1 – Introduction
1Ayant émergé dans les années 1960, l’économie hétérodoxe est restée relativement éclatée en plusieurs approches théoriques, jusqu’aux années 1980. Mais dans les années 1990, les postkeynésiens, les radicaux-marxistes, les évolutionnaires-institutionnalistes, les socio-économistes et les féministes ont reconnu qu’ils avaient plus de points en commun que de divergences en termes de méthodologie, de théorie et de politiques. Par conséquent, ils ont commencé à s’envisager comme une communauté d’économistes hétérodoxes, laquelle avait sa propre théorie, l’une et l’autre distinctes de celles de l’économie dominante. La création de l’Association for Heterodox Economics, la Society of Heterodox Economists, et du bulletin d’information Heterodox Economics Newsletter, qui ont vu le jour entre 1999 et 2004, sont révélateurs de cette tendance [Lee, 2009a]. L’apparition de critiques à l’encontre de l’économie hétérodoxe a coïncidé avec l’émergence de cette communauté. À l’origine, les critiques portaient surtout sur la question du pluralisme, notamment en soutenant la thèse que l’économie hétérodoxe ne peut pas vraiment se distinguer de l’économie dominante, que la première ne peut pas constituer une alternative à la seconde, et que les sciences économiques sont une discipline qui ne se prête pas aux controverses [Lee, 2011a]. Supposant un certain degré de commensurabilité entre l’économie dominante et l’économie hétérodoxe, les critiques ont appelé les économistes hétérodoxes à venir grossir les rangs des économistes du courant dominant. Lorsqu’il fut patent que la conversion de masse n’avait pas lieu, les critiques sont allés jusqu’à mettre en doute l’existence de la théorie économique hétérodoxe et de la communauté des économistes hétérodoxes, telles qu’elles apparaissent dans les programmes universitaires, les conférences, les revues, de même que leur identité. Certains de ces critiques soutiennent notamment que les changements actuels dans la théorie dominante offrent des points de passage avec la théorie hétérodoxe, alors que d’autres pensent qu’une totale séparation de la théorie hétérodoxe et de la théorie dominante est logiquement impossible. Ces deux arguments impliquent que la théorie hétérodoxe n’est pas distincte de celle du mainstream et qu’il est donc nécessaire, si les économistes hétérodoxes veulent survivre, qu’ils se fondent parmi les économistes dominants.
2La critique la plus virulente à l’égard de l’hétérodoxie apparut après 2004 quand il fut évident que l’économie hétérodoxe se posait en alternative à l’économie dominante. Le critique le plus reconnu et le plus cinglant est David Colander, suivi par ses co-auteurs, Richard Holt et Barkley Rosser. D’autres critiques se distinguent aussi, comme Giuseppe Fontana, mais les nombreux écrits de Colander sur la question ont été publiés dans de nombreuses revues hétérodoxes, ce qui semble indiquer que ses points de vue critiques ne sont pas rejetés, et qu’il est même probable que certains économistes hétérodoxes, qui n’ont pas publié sur le sujet, y souscrivent. Le fait que les idées de Colander aient largement circulé dans la communauté hétérodoxe est un peu surprenant vu qu’il n’a fait aucune contribution, sous aucune forme que ce soit, à la théorie hétérodoxe, à des travaux appliqués ou à des recommandations en matière de politique. Cependant, on ne creusera pas plus avant cette singularité. Il y eut peu de réponses aux critiques portées par Colander [Dequech, 2007-2008 ; Vernengo, 2010], donnant ainsi l’impression que ses arguments et plus généralement ceux des détracteurs de l’économie hétérodoxe seraient presque inattaquables. Si ce type de posture réussit à s’inscrire dans la communauté hétérodoxe, celle-ci s’effondrera et finira par disparaître. D’où la nécessité d’apporter des réponses énergiques et bien senties à l’encontre de Colander et des critiques de l’hétérodoxie. Cet article en constitue un élément.
3Il est étrange que les détracteurs de l’économie hétérodoxe ne se concentrent pas vraiment sur sa conception théorique de l’économie en tant que domaine d’étude, sur ses fondements ontologiques et méthodologiques, sur ses méthodes d’analyse économique, sur ses débats théoriques ou sur ses politiques économiques. En bref, ils ne remettent pas en question ni ne s’attaquent à l’économie hétérodoxe sur le fond, considérant implicitement que c’est une alternative à l’économie dominante, qui est légitime sur le plan scientifique, à la fois sensée, cohérente et précise [2]. Ne voulant pas faire une telle concession, les détracteurs ignorent simplement l’économie hétérodoxe et partent du principe qu’elle est, au moins pour une part, commensurable avec la théorie dominante. De plus, les critiques observent que la situation actuelle des sciences économiques telle qu’elle apparaît à travers les classements des départements et des revues, les règles de recrutement académique et leurs institutions et organisations, favorise l’économie dominante et qu’il est peu probable que cela change à l’avenir. Par conséquent, ils soutiennent que la survie des économistes hétérodoxes exige qu’ils se fondent parmi les économistes dominants. En mettant l’accent sur l’assimilation, les détracteurs dirigent leurs critiques sur les caractéristiques sociales de la communauté hétérodoxe. Ils insistent par exemple sur le fait que ses membres méconnaîtraient la théorie dominante, refuseraient de s’engager ou de rechercher des alliés dans le courant dominant. Ils considèrent en outre que leurs programmes universitaires de doctorat sont inférieurs, ce qu’ils attribuent au fait que l’enseignement qu’ils prodiguent à leurs étudiants n’est pas suffisamment axé sur les théories et les techniques économétriques les plus récentes du courant dominant, rendant ces derniers moins performants que les étudiants du courant dominant. Ils dénoncent enfin le préjudice porté aux économistes dominants quand ceux qui se font les hérauts du pluralisme critiquent leurs théories. Ces détracteurs orientent également leurs critiques vers les caractéristiques personnelles des économistes hétérodoxes, comme le fait de trop se plaindre des injustices commises par le courant dominant, de choisir d’endosser l’identité d’un économiste hétérodoxe, ou d’utiliser d’autres moyens pour affirmer une identité distincte de celle des économistes dominants [Colander, 2009a, 2009b, 2010 ; Colander, Holt et Rosser, 2010 ; Fontana et Gerrard, 2006].
4Les économistes hétérodoxes se livrent certes à l’analyse critique de l’économie dominante et de ses manifestations organisationnelles, institutionnelles ainsi qu’à ses pratiques d’exclusion, mais leur critique est le fruit de leurs investigations critiques de la théorie dominante. Si cette dernière s’avérait globalement cohérente et juste, il n’y aurait pas la moindre critique hétérodoxe, et donc pas d’économie hétérodoxe. Or ce n’est pas le cas. Les détracteurs de l’hétérodoxie sont bien différents des critiques hétérodoxes du mainstream, les premiers semblent bien peu préoccupés par l’investigation intellectuelle et par le développement de la connaissance relative au processus de répartition du produit social (social provisioning process) ou même par la préservation de l’économie hétérodoxe à long terme. Leurs préoccupations s’apparentent plutôt à empêcher l’économie hétérodoxe de rompre le statu quo.
5L’article s’organise comme suit. La première partie de l’article montre qu’il existe un corpus théorique hétérodoxe qui tente d’expliquer le processus de répartition du produit social, ce qui pourrait être (mais n’est pas) la cible des critiques de l’hétérodoxie ; elle en fixera les limites, et exposera sa théorie de la valeur [3]. La seconde partie de l’article traite des critiques que font les économistes hétérodoxes de la théorie dominante, le problème de la pseudo-connaissance et du rôle social de l’économie dominante. La troisième partie aborde le problème général de la qualité de la recherche, du classement des départements d’économie et des revues, de l’emploi et de la formation. La quatrième partie traite peut-être de la question la plus fondamentale : à savoir de l’existence d’une identité hétérodoxe bien distincte, en termes d’intégrité intellectuelle, qui embrasse le pluralisme.
