, entre employer un journaliste en contrat à durée indéterminée (les titulaires) ou bien faire à l’extérieur avec des pigistes, mais toujours dans le cadre d’un contrat de travail. Le recours à ces derniers est croissant, comme on peut le voir dans la figure 1 basée sur les données de la commission de la Carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) [5]. Nous noterons que la catégorie « pigistes » de la CCIJP, regroupe ici les pigistes « purs » et les journalistes en CDD.
Évolution du nombre de journalistes professionnels et de la part des pigistes « purs » et en CDD entre 1955 et 2005

Évolution du nombre de journalistes professionnels et de la part des pigistes « purs » et en CDD entre 1955 et 2005
14La part des pigistes s’accroît dans les années plus récentes puisqu’en 2009, sur les 37 905 journalistes professionnels recensés par la CCIJP, 19,3 % d’entre eux sont pigistes ou journalistes en CDD [6]. Le recours à des non-titulaires est donc croissant sur ces quarante dernières années. Ces journalistes qui expérimentent la discontinuité de la relation d’emploi ne sont pas uniquement de nouveaux entrants dans la profession, qui subissent leur position de pigistes [7] [voir Aubert, 2009].
15En 2009, plus de 61,8 % des pigistes purs et en CDD travaillent dans la presse écrite, contre 14,8 % à la télé et 7,7 % à la radio [OMP, 2010]. Comme nous le voyons dans le tableau 2, la presse spécialisée grand public et la presse magazine d’information générale restent les plus utilisatrices de cette forme d’emploi.

16Il est possible d’identifier plusieurs types de pigistes en fonction de la fréquence et de la durée de la collaboration, du nombre d’employeurs et du niveau de rémunération reçu [Aubert, 2011]. La diversité des collaborateurs de presse aujourd’hui est importante et la gamme des possibles pour les organes de presse souhaitant obtenir un article est grande, à l’image du schéma ci-dessous.
Les divers collaborateurs de presse aujourd’hui [8]

Les divers collaborateurs de presse aujourd’hui [8]
17Ainsi, la presse magazine a connu deux tendances majeures depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à savoir une concentration accrue de sa propriété et un recours intensifié aux pigistes. Nous analysons maintenant les conséquences de cette double évolution, en étudiant d’une part les questions de coûts et d’autre part la qualité des contenus.
3 – Une analyse en termes de coûts et leur impact sur la qualité
18Nous montrons maintenant que la concentration accrue de la presse magazine ne conduit pas pour autant à une faible concurrence. Elle ajoute même à la nécessité pour les organes de presse de maîtriser l’ensemble des coûts, y compris au sein de la rédaction. Recourir à une main-d’œuvre flexible est alors envisagé et n’est pas sans impact sur la qualité des contenus. Les éléments présentés se fondent sur l’analyse de la gestion des ressources humaines dans les groupes de presse, mais également sur des questionnaires et entretiens réalisés entre 2005 et 2007 auprès d’une cinquantaine de pigistes à propos de leurs conditions de travail, leurs pratiques et leur parcours professionnels. Nous en restituons ici une partie.
3.1 – Une concentration accrue qui ne limite pas pour autant la concurrence
19La concentration accrue du secteur de la presse magazine n’a pas conduit à une diminution de la concurrence entre les acteurs du marché. Cette concurrence demeure d’abord forte à l’intérieur du secteur même, et plus précisément sur chaque segment de marché. Ainsi, il n’y a pas un marché de la presse, monolithique, mais des marchés articulés autour de formats spécifiques et déjà bien cernés par la profession comme celui des quotidiens nationaux (Le Figaro, Le Monde, etc.). Il y a ainsi différents segments de marché au sein de la presse magazine. Sur un même segment, les titres sont dans une large mesure substituables et se font donc directement concurrence. Sonnac [2001] distingue ainsi cinq types de presse magazine : la presse féminine, de la télévision, de l’économie, de l’actualité et à « centre d’intérêt ». Darras [2004] note d’ailleurs une « tendance à l’homogénéisation des contenus en France » concernant la presse féminine, même si l’auteur insiste sur le fait que « cette harmonisation des contenus s’effectue à l’intérieur de chaque genre [9] » [p. 274].
20Cette articulation plutôt contre-intuitive entre concentration et concurrence (un fort degré de concentration qui s’accompagne d’un haut niveau de concurrence) est en fait assez courante dans les industries de la culture et des médias. Ainsi, pour l’industrie musicale, Dowd [2001] montre comment, aux États-Unis, les majors ont organisé la concurrence en leur sein, au travers d’une production décentralisée afin d’obliger leurs labels à rester innovants et d’ainsi ériger des barrières à l’entrée, c’est-à-dire de dissuader l’entrée de firmes sur le marché. Dans le cas de la presse écrite, un exemple intéressant est celui du journal L’Équipe, qui était en situation de monopole depuis 1988. L’annonce en 2008 de l’apparition d’un concurrent, Le 10 Sport, a conduit le groupe éditant L’Équipe, les Éditions Philippe Amaury, à lancer un nouveau quotidien, Aujourd’hui Sport. Celui-ci a les mêmes caractéristiques que l’autre nouvel entrant : prix de vente plus faible (50 cts contre 85 pour L’Équipe), format tabloïd et focalisation sur le football. Tous deux ont ainsi été lancés au même moment dans la première semaine de novembre 2008. Ce lancement, qui peut avoir pour conséquence la cannibalisation d’une partie du lectorat de l’éditeur jusque-là en position de monopole (Amaury), a sûrement comme objectif l’éviction de ce nouvel entrant et surtout la dissuasion d’entrants potentiels. Il illustre comment peut fonctionner la concurrence entre titres (et entre groupes) de la presse écrite.
