Pol-Henry Dasseleer, Gazprom. L’idéalisme européen à l’épreuve du réalisme russe. Paris, L’Harmattan, 2009, 156 p.
1Pol-Henry Dasseleer s’attache à décrire les relations géostratégiques entretenues par l’Union européenne et la Russie sur un sujet aussi sensible que l’approvisionnement énergétique. L’auteur limite son analyse au gaz au travers du prisme de Gazprom. À la lecture de l’ouvrage, la complexité du sujet s’impose : ce n’est pas le moindre défi que de parvenir à condenser autant d’informations, d’analyses et de nuances en un nombre si restreint de pages, sans jamais ni égarer son lecteur, ni l’ennuyer. En effet, l’auteur, annonce sa thèse dans le titre et la développe dès les premières pages. Il postule que l’énergie a quitté la sphère économique pour s’intégrer à celle de la stratégie. Plus précisément, l’auteur veut montrer que la Russie entend se servir des ressources minérales que recèle son sous-sol pour revenir au premier plan de la scène internationale.
2Même si ce n’est pas le cas de ses membres, l’Union européenne refuse d’adopter un regard stratégique et préfère une approche basée sur les normes et les valeurs à transmettre à la Russie afin que celle-ci adopte une politique économique libérale portée par une « bonne gouvernance ». L’auteur en déduit, de façon plus ou moins implicite, que les relations entre l’Union et la Russie sont déséquilibrées, dans le sens où les dirigeants russes se montrent plus pragmatiques que ceux de l’Europe, mais surtout parce qu’ils détiennent dans leurs mains un centre de décision unique alors que l’Europe doit composer avec la politique énergétique de ses États membres. Toutefois, le déséquilibre ne s’avère pas si extrême que le redoutent certains analystes en raison d’une dépendance mutuelle en matière énergétique : « (…) la structure de la balance commerciale montre à elle seule la prédominance des liens unissant l’Europe et la Russie par rapport aux relations commerciales avec la Chine ou encore les États-Unis. De plus, et de manière encore plus fondamentale, les échanges économiques entre ces deux centres sont complémentaires, ce qui renforce d’autant la relation. Alors que l’Europe est la source principale des revenus directs et indirects de la fédération, la Russie assure au vieux continent un approvisionnement énergétique constant depuis des décennies au titre de voisin direct. » (p. 44)
3Évidemment, pour étayer un tel argumentaire, le premier souci de l’auteur consiste à poser le contexte : Gazprom est une société publique, issue de l’ex-Union soviétique. Gazprom, de son ancien nom « ministère soviétique de l’industrie gazière », est contrôlée depuis 2005 par l’État fédéral russe qui détient 51 % des parts. Elle détient 70 % du total des réserves prouvées et probables au niveau national et assure 86 % de la production gazière russe. Il existe toutefois une série de petits acteurs nationaux. Ces derniers se partagent une centaine de milliards de m3 par an. La Russie en produit plus de 600 milliards par an, dont la moitié alimente la consommation intérieure à des prix préférentiels qui ne couvrent pas les coûts d’extraction du gaz. Gazprom applique une politique tarifaire différenciée selon des critères géographiques, économiques et les conditions physiques (réseau de pipelines, état des réserves et localisation) et des relations socio-historiques. Les livraisons de gaz sont déterminées par le réseau de gazoducs hérité de la guerre froide : la zone 0 correspond à la Fédération de Russie dans laquelle les prix ne reflètent que le coût de l’exploitation afin de s’assurer la paix sociale. La zone 1 concerne l’étranger proche : la Biélorussie, l’Ukraine, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Tous ces pays sont d’anciennes républiques soviétiques. Ils sont dépendants du système des gazoducs russes. En outre, ces pays servent au transit du gaz vers les zones supérieures qui apportent le gros des bénéfices de Gazprom. En raison du rapprochement de ces pays avec l’Occident, les dirigeants russes mettent fin aux tarifs préférentiels pratiqués sous l’administration Eltsine comme moyen de conserver leur influence. La zone 2 concerne les PECO, la zone 3, l’Europe occidentale, et enfin la zone 4, l’étranger lointain (États-Unis, Chine, Asie centrale…). Il apparaît donc que cette tarification répond, au moins, autant à une logique politique qu’à une logique économique.
4Plus précisément, il est très difficile de savoir quelles sont les réserves dont dispose la Russie puisque les données sont manipulées par les différents acteurs. Gazprom gère ses réserves en contrebalançant mutuellement deux tendances. En effet, l’organisation de la raréfaction du gaz a pour objectif d’influencer les clauses contractuelles avec les partenaires extérieurs, et donc avec l’Europe. Néanmoins, cette tendance est consciemment limitée par la volonté qu’ont les autorités russes d’être considérées comme un fournisseur fiable de l’Union européenne. Les Russes ont réussi à transformer le sentiment de crainte quantitative des consommateurs en un processus d’échange qualitativement favorable aux producteurs par la généralisation des contrats indexés sur les prix pétroliers. Preuve que la politique russe ne cherche pas à changer le monde mais à l’influencer en fonction de ses intérêts.