2 – La théorie économique hétérodoxe et la théorie de la valeur
2.1 – Le point de vue hétérodoxe
6Comme il a été mentionné ailleurs [Lee, 2008, 2009a, 2009b], on parle d’économie hétérodoxe comme on parle de l’économie politique classique ou de l’économie néoclassique. Elle s’applique à un groupe de théories contemporaines qui visent à expliquer le processus de répartition du produit social, aux recommandations de politiques économiques basées sur ces théories et à une communauté d’économistes engagés dans cette activité scientifique théorique et appliquée. Ainsi (au moins au cours des deux dernières décennies), l’économie hétérodoxe ne se définit-elle pas par la négation, par l’opposition, ou comme un double de l’économie dominante, mais en tant qu’alternative positive à cette dernière. Ainsi, si l’économie dominante venait à disparaître, l’économie hétérodoxe n’en serait pas affectée. Par conséquent, d’un point de vue hétérodoxe, l’économie dominante n’est pas l’ennemi à abattre, mais un ensemble d’idées et d’arguments ayant peu de consistance ou de pouvoir explicatif relativement au processus de répartition du produit social. Cependant, cette « incommensurabilité théorique » n’empêche pas la confrontation académique. Par exemple, dans le domaine de la recherche sur la tarification et la flexibilité des prix, les données empiriques sur la fréquence des changements de prix sont acceptées aussi bien par les économistes dominants que par les hétérodoxes. Le débat porte à la fois sur la description et la nature des données et sur les arguments théoriques utilisant ces données. En particulier, il est possible de prendre part à un débat empirique et théorique pour savoir si la théorie dominante est étayée ou non par les données (la controverse marginaliste des années 1940-1950 est un exemple d’un tel débat). Ce type de confrontation est possible et extrêmement important quand bien même les théories dominantes et hétérodoxes sont incommensurables, à condition que les adversaires aient, chacun, une bonne connaissance pratique des théories de l’autre. Pourtant, il y a fort peu de chances de faire que les adversaires changent de conceptions et de convictions lorsqu’ils soutiennent des positions théoriques irréductibles. Dans ce cas, l’enjeu important de l’engagement universitaire concerne ceux qui n’ont pas pris parti intellectuellement pour l’une ou l’autre de ces positions (et c’est le cas des étudiants). Ainsi, alors que des professeurs de convictions différentes peuvent se parler sans même s’entendre, ceux qui ne sont pas encore engagés apprennent, évaluent et comparent les théories irréductibles par différents moyens. L’intérêt de l’engagement universitaire, le raffinement des spécificités et des différences se font au bénéfice des non-engagés. Il n’en reste pas moins que seuls les économistes hétérodoxes souscrivent à cette idée du débat contradictoire et du pluralisme [4].
7En tant que théorie spécifique, actuelle et alternative, l’économie hétérodoxe n’existait pas avant 1970. Il n’y a pas plusieurs économies hétérodoxes, pas plus qu’il n’y a de cycles économie orthodoxe-économie hétérodoxe, et l’économie hétérodoxe n’entretient pas de relation de type « centre/périphérie » avec l’économie dominante. De plus, comme l’économie hétérodoxe est une alternative à l’économie dominante, les économistes qui dévient un peu de la théorie dominante (voire néoclassique) relèvent davantage de l’hérésie, que du blasphème ; ce sont des hérétiques de l’orthodoxie, pas des blasphémateurs, ce ne sont pas des économistes hétérodoxes. Enfin, étant engagés dans une théorisation alternative, des travaux appliqués alternatifs et l’analyse d’une politique économique alternative au sein d’un milieu controversé, les économistes hétérodoxes développent souvent leurs arguments en critiquant la théorie dominante. Ceci donne l’impression (mais sans le justifier) que les économistes hétérodoxes n’ont en commun que leur évaluation critique et leur rejet de l’économie dominante. Cela signifie que les définitions, descriptions et portraits divers que les détracteurs de l’hétérodoxie (et beaucoup d’autres également) peignent des économistes hétérodoxes sont sans fondement et dénués de sens. Ainsi, les critiques lancent leurs piques sur une cible imaginaire qu’ils ont créée de toutes pièces, et non pas sur l’entité « concrète » de l’économie hétérodoxe [Lee, 2008, 2009a, 2009b, 2011a ; Lavoie, 2006 ; Colander, 2005b, 2009a ; Colander, Holt et Rosser, 2004a, 2004b, 2010 ; Dequech, 2007-2008].
2.2 – Les racines intellectuelles de l’économie hétérodoxe
8Les racines intellectuelles de l’économie hétérodoxe plongent dans les traditions post-keynésienne-sraffaienne, radicale-marxiste, institutionnelle-évolutionniste, socio-économique et féministe, qui, toutes, mettent l’accent sur la richesse des nations, l’accumulation, la justice, les rapports sociaux en termes de classe, de sexe et de race, sur le plein emploi et la reproduction économique et sociale. C’est pourquoi, en tant que champ académique, l’économie hétérodoxe porte sur l’explication et la préconisation de changements dans le processus historique qui alimente le flux de biens et services que réclame la société pour répondre aux besoins et assurer le bien-être de ses membres. En d’autres termes, l’économie hétérodoxe est une science historique du processus de répartition du produit social et c’est là la priorité de recherche des économistes hétérodoxes. L’action ne peut donc se développer que dans un contexte social interdépendant qui met en valeur la prise de décision sociale et relativise sérieusement le caractère isolé du choix individuel. De même, l’organisation de la répartition du produit social est déterminée en dehors des marchés même si ce processus lui-même se fera en partie via les marchés capitalistes. La théorie économique hétérodoxe est donc une explication théorique du processus historique de la répartition du produit social dans le contexte d’une économie capitaliste ; elle est donc aussi une explication historiquement située.
9L’économie hétérodoxe traitant de questions d’éthique, de philosophie sociale et de l’histoire de l’humanité, les économistes hétérodoxes considèrent qu’il leur incombe également de faire des recommandations en matière de politiques économiques hétérodoxes afin d’élever la dignité humaine. En d’autres termes, ils peuvent être amenés à recommander des politiques économiques visant à améliorer la répartition du produit social pour tous, notamment les plus défavorisés. La distinction entre théorie et politique n’est pas la même que la distinction normatif/positif que l’on trouve dans l’économie dominante. La théorie hétérodoxe est l’explication de la façon dont le processus de répartition du produit social se fait en réalité et non pas de la façon dont il est supposé se faire dans des « conditions idéales », hypothétiques ; et ce, bien que la politique hétérodoxe ait pour but de modifier le processus réel afin de parvenir à un résultat historiquement contingent particulier. Ainsi, la philosophie qui fonde la théorie économique hétérodoxe consiste à expliquer correctement le processus de répartition du produit social, de façon à pouvoir le modifier. Autrement dit, une explication juste n’est pas la même chose qu’une explication neutre en termes de valeurs, ce qui signifie que la politique économique qui en découle n’est pas neutre d’un point de vue éthique [Polanyi 1968 ; Foster, 1981 ; Gruchy, 1987 ; Dugger, 1996 ; Bortis, 1997 ; Hodgson, 2001 ; Power, 2004].
