CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Depuis la fin des années 1980, dans les business schools et les grandes écoles d’ingénieurs, une nouvelle demande pédagogique est apparue : il ne s’agit plus seulement de former des « managers » prédisposés à occuper des postes aux échelons moyens et supérieurs de la hiérarchie de grandes entreprises intégrées, mais aussi des « entrepreneurs » susceptibles de démarrer des entreprises nouvelles, de reprendre les activités externalisées par les grands groupes ou cédées par les familles de fondateurs [Fayolle, 1999, 2004].

2Le modèle traditionnel de formation des « managers » continue d’inspirer l’essentiel des enseignements dispensés dans les grandes écoles françaises et ce n’est qu’en contrepoint que le modèle de « l’entrepreneur » commence à faire l’objet d’enseignements spécifiques. Cette marginalité pourrait être source d’innovation, ce pourrait être un espace de liberté, mais elle prend souvent une forme quasi militante (en faveur d’une économie libérale) : il s’agit de convaincre, d’enthousiasmer, d’inciter la jeunesse à créer des entreprises coûte que coûte (parfois de façon déraisonnable) et, en même temps, de lui inculquer de nouvelles normes de comportement (initiative, goût du risque, goût de l’autonomie et de l’enrichissement rapide…).

3Dans le cadre d’AgroParisTech et des enseignements de sociologie, j’ai la charge d’un enseignement optionnel de 24 heures sur le thème de « l’entrepreneur » depuis l’année 2001. Je propose de présenter la démarche d’enseignement pratiquée dans ce cours : socioanalyse de l’étudiant et de sa famille dans leurs rapports avec les mondes de l’entreprise ; étude des antécédents familiaux ; analyse du sociogramme des étudiants et de leurs connexions possibles avec le monde des affaires ; enquête sur l’histoire de vie d’un « entrepreneur » de leur connaissance…

4Plutôt décalé par rapport aux nouvelles normes pédagogiques en voie d’émergence, ce cours permet à chaque étudiant de suivre une démarche d’enquête en sciences sociales ; de se situer dans le monde social, et de s’intéresser à l’extraordinaire diversité des initiatives économiques prises par des personnes parfois très proches d’eux, et qu’ils ignorent. Il leur permet aussi de réfléchir en toute liberté sur leur propension à entreprendre et sur les conditions de possibilité, pour eux, d’une telle initiative? [1].

2 – Les circonstances de la création du cours d’entrepreneuriat en 2001, dans un contexte institutionnel très incitatif

5Sans surprise, cet enseignement qui n’est en rien pionnier, commence en septembre 2001, c’est-à-dire au moment même où il n’est question dans la grande presse que de « nouvelle économie » et de start-up.

6L’année précédente, du 26 au 29 janvier 2000, au Palais des Congrès de Paris, le Salon des Entrepreneurs a reçu plus de 40 000 visiteurs et donné lieu à 150 conférences. Il a été sponsorisé par le ministère de l’Économie et des Finances, la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, l’Apec, le Medef, la Banque de développement des PME, la Mairie de Paris, l’APCE (Agence pour la création d’entreprises), la Chambre des notaires, la Région Île-de-France, l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi), l’Anvar (Agence nationale pour la valorisation de la recherche) et le slogan figurant sur le carton d’invitation avait la forme d’un appel au peuple : « Il a créé son entreprise, pourquoi pas vous ? »

7Deux ans plus tôt, en 1998, Christian Pierret avait remis au ministre de l’Industrie un rapport intitulé La formation entrepreneuriale des ingénieurs. Ce rapport partait du constat d’un faible développement de la création d’entreprise en France et imputait ce qu’il qualifiait de « retard » non seulement à des lourdeurs administratives mais aussi aux universités, écoles de gestion et écoles d’ingénieurs, qui ne se préoccuperaient pas assez d’initier leurs étudiants à l’entrepreneuriat. Les rapporteurs suggèrent que toutes les écoles d’ingénieurs « insèrent comme une matière de base dans leur enseignement de tronc commun les finalités et techniques de la création d’activité ». Les écoles sont invitées à développer une option « création d’entreprise » en se fixant pour objectif « qu’au moins 10 % de la promotion » la suivent (Les Échos, 21 décembre 1998).

8En 1999, sous l’impulsion d’Henri Pugnère, l’École des mines d’Alès s’est engagée, une des premières, dans une profonde réforme pour que sa formation basée sur les sciences et les technologies soit aussi un révélateur du goût d’entreprendre. Cette nouvelle orientation avait été lancée par la création en 1984 du concept d’incubateur, mais aussi en 1996 par l’organisation d’un colloque international sur le thème « Éducation, enseignement supérieur et création d’entreprise », qui a été présenté comme le coup d’envoi de la démarche entrepreneuriale de l’éducation en France. D’autre part, depuis 1996, l’EMA avait entrepris un grand nombre d’actions pour changer la culture de l’établissement : responsabilisation des élèves, introduction de la philosophie dans le cursus de l’ingénieur, recrutement de sportifs de haut niveau. À partir de1998, en collaboration avec HEC-Entrepreneurs, elle avait accéléré sa démarche et s’était engagée dans une grande réforme culturelle et pédagogique afin de devenir un vecteur de développement économique par la création d’activités, grâce à la technologie et à l’esprit entrepreneurial.

9S’appuyant sur les recherches internationales sur le thème de l’entrepreneuriat, [Venkataraman, 2000], des universitaires français vont relayer rapidement la nouvelle demande institutionnelle et, les 15 et 16 novembre 1999, a lieu à Lille le premier congrès de l’Académie de l’Entrepreneuriat, avec la FNEGE et l’Agence régionale de développement de la Région Nord Pas-de-Calais comme principaux sponsors et des interventions de Michel Delebarre, président du Conseil régional Nord Pas-de-Calais et de Claude Allègre, ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie. Quelques expériences d’établissements d’enseignement supérieur sont alors mises en avant : ESC Lille, CERAM à Sophia-Antipolis, université d’Artois, HEC, « université » catholique de Lille, École des mines de Douai, l’EM Lyon, l’IUT de Quimper, l’ESC Troyes (Actes du 1er congrès de l’Académie de l’Entrepreneuriat, 1999).