21La concurrence sur le marché de la presse dépend également de l’existence de biens substituables dans les autres médias. Le plus récent, Internet, a mené à l’émergence de nouveaux supports d’information en ligne tels que les services développés par Google (Google News). De plus, la concurrence concerne aussi d’autres fonctions de la presse comme le divertissement (et non plus seulement l’information). La presse magazine est plus particulièrement en concurrence avec d’autres médias comme la télévision et la radio diffusant des émissions thématiques ou encore des programmes d’informations générales et politiques.
22La concurrence avec les autres groupes de presse et avec les autres médias prend d’abord la forme d’une concurrence sur les coûts. Une stratégie de maîtrise des coûts est poursuivie pour rester économiquement viable. C’est dans cette optique que peut d’abord se comprendre le recours à une main-d’œuvre flexible.
3.2 – Le recours aux pigistes comme élément d’une concurrence sur les coûts
23La maîtrise des coûts conduit les organes de presse à pratiquer l’externalisation et la sous-traitance. Les ouvrages sur l’économie de la presse, des médias ou encore l’industrie des médias ne mentionnent que très rapidement l’usage qui est fait des pigistes. Celui-ci en revanche apparaît systématiquement (bien que rapidement, sans insister sur les spécificités du système à la pige) lorsqu’il est fait mention des différentes périodicités des titres, distinguant deux modèles de presse : celui des quotidiens et celui des magazines. Si le premier est « intégré verticalement et possède une dimension industrielle » fournissant peu d’alternatives à l’obligation de maîtriser l’ensemble des opérations, le second est quant à lui « organisé sur le mode du réseau pratiquant largement la sous-traitance » [Charon, 2003, p. 48]. L’activité est recentrée sur la gestion des concepts éditoriaux et sur la stratégie commerciale. Chaque opération fait l’objet d’un arbitrage entre faire ou faire faire. La rédaction n’y échappe pas, et lorsque l’entreprise choisit de recourir au marché, elle fait appel à des pigistes. Le Floch et Sonnac [2005] expliquent également que la presse magazine, « compte tenu de sa périodicité (hebdomadaire ou mensuelle), permet d’inscrire la production de titres dans une logique industrielle où les principales étapes du processus de production peuvent être externalisées » [p. 21].
24Le recours aux pigistes peut dès lors d’abord s’expliquer comme une substitution de coûts variables à des coûts fixes. Après l’impression et la commercialisation, la rédaction participe aussi de cette logique d’externalisation des opérations. Une pigiste raconte ainsi que « [l]e recours massif aux pigistes permet de diminuer et d’externaliser les coûts : pas de bureau à payer, d’ordinateur, de téléphone (…) [puisqu’] il est difficile de demander une participation à des frais fixes qu’on aurait même si on ne travaillait pas » (femme, 40 ans, Toulouse, pige depuis 4 ans).
25Au-delà de la question des frais fixes, le gain pour l’organe de presse peut être apprécié au vu du niveau des rémunérations des journalistes. En effet, les pigistes sont globalement moins bien payés que les titulaires : la rémunération mensuelle brute moyenne des pigistes apparaît pour 2009 près d’une fois et demie inférieure à celle des titulaires (tableau 3). Certes la variabilité des salaires, mesurée par l’écart-type, est moins grande chez les pigistes. Cependant, ces chiffres ne témoignent pas des disparités existantes d’un mois sur l’autre, accentuant pour certains la précarité dans laquelle ils se trouvent. Une journaliste à la pige ajoute que les pigistes sont « très mal payés compte tenu du temps de travail exigé » (femme, 30 ans, Paris, pige depuis 3 ans). En effet, ces derniers sont payés à proportion de la quantité rédigée (en feuillets de 1 500 signes) et non du temps ou de l’effort consacrés à leur travail, par ailleurs difficilement mesurables pour une telle activité.