5L’Union européenne, quant à elle, organise sa politique énergétique autour de trois piliers : 1) la lutte contre le réchauffement climatique, 2) la réduction de sa vulnérabilité extérieure à l’égard de ses importations d’hydrocarbures, 3) la promotion de l’emploi et de la croissance en fournissant ainsi aux consommateurs une énergie sûre et abordable. L’auteur constate que les autorités européennes mènent, pour y parvenir, une politique libérale. « Les apprentis sorciers prônant la dérégulation des échanges à tout prix devraient être maîtrisés sous peine d’ouvrir une boîte de Pandore. La libéralisation ne doit pas être une norme à laquelle doivent se plier fournisseurs et consommateurs. La libéralisation n’est en théorie qu’un outil permettant à la concurrence de faire baisser les prix d’achat des consommateurs finaux. En théorie seulement, car les hydrocarbures, de par leur rareté et importance pour le processus de développement européen, ne peuvent être appréhendés par les mêmes paradigmes que ceux applicables aux produits de consommation classiques. » (p. 72)
6Pour clore son analyse, Pol-Henry Dasseleer explore quelques pistes à suivre pour permettre à l’Union européenne de rééquilibrer ses relations énergétiques avec les autorités russes. Ce cinquième chapitre semble très en retrait par rapport aux chapitres précédents. Des paradoxes affleurent entre les nuances de l’analyse menée par l’auteur au sujet des relations géopolitiques et la « simplicité » des solutions préconisées. Le maillon manquant, à notre sens, réside dans l’absence des moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces solutions idéales. Il est vrai, néanmoins, qu’un tel chantier exigerait un volume à lui seul.
7Frédéric CHAVY
8Clersé - CNRS
9frederic.chavy@univ-lille1.fr
10Guillaume YVAN
11Clersé - CNRS
guillaume.yvan@univ-lille1.fr
Jacques Freyssinet, Négocier l’emploi. 50 ans de négociations interprofessionnelles sur l’emploi et la formation. Paris, Liaisons, 2010, 312 p.
12Quelle est la dynamique des négociations interprofessionnelles sur l’emploi engagées en France depuis 50 ans ? Pour répondre à cette vaste question, Jacques Freyssinet explore les négociations qui se sont succédé depuis l’accord fondateur de l’UNEDIC du 31 décembre 1958 créant des allocations pour les chômeurs, jusqu’à l’accord du 11 janvier 2008 sur la modernisation du marché du travail. Le premier intérêt de l’ouvrage tient au thème retenu, l’emploi, qui, depuis le milieu des années 1970, avec la montée du chômage, constitue une préoccupation sociale et politique majeure, un objet croissant de conflits dans les entreprises, un champ d’intervention multiple et continu des politiques publiques et de la négociation collective. Son intérêt, en second lieu, provient de la démarche de l’auteur qui privilégie l’approche par la négociation collective au niveau le plus centralisé – celui des accords nationaux interprofessionnels (ANI) et leur articulation avec les politiques publiques. Étudier la négociation, ce n’est pas seulement rendre compte du contenu des accords, c’est aussi expliciter les enjeux et les contextes (économique, politique et intellectuel), les stratégies des acteurs impliqués, les processus même de la négociation, les raisons des réussites et des échecs, la cohérence des textes sur le long terme, les innovations marquantes, la nature des liens avec l’action de l’État. C’est en somme, démarche trop rare dans les travaux français, ouvrir la boîte noire de la négociation collective.
13L’ouvrage combine une approche à la fois thématique et chronologique. Dans les trois chapitres généraux d’ouverture, Jacques Freyssinet s’interroge sur les raisons qui ont poussé les syndicats à s’impliquer dans un domaine considéré jusque dans les années 1960 comme relevant de l’action publique, sur la place de la régulation de l’emploi dans la régulation sociale et sur l’impact de l’environnement international. Quatre chapitres déroulent ensuite les négociations sur quatre périodes – des années 1960 aux années 2000 – en dégageant pour chacune d’elles une orientation dominante de la négociation sur l’emploi.
14Dans le premier chapitre, l’auteur montre que la négociation de l’emploi dépend très largement de la conception de l’emploi qu’en ont les acteurs. Ainsi, pour les syndicats, jusque dans les années 1960, cette notion renvoie d’une part à des mécanismes de marché que seules les politiques macro-économiques peuvent influencer et, d’autre part, aux garanties assurant la stabilité du statut de l’emploi dans les entreprises. Leur intérêt pour négocier les questions relatives à l’emploi s’accroît dès lors qu’ils mesurent plus clairement leurs liens avec la productivité. Ils se heurtent alors à un autre problème : la défense farouche par les employeurs de leur pouvoir de gestion de l’entreprise qui, selon eux, ne peut être remis en cause par la négociation collective. Cette doctrine du patronat, rappelée de manière constante, explique aussi bien son refus de négocier le plan de formation dans l’entreprise que le bien-fondé des restructurations ou le contenu de la GPEC. La négociation peut s’attacher aux conséquences des décisions managériales, non aux décisions elles-mêmes, ce qui en limite la portée.
15Examinée dans le chapitre 2, la place de la négociation de l’emploi dans la négociation sociale met en évidence la spécificité du modèle français de production des normes, dans lequel le partage de responsabilités entre normes publiques et normes négociées n’a jamais été clairement défini, du moins avant la loi de modernisation du dialogue social du 7 janvier 2007. Même après qu’il a été convaincu de la nécessité d’intégrer l’emploi dans le champ de la régulation négociée, l’État n’a pas cessé d’intervenir dans la négociation non seulement en amont pour inciter les acteurs sociaux à engager des négociations qu’il jugeait prioritaires ou, en aval, pour en valider les résultats, mais dans le cours même de la négociation pour l’accompagner et l’orienter, parfois même la contraindre. D’où des chevauchements de compétences et des interactions étroites entre acteurs publics et acteurs sociaux qui conduisent certains observateurs à identifier sous les expressions de « co-production » de normes ou de « loi négociée » des caractéristiques propres à ce champ. Selon J. Freyssinet, si ces notions peuvent s’appliquer à certaines négociations, elles ne peuvent être généralisées.