10Parallèlement, en avril 1999, le ministère de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie lance le 1er concours national d’aide à la création d’entreprise de technologie innovante, doté de prix – assez dérisoires il faut bien le dire : 50 000 F pour le premier et 25 000 F pour quatre autres candidats. La Chambre de commerce et d’industrie de Paris n’est pas en reste. Elle organise les Premiers États généraux des jeunes entrepreneurs européens du 3e millénaire le 29 novembre au Palais des Congrès de la Porte Maillot. Parallèlement, de multiples réunions ont lieu un peu partout pour la promotion des business angels et des « fonds d’amorçage » censés apporter les capitaux aux étudiants enthousiastes. De nombreuses émissions de radio et de télévision vantent les success stories d’étudiants qui ont fait fortune avant même leur sortie de l’école.

11C’est dans ce contexte que deux enseignants-chercheurs et quelques étudiants d’une école d’ingénieurs relevant du ministère de l’Agriculture et de la Pêche, qui s’appelle encore à l’époque l’ENSIAA (École nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires, et qui deviendra à partir de 2007 une des composantes d’AgroParisTech), soumettent avec succès aux services du ministère le projet de financement de nouveaux enseignements dédiés à l’entrepreneuriat? [2].

12Le projet proposé tient en peu de mots : un cours optionnel sur l’entrepreneuriat d’une durée de 24 heures proposé aux élèves ingénieurs en début de deuxième année et une spécialisation intitulée « CREA » (Création d’une entreprise agro-alimentaire) pour un petit nombre d’élèves ingénieurs de troisième et dernière année, qui pourront dans ce cadre choisir librement les enseignements utiles à leur projet et consacrer une grande part de leur temps à préparer le lancement ou la reprise d’une activité économique, dès leur sortie de l’école.

13En pratique, le cours optionnel de deuxième année bénéficiera d’une fréquentation constante, mais assez modeste. La spécialisation de troisième année n’aura jamais qu’un effectif symbolique (un à trois inscrits chaque année), souvent des étudiants atypiques, en particulier des élèves étrangers ou venant d’autres écoles. Très rapidement, les enseignants en charge de ce programme sont convaincus que, dans le secteur agro-alimentaire en particulier, il est irréaliste d’inciter des jeunes sortant de l’école à se lancer immédiatement dans la création ou la reprise d’entreprise. Les statistiques de création d’entreprises par grand secteur d’activité confortent leur analyse : en 1990, l’industrie agro-alimentaire ne représente que 2,2 % des créations d’entreprises en France et le pourcentage est de 2,5 % en 1999? [3].
Bref, les effets attendus par les autorités, c’est-à-dire une floraison d’entreprises nouvelles et innovantes créées par de jeunes étudiants apportant de la valeur ajoutée, des recettes fiscales et des créations d’emplois n’ont pratiquement jamais commencé de se manifester au sein de l’ENSIA, mais, comme on va le voir, d’autres effets plus modestes et plus inattendus se sont produits et continuent de se manifester en 2009. Sous une forme adaptée, le programme a survécu à la crise de 2002, à l’effondrement du mythe des start-up et des chimères de la soi-disant « nouvelle économie », puis à la crise de 2004 et à celle de 2007.

3 – Le déroulement du cours et le matériel pédagogique utilisé

14Le cours est organisé comme un atelier de travail et se déroule pendant une durée théorique de 36 heures. Il a toujours été bloqué sur une seule semaine en raison de contraintes d’organisation du cursus.

15Au cours de la première demi-journée, après une brève introduction, les étudiants sont invités à s’exprimer sur leurs aspirations et dispositions concernant l’entrepreneuriat? [4] et à parler des rapports qu’entretiennent les membres de leur famille et leurs proches avec l’initiative économique (voir infra, leurs commentaires et réponses au questionnaire).

16Pendant la deuxième demi-journée, ils sont invités à réfléchir à ce qu’ils aimeraient apprendre sur les entrepreneurs et à concevoir l’enquête qu’ils pourraient faire pour en savoir plus : auprès de qui ? En s’y prenant comment ? En posant quelles questions ? En fin de journée, trois textes racontant des histoires de création d’entreprise leur sont distribués, à charge pour eux de les lire pour le lendemain matin (ce que tous ne font pas). S’ils ne l’ont déjà fait, ils sont invités aussi à prendre immédiatement contact avec un entrepreneur de leur connaissance pour l’interviewer au cours des deux jours suivants. Cette séquence est en soi une initiation à la curiosité intellectuelle et à la capacité à trouver très vite des informations sur une partie éloignée du monde social avec laquelle on a eu peu de contacts jusqu’ici.

17La troisième demi-journée est consacrée à l’approfondissement et à la validation de l’enquête que les étudiants vont réaliser, par groupes de trois, auprès d’un entrepreneur. Dans quelques cas, et en dernier recours seulement, l’enseignant propose un contact. Le plus souvent, un des trois étudiants du groupe parvient à obtenir un rendez-vous en dépit de l’agenda extrêmement serré et des limitations qu’impose parfois l’éloignement géographique. En soi, cette prise de rendez-vous est un exercice d’audace et de débrouillardise ainsi qu’une initiation à la manière d’utiliser un réseau social et à jouer sur « la force des liens faibles » pour reprendre la formule de Mark Granovetter (1973).

18Les deux jours suivants sont consacrés à l’enquête proprement dite, réalisée hors de l’école par les groupes de trois étudiants auprès d’un ou plusieurs « entrepreneurs ». Ils doivent aussi rechercher des informations complémentaires sur l’entreprise et le secteur économique en question et réaliser rapidement un compte rendu écrit de leurs découvertes ou, s’ils le souhaitent, un montage vidéo.

19Deux demi-journées sont ensuite consacrées à la présentation orale par les étudiants des résultats de leurs enquêtes, présentation suivie des commentaires des autres étudiants et du professeur, qui met en perspective les informations parcellaires recueillies.

20Dans deux cas, des groupes d’étudiants ont consacré un temps de travail important, après la fin du cours et en plus de leurs autres obligations pédagogiques, à la réalisation d’un montage vidéo d’une vingtaine de minutes, portrait d’entrepreneur validé et corrigé avec l’enseignant, puis réutilisé les années suivantes, comme matériel pédagogique pour le cours.

21Enfin, une dernière demi-journée est consacrée à une interrogation sur les initiatives entrepreneuriales auxquelles songeraient éventuellement les étudiants, dans l’immédiat, ou plus tard dans leur carrière ; à la présentation des éléments principaux d’un business plan, à l’évocation rapide des modes de financements et des informations disponibles auprès des nombreux organismes prescripteurs (Chambres de commerce, Chambre des métiers, ANCE, etc.).
Selon la classification proposée par Sénicourt et Verstraete (2007), cette formation relève donc clairement des enseignements de sensibilisation.