2.3 – Le noyau théorique de l’économie hétérodoxe
10L’économie étant un système émergent constitué de différents sous-systèmes, la théorie hétérodoxe du processus de répartition du produit social est aussi un système théorique émergent avec ses différents sous-systèmes théoriques. Les éléments théoriques fondamentaux donnent naissance à une théorie économique hétérodoxe de type structure-organisation-action à deux composantes. La première consiste en deux interdépendances qui se recoupent et qui délimitent la structure d’une économie capitaliste réelle. La première interdépendance structurelle stipule que la production de biens et de services requiert l’utilisation de biens et de services comme inputs. Par conséquent, pour la production, toute l’économie est représentée sous forme d’un tableau d’entrées-sorties de ressources, biens matériels et services, qui se combinent avec différents types de compétences de travail, pour produire une gamme de ressources, biens et services comme output. Nombre de ces produits remplacent les ressources, biens et services consommés dans la production, et le reste constitue un surplus social qui doit servir à la répartition du produit social, c’est-à-dire à la consommation, aux investissements privés, aux besoins du gouvernement et aux exportations. Une deuxième interdépendance structurelle est la relation entre d’un côté les salaires des travailleurs, les profits des entreprises et les prélèvements obligatoires des administrations publiques, et de l’autre leur utilisation pour la consommation, les investissements et les biens du gouvernement ainsi que les activités non marchandes de répartition du produit social ; cette relation est facilitée par un flux de monnaie accompagnant la production et l’échange des biens et services. Ensemble, ces deux interdépendances produisent une structure input-output monétaire du processus de répartition du produit social où les transactions de tous les marchés sont des transactions de monnaie légale ; où une modification de prix d’un bien ou du mode de production d’un bien sur un marché peut avoir un impact direct ou indirect sur l’économie tout entière ; et où la quantité d’investissement privé et de dépenses publiques en biens et services réels, ainsi que le surplus des exportations sur les importations déterminent la part de l’activité marchande et non marchande, le niveau de l’emploi marchand et non marchand, les dépenses de consommation en biens et services marchands et non marchands.
11La deuxième composante de la théorie hétérodoxe comporte trois grandes catégories d’organisations et institutions économiques qui sont insérées dans la structure monétaire entrées-sorties de l’économie. La première catégorie est spécifique à un ensemble de marchés et produits, et comprend l’entreprise privée, les organisations de marché publiques et privées qui régulent la concurrence sur les marchés des ressources, biens et services, et les organisations et institutions qui régulent les salaires des travailleurs. La deuxième catégorie intéresse plusieurs marchés et produits et ne s’applique pas à un marché ou à un produit particulier. Elle comprend l’État et certaines organisations de moindre importance, ainsi que des organismes financiers spécifiques, c’est-à-dire ceux qui prennent les décisions en matière de dépenses, de fiscalité et de fixation des taux d’intérêt. Enfin, la troisième catégorie est composée d’organisations et institutions non marchandes qui contribuent à la reproduction sociale. Elles comprennent la famille et les organisations publiques et privées d’aide aux familles. L’importance des organisations tient à ce qu’elles se situent là où se trouve la capacité d’action de l’individu socialisé (la troisième composante de la théorie hétérodoxe). Et comme les organisations sont ancrées dans des institutions à la fois instrumentales et cérémonielles, telles que le genre, la classe, l’appartenance ethnique, la justice, le mariage, l’idéologie et la hiérarchie en tant qu’autorité, la capacité d’action intervenant à travers les organisations affecte la répartition du produit social à la fois positivement et négativement, mais jamais de manière optimale.
2.4 – L’économie comme un tout
12Comme nous l’avons déjà dit, la théorie économique hétérodoxe apparaît comme un tout et l’économie se conçoit comme un système interdépendant désagrégé. Par conséquent, pour établir une théorie du processus de répartition du produit social, il est nécessaire d’en délimiter et d’en expliquer les composantes ainsi que leurs reproduction et récurrence, leur intégration sous forme d’interdépendance par des institutions et arrangements marchands et non marchands. De même, il faut expliquer la façon dont le système fonctionne en tant que tout, ce qui implique d’étudier comment des changements dans une partie de l’économie affectent d’autres parties, voire l’économie dans son ensemble.
2.5 – La théorie hétérodoxe de la valeur et le processus de répartition du produit social
13Deux questions théoriques particulières émergent des contributions hétérodoxes pour l’explication théorique du processus de répartition du produit social : les origines du surplus social (les origines des profits, des salaires et de la rente) et l’accès au processus de répartition (la question de la production et de la répartition du surplus social) [5]. Expliquer ces deux éléments dans la description théorique du processus de répartition du produit social transforme le récit en une théorie de la valeur. En d’autres termes, une théorie de la valeur est une explication narrative quantitative du processus de répartition, qui combine les analyses sur l’origine et l’accès au surplus social, la fixation des prix et leur contribution au processus de répartition, et les décisions qui sont à l’origine du surplus social (ou de la demande effective). Différant par la forme de la théorie marxienne classique de la valeur fondée sur le travail, la théorie hétérodoxe de la valeur est une explication irréductible de la production et de la répartition du produit social, qui comprend des composantes objectives irréductibles (par exemple, la structure de production, les machines, la force de travail) et des composantes de capacités d’action (par exemple, les investissements et les décisions en matière de dépenses publiques dans un environnement non stationnaire).
14En d’autres termes, la théorie hétérodoxe et son modèle désagrégé de l’économie par un tableau d’entrées/sorties indiquent que les profits et les salaires trouvent leur origine dans la production de biens et services excédentaires, ce qui veut dire qu’en réalité les profits et les salaires sont produits. De manière plus précise, le capitaliste détermine le surplus de biens et services qu’il désire, et embauche la main-d’œuvre pour le produire. La production de biens et services de consommation pour les travailleurs en est un produit dérivé involontaire. Les décisions de production sont, elles, le fait de la classe capitaliste et de l’État. Cela signifie que la décision des capitalistes de produire des biens et services destinés aux travailleurs régit l’accès de ces derniers au processus de répartition du produit social en créant simultanément le taux de salaire comme catégorie de revenus. De même, les décisions des capitalistes et de l’État de produire des biens et services pour l’investissement et la consommation destinés aux capitalistes ainsi que des biens et services destinés à l’État régissent l’accès des capitalistes au processus de répartition du produit social, en déterminant simultanément la marge de profit comme catégorie de revenus. En bref, comme la classe capitaliste et l’État déterminent la production du surplus ainsi que les taux de salaire et les marges de profit, ils impulsent à l’économie capitaliste sa direction réelle, contrôlent le volume de la répartition du produit social et son accès [6]. Ils maintiennent les rapports sociaux capitalistes (dominants)/travailleurs (subordonnés), nécessaires à l’existence du capitalisme [7]. Ainsi, la théorie hétérodoxe soutient bien une théorie spécifique de la valeur, et elle constitue une explication singulière du processus de répartition du produit social.
15Comme la théorie économique hétérodoxe dont elle fait partie, la théorie de la valeur hétérodoxe n’intègre que des objets réels, bien définis, quantifiables et mesurables ; elle est cohérente du point de vue théorique et comporte une base empirique bien étayée. En bref, c’est une théorie scientifique de la valeur [Eichner, 1983]. De plus, cette théorie fait bien ressortir ce qui est caché dans la théorie néoclassique de la valeur, à savoir que les rapports sociaux capitalistes et le système de pouvoir qui en découle permettent aux capitalistes de contrôler, conduire et d’orienter l’activité économique à leur avantage, pour que le processus de répartition sociale s’opère toujours en leur faveur, alors que la répartition du produit social n’est qu’un moyen pour les travailleurs d’assurer leur subsistance. Par conséquent, ce sont les rapports sociaux associés à la capacité d’action qui sont les moteurs principaux de l’activité économique et du processus de répartition, alors que la fonction des marchés et le système de prix jouent un rôle secondaire et peu clair. La théorie hétérodoxe de la valeur est garante de l’ouverture de la théorie hétérodoxe à toute forme ou tout type d’analyse, traitant des rapports sociaux capitalistes et de l’organisation sociale de l’action en lien avec la répartition du produit social. Il n’est donc pas surprenant que les économistes féministes et écologistes participent à l’économie hétérodoxe, que la sociologie économique semble être à bien des égards de l’économie hétérodoxe, à défaut de l’être par le nom, et que l’on fasse appel aux travaux de géographie sociale et économique, d’aménagement urbain, de science politique, d’anthropologie économique et de sociologie industrielle pour enrichir et développer une analyse hétérodoxe de la répartition du produit social.