Rémunération mensuelle brute (€) des pigistes et titulaires en 2009 [10]

Rémunération mensuelle brute (€) des pigistes et titulaires en 2009 [10]
26L’organisation du secteur explique également le besoin d’une main-d’œuvre flexible. Les processus permanents de création et destruction de titres, et donc l’absence de caractère pérenne des activités, inciteraient les entreprises à utiliser une main-d’œuvre potentiellement instable : si le titre ne fonctionne pas, les collaborations cessent. Cet ajustement de main-d’œuvre correspond en fait à la flexibilité numérique d’une entreprise définie par Atkinson [1984] : les entreprises fonctionnent avec un core group plutôt réduit (composé de titulaires dans notre cas) et puisent dans les groupes périphériques (constitués de pigistes occasionnels et réguliers) pour ses besoins en main-d’œuvre variables. Le système à la pige n’est pas la seule forme de mobilisation de main-d’œuvre flexible dans le journalisme. Le recours à un journaliste en CDD, par exemple, est possible. La différence se situe dans le fait qu’avec le système à la pige, il est possible de renouveler indéfiniment les transactions avec l’organe de presse. Or, dans le cas d’un CDD, il faut à la fois respecter un délai de carence mais également verser une prime de précarité à la fin du contrat. Le système à la pige peut donc apparaître plus flexible et moins coûteux.
27Cette vision des pigistes comme main-d’œuvre totalement flexible doit cependant être nuancée dans le cas des pigistes réguliers, présumés salariés [11]. Ils bénéficient donc théoriquement des mêmes dispositions légales et conventionnelles incluant par exemple la majoration de la pige en fonction de l’ancienneté, la perception d’un treizième mois, la nécessité de licencier en bonne et due forme. La minimisation des coûts pour les organes de presse en recourant aux pigistes est donc une explication à nuancer pour cette catégorie de pigistes. Cela est en revanche possible lorsque des pigistes collaborent occasionnellement ou lorsqu’il existe des fraudes ou des contournements visant par exemple à ne pas les payer en salaire (et ainsi à s’affranchir des droits liés au salariat).
28Une explication du recours à la pige consiste donc dans le fait que les pigistes constituent une main-d’œuvre flexible et moins coûteuse, employée dans le cadre d’une concurrence par les coûts. Le niveau et l’instabilité des rémunérations ne sont cependant pas sans impact sur la qualité du contenu fourni par ces journalistes.
3.3 – Une double conséquence sur la qualité du contenu
29Recourir à une main-d’œuvre instable a une influence ambiguë sur la qualité des articles produits. L’instabilité est souvent associée à, parfois même confondue avec, la précarité dans laquelle certains journalistes peuvent se trouver [Accardo, 2007]. Le terme précarité renvoie principalement, selon Cingolani [2005], « à ce dont l’avenir, la durée, la solidité n’est pas assurée, à ce qui est instable et incertain, à ce qui est court, fugace ou fugitif, voire à ce qui est délicat et fragile » [p. 5]. Lorsque l’instabilité se transforme en précarité, une première hypothèse consiste à dire que les pigistes feraient un travail de moins bonne qualité, faisant primer la quantité, faute de temps et de moyens. Cette qualité s’apprécie en fonction de critères tels que la vérification des informations, le temps consacré à un travail d’enquête poussé, la pertinence des interlocuteurs, l’utilisation de sources originales, le nombre d’interviews réalisées, etc. Ainsi une pigiste explique que « [p]our essayer de gagner à peu près sa vie, nombre de pigistes font du copier-coller, plutôt que du reportage ou de l’enquête qui demande un investissement en temps et en argent non rentable » (femme, 56 ans, Paris, pige depuis 21 ans). Un autre pigiste raconte qu’« il est sûr qu’un pigiste se doit de calculer le coût de revient d’un papier. Même si c’est un scoop, il sera payé au feuillet, et qui peut se payer le luxe de passer deux jours sur une info en courant partout (sans avoir ses frais payés…) pour à peine 100 euros ? » (homme, 41 ans, Lille, pige depuis 6 ans).
30Cependant, pour collaborer de nouveau avec un organe de presse, il faut livrer un travail de qualité, répondant aux exigences éditoriales du titre. Une deuxième hypothèse consiste donc cette fois-ci à dire que les pigistes seraient plus motivés et amenés à faire du bon travail, voire un meilleur travail que les titulaires. Un journaliste à la pige explique que « le pigiste a plutôt intérêt à soigner ses collaborations s’il veut qu’on fasse à nouveau appel à lui ou même s’il souhaite se positionner pour une future embauche » (homme, 26 ans, Paris, pige depuis 3 ans). Pour un autre, « [l]a pige demande beaucoup de motivation, d’organisation, de détermination, et d’inventivité » (homme, 22 ans, Nice, pige depuis 2 ans). L’enjeu d’une nouvelle collaboration est d’autant plus grand que le pigiste devient régulier et peut plus facilement bénéficier de l’ensemble des dispositifs légaux et conventionnels. Autrement dit, faire du bon travail et collaborer de nouveau est un moyen de réduire l’instabilité mais aussi la précarité dans laquelle se trouvent certains pigistes [12].