4 – Quelques caractéristiques des étudiants qui suivent cet enseignement

22Le nombre d’élèves inscrits dans le cours d’entrepreneuriat varie d’une année à l’autre de façon assez erratique en fonction des autres cours offerts aux mêmes dates et surtout des dates, pas toujours compatibles, où commence leur stage en entreprise. Seuls 5 élèves s’y sont inscrits la première année (2000), 10 et 2003, 26 en 2004, 8 en 2005, 21 en 2006, 17 en 2007.

23Seuls 9 des 63 étudiants retenus dans notre enquête quantitative (voir tableau en annexe) ont choisi ce cours parce qu’ils envisageaient de devenir un jour entrepreneur. Les autres parlent de curiosité, d’envie d’en savoir plus, et 11 reconnaissent qu’ils ont choisi cet enseignement par hasard ou pour échapper à d’autres enseignements plus rébarbatifs.

24Manifestement, en début de cours, les idées des élèves sur l’entrepreneuriat ne sont pas très stabilisées. Ainsi, si seulement neuf ont choisi ce cours dans l’idée de devenir entrepreneur, dès le second jour de la formation, ils sont 20 à envisager de le devenir un jour si l’occasion se présente. Le fort pourcentage de jeunes filles dans l’école (environ 80 % de chaque promotion) explique peut-être qu’une majorité se projette dans l’avenir comme futur collaborateur (trice) d’un entrepreneur plutôt que comme entrepreneur (se). Mais l’idée que l’appartenance au genre féminin puisse être un obstacle à l’idée d’entreprendre, déjà envisagée par Fayolle (1999, p. 363), reste très incertaine et contestable, même si, dans ce cours, les garçons sont toujours minoritaires mais néanmoins surreprésentés (par rapport à la promotion dans son ensemble) et un peu plus souvent portés à se présenter comme de futurs entrepreneurs.

25Les origines sociales des participants à ce cours (voir tableau infra) indiquent sans surprise une surreprésentation des classes supérieures et en particulier des pères cadres et ingénieurs du secteur privé (24 %) et enseignants et cadres du secteur public (22 %), tandis que chez les mères, les enseignantes (17 %) et les employées (29 %) dominent. À la génération des parents, les indépendants, chefs d’entreprises, agriculteurs et membres des professions libérales ne représentent que 19 % de l’échantillon, tandis que ce pourcentage passe à 32 % pour les grands-pères, si bien que, pour trouver des racines familiales à l’esprit d’entreprise, les élèves sont souvent obligés de sauter au moins une génération et d’évoquer des entreprises familiales qui ont pour la plupart disparu. Ceci explique que 30 % des étudiants déclarent ne connaître aucun entrepreneur parmi les membres de leur famille et leurs proches et 36 % déclarent n’en connaître qu’un seul.
Une des questions que je pose systématiquement aux étudiants au début du cours est : « Dans votre famille, parlait-on des entrepreneurs ? Comment étaient-ils nommés ? Qu’en disait-on ? Y avait-il des discussions à ce sujet entre les membres de la famille ? » Voici quelques-unes des réponses obtenues à ces questions, classées selon les représentations de l’entrepreneur des plus positives aux plus négatives :

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  1. Les gens que je connais et qui ont monté une société ont travaillé dur et je les admire, j’aimerais avoir un parcours aussi enrichissant (étudiante d’origine vietnamienne).
  2. Ce sont des gens qu’on considère comme débrouillards et intelligents et qui ont su prendre leur vie en main (père pharmacien).
  3. J’ai deux oncles entrepreneurs qui se querellent toujours pour savoir lequel des deux fait le plus gros chiffre d’affaires (père ingénieur).
  4. Au Maroc, je fréquente des entrepreneurs quotidiennement. Le problème c’est la corruption et le manque de rigueur (fille d’un directeur général de filiale d’entreprise française au Maroc).
  5. Chez nous, on ne parle pas d’argent, mais l’argent file jour et nuit, ce n’est jamais un problème… (fille de directeur de société).
  6. Chez nous, pendant des périodes de chômage, l’idée de créer une entreprise fut émise (père ingénieur).
  7. Finalement, c’était plutôt comme un rêve (père employé).
  8. Mon père faisait des placements, pas toujours judicieux (père ingénieur).
  9. Mon père disait que beaucoup de nouvelles entreprises ne perdurent pas (père cadre de banque).
  10. Mes parents ont un petit commerce, cela semble difficile et l’issue est incertaine.
  11. Trop de charges, trop de risques.
  12. On disait que c’est risqué, sauf pour ceux qui de toute façon n’ont rien à perdre…
  13. Mon frère a lancé des boîtes et s’est planté à chaque fois…
  14. Dans la conjoncture actuelle, être entrepreneur, c’est risqué.
  15. On parlait de créer des entreprises et puis on se querellait sur le financement du projet.
  16. Un de mes cousins parle toujours de monter sa boîte, mais il est très dépensier et je ne crois pas qu’il trouvera jamais l’argent pour se lancer.
  17. Ce sont des gens qui travaillent trop, tout le temps, et qui finissent par avoir des problèmes de santé.
  18. Les membres de la famille qui travaillent dans le privé sont toujours critiqués parce que leur vie professionnelle n’est pas en accord avec leurs idées politiques (père kinésithérapeute).
  19. Il y avait toujours des polémiques entre fonctionnaires et patrons qui se plaignaient des impôts.
  20. Mon père commentait les scandales vus à la télé : Total, Jean-Marie Messier…
  21. Chez nous, on avait plutôt des pensées socialistes, alors…
  22. Pas que du bien ! Ils s’enrichissent beaucoup du profit des ouvriers.
  23. Chez nous, tout le monde est fonctionnaire.
  24. On disait que ce sont des gens qui profitent des autres…
  25. Chez nous, ils ne sont pas aimés, mon père est syndicaliste !
Les sept premières citations peuvent être interprétées comme des signes d’encouragement à entreprendre émis par la famille en direction de l’étudiant. Dans plusieurs cas, il s’agit d’étudiants étrangers ou dont les familles sont récemment arrivées en France. Les citations 8 à 17 apparaissent comme autant d’obstacles ou d’arguments plutôt décourageants pour qui voudrait entreprendre. Les citations 18 à 25 indiquent une forme ou une autre d’incompatibilité entre l’identité d’entrepreneur et certaines des valeurs défendues par la famille.