16L’influence de l’environnement international sur les politiques d’emploi nationales, abordée dans le chapitre 3, s’exerce à travers différents canaux : par l’attraction de certains modèles nationaux (comme le modèle danois), par les catégories, les discours et les représentations véhiculées par les institutions internationales comme l’OCDE, le BIT ou la Commission européenne, par les revendications formulées par les acteurs sociaux européens et les règles qu’ils élaborent. Mais cette influence est le plus souvent indirecte et médiatisée par d’autres facteurs (revendications syndicales, état de la réglementation nationale), comme le révèlent les débats sur la flexicurité dans la période récente.
17Les chapitres 4 à 7 sont construits autour de quatre périodes. Dans la première, qui s’étend de 1958 au milieu des années 1970 (chapitre 4), la question des restructurations et de leur impact sur l’emploi (chômage, mobilité et reconversion) est au cœur de la régulation de l’emploi. Trois grandes négociations sont analysées : celle qui débouche sur l’accord de 1958 que l’auteur considère comme le premier ANI sur l’emploi car, bien que centré sur l’indemnisation des chômeurs, il aborde la question des reclassements et donc du fonctionnement du marché du travail ; l’accord sur la sécurité de l’emploi de 1969, inspiré de la convention sociale de la sidérurgie lorraine, qui s’inscrit dans le cadre d’une politique « active » de l’emploi ; enfin, celui sur la formation professionnelle de 1970, accord historique repris par la loi de 1971, qui fait entrer la formation dans le champ de la négociation collective – mais pas dans l’entreprise – et introduit un droit à la formation que les textes postérieurs préciseront.
18L’enjeu central de la deuxième période (chapitre 5) – du milieu des années 1970 à 1984 – est déterminé par le retournement de la conjoncture économique et la montée du chômage dont découlent de nouvelles orientations stratégiques. En schématisant, trois stratégies s’affrontent : celle du gouvernement qui, après avoir accordé une garantie de ressources « généreuses » en cas de licenciement économique, cherche ensuite les moyens de réduire les énormes déficits des régimes d’indemnisation ; celle des syndicats soucieux de préserver les droits des salariés licenciés et des chômeurs tout en défendant à tout prix l’autonomie du régime d’assurance chômage qu’ils estiment menacé d’étatisation ; enfin, celle du patronat qui met au premier plan la flexibilité de l’emploi comme moyen de le sauvegarder. Toute une série d’ANI seront négociés mais on retiendra surtout de cette période l’adoption d’un système dual d’indemnisation – facteur d’inégalités – qui confie à l’État la prise en charge d’une partie des chômeurs, l’autre partie restant dans le cadre du système géré par les partenaires sociaux.
19La troisième période que traite le chapitre 6 est particulièrement étendue : de 1984 – marquée par le retentissant échec d’une négociation globale sur l’emploi engagée à la demande du patronat – à 2007. S’impose dans cette période l’idée qu’il faut agir sur les déterminants structurels de l’emploi. Ce sont les effets positifs attendus sur celui-ci (préservation et création) qui justifient les initiatives et les réformes : marché du travail, aménagement et réduction du temps de travail, formation professionnelle, contrat de travail. L’emploi devient alors « l’équivalent général » de toutes les négociations. L’échec de celle sur l’emploi de 1984 retient tout particulièrement l’attention de J. Freyssinet en raison de son caractère multidimensionnel qu’on ne retrouvera ensuite que dans l’ANI de 2008. La crainte que la multiplication des statuts d’emploi entraîne une précarisation généralisée de la main-d’œuvre semble avoir été décisive dans le refus de signature de l’accord par des syndicats en position de faiblesse en raison de la chute de leurs adhérents. Le bilan qu’il dresse des ANI portant sur l’aménagement et la réduction du temps de travail destinés à stimuler les négociations de branche est sévère et explique en grande partie les lois Robien et surtout les lois Aubry de 1998 et 2000.
20Le dernier chapitre se rapporte directement à la négociation qui s’engage à partir de 2007 sur la modernisation du marché du travail. L’ANI signé le 11 janvier 2008, suivi par plusieurs autres accords conclus en 2008 et 2009, présente selon J. Freyssinet un caractère exceptionnel en raison notamment de ses dimensions multiples (contrat de travail, GPEC, sécurisation des parcours professionnels, conditions d’embauche, rupture à l’amiable, indemnisation des chômeurs, formation professionnelle). En soulignant l’interdépendance des différents domaines de l’emploi, qui donnaient lieu jusque-là à des interventions cloisonnées (surtout après 1984), cette méthode signale une démarche plus cohérente des partenaires sociaux à même d’avoir des effets positifs sur l’emploi.