3 – Les économistes hétérodoxes et la théorie dominante
16Pour les critiques de l’hétérodoxie, le terme « économie néoclassique » ne décrit pas avec exactitude la recherche de pointe menée dans les universités les plus prestigieuses, et que publient les plus grandes revues. Le terme approprié serait plutôt « économie dominante » (mainstream economics). Celle-ci comprend à la fois l’économie néoclassique et l’économie qui se situe à sa frontière, laquelle est bâtie sur la théorie néoclassique tout en s’en écartant de diverses manières, mais sans jamais vraiment rompre complètement avec elle. Ces critiques affirment que la connaissance de la théorie dominante qu’ont les économistes hétérodoxes est au mieux insuffisante, bien qu’ils n’en fournissent pas la moindre preuve ou la moindre explication, ni n’assortissent leurs propos de la moindre réserve [Colander 2000, 2003 ; Colander, Holt et Rosser, 2004a, 2004b, 2010 ; Fontana et Gerrard, 2006 ; voir aussi Vernengo, 2010]. Pour que ce soit le cas, les économistes hétérodoxes soit n’ont pas les capacités ni la formation pour maîtriser la théorie dominante, soit ont décidé délibérément de ne pas acquérir de connaissances en économie dominante. Rien ne montre que les économistes hétérodoxes seraient naturellement moins capables que les économistes dominants ou que leur formation serait moindre (puisque la plupart des économistes hétérodoxes ont suivi des programmes doctoraux du courant dominant). Affirmer qu’ils connaissent insuffisamment la théorie dominante est aussi discutable que complexe. Il existe une littérature foisonnante au xxe siècle, en particulier à partir des années 1970, dans laquelle les économistes hétérodoxes ont critiqué et évalué la théorie dominante, sous ses formes historiques et contemporaines diverses, balayant tout le spectre des domaines de recherche du JEL [8]. Une partie de cette littérature affirme que la théorie économique néoclassique est incohérente et donc fondamentalement incapable de développer une théorie qui explique le processus de répartition du produit social, à partir du monde réel.
17Cette assertion mérite d’être brièvement approfondie. Tout d’abord, les objets d’étude de la théorie néoclassique, tels que les préférences (l’utilité), les produits marginaux, les courbes de demande, la rationalité, la rareté relative et les agents homogènes sont mal définis, n’ont pas d’existence dans le monde réel et, quand ils sont pertinents, ne sont ni quantifiables ni mesurables. Par conséquent, les questions et problèmes pour lesquels les objets sont pertinents, comme les marchés concurrentiels, l’efficacité et les conditions optimales, sont soit fictifs parce qu’ils n’ont aucune relation avec le monde réel, ou alors, quand les questions et problèmes sont clairement liés au monde réel comme les prix ou le chômage, les objets n’ont aucun rapport avec eux. Ensuite, les méthodes qu’utilisent les économistes « néoclassiques » pour développer les explications théoriques sur des questions et problèmes, tels que la méthodologie déductive et l’individualisme méthodologique et ontologique, comprennent généralement des objets fictifs et utilisent des concepts qui n’ont aucune base empirique et donc aucune signification dans le monde réel. Ces deux points établissent qu’il est impossible aux économistes d’évoquer des explications théoriques néoclassiques pertinentes du processus de répartition du produit social tel qu’il se réalise dans le monde réel. En outre, la théorie néoclassique de la répartition du produit social qui, selon Hirshleifer (1985, p. 53), relève de l’économie néoclassique pose problème. Les principales propositions de la théorie, comme la pénurie, les fonctions de préférence et d’utilité, les fonctions de technologie et de production, la rationalité, l’équilibre, l’individualisme ontologique et méthodologique, les agents hétérogènes et la méthodologie positive et déductive ont tous fait l’objet de critiques hétérodoxes acerbes. Et les critiques hétérodoxes des principales propositions de la théorie se recoupent dans de nombreux cas. Or, même si on ignore les critiques, tout le monde sait qu’il est impossible de produire des explications, des histoires ou des paraboles, qui soient cohérentes sur le plan interne de l’activité du marché que ce soit au niveau micro ou au niveau macro. Et même si on accepte certaines histoires (présentées sous forme de modèles) des activités de marché, comme l’équilibre général, la théorie des jeux ou le modèle IS/LM, il a été démontré qu’elles étaient incohérentes du point de vue théorique, selon leurs propres termes, et n’avaient aucun fondement empirique [Eichner, 1983, 1985 ; Rizvi, 1994 ; Lawson, 1997 ; Keen, 2001 ; Davis, 2003 ; Lee et Keen, 2004 ; Ackerman et Nadal, 2004 ; White, 2004 ; Petri, 2004 ; Palacio-Vera, 2005].
18Cela veut dire que la théorie néoclassique est une pseudo-science, fondée sur des connaissances illusoires ou des pseudo-connaissances. Ce n’est donc pas une théorie scientifique et elle ne peut donc pas constituer un programme de recherche scientifique. De plus, étant donné que les critiques des hétérodoxes sont silencieux (et même admettent la justesse des critiques hétérodoxes), ils acceptent implicitement les conclusions ci-dessus : que les économistes hétérodoxes sont parfaitement au fait de la théorie économique néoclassique, laquelle fut un temps la frontière théorique, et que la théorie néoclassique, y compris celle qui fut un jour à la pointe de la théorie, est de la pseudo-connaissance. Ainsi, la théorie néoclassique n’a jamais représenté une théorie scientifique rivale de la théorie hétérodoxe parce qu’elle n’était pas « scientifique » [9]. Cela soulève cependant des questions quant à la notion de recherche de pointe ou de frontière de la recherche, vu que les critiques reconnaissent que la frontière maintient un certain degré de continuité avec la théorie néoclassique [Colander, 2000, 2005a, 2005b ; Colander, Holt et Rosser 2004a, 2004b, 2010]. Si l’économie néoclassique est de la pseudo-connaissance, alors tous les développements ou déductions théoriques qu’on en tire peuvent d’une certaine façon être remis en cause, si ce n’est constituer aussi de la pseudo-connaissance. De plus, si la théorie néoclassique est de la pseudo-connaissance, les textes théoriques dominants, en tant que textes utilisés dans l’enseignement supérieur, ne contiennent que de la connaissance illusoire. S’il n’y a rien d’autre que de la pseudo-connaissance au-delà de la frontière, il n’est pas du tout évident qu’une frontière existe et donc que les départements de sciences économiques les plus prestigieux produisent ou même que les revues économiques les plus réputées publient de la connaissance scientifique [Bunge, 1983, 1998 ; Mahner, 2007].