31Ces deux hypothèses apparemment contradictoires ne s’excluent en réalité pas l’une l’autre : soumis à une double pression, les pigistes sont tentés de fournir un niveau de qualité minimale, suivant les seuls critères définis par le titre de presse commanditaire de l’article. Un pigiste résume bien cette double conséquence, même s’il conclut davantage sur l’impact négatif de la précarité en termes de qualité : « La précarité pourrait avoir comme effet d’améliorer le travail du journaliste : un professionnel pouvant perdre une collaboration du jour au lendemain pourrait soigner davantage son travail afin que cela n’arrive pas. Mais je pense que c’est tout le contraire. L’incertitude empêche au journaliste de se concentrer sur son travail. Il devient sans cesse préoccupé (voire obnubilé) par ses revenus. Écrire un article ne revient pas à informer, mais bien à gagner de l’argent. Sur tous les points, la précarité du pigiste nuit donc à la qualité du travail rendu. » (Homme, 22 ans, Nice, pige depuis 2 ans) Une autre pigiste explique aussi que « [l]a précarité (pas assez de commandes, incertitudes du lendemain, inquiétude voire angoisse) peut mener à accepter des sujets complètement nuls, sans intérêt, ni pour le journaliste, ni (et contrairement à ce que disent les rédacteurs en chef) pour le lecteur. Exemples : la Saint-Valentin, le prix des croquettes pour chiens et chat, ou les tendances en matière de salon de jardin par exemple. Cela nuit évidemment à la qualité de l’information (si tant est que les sujets énoncés plus haut puissent être définis comme des informations) » (Femme, 28 ans, Rennes, pige depuis 3 ans).
32Finalement, un ensemble de paramètres influence le niveau de qualité final du contenu délivré par le journaliste pigiste : la rémunération proposée pour le travail et le délai de réalisation, l’intérêt porté par le journaliste et sa connaissance du sujet, son réseau et ses contacts permettant un accès facilité aux interlocuteurs, son ancienneté dans la profession, sa fréquence de collaboration et le nombre d’employeurs avec lequel il collabore, ses revenus annuels, un soutien financier d’un tiers, etc.
33En définitive, la concentration accrue de la presse magazine s’est traduite par un renforcement de la concurrence. Dans une perspective assez classique, cela a conduit à des stratégies de gestion des ressources humaines donnant une plus grande part aux formes de mobilisation de la main-d’œuvre plus flexibles, voire précaires, comme le système à la pige. En parallèle, ce renforcement de la concurrence pose la question de la diversité dans la presse.
4 – Une analyse en termes de diversité et de spécialisation
34Après avoir raisonné au niveau du comportement du pigiste et de la politique éditoriale d’un titre de presse, nous considérons l’impact de la structure de marché sur la diversité. Nous cherchons en premier lieu à expliquer pourquoi la concentration accrue s’accompagne d’une augmentation du nombre de titres proposés. Nous considérons ensuite la question de la spécialisation des titres, d’abord en l’opposant à la notion de duplication, enfin en étudiant l’articulation entre cette spécialisation et celle requise des pigistes.
4.1 – L’accroissement du nombre de titres
35La concurrence entre groupes de presse se traduit d’abord, en termes de diversité, par l’accroissement de l’offre. L’accroissement du nombre de titres est ici rendu visible à partir des données sur les titres de presse éditeur [13]. En 1990, 2 913 titres étaient édités, chiffre qui s’élève à 4 588 en 2008, soit une augmentation de 57,5 % (voir figure 3). Cette augmentation est essentiellement le fait de la presse magazine (ici dénommée presse spécialisée grand public), qui passe de 818 à 1 938 titres [14] sur la période. De plus, cet accroissement ne rend pas compte du fait que beaucoup de titres disparaissent chaque année. L’accroissement ici est donc net et inclut ces disparitions.
Nombre de titres par catégorie entre 1990 et 2008

Nombre de titres par catégorie entre 1990 et 2008
36Nous constatons donc que la concentration accrue du secteur de la presse, en particulier magazine, ne conduit pas à une réduction du nombre de titres, bien au contraire. Pourtant la plupart des analyses économiques arrivent à la conclusion d’une opposition entre diversité et efficience, en particulier en raison de l’existence d’économies d’échelle dans le processus de production [Lancaster, 1979]. En effet, non seulement celles-ci favorisent la concentration des producteurs, mais, du fait de leur existence, l’accroissement de la diversité se fait au prix d’un accroissement du coût de production unitaire. Dès lors, les firmes ont plutôt intérêt à produire une moins grande variété de produits (ici de titres de presse), chacun étant reproduit à un grand nombre d’exemplaires. De cette manière, elles peuvent en effet réduire leur coût unitaire, ce qui peut au final profiter aux consommateurs via une baisse du prix de vente.
37Cependant, plusieurs phénomènes favorisent l’émergence d’une plus grande diversité. D’abord, les consommateurs peuvent préférer une production plus diversifiée tout comme il peut apparaître que certains consommateurs ne voient pas leurs goûts reflétés dans les produits rendus disponibles par les producteurs. De plus, la presse magazine est caractérisée par l’existence d’économies d’envergure. En présence de telles économies, les coûts fixes (ici l’impression, la distribution, la régie publicitaire) peuvent être amortis sur des titres différents – et non sur un seul. L’accroissement du nombre de titres permet donc de réduire le coût moyen unitaire : les économies d’envergure rendent la diversité et l’efficience compatibles [Stirling, 1998].