21Cet ouvrage s’appuie sur une documentation solide concernant les négociations et sur les nombreux travaux réalisés par J. Freyssinet – professeur d’économie – sur les politiques d’emploi, le chômage et le temps de travail. Son expérience en tant que président du Conseil d’administration de l’ANPE puis directeur de l’IRES (Institut de recherche économique et sociale), a sans doute également contribué à cette connaissance fine des positions des acteurs dont témoigne l’ouvrage. Consacré explicitement à la négociation collective des questions d’emploi, celui-ci va bien au-delà en enrichissant notre compréhension des mécanismes de construction des politiques publiques. Il illustre en effet les interactions, les dépendances croisées entre l’action publique et les relations professionnelles qui nourrissent et renouvellent les débats contemporains sur les régulations politiques et sociales? [1]. Il met aussi en évidence le rôle spécifique de la négociation interprofessionnelle et des ANI par rapport à la loi et à la négociation de branche et d’entreprise, négociation qui n’avait jamais fait l’objet d’une analyse aussi fouillée et complète. Une interrogation de fond traverse en effet l’histoire de ces ANI : quel doit être le niveau de production des normes ? L’analyse ne fournit pas une réponse simple : les positions des acteurs diffèrent, s’affrontent, les doctrines évoluent dans le temps selon les enjeux et les sujets à traiter. Si, avec J. Freyssinet, on reconnaît que, face à des problèmes d’emploi, les solutions inventées – qui pourraient emprunter d’autres voies que celle de la négociation – s’expliquent principalement par les stratégies déployées par les acteurs, on ne peut qu’être frappé par l’incapacité des syndicats à élaborer entre eux une stratégie commune sur l’emploi tout au long de ces cinq décennies. Cette incapacité limite leurs initiatives, les conduit à adopter une attitude principalement défensive dans nombre de négociations, produit une faible lisibilité de leurs positionnements dans les négociations et des raisons qui expliquent la signature ou le rejet de l’accord. La ligne patronale, bien que complexe et changeante, est plus facile à identifier : la négociation collective permet d’éviter l’intervention législative – ou au moins de la cadrer et de l’orienter – surtout lorsque le patronat est en position de force comme c’est le cas depuis près de trente ans. La lecture de cet ouvrage soulève enfin plusieurs questions capitales : quelle est l’effectivité des régulations issues de la négociation interprofessionnelle ? L’intervention de l’État et du législateur pour valider et généraliser les ANI a-t-elle une influence sur leur application ? Comment et dans quelles conditions les acteurs sociaux, dans les branches et les entreprises, s’approprient-ils les nouveaux droits et les dispositifs créés par les ANI ? Interviennent-ils dans le processus de négociation ? L’ouvrage ne fournit que des éléments partiels de réponse qui suggèrent notamment l’existence d’un décalage entre les instances en charge de la négociation au sommet et les organisations intermédiaires ou de base. Ces constats invitent à approfondir les recherches sur ces questions dans la continuité de la réflexion particulièrement stimulante engagée par l’auteur.
Annette JOBERT
IDHE, ENS Cachan
annette.jobert@idhe.ens-cachan.fr
Laurent Cordonnier, L’économie des Toambapiks : une fable qui n’a rien d’une fiction. Paris, Raisons d’agir, 2010, 237 p.
22Laurent Cordonnier nous offre encore un intriguant ouvrage. Dix ans après s’être moqué des économistes du travail néo-libéraux dans son précédent livre, Pas de pitié pour les gueux (2000), qui traitait des théories du chômage décrivant les chômeurs comme des oisifs volontaires, voici que Laurent Cordonnier s’attaque au modèle qui est à la base de la macroéconomie contemporaine, celle du nouveau consensus et des modèles d’équilibre général dynamique et stochastique. Chemin faisant, il présente aussi les problèmes qui surgissent dans le cadre du circuit monétaire et des équations de Kalecki, de Kaldor et du Treatise on Money de Keynes. Le livre est une satire fantaisiste, à la Voltaire ou à la Jonathan Swift, qui a pour objectif de critiquer la représentation essentielle de la macroéconomie dominante, dont la monnaie est absente, tout en nous aidant à comprendre les problèmes auxquels doivent faire face les économies monétaires de production, qui sont les nôtres. Le personnage principal du roman est un économiste américain du MIT, Happystone, qui est envoyé en mission dans le village d’une minuscule île du Pacifique afin d’aider ses habitants, les Toambapiks. Les héros secondaires du livre sont Caduc et Kaldoc, le fils et la fille du chef de l’île, dont les lecteurs s’amuseront à deviner qui ils peuvent bien représenter.
23Cordonnier nous décrit une île qui représente toutes les caractéristiques propres aux origines de la rente différentielle de Ricardo : il existe un ensemble de terres de moins en moins fertiles, permettant aux propriétaires des terres les plus productives de bénéficier d’une rente qui constitue donc les revenus de propriété de cette économie (que l’on décrira dorénavant, ainsi que le fait l’auteur, comme étant les profits de l’économie). Tous les exemples numériques, présentés, ou bien de façon littéraire ou sous forme de tableaux, sont calculés très astucieusement, afin d’obtenir des chiffres ronds correspondant à la production totale de taros (qui remplacent ici les widgets des manuels britanniques), aux salaires versés et aux profits obtenus.
24Cordonnier procède ensuite à une description assez comique de la cérémonie du walras, où propriétaires et travailleurs se rencontrent sur la place du marché, sous l’égide du fils du chef du village qui agit comme le commissaire-priseur walrasien, afin de déterminer le salaire hebdomadaire auquel les travailleurs seront payés pour ramasser les fruits des différentes terres. Après une période de tâtonnement sans transaction, le salaire en nature, en taros, est finalement fixé lorsque la demande de travail par les propriétaires égale l’offre de travail des journaliers. Ce salaire en taros est virtuellement égal à la production par travailleur, soit quatre kilos, de la terre marginale, la dernière qui sera mise en exploitation par les propriétaires. Dans ce monde, tout est parfait : tous ceux qui veulent travailler au salaire fixé par la cérémonie du walras parviennent à le faire, les travailleurs sont payés en nature, et les propriétaires collectent automatiquement leurs profits, en nature eux aussi, à la fin de la semaine. Les vingt salariés obtiennent au total 80 taros et les propriétaires gardent pour eux les 20 taros restants.