19Tout le corpus théorique de l’économie néoclassique étant de la pseudo-connaissance, les raisons pour lesquelles les économistes hétérodoxes devraient prêter attention aux déplacements de la frontière de la recherche sont floues. Pourtant, contrairement aux assertions de leurs détracteurs, les économistes hétérodoxes se consacrent aux écrits passés et présents du courant dominant, y compris la recherche de pointe [10]. Leur analyse critique de la recherche sur la frontière, identifiée par les critiques comme la théorie des jeux classique-comportementale-évolutionnaire, l’économie expérimentale-comportementale-évolutionnaire, la neuro-économie et l’économie de la complexité fondée sur des agents (agent-based), indique que, dans l’ensemble, elles sont trop fondées sur et intriquées dans la théorie néoclassique pour s’affranchir de la pseudo-connaissance [11]. Et si c’est effectivement de la pseudo-connaissance, il n’y a aucune raison pour que les économistes hétérodoxes y consacrent leur énergie. En outre, une caractéristique commune de la frontière de la recherche est l’usage qu’elle fait des modèles mathématiques et techniques, dont bon nombre sont empruntés à d’autres disciplines. Ce recours aux techniques et modèles est la continuation d’une tendance séculaire par laquelle la théorie dominante s’est progressivement coupée de son contenu pour s’attacher de plus en plus à l’articulation des propriétés de modèles qu’elle a elle-même engendrés [12]. Ainsi, la méthode du mainstream pour évaluer ses théories fictives consiste à comparer les résultats fictifs attendus d’un modèle fictif avec des données réelles, comme si cela avait une quelconque signification. Pour contourner l’accusation sans doute irréfutable de pseudo-connaissance, il n’est pas surprenant que les économistes du mainstream et les critiques de l’hétérodoxie définissent l’économie de plus en plus comme une méthode de recherche particulière sans contenu idéologique, théorique ou factuel, ou sans arrière-pensée quand il s’agit d’analyser et expliquer le processus de répartition (ce qui soulève l’éternelle question de savoir si c’est vraiment de l’économie). Or, même cela a fait l’objet de critiques de la part du courant des réalistes critiques entre autres, en s’appuyant sur le constat qu’aucune méthode de recherche n’est neutre par rapport à son contenu [13]. Ainsi, compte tenu des arguments théoriques et méthodologiques en faveur du rejet de la théorie dominante et de sa méthode (que les critiques n’ont pas explicitement rejetées), peu de raisons s’imposent pour que les économistes hétérodoxes prêtent attention à la dite théorie :
Les économistes hétérodoxes prennent l’économie orthodoxe [maintream] au sérieux pour avancer de manière rigoureuse les raisons pour lesquelles ils n’optent pas pour cette approche. Il existe donc une asymétrie importante entre l’économie orthodoxe [dominante] et l’économie hétérodoxe eu égard à leur engagement.
21Où que se situe la frontière de la recherche dominante, nos détracteurs pensent que c’est la connaissance scientifique qui requiert l’attention de tous ; il est important que ce qu’ils pensent être la théorie dominante soit accepté sans discussion par les économistes hétérodoxes et que l’absence de contenu et d’intérêt relatif au processus social de répartition est ce qui confère à l’économie dominante son caractère scientifique [Colander, 2000, 2009b, 2010 ; Colander, Holt et Barkley, 2004a, 2004b, 2007-08, 2009 ; Koppl, 2006 ; Fontana et Gerrard, 2006 ; voir également Lavoie, 2009 ; Fine et Milonakis, 2009].
22Les critiques hétérodoxes de l’économie dominante ne sont pas, contrairement aux assertions de leurs détracteurs, reconnus ou compris des économistes dominants [Colander, 2009b, 2010]. Cela n’est pas surprenant compte tenu du fait qu’ils évoluent dans un milieu intellectuel fermé dans lequel leur formation ne leur fournit pas les capacités leur permettant de réfléchir et de poser des questions de manière théorique. Comme ce sont de vrais croyants, il est impossible de pousser la critique hétérodoxe jusqu’à les faire douter de leurs propres croyances [Earl, 2010]. Mais il y a plus. Comme on l’a affirmé précédemment, l’économie hétérodoxe et l’économie mainstream sont radicalement séparées par la théorie, la technique et la méthodologie. De plus, leur rôle « social » les divise dans une société capitaliste. L’économie néoclassique n’est pas née au xixe siècle d’un quelconque environnement pluraliste qui aurait préexisté, pas plus qu’elle n’a intégré des idées hétérodoxes. Les théories classique et néoclassique se sont développées l’une et l’autre dans des contextes sociaux particuliers et la théorie néoclassique a émergé en opposition politique à l’économie classique. La question centrale qui était contestée n’était pas la théorie en tant que telle, mais la théorie en tant que reflet d’une certaine position sur le capitalisme. Conséquence des changements dans la structure sociale provoqués par la révolution industrielle, la théorie classique fondée sur la production et le surplus social apportait aide et aisance aux ennemis de classe des grands propriétaires (qu’ils soient fonciers ou industriels) et cette tendance s’est accentuée avec la publication de la 3e édition de l’ouvrage de Ricardo Des principes de l’économie politique et de l’impôt. Il est important que cela ait été couplé à l’opposition organisée au capitalisme. La première théorie néoclassique a tenté de défendre le capitalisme par l’approche individualiste basée sur l’échange, où les acteurs sont présentés comme égaux, avec les mêmes droits et rôles dans le processus d’échange, car personne ne participerait volontairement à un échange qui serait désavantageux (pour lui). Combinée à une théorie productive de la répartition, cette approche a éliminé toute considération relative à l’examen des inégalités ou de l’exploitation comme source de revenus des propriétaires. En outre, comme l’économie s’est installée dans l’université, une structure institutionnelle stable pouvait garantir que la théorie dominante était solidaire de ces arrangements entre propriétaires, qui sous-tendent l’université elle-même. Toute opposition se limitait à des critiques très atténuées de la théorie dominante et au développement d’approches alternatives qui ne remettaient pas en cause ces arrangements.
23La théorie néoclassique a endossé son rôle social tout au long du xxe siècle, rôle que le mainstream a également repris. En revanche, le marxisme d’abord, l’institutionnalisme et les keynésiens de gauche ensuite, puis, après 1970, les économistes hétérodoxes, ont soutenu que le processus de répartition du produit social pouvait et devait être transformé au profit des défavorisés, des discriminés, des chômeurs et des travailleurs précaires, de la classe ouvrière et des classes assujetties dans la société. Cela demanderait bien plus que de l’efficience économique ; cela exigerait une transformation des rapports sociaux de l’État à la propriété. C’est cette menace émanant de la théorie hétérodoxe que la théorie dominante doit contrer et ce « devoir social » est inculqué aux économistes dominants dès leur premier cours d’économie. Les critiques ne savent pas reconnaître ce clivage fondamental entre l’économie dominante et l’économie hétérodoxe [Henry, 2009 ; Lee, 2009a].
4 – La question de la qualité : recherche, facultés, emploi et formation
24Les détracteurs de l’hétérodoxie associent la recherche de pointe avec les meilleurs départements, les plus renommés ou les plus prestigieux, c’est-à-dire là où existent des programmes doctoraux dans lesquels universitaires et étudiants publient dans les meilleures revues dites d’excellence ou les plus prestigieuses [14]. Les thèses qui sortent des programmes les plus en vue définissent, elles, la frontière de la recherche et les modifications de la frontière tout à la fois, c’est-à-dire la recherche la plus pointue. En outre, les départements classés au sommet sont les destinations les plus prisées par tous les économistes spécialisés, frais émoulus de leur PhD, qui recherchent un emploi. Enfin, ces départements classés en tête sont les plus performants en matière de formation quand il s’agit d’inculquer à leurs doctorants les compétences techniques, les connaissances théoriques, les aptitudes pour la recherche appliquée ainsi que les usages et valeurs pour réussir à obtenir et conserver un emploi dans les départements d’excellence ou de renommée moindre du mainstream. Les liens entre la recherche de pointe, les meilleurs départements et les programmes doctoraux, les emplois recherchés et la meilleure formation sont si étroits qu’ils constituent un système autoréférentiel. Autrement dit, si l’on distingue indépendamment l’une ou l’autre composante, alors on identifie toutes les autres. Par conséquent, les critères de ce qui constitue la recherche de pointe n’ont de signification que par rapport aux meilleurs départements qui conduisent cette recherche et aux meilleures revues qui la publient ; qui sont les étudiants bien éduqués n’a d’importance que par rapport aux programmes doctoraux qui les ont formés et aux départements qui les recrutent. En bref, la qualité de la recherche, des économistes, des départements, des programmes et des étudiants du mainstream n’est pas indépendante du système autoréférentiel de ce courant de l’économie [Colander, 2000, 2010 ; Colander, Holt et Rosser, 2004a, 2004b, 2007-08 ; Lee, 2006, 2009a].