5 – L’ancrage scolaire des étudiants et sa pertinence comme ressource pour une éventuelle création d’entreprise

27Même si l’on suppose que les étudiants qui suivent ce cours sont les membres d’une promotion d’élèves ingénieurs les plus intéressés (ce qui n’est pas forcément vrai, comme on l’a vu), très peu présentent des aspirations et des dispositions marquées en faveur de la création d’entreprise. L’inventaire des possibilités d’entreprendre se réduit encore si l’on songe que le type d’activité économique auquel l’école prépare n’a rien à voir avec le type d’activité économique qui a pu être pratiqué avec succès par les parents et relations des élèves. Tout se passe comme si l’éventuelle transmission familiale entrait en opposition de phase avec la transmission scolaire.

28En effet, les élèves ingénieurs de l’ENSIAA (devenus depuis 2007 élèves du cursus Industrie agroalimentaire d’AgroParistech) sont préparés à travailler comme ingénieurs dans les services recherche et développement, production et logistique des grandes entreprises du secteur agroalimentaire comme Danone, Mars, Nestlé, Unilever, Saint Louis Sucre. L’accent est mis sur la technique et en particulier sur la production et la recherche. Or les entrepreneurs que les élèves sont susceptibles de côtoyer n’évoluent qu’exceptionnellement dans ce type d’activité, où la concentration industrielle est déjà très avancée et le besoin de financement important.

29Pour résumer, on ne peut que constater la relative inadéquation entre le projet de créer une entreprise, les caractéristiques familiales des élèves, l’orientation pédagogique d’ensemble de l’école et le secteur industriel théorique de destination des diplômés.
Ce constat recoupe en partie celui fait par Fayolle (1999, p. 365), lorsqu’il note qu’une spécialisation technique reliée à un secteur d’activité à très forte intensité capitalistique peut constituer un obstacle incontournable à la création d’entreprise, mais selon nous, l’obstacle n’est incontournable que si l’on postule soit que les créations d’entreprises doivent être dans le droit fil de la formation technique dispensée, soit que les créations d’entreprise doivent se faire au plus tôt dans la carrière. Or l’ancrage familial et amical des étudiants peut être une ressource pour la création d’entreprise même s’il est déconnecté des savoirs techniques enseignés dans l’école. Autre solution, si l’on renonce à l’idée selon laquelle les entrepreneurs doivent être jeunes et fraîchement sortis de l’école, on peut envisager qu’une carrière dans l’industrie permettra éventuellement de trouver des occasions d’entreprendre après avoir accumulé peu à peu les ressources nécessaires. Un soutien pédagogique sera alors éventuellement utile, mais au moment opportun et selon une approche contextualisée [Falque, 2005].

6 – Les expériences d’entrepreneurs rapportées et leur interprétation par les élèves

30Aucune définition a priori de l’entrepreneur [Gartner, 1990] n’est imposée aux élèves dans ce cours : c’est aux élèves de décider, en fonction des personnes qu’ils connaissent et qu’ils sont susceptibles d’interroger, qui est ou n’est pas « entrepreneur ». L’enseignant ne conteste jamais leur choix : on peut dire que, dans ce cours, on fait de nécessité vertu et que l’on tient pour « entrepreneur » tous ceux qui veulent bien se faire passer pour tel, du marchand de poissons sur un marché, au directeur général d’une agence de conseil en stratégie internationale, de l’illettré à l’énarque.

31Pour présenter les 34 dirigeants et fondateurs d’entreprises rencontrés par les étudiants et que nous avons retenus dans le cadre de cet article, nous avons choisi un regroupement en quatre catégories :

  • Les industriels dont l’activité est dans le droit fil de la formation dispensée à l’école.
  • Les entrepreneurs exotiques (contactés par des étudiants non français ou d’origine étrangère).
  • Les entrepreneurs-artistes qui ont fait de leur passion une auto-entreprise de subsistance.
  • Les cadres expérimentés qui mobilisent un savoir-faire appris dans de grandes entreprises dans une seconde carrière subie ou choisie.
Un dernier groupe, dont nous ne traiterons pas ici, serait constitué par les petits commerçants et artisans (boulangers, bouchers, restaurateurs…) et membres des professions libérales (pharmaciens, médecins, experts comptables, avocats, agents immobiliers, kinésithérapeutes et infirmières…).

32Cette typologie ad hoc ne reprend pas directement les nombreuses typologies d’entrepreneurs publiées dans la littérature. C’est seulement une manière commode de présenter nos données. Une enquête plus générale se limiterait sans doute à deux catégories : l’entrepreneuriat directement lié aux techniques enseignées à l’école (notre premier groupe) et l’entrepreneuriat sans rapport direct avec ces techniques (les quatre groupes suivants).

6.1 – Les industriels dont l’activité est dans le droit fil de la formation dispensée à l’école

33Une élève dont le père est directeur salarié d’une distillerie industrielle a pu rencontrer l’ex-président de cette société qui est aussi l’héritier de la famille fondatrice et le principal actionnaire. Voici quelques-unes des observations des élèves qui l’ont rencontré :

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« M. P. nous a reçu dans son bureau. Il a immédiatement adopté une attitude assez froide et distante. Son bureau nous a paru impersonnel, ce qui n’a pas contribué à nous mettre à l’aise. (…) Nous avons vite compris que cette attitude n’était pas due à nos questions. (…) M. P. s’est senti en quelque sorte obligé de prendre la direction de l’entreprise familiale aux côtés de son père, ce qui n’a rien à voir avec une motivation profonde. (…) L’entreprise est passée de 170 salariés en 1998 à 48 aujourd’hui. (…) Elle a dû se délocaliser parce qu’elle se trouvait située dans une ville où le mouvement continu des camions et la pollution n’étaient plus supportés par les riverains ni tolérés par la municipalité. (…) Le coût élevé de ce déménagement et l’endettement qui s’en est suivi ont conduit M. P. à revendre l’entreprise familiale à un groupe industriel. »

35Un autre groupe d’élèves a pu rencontrer le directeur général et fondateur d’un groupement de six entreprises familiales spécialisées dans la préparation et la commercialisation de pommes de terre (100 M € de CA en 2006 et six sites industriels dans six régions françaises). Dans ce cas, on se trouve en présence d’une entreprise plutôt prospère et en croissance, mais encore une fois, la personne rencontrée est l’héritier d’une entreprise familiale. Voici quelques extraits des observations des élèves :