38Par ailleurs, les groupes de presse peuvent chercher à diversifier leur offre éditoriale afin de lutter contre l’imperfection de l’information (notamment concernant les pôles d’intérêt des lecteurs) à la manière du gestionnaire de portefeuille financier [Markowitz, 1952]. Sur le segment des magazines, du fait de la proportion importante d’échecs, seuls les groupes ont les moyens de tester de nouvelles formules, de nouveaux formats. Dans tous les cas, la diversification de l’activité des groupes représente l’assurance pour eux de s’adapter aux conditions mouvantes de la demande. Il s’agit là d’une propriété courante de la diversité (à l’œuvre également chez les êtres vivants, par exemple) : elle favorise l’adaptabilité [Stirling, 1998].
39La prolifération des titres peut enfin s’expliquer comme une stratégie pour ériger des barrières à l’entrée d’un marché ou d’une niche de marché [Schmalensee, 1978 ; Scherer, 1979], en particulier pour les nouveautés [Curien et Moreau, 2006]. Un moyen efficace de réduire la concurrence consiste en effet dans l’occupation de tout l’espace de distribution (par exemple, les kiosques et librairies) et de promotion. La prolifération de l’offre est par ailleurs d’autant plus à même d’être utilisée que le marché est concentré, les offreurs disposant alors des moyens pour mener de telles stratégies.
40Envisager la diversité du simple point de vue du nombre de titres de presse est cependant réducteur. Ainsi, en se limitant aux titres publiés, il serait possible aussi de se demander dans quelle mesure ils diffèrent vraiment les uns des autres ou comment ils se répartissent entre les différentes sociétés présentes sur le marché. Il serait également intéressant de regarder la consommation et le lectorat, et non seulement l’offre éditoriale (voir Ranaivoson [2010] pour une discussion des différentes dimensions de la diversité de la production). Nous considérons ici essentiellement la problématique de la duplication, en voyant comment elle s’applique au secteur de la presse magazine.
4.2 – Spécialisation vs duplication des titres
41La concurrence au sein d’un marché concentré peut conduire à une situation dans laquelle l’offre se réduit à des produits fortement similaires. Cette problématique apparaît d’abord chez Hotelling [1929]. Celui-ci donne la représentation la plus simple des enjeux en termes de diversité et de concurrence au travers du modèle spatial linéaire. Son résultat majeur est l’antagonisme entre intérêts des producteurs et des consommateurs en termes de diversité. Le modèle montre en effet que deux producteurs, en concurrence sur la rue principale d’une ville, tendent à se rapprocher plus qu’ils ne le devraient du point de vue des consommateurs. Pour ces derniers, les vendeurs devraient être situés à égale distance du centre et des extrémités de la rue afin de minimiser le coût social lié au déplacement (voir figure 4), celui-ci pouvant être compris comme la somme des distances parcourues par chaque individu. Ainsi, deux vendeurs devraient être situés respectivement au premier et au troisième quart de la rue. Au contraire de cette répartition optimale, les vendeurs tendent à « se rapprocher autant que possible » [Hotelling, 1929, p. 53]. La figure 4 illustre comment en partant d’une situation optimale, nous arrivons à un équilibre non satisfaisant pour les clients.
Le processus de rapprochement des concurrents (Hotelling, 1929)

Le processus de rapprochement des concurrents (Hotelling, 1929)
42Autrement dit, en supposant qu’il ne s’agit pas d’une rue mais d’une caractéristique d’un produit, d’après Hotelling [1929], les producteurs ne font que s’imiter, en produisant des biens ressemblant fortement à ceux de leurs concurrents et en essayant, pour ce faire, de se rapprocher d’un goût moyen [15]. Il serait au contraire socialement préférable que ces producteurs aient une offre suffisamment disparate afin de prendre en compte des publics aux goûts différents, marginaux. Appliqué aux industries culturelles et des médias, cela signifie qu’accroître la diversité offerte, notamment les nouveautés, ne conduirait qu’à l’émergence de titres interchangeables, sans aucune originalité, au mieux exploitant méthodiquement les filons jusqu’à leur tarissement.
43La notion de duplication apparaît à notre connaissance dans l’analyse de Steiner [1952]. Il s’intéresse au cas où l’augmentation du choix offert concerne une catégorie existante et déjà bien – sinon trop – représentée dans l’offre. Par exemple, dans notre cas, un nouveau titre magazine apparaît, mais il s’agit d’un nouveau magazine qui recense les programmes de télévision. Travaillant sur le cas de la radio, Steiner affirme qu’il n’y a pas de raison pour que des producteurs en concurrence produisent un niveau de diversité qui maximiserait le nombre total d’auditeurs, c’est-à-dire qui satisferait le plus d’auditeurs. En effet, une radio peut avoir intérêt à copier ce que fait un concurrent pourvu que l’audience ainsi acquise soit supérieure à celle que lui assurerait une programmation d’un type différent, moins populaire. Nous retrouvons donc ici l’opposition entre l’intérêt des producteurs qui est d’augmenter leur part de marché individuelle et celui des consommateurs qui est de trouver le bien le plus proche de leurs préférences. Cette problématique peut s’appliquer à la prolifération des titres mais aussi au choix des sujets, des « unes », pour chaque support de presse, et à l’apparente standardisation qui semble prévaloir et qui peut être le résultat de stratégies visant à essayer d’atteindre le lecteur moyen tel que perçu par le journal.