25Mais voilà, les habitants de l’île en ont assez de bouffer des taros, et veulent diversifier leur diète, en produisant maintenant des pousses de bambou, des ignames et des patates douces. L’économiste, qui a pour tâche d’être de meilleur conseil que les sbires du FMI, est donc confronté à la nécessité de créer une multitude de marchés afin d’échanger les différents biens entre eux, mais il lui vient alors l’idée de Clower, à savoir qu’on peut échanger de la monnaie contre n’importe quel bien et ainsi réduire le nombre de marchés. L’américain crée donc une monnaie, le topik, émise par la banque centrale sous forme d’avances aux propriétaires et permettant ainsi aux propriétaires de payer les salaires en monnaie. Au début tout se passe bien, le topik étant étalonné à un taro, et chaque travailleur étant payé quatre topiks par semaine, soit l’équivalent du salaire réel de quatre taros reçu préalablement. À la fin de la période de production, les propriétaires vendent 80 unités sur la place du marché et obtiennent 80 topiks, ce qui leur permet de rembourser l’avance de 80 topiks consentie par la banque centrale pour payer les salaires.
26Les propriétaires deviennent cependant rapidement insatisfaits, car malgré l’introduction de la monnaie, leurs profits continuent à se réaliser en nature, ce qui les force à faire du troc pour échanger leurs taros ou leurs ignames contre des pousses de bambous ou des patates douces. Le problème des propriétaires ressemble beaucoup à celui des circuitistes : comment les entreprises peuvent-elles réaliser des profits monétaires si les avances en monnaie ne sont égales qu’au coût en salaires ? Happystone propose alors que les propriétaires mettent en vente toute leur production, et donc, pour ce faire, de diminuer le prix de vente des denrées produites. Mais les propriétaires font alors face à l’identité de l’équation d’échange, MV = PQ, où la vitesse de circulation de la monnaie pendant une semaine est V = 1. Puis que le stock de monnaie est de 80 topiks, ce qui est égal aux avances en salaires, les ventes PQ ne peuvent être que de 80 topiks. Comme le dit l’auteur, « on ne peut jamais vendre plus que ce qu’il y a à dépenser » (p. 102). Donc, soit comme avant le prix est d’un topik et alors les quantités vendues sont de 80 unités (Q = 80), ou alors, au prix de 0,8 topik, obtenu grâce à la concurrence entre propriétaires terriens, tout ce qui est produit est vendu (Q =100), mais les ventes en topiks restent égales à 80 topiks, si bien que les profits monétaires globaux sont réduits à zéro. Les terres les plus fertiles produisent alors des profits, mais les terres les moins fertiles entraînent des pertes, menaçant ainsi l’abandon de ces terres et l’apparition du chômage, sans compter l’empilement des dettes des propriétaires des terres infertiles, avec pour contrepartie l’accumulation de dépôts par les propriétaires des terres fertiles.
27Pensant que les salaires trop élevés sont la cause de tous les maux, Caduc, le fils du chef, propose alors d’abaisser le salaire nominal des travailleurs, pour rétablir le salaire réel qui préexistait en économie sans monnaie. Sur la base du prix anticipé de 0,8 topik, la concurrence entre travailleurs pousse donc le salaire hebdomadaire à la baisse, à 3,2 topik par travailleur. La banque centrale avance alors les 64 topiks nécessaires, mais encore une fois les profits monétaires sont ramenés à zéro par la concurrence, le prix réalisé chutant maintenant à 0,64 topik par denrée, en raison de l’inéluctable équation MV = PQ, ici 64 = (0,64)100. C’est la grande déflation, que craignent toutes les banques centrales contemporaines, surtout depuis l’épisode japonais des deux dernières décennies.
28La fille du chef, Kaldoc, propose alors une autre solution pour rétablir les profits : la création d’ateliers d’outillage, dont les outils constitueront des investissements qui devraient aider les producteurs de denrées à être plus productifs. La banque centrale avance 125 topiks par semaine : 100 topiks pour les salaires, dont 80 topiks pour les salaires versés dans le secteur des denrées, comme lors de la monétisation initiale, et 20 topiks pour les salaires du secteur de l’outillage ; ainsi que 25 topiks pour le financement des dépenses d’investissement. C’est la solution à la question de la réalisation du profit monétaire dans le circuit mise de l’avant par Parguez et aussi Seccareccia !? [2]
29Les salariés disposent donc de 100 topiks pour acheter les denrées à un topik l’unité, ce qui permet aux propriétaires des terres de faire 20 topiks de profit monétaire, et ainsi d’acheter la plus grosse partie des outils fabriqués par le secteur d’investissement. Consommation et salaires sont égaux à 100 topiks, tandis qu’investissements et profits sont égaux à 25 topiks. Cette présentation de la relation entre marge de profit et la proportion entre consommation et investissement rappelle évidemment celle de Joan Robinson en 1956, reprise ensuite sous forme graphique par Jan Kregel? [3]. Plus avant dans le livre, Cordonnier considère même le cas où les propriétaires décident de se verser des dividendes et de les dépenser dans l’achat de denrées, en conséquence de quoi les profits augmentent tandis que le salaire réel des salariés diminue, en relation avec l’équation modifiée de Kalecki : profits = investissement + consommation des capitalistes.