36

« (…) Les membres de la famille ont décidé au moment de la reprise de conclure un pacte : ne jamais inclure de pièces rapportées (conjoints) dans l’entreprise. C’est, selon M. T., ce qui permet d’éviter tout conflit d’intérêt. (…) Trois des familles fondatrices sont encore actives dans la société. (…) En 2005-2006, deux plans sociaux ont été effectués afin de rendre plus compétitive la société en diminuant le nombre de salariés de 340 à 280. Cette expérience est d’autant plus douloureuse que M. T. a dû choisir de se séparer de certains collaborateurs de longue date. Il a lui-même qualifié cette situation de “véritable enfer”. (…) Mon neveu a vu son père travailler dur au détriment de sa vie de famille. Il n’a donc pas envie de reproduire le même schéma. Pour ma fille, je lui déconseille de faire ça, car c’est un métier difficile. »

37Par l’intermédiaire d’une élève qui avait fait son stage ouvrier de première année dans l’entreprise, un groupe d’élèves a rencontré un ancien élève de l’école, fondateur et dirigeant d’une pâtisserie industrielle qui travaille en sous-traitance pour la grande distribution. Les élèves ont été impressionnés par le fait que le propriétaire fondateur ne travaille que trois jours par semaine dans l’entreprise et passe ses fins de semaine dans sa villa sur la Côte d’Azur, signe, selon eux, d’une certaine aisance financière. Mais ils ont remarqué aussi la difficulté du métier et la dureté dont l’entrepreneur doit faire preuve pour tirer son épingle du jeu :

38

« M. L. fut le seul de sa promotion à devenir entrepreneur et il avait cette idée déjà pendant ses études. (…) À la sortie de l’école, il a choisi de travailler dans une PME. (…) Au bout de cinq ans, il s’est lancé dans la création d’une entreprise de consulting. Il nous dit : “J’avais des propositions de nombreuses entreprises en raison de mon expérience ; mon employeur s’était protégé en me faisant signer un contrat de non-concurrence qui, comme tous les contrats, avait une faille : je n’avais pas le droit d’être ‘salarié’ pour une autre entreprise, mais je pouvais y travailler en tant que consultant.” (…) Au bout de 7 ans de consulting, il s’associe avec le fondateur d’une petite pâtisserie industrielle dont il reste maintenant le seul propriétaire et dirigeant. (…) L’entreprise a prospéré, mais en 2005, croissance et rationalisation de la production deviennent indispensables pour continuer : “Aujourd’hui, la politique de Monoprix et d’autres grandes enseignes est de privilégier le surgelé pour simplifier la logistique et éviter les risques sanitaires. La pâtisserie fraîche est en crise et les PME du secteur sont menacées. (…) Depuis 4 ans déjà, j’ai préparé le rapprochement avec mon principal concurrent. On s’est entendus d’un point de vue commercial et logistique en se partageant les livraisons sur la France. (…) Mon concurrent et partenaire vient de connaître de grosses difficultés financières, j’en ai profité pour faire une croissance externe et regrouper les ateliers. Je n’ai jamais été hostile envers lui, alors que j’aurais pu essayer de lui prendre ses clients. Il ne m’a pas attaqué non plus. (…) Il n’avait pas d’outil de travail digne de ce nom. Je suis donc en position de force. Aujourd’hui, avec mes associés, je contrôle 80 % du nouvel ensemble contre seulement 20 % pour mon ancien concurrent. (…) Le personnel que j’emploie n’a pas beaucoup de qualification, mais le métier demande de la précision et du soin. On s’est rapidement rendu compte que (dans l’atelier que nous avons repris) il n’y avait pas beaucoup d’individus assez précis. Et comme de notre côté on avait épuré le personnel en fonction des démissions et du plan de licenciement et qu’on n’avait plus grand monde, on s’est retrouvé en sous-effectif cet été… En plus, c’est bien d’employer des femmes, mais sur une équipe de huit à la préparation des commandes, j’avais cinq femmes et il y en a eu trois qui sont tombées enceintes en même temps. Vous imaginez la crise !” »

39On ne sera pas surpris que l’attitude des élèves qui découvrent de tels exemples soit empreinte d’une certaine réserve. Certains entrepreneurs paraissent accablés plutôt qu’heureux de leur métier : il est question d’obligation (1er entretien) et d’enfer (2e entretien). Les élèves peuvent constater l’impossibilité pour eux de devenir entrepreneur s’ils ne sont pas membres d’une famille d’entrepreneurs (famille qui se montre particulièrement exclusive dans le 2e entretien). Enfin, ils peuvent éprouver une certaine frayeur devant la dureté des actes qu’il faut accomplir pour réussir dans les affaires (dureté présente en particulier dans les 2e et 3e entretiens).
Enthousiasme et espoir vont se manifester beaucoup plus clairement dans le cas des entrepreneurs exotiques dont les récits prendront parfois la forme d’un conte des mille et une nuits…

6.2 – Les entrepreneurs exotiques

40Un entrepreneur originaire de Damas a importé d’Angleterre le concept d’un circuit touristique dans Paris en bus décapotable. L’investissement initial provient du fondateur et de sa famille. Le résultat est une entreprise indépendante et profitable qui, de surcroît, amuse et enthousiasme les élèves qui en parlent, sans doute parce que le personnage rencontré est lui-même plutôt exubérant et enthousiaste et ne montre pas les aspects de tristesse, de sérieux et d’anxiété rencontrés chez les industriels évoqués ci-dessus. Dans la narration du développement de cette entreprise de loisirs, il n’est question que de croissance. À la différence des récits précédents, on dispose d’indications financières fournies par l’entrepreneur lui-même (8 M € de chiffre d’affaires en 2003, 100 salariés), le principal obstacle évoqué par le fondateur est l’administration française, plus contraignante que l’anglaise et qui met quatre ans à donner deux autorisations administratives : celle de faire circuler en France des bus d’occasion achetés à Vienne ; celle de faire circuler ces véhicules sur des lignes régulières dans Paris, avec des arrêts. Ensuite, c’est la réaction concurrentielle de la RATP devant le succès de son petit concurrent privé qui devient un problème. La RATP monte un réseau de bus touristiques concurrents avec des véhicules neufs. Cette concurrence oblige l’entrepreneur à investir lui aussi dans des bus neufs (20 bus à Paris) et surtout à s’implanter dans une autre capitale, Rome, avec 8 bus en 2004.

41Cet exemple, pourrait être complété par le cas d’un juif marocain de Casablanca âgé de 30 ans, dont le père est propriétaire de boîtes de nuits au Maroc, qui affiche ostensiblement un style de vie de flambeur et de Don Juan, et qui a fait fortune en quelques années à Paris, d’abord grâce à une entreprise de délavage et d’usure de jeans neufs, puis en créant une marque de prêt-à-porter de luxe, et en ouvrant boutique dans les beaux quartiers parisiens.