44En parallèle du phénomène de duplication et en lien direct avec la prolifération, les offreurs peuvent également jouer sur la disparité de leur catalogue, c’est-à-dire qu’ils peuvent proposer des titres relativement différents afin d’empêcher tout concurrent de s’insérer sur un segment de marché, voire investir une niche pour que celle-ci ne soit pas accaparée par un autre. Lancaster [1979] montre qu’une firme en monopole sur un segment de marché fait plus de profits que celle qui ne vend qu’un seul produit. La raison en est que cette firme multi-produits s’abstrait ainsi dans une certaine mesure de la concurrence en monopolisant un sous-ensemble de biens à l’intérieur du groupe. Une telle stratégie a récemment été illustrée dans le segment des quotidiens sportifs, comme nous l’avons montré.
45En conséquence, il semble que l’accroissement des titres de presse, s’il mène à une certaine duplication, n’a pas empêché qu’émerge une plus grande diversité de titres. L’ensemble des titres de la presse magazine couvre une très grande partie des préférences des consommateurs. Comme le note Charon [2003], « l’offre médiatique n’a cessé de s’enrichir depuis la fin des années 1970. En matière de presse écrite, l’impulsion est surtout venue des magazines qui ont connu une véritable explosion » [p. 36]. Il constate de plus que ces magazines ont cherché à privilégier des contenus de plus en plus spécialisés, s’adressant à des publics segmentés, voire individualisés.
46Du côté de la main-d’œuvre qui fournit le contenu, à savoir les journalistes, on peut voir dans le recours aux pigistes un facteur expliquant l’accroissement de la diversité proposée aux lecteurs. En effet, certains pigistes cherchent à traiter un sujet sous un angle particulièrement original pour encourager les collaborations futures avec un titre. Les formes de mobilisation de la main-d’œuvre et la diversité de la presse sont donc liées. L’existence d’une offre riche en termes de presse spécialisée pose cette fois-ci la question de la spécialisation de ceux qui fournissent ces contenus : les journalistes.
4.3 – La spécialisation des journalistes
47L’existence d’une presse spécialisée concourant à une plus grande diversité, peut expliquer la recherche à l’extérieur d’une spécificité qui n’existe pas à l’intérieur [Houseman, 2001]. Le recours aux pigistes peut en effet reposer sur des qualités propres aux pigistes, telles que leur(s) spécialisation(s). Charon [2003] note en effet que « l’information n’a fait que s’enrichir de nouveaux domaines (économie, santé, éducation, loisirs, science et techniques, environnement, etc.), engendrant un besoin constant de nouveaux journalistes spécialisés ou chargés de suivre chacun d’eux » [p. 50]. Les organes de presse peuvent ainsi offrir un contenu qu’ils n’auraient pas nécessairement pu produire en interne.
48La question de la spécialisation des travailleurs n’est pas nouvelle pour les économistes. Déjà Adam Smith, dans Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations de 1776, envisageait la spécialisation sous l’angle de la division du travail, source de gains de productivité. Si les ouvriers de la manufacture d’épingles de Smith étaient spécialisés dans une tâche précise, les journalistes, quand ils sont spécialisés, le sont par domaine. Il est alors possible de parler de spécialités, entendues selon le Larousse comme l’« ensemble de connaissances approfondies dans une branche déterminée ». Les journalistes pigistes seraient sollicités pour leurs spécialités identifiées et reconnues, que nécessite un sujet en particulier. Ainsi, « [p]our survivre dans la pige, il faut se spécialiser pour pouvoir proposer des sujets ‘pointus’ » ; de plus, cela ne cantonne pas nécessairement le pigiste dans un domaine car « quand on est spécialisé, on est toujours capable de faire des sujets plus généralistes » (femme, 40 ans, Toulouse, pige depuis 4 ans). La multitude d’associations de journalistes spécialisés illustre cela : l’association française des journalistes agricoles, l’association des journalistes économiques et financiers ou encore l’association des journalistes professionnels de l’aéronautique et de l’espace. Mais au-delà des ces associations, il est en fait possible de décliner autant de spécialités que de catégories dans la presse.
49Différentes formes de spécialisation existent. Certaines sont plus heureuses que d’autres : « Aujourd’hui, il me semble que l’on trouve plus facilement des piges lorsque l’on est spécialisé. Ceci dit, cela dépend de la spécialité elle-même ! Si c’est dans le tourisme ou la gastronomie, c’est moins facile car il y a du monde sur ces créneaux… Des spécialités comme l’environnement, l’informatique, le social… sont plus recherchées. » (Femme, 30 ans, Lyon, pige depuis 6 ans.) Être journaliste spécialisé, c’est finalement connaître et écrire quasi exclusivement sur un domaine en particulier, tel que la finance, les sports nautiques, la cuisine, etc. Les origines des spécialisations sont diverses : formation initiale spécialisée, expériences sportives et professionnelles antérieures, curiosité pour un domaine en particulier, etc.