25Comme l’économie hétérodoxe est distincte de l’économie dominante, les frontières de la recherche, les meilleurs départements et les revues et formations universitaires supérieures du point de vue du mainstream ne sont pas pertinentes pour l’économie hétérodoxe. Les meilleurs revues et départements hétérodoxes, les formations, usages et valeurs appropriés pour se livrer à la recherche hétérodoxe, les pôles d’emplois hétérodoxes souhaitables et les frontières de la recherche hétérodoxe diffèrent tous de ceux de l’économie dominante et forment dans leur ensemble un système autoréférentiel, pendant de celui de l’économie dominante. Cependant, ce qui est propre à l’économie hétérodoxe (et qui ne l’est pas à l’économie dominante) est que ses usages et valeurs, marquant de leur sceau la recherche et la conduite professionnelle des économistes hétérodoxes, prônent le dialogue théorique et empirique avec l’économie dominante, dialogue interdisciplinaire (non impérialiste) en termes de méthode et de contenu [15], et le pluralisme avec ou la tolérance intellectuelle envers les différentes théories économiques et le droit de penser différemment. En raison des différences de paradigmes, les étudiants tant des programmes dominants qu’hétérodoxes ont un avantage lorsqu’il s’agit de chercher un emploi localement et un désavantage lorsqu’ils mènent cette recherche dans l’autre paradigme. De plus, les meilleurs départements, les meilleures revues et la recherche de pointe de l’économie dominante ne trouvent pas de place au sein de l’économie hétérodoxe et vice-versa. Par conséquent, malgré les allégations des critiques de l’hétérodoxie, il n’existe pas clairement de recherche de pointe, de revues de premier plan, de meilleurs départements qui soient des pôles d’emplois intéressants, ou d’étudiants bien formés.
26Il est cependant possible d’établir des comparaisons entre les paradigmes. Par exemple, les classements comparatifs des départements montrent que certains programmes doctoraux hétérodoxes sont équivalents aux meilleurs programmes dominants [Lee, Grijalva et Nowell, 2010] et que les meilleures revues hétérodoxes sont équivalentes aux meilleures revues dominantes [Lee et al., 2010]. En outre, les études entre les paradigmes montrent que les économistes hétérodoxes, à l’inverse des économistes du mainstream, nouent le dialogue avec la théorie, la politique économique et l’économie appliquée du courant dominant, ce que ne font pas ces derniers ; et qu’ils sont davantage interdisciplinaires qu’eux. Enfin, les preuves issues de tests nationaux d’évaluation de qualité de la recherche, des classements des départements et des revues, de l’histoire des départements, d’entretiens et d’observations participantes montrent que les économistes hétérodoxes font preuve d’une tolérance intellectuelle vis-à-vis des théories du mainstream contrairement aux économistes dominants qui ne tolèrent pas les théories hétérodoxes [Lee, 2009a, 2010b, 2011a ; King et Kriesler 2008 ; Vlachou 2008]. Ces comparaisons permettent d’éclairer d’autres différences entre le mainstream et l’économie hétérodoxe en termes de valeurs et d’habitudes professionnelles.
5 – La question de l’identité
27De nombreux critiques de l’hétérodoxie soutiennent que la profession économique devrait être homogène, c’est-à-dire que tous les économistes devraient se conformer à une identité professionnelle unique qui est d’être un économiste (dominant). Ainsi, se considérer comme un économiste hétérodoxe, c’est-à-dire comme un type d’économiste différent, serait le fruit d’une imperfection de caractère professionnel relevant du sectarisme, de la folie des grandeurs et de la consanguinité intellectuelle, nés de l’illusion postulant qu’il y aurait une alternative scientifique à la théorie dominante. En d’autres termes, certains critiques nient qu’il soit possible pour un économiste sain d’esprit de choisir, après mûre réflexion, de s’identifier à un économiste hétérodoxe [Colander, 2009a, 2009b, 2010]. Cependant, ce point de vue contredit les arguments présentés plus haut (que les critiques ne rejettent pas) qui affirment que l’économie néoclassique/dominante est de la pseudo-connaissance et que l’économie hétérodoxe essaie activement de produire de la connaissance scientifique. Autrement dit, cela entre en contradiction avec la position qui affirme que les économistes hétérodoxes ont de profondes raisons de prendre cette identité telle quelle.
28Même posé en alternative à l’économie dominante, le choix d’une orientation hétérodoxe n’incite pas au séparatisme ou au sectarisme vis-à-vis du mainstream pour deux raisons. La première est le respect du pluralisme. Tous les économistes hétérodoxes se considèrent économistes, mais ils se voient également comme économistes hétérodoxes [16]. Reconnaissant l’existence d’approches paradigmatiques différentes pour analyser le processus de répartition du produit social et l’existence de perspectives différentes, au sein d’une approche paradigmatique, le pluralisme s’impose comme valeur cardinale aux économistes hétérodoxes. Le pluralisme a deux significations importantes par rapport à l’identité hétérodoxe. La première est la tolérance intellectuelle (comme la tolérance religieuse, politique et raciale), c’est-à-dire que différents paradigmes ont un droit à exister. Ainsi, les économistes hétérodoxes s’opposent aux actes intellectuels d’intolérance là où les activités politiques, organisationnelles et sociales sont utilisées pour étouffer la pensée jugée inacceptable [Lee, 2011a]. L’histoire de l’économie néoclassique dominante depuis les années 1880 jusqu’à nos jours montre que les économistes dominants, y compris ceux des meilleurs programmes et qui travaillent dans la recherche de pointe, ont fait volontiers et constamment preuve d’intolérance intellectuelle envers l’économie hétérodoxe [Lee, 2009a, 2010b, 2011a ; King et Kriesler, 2008 ; Vlachou, 2008 ; diverses éditions du bulletin d’information Heterodox Economics Newsletter [17]]. Par conséquent, le fait d’être un économiste hétérodoxe tient pour partie à la mémoire longue de l’intolérance intellectuelle et des efforts accomplis pour l’éliminer. L’importance de la mémoire et le fait que les critiques dédaignent et rejettent la tolérance intellectuelle montrent clairement jusqu’à quel point ils s’opposent au non-conformisme intellectuel, à la dissidence et à la recherche scientifique comme activité contradictoire pouvant donner lieu à controverse [Colander, 2005b, 2009b, 2010 ; Colander, Holt et Rosser, 2004b, 2007-08].
29Le deuxième sens du pluralisme est de nouer le dialogue entre différentes postures théoriques à l’intérieur d’un paradigme et avec l’autre paradigme. Les faits montrent de manière têtue que tant le mainstream que l’hétérodoxie pratiquent le pluralisme à l’intérieur de chacun de leurs paradigmes tandis que les économistes hétérodoxes pratiquent seuls le pluralisme d’un paradigme à l’autre. Autrement dit, les économistes mainstream et les économistes hétérodoxes sont tous ouverts aux arguments formulés dans le cadre de leur propre paradigme, mais seuls les économistes hétérodoxes tentent de prendre langue avec le paradigme d’en face et sont prêts à accepter et à réagir aux critiques acérées et négatives qui en découlent. Par conséquent, comme l’histoire et l’observation aujourd’hui le montrent, la rupture du dialogue entre hétérodoxie et mainstream, le déclin de la visibilité hétérodoxe et de son influence au sein de la profession, sont apparus à la suite d’actions engagées par les économistes dominants, et non parce que les économistes hétérodoxes auraient décidé de se séparer de la profession et de créer leurs propres enclaves [18]. Quand ils soutiennent le contraire, les détracteurs de l’hétérodoxie réécrivent l’histoire pour rendre les victimes responsables de leurs propres marginalisation et disparition [Lee, 2009a ; Colander, 2010 ; Colander, Holt et Rosser, 2010].