42Dans les deux cas rapportés ici et dans quelques autres (tel cet entrepreneur chinois qui a fait fortune dans la création de supermarchés asiatiques en région parisienne et qui côtoie maintenant des présidents de la République, ou bien cette pharmacienne qui fait fortune en vendant des produits cosmétiques pour les peaux noires…), les élèves ingénieurs ont clairement le sentiment, à tort ou à raison, que l’entrepreneur s’amuse et mène la grande vie. Cette impression produit sur eux l’effet inverse des tableaux industriels austères présentés dans la section précédente.

6.3 – Les entrepreneurs-artistes qui ont fait de leur passion une auto-entreprise de subsistance

43Tout aussi éloignés des enseignements dispensés à l’école et des doctrines officielles sur la création d’entreprise, mais tout aussi enthousiasmants pour les élèves sont les cas d’entreprises le plus souvent créées par des femmes, et qui n’ont d’autre ambition que de fournir des moyens de subsistance à une famille tout en permettant à l’entrepreneuse de vivre de sa passion.

La mère d’une des élèves rêvait depuis son plus jeune âge d’être artiste peintre. Après le baccalauréat, elle ne travaille pas pendant dix ans pour élever ses enfants, tout en s’adonnant à sa passion, la peinture, d’abord en amateur et dans le cadre d’associations d’artistes, puis encouragée par quelques admirateurs et admiratrices de ses œuvres, elle participe à un concours, le gagne, participe à des expositions, vend des tableaux à une société d’édition canadienne qui en fait des posters… Finalement, en 2006, cette personne parvient à vivre de son art grâce à la vente de tableaux, mais aussi et surtout à une école de peinture pour artistes amateurs qu’elle a fondée en 2003 et dont le budget de fonctionnement était de 36 000 euros en 2006 (dont seulement 5 000 € de subvention municipale).
Cette initiative économique très personnelle intéresse les élèves parce qu’elle apparaît clairement comme une source de satisfaction et d’épanouissement pour sa promotrice, même si le revenu dégagé après paiement de tous les frais reste modeste.

6.4 – Les cadres expérimentés qui mobilisent un savoir-faire appris dans de grandes entreprises dans une seconde carrière subie ou choisie

44Les cadres qui ont acquis une solide compétence dans de grandes entreprises sont parfois en mesure de prolonger leur expérience professionnelle initiale en développant une activité indépendante, le plus souvent dans le secteur des services aux entreprises et en gardant leur ancien employeur comme premier client et client de référence. Cette formule de création d’entreprise est évidemment à l’opposé de l’idée d’une création d’entreprise dès la sortie de l’école. Cependant, pour des élèves ingénieurs qui ont de bonnes chances de commencer leur carrière dans de grands groupes, c’est un scénario qui paraît réaliste. Encore faut-il qu’il apparaisse comme attractif aux élèves. De ce point de vue, les témoignages sont contrastés. Nous présentons ci-dessous deux cas extrêmes, l’un plutôt source d’embarras et l’autre plutôt enthousiasmant pour les élèves, l’un plutôt centré sur les questions financières et l’autre plutôt centré sur le contenu de l’activité.

45Le premier cas est celui d’une femme qui exerce seule et à domicile une activité de démarchage commercial. Cette personne garde manifestement un mauvais souvenir de ses anciens employeurs « écœurée par le poste qu’elle avait occupé » et « persuadée qu’elle avait quelque chose à prouver ». L’entretien ne permet pas de décider clairement si c’est par choix ou par nécessité qu’elle exerce son activité actuelle, qui semble, finalement, lui procurer un revenu satisfaisant, après une période de fort investissement dans la prospection. La première année, grâce à ses relations familiales et professionnelles, elle se souvient avoir décroché 640 rendez-vous, pour une quarantaine de contrats signés. Puis, au fil des années, elle gère maintenant un portefeuille de clients réguliers qui lui procure des revenus récurrents :

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« Je travaille pour des consultants en politique salariale, dont la spécialité est d’offrir aux entreprises des solutions d’économie sur les coûts salariaux. Le contrat prévoit que (le cabinet de conseil) percevra pendant deux ans 50 % des économies réalisées sur les coûts salariaux. (…) Vous savez, je m’applique aussi à moi-même les techniques de réduction des coûts salariaux. Actionnaire minoritaire de ma société, je me verse un salaire minimum (le SMIC) mais, par exemple, je double systématiquement le montant de mes frais de déplacement et j’avoue être parfois tentée de conserver la part TVA lorsque les encaissements se font TTC. Il y a plein d’astuces qu’il faut connaître si l’on veut bien gagner sa vie… »

47Un second cas est proposé par la mère d’un des élèves qui, après une carrière comme responsable de la communication dans un groupe chimique américain, a monté une entreprise dont l’objet social est la création d’événements et la mise en contact de designers avec de grands groupes qui souhaitent développer les usages de matériaux nouveaux. Cette spécialisation très pointue paraît valorisante aux élèves car elle touche à la communication, à l’art, et la fondatrice manifeste une part évidente de passion et d’enthousiasme? [5] :

48

« J’ai toujours eu envie de créer une entreprise mais je suis restée vingt ans dans (une multinationale américaine), parce que j’ai quatre enfants et que je ne pouvais pas me permettre de prendre des risques. J’ai énormément appris dans cette entreprise et acquis des méthodes de travail efficaces que j’applique maintenant à ma petite structure. (…) J’ai quitté (la multinationale) où j’occupais le poste de directeur de la communication en 2004 et j’ai créé aussitôt mon entreprise dont l’objet est de convaincre les prescripteurs et les designers de rechercher de nouvelles applications pour des matériaux nouveaux. (…) Je fais l’interface entre le discours très technique des développeurs de matériaux nouveaux et le discours plus sensible des designers. Mon ancien employeur a été mon premier client, j’avais aussi renforcé mon réseau de relations pendant l’année précédant mon départ de façon à trouver des clients et des partenaires dès ma sortie de l’entreprise. (…) Il faut savoir que lorsqu’on quitte une entreprise, vos relations professionnelles se divisent en deux catégories : ceux qui vous restent fidèles et ceux qui vous tournent le dos parce que vous ne représentez plus une ressource intéressante pour eux. C’est là qu’on se rend compte de ce que c’est, un statut social ! On a parfois des surprises. C’est à ce moment qu’il faut avoir de l’endurance et savoir persévérer. (…) J’ai fait cinq Paris-Dakar en moto : cela m’a appris ce que c’est que l’endurance. C’est dans ce genre d’épreuve que l’on se rend compte qu’on est acteur de sa propre vie et que si on a le mental, on peut tenir et aller jusqu’au bout. (…) L’argent n’est pas un problème pour créer une entreprise de service : on peut créer une entreprise aujourd’hui avec 100 € si l’on ne vend que de la matière grise. Au début, Il faut savoir vendre du service sans dépenser, faire rentrer de l’argent avant d’en sortir. (…) Nous travaillons à deux, deux associées, et nous ne souhaitons pas avoir de salariés parce que les coûts fixes augmentent les risques : nous travaillons avec un réseau d’indépendants auxquels nous sous-traitons des prestations, en fonction des besoins de nos clients. »
Comme on le voit, le public très féminin des élèves de l’école a su trouver des femmes entreprenantes auxquelles s’identifier et des entreprises à leur portée, même si cela donne une image de l’entreprise assez éloignée des modèles de business plan très ambitieux, fondés sur des taux de croissance et des marges à deux chiffres, préconisés par les investisseurs en capital.