50La presse magazine a donc besoin de pigistes spécialisés et la spécialisation des pigistes joue comme un atout pour multiplier les collaborations, même si certains notent qu’elle ne doit pas être trop poussée car « le risque de la spécialisation est de s’y laisser enfermer, alors que l’on se sent tout à fait capable de faire autre chose ». Pour le pigiste, « l’idéal [peut être donc] d’avoir plusieurs spécialités » (femme, 46 ans, région parisienne, pige depuis 6 ans). Pour des sujets nécessitant une hyperspécialisation, il est alors possible de collaborer avec une personne qui sera payée à la pige mais qui n’est pas journaliste pour autant.
51L’impact de cette spécialisation sur la diversité est double. D’une part, la diversité au niveau de l’ensemble des titres s’accroît, la spécialisation des magazines suivant celle de leurs collaborateurs au sens large (en particulier les pigistes). Chaque magazine et chaque numéro de magazine peut, grâce à l’emploi de pigistes, bénéficier d’une approche assez pointue sur telle ou telle question. Ainsi, « les rédacteurs en chef recherchent des journalistes qui connaissent bien leurs sujets » (femme, 39 ans, Châlons-en-Champagne puis Région parisienne, pige depuis 10 ans). Leur objectif est de « trouver des journalistes compétents sur des sujets très pointus que personne ne maîtrisait en interne » (femme, 44 ans, Paris, pige depuis 3 ans et demi).
52D’autre part, les pigistes pouvant collaborer avec plusieurs titres, il est possible de retrouver la même plume sur une même thématique dans des journaux différents, au détriment de la diversité des opinions reflétées. En effet, « si on est pointu dans un domaine précis, et que l’on devient la référence, tout le monde fera appel à vous » (femme, 34 ans, Rennes, pige depuis 6 ans). Il reste que les décisions sont souvent prises par la rédaction, que les pigistes mais aussi les titulaires ne font que mettre en œuvre ces décisions lorsqu’ils répondent expressément à une commande, en adaptant leur propos au support et au lectorat supposé de ce support. Ainsi, le pigiste doit « savoir vendre ses sujets et donc être capable de s’adapter à la ligne éditoriale et aux attentes de chacun de ses employeurs », il « doit également bien connaître la revue pour laquelle il espère travailler, afin de bien cibler ses sujets » et finalement « savoir jongler entre les différents employeurs et les tons des magazines pour lesquels [il] pige » (femme, 31 ans, Paris, pige depuis 6 ans).
53Finalement, la périodicité régulière combinée à la spécialisation des titres expliquent en partie le recours aux pigistes : en effet, la presse magazine est aussi une presse aux spécialités diverses. En ce sens, un pigiste peut être spécialisé dans un secteur et écrire sur un même sujet pour plusieurs organes de presse aux temporalités diverses. Un même sujet peut être traité par le même pigiste sous plusieurs angles, de façon plus ou moins approfondie, dans des formats variés, limitant la diversité, même si celle-ci reste importante au vu de l’accroissement et de la spécialisation des titres.
5 – Conclusion
54Dans cet article, nous avons cherché à éclairer d’une lumière nouvelle les relations entre organisation industrielle et gestion des ressources humaines. À partir de questionnaires et d’entretiens avec des pigistes et d’une revue de littérature visant à concilier l’approche industrielle et l’approche en termes de gestion de la main-d’œuvre, nous avons porté notre attention sur la presse française, en particulier la presse magazine. Celle-ci est en effet caractérisée par deux tendances importantes : d’une part, et comme l’ensemble des industries de la culture et des médias, un fort mouvement de concentration ; d’autre part, un recours croissant à la pige.
55Ces tendances ont d’abord un impact fort sur la diversité de la production. La concentration n’a pas conduit à concurrence plus faible. Cette dernière s’exprime au travers de la prolifération des titres. S’il n’est pas possible de conclure à l’absence totale de duplication, le bilan en termes de diversité apparaît positif car cet accroissement de l’offre s’est accompagné d’une plus grande spécialisation. Ce constat plutôt contre-intuitif nous conduit à conclure à une influence positive de la structure de marché sur la diversité, en raison d’une forte concurrence intra-presse et hors presse. La diversification apparaît comme une stratégie des groupes de presse pour faire face à cette concurrence, en particulier sur le secteur de la presse magazine.
56La concentration des groupes de presse et les pressions concurrentielles diverses ne sont pas non plus sans impact sur les formes de mobilisation de la main-d’œuvre. Les organes de presse cherchent à davantage maîtriser leurs coûts, en externalisant également le poste « rédaction ». La périodicité des titres participe de cette possibilité de faire en externe, particulièrement dans la presse magazine aux temporalités plus longues. L’existence d’une presse spécialisée explique également que les pigistes puissent être sollicités pour leurs connaissances et compétences dans un domaine précis.