30Dans le dernier chapitre, Cordonnier imagine que l’île du Pacifique est passée d’un régime d’âge d’or à un régime de capitalisme financier, similaire à celui qui est maintenant le nôtre, et il critique sans ménagement toutes les politiques économiques qui ont été mises de l’avant par les cibles de son précédent livre et par les dirigeants des banques centrales, dont l’objectif principal est de restreindre les salaires et la demande globale. L’essentiel de ce que veut transmettre Cordonnier à ses lecteurs se trouve dans le passage suivant : « Sur le plan global, ce n’est pas l’offre, ou la production, qui crée sa propre demande : c’est la dépense qui crée les revenus, et détermine par là même le montant de la production qui peut être écoulée de manière rentable. » (p. 159)
31Si cette idée est simple, le livre n’est pas de lecture facile. On peut se demander qui est le public visé : les collègues, les étudiants de premier cycle, l’honnête homme ? Quoi qu’il en soit, on a là une présentation très originale et souvent hilarante de la notion de demande effective, qui plaira sans doute aux esprits littéraires, rebutés par les équations ou les graphiques. La conjonction du principe de la demande effective avec les rentes ricardiennes est aussi un tour de force qui mérite d’être souligné.
32Marc LAVOIE
33Département de science économique, Université d’Ottawa
marc.lavoie@uottawa.ca
Claude Didry et Annette Jobert (dir.), L’entreprise en restructuration. Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives. Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Économie et société », 2010, 274 p.
34L’ouvrage coordonné par Claude Didry et Annette Jobert propose une lecture interdisciplinaire des restructurations, convoquant sociologues (en assez grande majorité), juristes, historiens, économistes, ainsi qu’acteurs « du terrain », syndicalistes, experts ou hauts fonctionnaires. L’objectif est de présenter les restructurations d’entreprise autrement que comme une fatalité tombant du ciel, « assimilables à des changements incrémentaux guidés par la recherche d’une productivité accrue du travail ». Les auteurs nous convient à les appréhender comme des « épreuves » impliquant un dialogue social, dont l’analyse montre qu’il peut parfois conduire à des tentatives de « définition commune » de l’entreprise, comme le dit un contributeur – ou du moins à des projets concertés de préservation des emplois.
35Historiquement, plusieurs séquences se dégagent. Dès les années 1930, l’intervention publique prend la forme de dispositifs de médiation entre un patronat parfois hostile à la concertation dans certains bastions industriels (Aimée Moutet évoque à ce titre le cas d’un patron surnommé le « Mussolini de Roubaix ») et un salariat affaibli par les licenciements. L’intermédiation publique est nécessaire pour éviter une rupture totale entre patronat et monde ouvrier. Dans les années 1960 étudiées par Rémi Brouté, l’État met en action le programme de modernisation gaullienne à l’heure de « l’harmonisation européenne » (le Traité de Rome est signé en 1957), consistant pour certains commentateurs de l’époque à éviter de prendre du retard sur une économie américaine plus prompte à réaliser ces « indispensables adaptations ». Pour des secteurs entiers de l’industrie, la décennie 1960 est celle de l’effondrement du modèle de production. Parallèlement, l’État favorise les concentrations d’entreprises et met en place les premiers dispositifs de conversion pour les salariés. La séquence mitterrandienne des années 1980 est analysée par Robert Salais comme l’incapacité de l’État à aider les entreprises à passer d’un « monde de production » vers un autre, en particulier du monde industriel (produits standard, concurrence par les prix, recherche d’économie d’échelle) vers le monde immatériel (produits spécialisés, concurrence par la qualité, recherche d’innovation).
36C’est également au cours des années 1960 que se consolident les institutions représentatives du personnel (IRP). Le comité d’entreprise est obligatoirement informé et consulté sur les mesures de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs. Au niveau européen, les directives relatives à l’information et la consultation des salariés créent dans les années 1990 et 2000 un cadre communautaire établissant un socle de droits fondamentaux aux salariés, même si leur transposition n’est pas partout homogène. Selon Sylvaine Laulom, la France s’est prévalue de la préexistence de droits déjà avancés pour les salariés pour s’exonérer d’un élément crucial du droit communautaire des restructurations : le droit à la négociation. Selon l’auteur, les textes européens insistent pourtant bien sur cet aspect essentiel. Avec un tel droit, il ne suffirait pas à l’entreprise d’informer et de consulter les IRP au sujet de tout projet de réorganisation : encore faudrait-il négocier avec elles un accord. Il semble toutefois que l’interprétation française de ces directives rejoigne celle faite dans bien d’autres pays, hormis dans les pays où règne une culture de cogestion comme l’Allemagne (d’autres éléments de comparaison internationale inclus dans l’ouvrage portent sur le Canada et le Royaume-Uni).