7 – Conclusion : de la nécessité de ne pas normer ni prescrire

49Que l’on prenne pour point de départ les aspirations et dispositions des élèves et leur propension plus ou moins nette à se projeter dans une activité d’entrepreneur indépendant, ou bien les expériences de leurs proches, on ne peut que constater l’extrême diversité des parcours, des intentions, des contenus d’activité et de la « performance économique », pour autant que l’on puisse l’apprécier.

50S’il paraît judicieux d’offrir aux élèves ingénieurs une occasion de focaliser un moment leur attention sur la question de la création d’activités économiques indépendantes et d’éveiller leur attention sur les conditions dans lesquelles un tel événement peut se produire, il paraît incongru de vouloir délibérément encourager, provoquer ou forcer un processus qui ne dépend manifestement pas que du bon vouloir.

51En effet, à bien écouter les nombreux témoignages recueillis par les élèves depuis six ans que ce cours a lieu chaque année, il apparaît que la création d’entreprise relève souvent de ce que John Elster (1986) a nommé un « effet essentiellement secondaire », c’est-à-dire un phénomène qui, comme le fait de s’endormir, de tomber amoureux ou d’être spontané, a d’autant plus de chances de se produire qu’il n’est pas le produit d’un acte volontaire explicite. On ne peut pas décider de s’endormir. De même, la création d’entreprise apparaît souvent dans les récits comme un enchaînement d’événements indépendants qui aboutissent, à un moment donné, à ce qu’une personne perçoive une occasion favorable et dispose des ressources nécessaires pour la saisir : disponibilité, compétences, relations, moyens techniques et financiers? [6]. C’est alors, et alors seulement, qu’un acte de volonté peut venir éventuellement confirmer l’engagement de saisir l’occasion qui se présente. L’envie ou l’intention peuvent être anciennes, mais le moment et la composition exacte du cocktail entrepreneurial ne se choisissent pas.

52Les témoignages montrent aussi que le raisonnement financier est loin d’être toujours déterminant dans l’acte de création. Le fait que cette logique arrive au premier plan des préoccupations de l’entrepreneur n’est d’ailleurs pas un gage de bonne fortune. L’insistance sur le contenu de l’activité et sur les relations humaines qu’elle permet de développer est à la fois plus attractive pour les élèves, plus encourageante pour eux, plus rassurante sur le sens de la vie d’entrepreneur et parfois aussi, plus lucrative in fine.

53Les témoignages dans lesquels l’appât du gain et l’évocation des combines juridico-comptables occupent le devant de la scène, ceux où sont évoquées des pratiques illégales (ententes, partage de marchés, entorse à la législation fiscale) ou moralement contestables (discrimination en faveur des membres de la famille propriétaire, licenciement de collaborateurs, mise à l’écart d’associés, prise de contrôle plus ou moins hostile de concurrents en difficulté…) ne suscitent jamais ouvertement l’indignation des élèves, sans doute parce qu’ils savent que la personne rencontrée est un proche de l’un d’entre eux et qu’en transmettant ses « petits secrets » à de jeunes apprentis, cette personne se montre sincère et croit bien faire. Les élèves se trouvent ainsi directement au contact des paradoxes et contradictions de la vie des affaires.

54Finalement, l’image de la création d’entreprise véhiculée par le cours est plus bigarrée, plus imprévisible, moins normée, moins centrée sur les aspects juridiques, économiques et financiers que celle que promeuvent les institutions officielles. Les « business plans » exigés par les banques, recommandés par l’APCE et les organismes consulaires, demandés aussi par les investisseurs en capital (business angels et sociétés de private equity) reposent sur une conception procédurale et abstraite de la rationalité. Ils sont un peu comme le tableau d’affichage d’un tournoi de tennis où l’on voudrait à tout prix inscrire par avance les scores des joueurs avant même que la partie ait eu lieu. Ce centrage de l’attention sur le résultat, sur la performance prévue et même exigée par des tiers peut paraître stérilisante, mais aussi irréaliste au vu de la manière dont se passent, en pratique, les démarrages d’entreprise.

55Ce centrage sur les aspects financiers entre aussi en contradiction avec les idéaux d’indépendance, de liberté et de responsabilité personnelle si souvent mis en avant par les personnes rencontrées. C’est pourquoi il paraît pertinent de centrer l’attention des apprentis joueurs sur le jeu lui-même, sur le plaisir et la manière de manier la raquette pour agir sur la balle et d’entrer en interaction avec les autres joueurs : centrage sur l’activité et non pas sur le résultat des activités ; centrage sur le déroulement du processus de création et ses prémices et non pas sur une définition a priori et abstraite des objectifs à atteindre qu’il s’agisse de résultat net, de gains en capital, de taux de croissance annuel, de parts de marché ou de création d’emplois.
En matière de création d’entreprise tout autant que dans d’autres domaines de l’activité humaine, il est fort possible que ce qui compte ne soit pas dans les comptes.