30Outre le pluralisme, l’identité des économistes hétérodoxes comprend trois autres éléments. Le premier est que le processus qui consiste à développer la théorie hétérodoxe implique la confrontation critique avec leurs homologues du mainstream. Le deuxième est que le processus de développement de la théorie hétérodoxe implique également de s’intéresser à l’histoire de l’économie (qui comprend l’histoire de la pensée économique). Enfin, le dernier élément est que la théorie hétérodoxe est fondamentalement différente de la théorie dominante. Ainsi, les économistes hétérodoxes accordent de l’importance non seulement au triptyque « la bonne théorie, l’étude appliquée, la politique », mais aussi au pourquoi et au comment ils se différencient des économistes dominants. Connaître ce dernier point est aussi important que de connaître le premier. De même, ils tiennent à comprendre historiquement pourquoi et comment a émergé et évolué le triptyque « théorie hétérodoxe, travaux appliqués et politique ». Par conséquent, l’histoire de l’économie est indispensable à la pratique de l’économie hétérodoxe. Ensemble, les deux éléments rendent la réflexion des économistes hétérodoxes intellectuellement critique, donnent un sens à leur positionnement dans la profession, et leur permettent de voir dans la confrontation entre les paradigmes un moyen, peut-être nécessaire, pour développer l’économie hétérodoxe. En conséquence, les économistes hétérodoxes sont conscients de l’existence de différents paradigmes économiques et des raisons pour lesquelles ils existent et reconnaissent la nature tout à fait à part de l’économie hétérodoxe. Les quatre composantes de l’orientation et de l’attitude hétérodoxes sont indissociablement liées. Elles donnent un économiste ouvert sur les théories alternatives, enthousiasmé par la perspective du dialogue critique entre les paradigmes, attaché à l’histoire de l’économie et confiant, parce qu’il y a réfléchi, dans le fait que l’économie hétérodoxe est le meilleur moyen de comprendre et d’agir sur le processus de répartition du produit social. L’identité hétérodoxe est bien distincte, elle possède une intégrité intellectuelle et elle récuse l’intolérance envers les autres approches économiques.
6 – Conclusion
31Les détracteurs de l’hétérodoxie n’évaluent pas la substance à proprement parler de l’économie hétérodoxe, mais ils la considèrent déficiente. Ils n’évaluent pas plus qu’ils ne rejettent les critiques hétérodoxes portant sur le contenu de la théorie dominante. Ils sont donc incapables de fournir un argument raisonné sur les raisons pour lesquelles les économistes hétérodoxes devraient, selon eux, au nom de la scientificité, accepter la théorie dominante et devenir des économistes mainstream. Ils soutiennent au contraire que l’unique raison pour les économistes hétérodoxes de faire partie de cette économie et de travailler en son sein est de pouvoir communiquer avec les économistes de ce courant et peut-être d’influencer la recherche de pointe du mainstream [Colander, 2010] [19]. En d’autres termes, c’est au nom de la respectabilité (et avec un certain espoir de survie) plutôt qu’au nom de la science que les économistes hétérodoxes devraient devenir un élément du mainstream. Si le seul objectif des critiques de l’hétérodoxie est la quête de respectabilité, alors on peut les ignorer et écarter leurs arguments, parce qu’ils sont sans valeur, sans fondement et ne sont étayés par aucune preuve. Toutefois, la cible de leurs critiques, de leurs attaques incessantes contre l’économie et les économistes hétérodoxes ne serait pas atteinte.
32Si l’on peut rejeter leurs arguments, en revanche le langage employé dans certains cas au moins ne devrait pas l’être. Pour différencier les économistes du mainstream et les hétérodoxes peu affirmés de ceux qui se situent en dehors du courant dominant, les critiques plaquent sur les premiers un langage bien choisi et réservent aux seconds un langage hostile et dénigrant : « économistes tout court » contre économistes hétérodoxes, bien formés contre mal formés, économistes scientifiques contre représentants de l’économie politique tournés vers les applications ou même non-économistes, ceux qui participent aux activités et aux organisations de la communauté dominante contre les séparatistes. En bref, le vocabulaire des critiques stigmatise les économistes hétérodoxes comme inférieurs, au mieux comme des économistes discourtois qui n’ont aucun respect pour l’économie dominante et ses membres. Ainsi, les critiques trouvent normal que les économistes dominants n’élargissent pas leurs débats aux économistes hétérodoxes et ils jugent compréhensibles les efforts faits pour les écarter de la profession ou du moins des départements de sciences économiques ; ce serait donc le résultat prévisible de l’attitude des économistes hétérodoxes. Il y a aussi un autre aspect dans la langue des détracteurs, qui souligne la soumission et la conversion forcée : le fait d’être dans le courant dominant résulte d’un besoin de survie en tant qu’économiste universitaire et le prix de cette survie se traduit par un langage soumis, déférent, n’abordant que les points de vue hérétiques les plus modérés. Ainsi, pour les critiques de l’hétérodoxie, la survie de l’économie hétérodoxe exige que ses tenants se prosternent devant l’autel de l’économie dominante.
33Pas une fois les critiques ne remettent en cause les actions des économistes dominants ; pas une fois ils ne disent que les économistes dominants ont tort, sont intolérants lorsqu’ils excluent les économistes hétérodoxes de leurs débats, qu’ils les écartent des départements de sciences économiques ou les contraignent à se convertir à l’économie dominante. Tout cela est de leur propre faute parce qu’ils préfèrent se démarquer, avoir une identité propre, leur théorie et leurs propres organisations et activités, ce qui rappelle nombre d’événements célèbres du xxe siècle où les victimes sont accusées de leur propre disparition. Les Américains, qu’ils soient juifs, afro-américains, d’origine mexicaine, syndiqués ou communistes anarchistes, tous sont différents (ils ont des identités, des idées et des croyances différentes), ils appartiennent à des communautés différentes, mais tous sont considérés comme américains et sont au moins tenus de se reconnaître, sinon de se parler. En outre, leurs droits civiques garantissent que toute mesure étatique ou autre qui viserait à les faire disparaître de la société américaine ou à transformer leur communauté en un autre groupe social est illégale, socialement inacceptable et non américaine, c’est du moins la position officielle. Les critiques de l’hétérodoxie ne croient pas en un système équivalent de droits académiques pour les économistes hétérodoxes. Selon eux, ils trouvent que les économistes dominants ont raison de participer à des activités qui homogénéisent la profession et si les économistes hétérodoxes veulent survivre professionnellement, ils doivent s’adapter et se convertir.
34Au lieu de capituler face au choix des critiques, il est temps de cesser de les écouter et de les lire, et d’entreprendre quelque chose de positif pour l’avenir de l’économie hétérodoxe. Ce peut être tout simplement de continuer à enseigner aux étudiants l’économie hétérodoxe, de se consacrer à la recherche et de publier. Cela peut être une démarche demandant davantage d’initiative comme l’organisation de conférences et de séminaires locaux, nationaux et internationaux, la création d’organisations hétérodoxes, de programmes doctoraux hétérodoxes, comme favoriser le recrutement d’économistes hétérodoxes et/ou rechercher des « partenariats » avec des organisations extra-universitaires (syndicats, administrations locales, fondations philanthropiques, coopératives et même des programmes d’échanges commerciaux au niveau local). Des activités plus conflictuelles sont également importantes, comme par exemple remettre en cause les exercices nationaux d’évaluation de la recherche, protester contre les mécanismes nationaux de nomination des professeurs et/ou même protester dans le cadre de conférences nationales ou européennes du mainstream en organisant en marge une conférence concurrente. Aucune de ces activités n’est plus importante que les autres. Toutes sont nécessaires pour que l’économie hétérodoxe ait un avenir. Et elles présentent certainement davantage d’intérêt que de lire les articles des critiques de l’hétérodoxie.