37En l’absence d’une obligation de négociation en situation de restructuration, que produisent les dispositifs existants ? Quelle est la capacité des représentants du personnel à influer sur les décisions et projets économiques des directions, comme le dit la syndicaliste Francine Blanche ? Si les représentants du personnel sont informés des décisions de l’employeur, ce qui leur permet de formuler un avis consultatif, encore faut-il qu’ils aient la capacité d’analyser le contenu des documents transmis. Des experts peuvent conseiller les IRP afin de formuler des propositions alternatives (article de Pierre Ferracci). Mais bien souvent, les représentants des salariés sont informés « à chaud » des décisions de l’entreprise, c’est-à-dire au dernier moment. Pour éviter ces situations où l’urgence conduit à des discussions souvent conflictuelles, une innovation récente en matière d’équipement du dialogue social se nomme « accord de méthode ». L’idée contenue dans ce dispositif français est de formaliser à froid (plutôt qu’à chaud) une méthode à suivre pouvant être dérogatoire au cadre légal sur certains aspects. Bien que les accords de méthode restent quantitativement limités en France, ils présentent un intérêt évident pour la sociologie du droit et des relations professionnelles. Pour Claude Didry et Annette Jobert, cela confère un rôle supplémentaire aux syndicats, en plus des dispositions usuelles d’information et consultation. Cependant, dans l’échantillon étudié, l’initiative de conclure un tel accord revient le plus souvent à l’employeur, qui est bien maître du dialogue social dans son entreprise. Si des engagements, fragiles, sont signés, en amont de la restructuration, ils vont plus souvent concerner l’indemnisation d’éventuels départs que la défense de l’emploi, témoin selon les auteurs d’un affaiblissement de l’idée d’une « cause de l’emploi ».
38Plusieurs études de cas apportent des éclairages intéressants sur des restructurations en train de se faire. La mobilisation des acteurs produit parfois des résultats surprenants. Jean-Louis Renoux étudie un plan social mis en œuvre dans deux entreprises du pôle médias du groupe Lagardère : Europe 1 et Hachette Filipacchi Associés (HFA). De façon paradoxale, les IRP de HFA demandent une augmentation du nombre de départs volontaires prévus par le plan (de 93 à 190). Une des explications avancées est que cela permet aux IRP de l’entreprise d’avoir la capacité de déterminer le niveau de l’emploi et de maintenir un certain contrôle local. En ce sens, le doublement des départs des salariés, dans un secteur en crise (la presse), serait un acte contribuant à « institutionnaliser une régulation conjointe de la relation d’emploi ». Faut-il comprendre que la cause de l’emploi est sacrifiée sur l’autel d’un méta-objectif de « production de règles » ? Un autre cas de restructuration analysée sous forme d’« épreuve » est celui du système bancaire en France, Allemagne et Grande-Bretagne (Marie Meixner). À la Société générale, les processus successifs d’externalisation et de délocalisation appauvrissent la représentation des salariés. Des strates entières de l’entreprise échappent aux obligations en matière d’IRP. Si les IRP allemandes de la Deutsche Bank parviennent à montrer le manque de pertinence du projet présenté de délocalisation, c’est pour obtenir un accord de maintien de l’emploi en échange d’une réduction des congés et d’une augmentation du temps de travail de trois heures hebdomadaires sans augmentation de salaire. Le résultat est alors le « maintien de l’emploi dans le cadre collectif de la représentation », qui permet d’espérer une hypothétique « négociation redistributive ».
39Les espaces du dialogue social évoluent à travers le développement du dialogue social interprofessionnel et sectoriel au niveau communautaire. Arnaud Mias étudie leur reconfiguration dans le secteur des télécoms libéralisé dans les années 1990. L’Europe est la nouvelle échelle des relations professionnelles, même si le dialogue social européen dans ce secteur reste encore limité, preuve qu’une forte intégration européenne ne conduit pas nécessairement à la formation d’un système européen de relations professionnelles. Plusieurs autres articles permettent de saisir la dimension transnationale des restructurations et le rôle d’équipements tels que le comité d’entreprise européen (CEE), instauré en 1994. L’une de ses « raisons d’être », pour Élodie Béthoux, est justement la mobilisation collective en cas de restructuration transnationale. La présence d’un CEE permet d’interroger la stratégie à l’échelle d’un groupe. Néanmoins, les membres du CEE sont rarement associés à une régulation orientée vers l’avenir, et le CEE fait figure de chambre d’enregistrement des décisions prises par l’entreprise. L’outil « CEE » peut également être utilisé avec profit pour gagner du temps ou coordonner des mobilisations nationales : synchronisées à l’échelle européenne, les actions protestataires (grèves, débrayages simultanés) n’en prennent que plus de force. Isabel Da Costa et Udo Rehfeldt analysent une série d’accords transnationaux au niveau européen, conclus à l’initiative de CEE et de multinationales (Daimler Chrysler, Ford, Danone, etc.). Ils représentent des pratiques encore rares : selon une enquête citée, seulement 13 % des CEE auraient été consultés sur un projet de restructuration transnationale, alors que 80 % de ces entreprises où existe un CEE ont connu une restructuration. Dans le cas du groupe textile Dim, étudié par Alina Surubaru, le CEE se heurte à la faiblesse de la représentation des salariés en Roumanie. Ainsi est-il difficile pour ses membres d’avoir une information précise sur les revendications des collègues roumains, voire plus largement sur l’ampleur de la sous-traitance dans les pays d’Europe de l’Est. De leur côté, la mobilisation des syndicalistes français reste paralysée par l’idée que le textile est voué à disparaître en Europe.