57Enfin, la structure de marché et l’organisation du secteur influencent à la fois la diversité et la qualité éditoriales et aussi les formes de mobilisation de la main-d’œuvre dans la presse magazine. Il y a d’abord un risque de baisse de la qualité, lorsque les contenus sont produits par des travailleurs moins bien rémunérés. La spécialisation des pigistes favorise également une plus grande diversité dans les contenus rédactionnels proposés par les titres de presse. Le risque ici est cependant que la même plume se retrouve à travailler pour un grand nombre de titres, rendant la diversité moindre. Finalement, les décisions éditoriales prises par chaque titre de presse ont un impact sans doute déterminant dans les niveaux finals de qualité et de diversité, au-delà des marges de manœuvre des pigistes.
Notes
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[1]
La progression n’est certes pas continue et dépend, au cours des siècles, du progrès technique, des gouvernements, des guerres ou encore des lois en vigueur, sur la liberté de la presse notamment [Delporte, 1995].
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[2]
Ainsi d’après l’Article 11 de la loi n° 86-897du 1er août 1986 (version consolidée au 1er janvier 2002), le total de la diffusion d’une publication ne doit pas excéder 30 % de la diffusion sur le territoire national de toutes les publications quotidiennes imprimées de même nature.
-
[3]
Ces chiffres concernent la presse quotidienne et sont mobilisés à titre illustratif.
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[4]
Nous mettons de côté la question de la distribution, dont le marché est majoritairement contrôlé par Presstalis (anciennes NMPP, Nouvelles Messageries de la presse parisienne). Certains groupes ont néanmoins une activité de distribution, comme le groupe Amaury.
-
[5]
Toute personne rémunérée à la pige n’est pas enregistrée par la CCIJP, soit parce qu’elle n’a pas fait la demande de carte de presse, soit parce qu’elle ne remplit pas les critères nécessaires. Les pigistes recensés ici sont donc uniquement les journalistes professionnels, mensualisés ou payés à la pige, en possession de leur carte. Le nombre de pigistes serait donc supérieur si l’on tenait compte de ceux qui ne sont pas encartés. Nous précisons également que les données du groupe de protection sociale Audiens englobent sous le terme « pigistes » l’ensemble des individus qui ont fait au moins une pige dans l’année : plus de 20 000 « pigistes » sont ainsi recensés (voir Pilmis, 2008).
-
[6]
La proportion de journalistes en CDD ne représente que 2,6 %.
-
[7]
Nous n’aborderons pas dans cet article la question du choix de la pige, cette situation nous étant apparue par les entretiens et questionnaires comme choisie, subie ou assumée.
-
[8]
Le pigiste forfaitaire est un journaliste dénommé pigiste par les entreprises qui l’emploient. Pourtant, il reçoit une rémunération fixe chaque mois et peut également disposer des outils de production et des structures de la rédaction. Cependant, la référence de la rémunération à l’article n’est pas absente puisque le montant de la rémunération au temps t+1 est déterminé relativement aux rémunérations et au nombre d’articles associés en t, fournies par le titre ou le groupe de presse.
-
[9]
Dans le cadre de cet article, nous ne nous intéressons pas aux caractéristiques des publics de la presse magazine et aux différences qui peuvent exister parmi ces publics. Voir pour cela Darras (2004) qui souligne l’existence au sein d’un même segment (les féminins) de deux catégories de titres, les « haut de gamme » et les « populaires ».
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[10]
Ceux que nous appelons titulaires sont appelés permanents par l’Observatoire des métiers de la presse.
-
[11]
Définis comme tels par des chartes ou des accords collectifs, propres à un groupe de presse ou à un titre pour lequel ils travaillent.
-
[12]
Sans faire de la question de la précarité des pigistes le cœur de cet article, il nous faut toutefois rappeler ici un élément : toute personne qui collabore à la pige avec un organe de presse n’est pas pour autant un pigiste tel que nous l’interprétons des lois Brachard et Cressard. La précarité des pigistes doit donc se distinguer de la précarité des individus rémunérés à la pige. Nous rappelons qu’il ne suffit pas de faire une pige pour être considéré comme pigiste.
-
[13]
L’appartenance d’un titre à la « presse éditeur » est déterminée à partir de plusieurs critères : périodicité, appartenance syndicale, mode de diffusion, etc. Cette presse est éditée par des entreprises qui ont pour métier l’édition de périodiques. Les autres types de presse (administrative, d’entreprise, etc.) ne sont pas concernées par ces statistiques, même s’ils recouvrent environ 40 000 titres.
-
[14]
Ces chiffres, même s’ils représentent la plus grande partie du secteur, n’en couvrent pas la totalité. Ses statistiques ne retiennent que « les organes édités par les 300 plus gros éditeurs de presse en France et qui représentent largement plus de 80 % du marché global de la presse française » [Albert, 2008, p. 15].
-
[15]
Ce résultat a fait l’objet d’une critique par des travaux ultérieurs [d’Aspremont et al., 1979], en particulier. Cependant, les arguments avancés par ces travaux sont eux-mêmes discutables et avaient été en partie prévus par Hotelling [voir aussi Ranaivoson, 2010].