Notes
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[1]
Cet article a bénéficié pour sa version en anglais de commentaires de la part de Wolfram Elsner, John Henry, John King, Marc Lavoie, Bruno Tinel et Matias Vernengo. Traduit de l’anglais par Joëlle Cicchini et Bruno Tinel.
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[2]
Concernant l’absence d’engagement critique de la part des détracteurs vis-à-vis de l’économie hétérodoxe dans sa substance, voir Colander [2009a, 2009b, 2010], et Colander, Holt et Rosser [2004a].
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[3]
Les économistes hétérodoxes critiquent parfois cette présentation d’ensemble de l’économie hétérodoxe. Or les objections ne s’appuient pas sur une vision alternative de ce qui fait la théorie hétérodoxe. Elles montrent que la théorie hétérodoxe est en cours de construction et non pas un produit fini.
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[4]
Voir Lee [2011a, 2011b] pour un débat plus approfondi.
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[5]
Voir Dobb (1945, ch. 1) pour avoir le meilleur exposé de ce qui constitue une théorie de la valeur.
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[6]
Dans cette interprétation, le système de prix joue un rôle secondaire dans le contrôle de l’accès de certains capitalistes et travailleurs à la distribution du produit social et dans la reproduction de l’entreprise.
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[7]
Pour une présentation plus détaillée, voir Lee [2009c, 2010a].
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[8]
Les critiques hétérodoxes intègrent souvent les critiques faites par les économistes dominants. Les critiques dominantes, bien que très pénétrantes, n’abordent jamais la question de savoir si la théorie dominante dans son ensemble pose problème. Ce point de vue est laissé aux économistes hétérodoxes, voir par exemple Keen [2001] et Lee et Keen [2004].
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[9]
Parmi d’autres caractéristiques d’un domaine de recherche scientifique, il y a notamment les relations étroites (par opposition aux relations impérialistes) avec d’autres domaines de recherche, l’orientation de l’activité scientifique déterminée au sein même du domaine de recherche par opposition au suivisme à l’égard de la demande étatique, confessionnelle ou en provenance du monde des affaires, une philosophie d’une libre recherche de la vérité plutôt qu’une profession de foi idéologique, qu’une quête pour le pouvoir ou le consensus ou qu’une cécité à l’égard de théories alternatives imposée par la communauté des chercheurs. L’économie dominante ne répond à aucun de ces trois critères, particulièrement dans les pays où il existe des tests nationaux d’évaluation de la recherche et où le pouvoir étatique sert à légitimer les approches particulières dans un domaine de recherche [Lee, 2009a ; Bunge, 1998 ; Mahner, 2007].
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[10]
Au cours de la période 2002-2008, 62 revues hétérodoxes ont cité 25 435 fois vingt six revues dominantes de la période 1970-2008 et, en 2008, les revues hétérodoxes ont cité 5 343 fois les revues dominantes et 15 % des citations concernaient les articles de revues dominantes publiés entre 2003 et 2007 [Lee, 2010b]. Il n’est pas sûr que les citations fassent référence à des travaux de pointe, mais affirmer qu’aucune référence ne serait de pointe ne ferait que rabaisser les revues dominantes et les économistes qui y publient. De plus, au cours des quinze-vingt dernières années les économistes hétérodoxes se sont livrés à l’évaluation critique de l’économie dominante, y compris de sa recherche de pointe. Comme la distinction entre la présentation des manuels de la théorie dominante néo-classique et celle trouvée dans les ouvrages spécialisés et les revues du mainstream est au mieux obscure (et n’a jamais été rigoureusement établie), les critiques hétérodoxes ont inclus les deux.
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[11]
Les critiques hétérodoxes associent la frontière de la recherche à une bande très étroite des domaines de recherche du JEL sans dire pourquoi. Cela signifie peut-être que la notion de frontière est trop mal définie pour être autre chose que les domaines particulièrement prisés par les critiques. Cela pourrait également signifier que, même si l’économie dominante change, les changements sont localisés ; certains changements sont acceptables, mais trop de changements ne le sont pas.
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[12]
Les critiques de l’hétérodoxie prennent acte de la nature interdisciplinaire de la frontière. Mais c’est une étrange notion de l’interdisciplinarité où les méthodes disciplinaires sont empruntées et la substance ignorée : les revues dominantes citent bien plus les revues de méthodes mathématiques des sciences sociales que n’importe quel autre type de revue de sciences sociales, y compris les revues de gestion et les revues de finance [Kodrzycki et Yu, 2006]. Il est aussi important de noter que l’engagement interdisciplinaire de la frontière dominante n’intègre pas les travaux d’histoire, de sociologie, de géographie, ni de genre.
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[13]
Étant donné que les critiques définissent l’économie dominante par les méthodes, leur appel aux économistes hétérodoxes de cesser de se préoccuper de méthodologie est une tentative pour mettre fin à la recherche qui mène à ces critiques négatives et au rejet du statu quo [Vernengo, 2010].
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[14]
Les critiques associent souvent les termes « de haut niveau » ou « de pointe » à « prestigieux », « respecté » et/ou « élite » afin de rendre compte du statut social universitaire des programmes d’un département, d’économistes, d’une recherche, de doctorants et de formations particuliers. Vu qu’il est possible d’exprimer la même information sans ces derniers termes, les critiques utilisent des termes ayant trait au statut social pour légitimer leurs arguments et encourager les comparaisons désobligeantes avec leurs équivalents hétérodoxes.
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[15]
Hirshleifer [1985] est peut-être le meilleur exemple de l’attitude des économistes dominants envers le dialogue interdisciplinaire ; et pour une critique de cette opinion dominante, voir Fine [1999] et Fine et Milonakis [2009].
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[16]
Le fait d’être différent ne rend pas les économistes hétérodoxes moins économistes, tout comme le fait d’être un économiste dominant ne rend pas moins économiste : les économistes des deux courants sont différents mais égaux. Les détracteurs de l’hétérodoxie rejettent cette idée car ils croient qu’il ne devrait y avoir aucune différence.
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[18]
Comme il a été affirmé plus haut et dans la note 10, les économistes hétérodoxes nouent le dialogue entre les paradigmes, contrairement aux économistes dominants. On peut dire la même chose pour l’histoire économique où les historiens de l’économie citent les économistes dominants sans que ce soit réciproque. De plus, les décomptes de citations montrent que l’économie dominante est relativement isolée par rapport à la plupart des autres disciplines universitaires. Les autres disciplines citent en effet certaines références de revues dominantes alors que ces dernières ne citent aucune référence d’autres disciplines. L’économie dominante est donc une discipline relativement isolée comparativement aux autres disciplines et au sein de sa propre discipline. Ce n’est pas parce que les autres disciplines et sous-disciplines ne veulent pas dialoguer avec l’économie dominante, mais c’est plutôt le contraire [Pieters et Baumgartner, 2002 ; Lockett et Williams, 2005 ; Kodrzycki et Yu, 2006 ; Di Vaio et Weisdorf, 2009].
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L’affirmation des critiques n’est pas convaincante étant donné que, comme ils l’ont affirmé, ceux qui marquent la recherche de pointe sont formés et enseignent dans les départements de premier plan. Les économistes hétérodoxes n’ont aucune de ces caractéristiques.