tableau im1
Réponses des étudiants au questionnaire (N = 63) Vous personnellement, en quoi êtes-vous concerné par un cours sur les entrepreneurs ? (question ouverte post-codée) Par curiosité, pour comprendre, pour savoir 26 Pour devenir un jour entrepreneur 9 Par défaut, par hasard, par élimination d’autres cours 11 Pour se préparer à sa future vie professionnelle 10 Interrogation sur soi-même 3 Par intérêt pour la sociologie 3 Tradition familiale 1 Vous voyez-vous plutôt comme : Le futur collaborateur d’un entrepreneur ? 22 Un futur entrepreneur, si l’occasion se présente ? 20 Un salarié à la recherche d’un emploi ? 17 Un citoyen, plutôt méfiant vis-à-vis des entrepreneurs 4 Vous sentez-vous bien informé sur ce que sont les entrepreneurs et ce qu’ils font ? Très bien 0 Bien 8 Un peu 43 Très peu 10 Pas du tout 2 Quelles sont vos sources d’information ? (question fermée, plusieurs réponses possibles) L’école 42 Amis et relations 32 Famille 28 Télévision et cinéma 28 Magazines, presse 26 Livres et articles spécialisés 11 Y a-t-il des entrepreneurs dans votre famille, parmi vos proches et connaissances ? Un seul 23 Aucun 19 Deux 9 Trois 9 Quatre et plus 3 Professions des membres de la famille Père Mère Grands-pères Grands-mères Cadres et ingénieurs du secteur privé 15 0 5 0 Enseignants (y compris les instituteurs et institutrices) 7 11 5 9 Cadres du secteur public, policiers et militaires 7 1 8 1 Professions intermédiaires 7 8 7 1 Professions libérales, médecins, avocats 6 6 5 2 Non-réponses 6 5 29 41 Chefs d’entreprises de commerce, d’artisanat ou de l’industrie et épouses 5 4 16 8 Employés 4 18 9 11 Ouvriers et couturières à domicile 4 1 13 11 Agriculteurs ou femmes d’agriculteur 1 0 15 13 Sans profession, mère au foyer 1 9 1 29 Note : 120 étudiants ont suivi ce cours ; parmi ceux-ci, 63 ont complété ce questionnaire de façon exploitable et 34 ont produit des comptes rendus d’entretien avec un entrepreneur d’une qualité suffisante pour que je les utilise dans le présent article, dont deux sous la forme d’un montage vidéo.
tableau im2
Professions des membres de la famille Père Mère Grands-pères Grands-mères Cadres et ingénieurs du secteur privé 15 0 5 0 Enseignants (y compris les instituteurs et institutrices) 7 11 5 9 Cadres du secteur public, policiers et militaires 7 1 8 1 Professions intermédiaires 7 8 7 1 Professions libérales, médecins, avocats 6 6 5 2 Non-réponses 6 5 29 41 Chefs d’entreprises de commerce, d’artisanat ou de l’industrie et épouses 5 4 16 8 Employés 4 18 9 11 Ouvriers et couturières à domicile 4 1 13 11 Agriculteurs ou femmes d’agriculteur 1 0 15 13 Sans profession, mère au foyer 1 9 1 29 Note : 120 étudiants ont suivi ce cours ; parmi ceux-ci, 63 ont complété ce questionnaire de façon exploitable et 34 ont produit des comptes rendus d’entretien avec un entrepreneur d’une qualité suffisante pour que je les utilise dans le présent article, dont deux sous la forme d’un montage vidéo.

Notes

  • [1]
    Je remercie les 120 élèves ingénieurs qui ont suivi ce cours ainsi que les membres de leurs familles et amis proches qui ont bien voulu répondre à leurs questions. Cet article rend compte du travail collectif qu’ils ont accompli.
  • [2]
    À cette époque, il existe à la direction de l’Enseignement supérieur de ce ministère un programme nommé « IDEES » qui finance à hauteur de 100 000 F une initiative pédagogique prise conjointement par des enseignants et des étudiants. Cette formule de financement efficace disparaîtra peu après.
  • [3]
    Source : Insee-Sirène, champ Industrie, construction, commerce et services (hors secteur financier).
  • [4]
    On peut considérer que ce point de départ pédagogique s’inspire directement de la théorie de l’habitus développée par Pierre Bourdieu (1980).
  • [5]
    Ce témoignage a fait l’objet d’un enregistrement vidéo qui permet d’apprécier directement l’engagement de la personne dans l’initiative économique qu’elle raconte.
  • [6]
    C’est aussi la thèse que nous développons en ce qui concerne les créateurs d’entreprises d’envergure mondiale [Villette et Vuillermot, 2005].
Français

Résumé

Cet article relate une expérience d’enseignement de l’entrepreneuriat dans une école d’ingénieurs. Il met en évidence un double écart : écart entre une formation qui prépare les élèves à occuper des postes techniques dans les usines de grandes entreprises intégrées, et le genre d’entreprises que les élèves seraient susceptibles de créer compte tenu des ressources extrascolaires dont ils disposent et des exemples fournis par leurs proches ; écart entre les conceptions procédurales et abstraites de la démarche de création d’entreprise prescrites par les organismes d’aide ou de financement et les témoignages recueillis par les élèves au cours de leurs enquêtes auprès de membres de leurs familles, où la création d’une entreprise apparaît souvent comme un « effet essentiellement secondaire » au sens de John Elster.

Mots-clés

  • entrepreneuriat
  • enseignement
  • ethnographie
  • école d’ingénieurs

Bibliographie

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  • Elster J. (1986), Le Laboureur et ses enfants, Éditions de Minuit, Paris.
  • Falque A. (2005), « De la formation initiale de l’entepreneur à l’apprentissage réflexif du dirigeant de TPE », Atelier de recherche ERFI – CEROM – AE – AIMS – AIREPME, 26/05/2005, Montpellier.
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  • Fayolle A. (1999), L’ingénieur entrepreneur français, L’Harmattan, Paris.
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  • En ligneGranovetter, M.S. (1973), « The Strengh of Weak Ties », American Journal of Sociology 78, p. 1360-1380.
  • En ligneJouison E. et Verstraete T. (2008), « Business model et création d’entreprise », Revue française de gestion, n° 181, p. 175-197.
  • Perucca B. (1998) « Les écoles d’ingénieurs en mal d’entrepreneurs », Les Échos, lundi 21 décembre, p. 4.
  • Paturel R. (2004) « La recherche doctorale française en entrepreneuriat, années 2000-2004 », XVIIes journées nationales des IAE, Lyon, 13-14 septembre.
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  • En ligneVenkataraman Shane S., 2000, « The Promise of Entrepreneurship as a Field of Research », The Academy of Management Review, 25 (1), p. 217-226.
  • Villette Michel, Vuillermot C., 2005, Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, La Découverte, Paris.
Michel Villette
Centre Maurice Halbwachs et AgroParisTech.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/05/2011
https://doi.org/10.3917/rfse.007.0083
Pour citer cet article
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