40Florence Lefresne et Catherine Sauviat étudient la dure restructuration transnationale opérée dans le groupe Alstom, qui a réduit la moitié de ses effectifs. Trois filiales du secteur de l’énergie ont été observées, en France, Allemagne et Pologne. Leur travail remarquablement précis étudie la capacité variable qu’ont les IRP à infléchir les décisions managériales, en fonction des systèmes nationaux de relations professionnelles et des formes situées de dialogue social. En France, le site de Belfort passe de 2600 salariés en 1998 à 700 en 2006. Deux plans sociaux se succèdent, dans un contexte local marqué par un dialogue social déficitaire. Un accord de méthode permet uniquement aux choses d’aller plus vite. Une nouvelle organisation matricielle en business units contribue à éclater encore plus les collectifs de travail. Les lieux d’allocation des ressources et d’exercice des droits sont déconnectés. Les responsables locaux de site perdent tout pouvoir sur la gestion et la stratégie et il n’y a plus aucun interlocuteur local pour les IRP. En Allemagne, le site de Mannheim passe de 750 à 500 salariés. Le dialogue social, plus fort et caractérisé par la recherche d’un accord, aboutit à la flexibilisation du temps de travail et des salaires pour maintenir le maximum d’emplois. À la différence du cas français, la forte conflictualité sur ce site s’articule avec un cadre de négociation. En Pologne, les syndicats fortement implantés mais aux pouvoirs limités ne font que suivre du regard la suppression de 38 % des effectifs. En conclusion, les auteurs soulignent l’importance d’institutions comme le CEE pour instaurer du collectif, même si à lui seul cet outil ne suffit pas à gommer les asymétries de pouvoir dans les systèmes nationaux de relations professionnelles. Le secteur serait un niveau véritablement pertinent pour anticiper les mutations de l’emploi et produire des régulations en faveur des salariés. L’efficacité d’un tel dialogue social sectoriel suppose que les intérêts locaux (liés à la concurrence entre entreprises) puissent être dépassés en faveur d’une cause commune de l’emploi. L’absence de politique industrielle commune au niveau européen reste encore un frein.
41Au final, les différentes contributions soulignent combien la logique d’anticipation est primordiale, au niveau de l’entreprise, du groupe ou du secteur. À chaque niveau sont en effet présents des équipements et outils dont s’emparent les acteurs. Ces derniers suivent des processus d’apprentissage leur permettant de développer leurs capacités d’action. Le CEE est encore dans une phase d’apprentissage. En France, le comité d’entreprise s’appuie sur des ressources variées, de la contestation (dont les formes prises restent cependant peu commentées dans l’ouvrage) à l’argumentation. Les différents terrains montrent différents modèles de participation des représentants des salariés, dépeints comme des manifestations de mobilisations collectives. Pour autant, l’essentiel est-il de participer ? Les articles donnent bien à voir les ressources utilisées dans l’action, les usages du droit et la complexité de ces mobilisations ; il reste que les résultats de ces processus sont souvent décevants. Pour infléchir les décisions de l’entreprise dans un rapport seulement fondé sur la concertation, et non la négociation, les possibilités sont minces. En comparaison, il semblerait que les partenaires sociaux allemands soient mieux équipés pour aboutir à des contre-propositions acceptables. Mais dans les cas cités outre-Rhin, le résultat semble souvent négocié selon un principe de consentement à des sacrifices (augmentation du temps de travail sans hausse de salaire par exemple), que l’on a récemment retrouvé dans des cas français. Cette démarche de comparaison internationale est enrichissante. Il serait intéressant de parvenir à des typologies de dynamiques institutionnelles croisant processus et résultats.
42La lecture de ce riche volume se termine par deux regrets, qui seraient deux pistes possibles d’approfondissement pour cette utile recherche collective. Fondée sur l’étude de grandes entreprises, l’approche par l’idée de mobilisation des salariés est plus difficile à suivre pour les PME. Les restructurations « invisibles » qu’elles pratiquent quotidiennement, dans un contexte où les « équipements institutionnels » sont réduits (notamment en ce qui concerne la présence d’IRP), restent un vaste domaine d’étude. Par ailleurs, on pourra regretter que l’impact des restructurations sur le travail soit peu discuté dans le volume. Des rapports de chercheurs en sciences médicales ou psychologiques insistent sur les effets délétères des restructurations, tant sur les « victimes » (les licenciés) que sur les « survivants » (ceux qui restent dans l’entreprise)? [4]. En France, à côté du CE, une autre IRP qu’est le CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) est de plus en plus impliquée dans le dialogue social en situation de restructuration. Une telle institution permet d’interroger l’intensification du travail comme effet des restructurations de l’emploi, dans l’industrie mais aussi, et de façon exponentielle, dans les services. Pour les représentants des salariés, l’anticipation d’une détérioration des conditions de travail peut-elle être un argumentaire à faire valoir dans les phases de concertation ou de négociation ? Peut-on imaginer une « cause du travail » qui puisse redonner à la « cause de l’emploi » une certaine effectivité ?
43Nicolas FARVAQUE
ORSEU
n.farvaque@orseu.com
Magdalena Villareal Martínez, Mujeres, finanzas sociales y violencia económica en zonas marginadas de Guadalajara. Guadalajara, Instituto Jalisciense de las Mujeres/ Instituto Municipal de las mujeres en Guadalajara, 2009, 171 p.
44Magdalena Villarreal Martínez est l’une des principales spécialistes des questions monétaires et financières au Mexique. Son anthropologie sociale se situe dans la lignée des travaux de Viviana Zelizer (dimension sociale de la monnaie) de Michel Callon (cadres institutionnels et sociaux de calcul) mais aussi de Norman Long (rôle des acteurs dans le développement) qu’elle combine pour aborder des questions liées notamment aux pratiques monétaires et financières des femmes, au rôle de la dette dans la société, aux dynamiques migratoires vers les États-Unis ou encore au rôle des ONG dans le développement rural.
45Si l’on peut regretter que ce cadre théorique ne fasse pas l’objet d’un chapitre spécifique, ce cadre d’analyse est parfaitement mobilisé dans son dernier ouvrage qui nous transporte au plus près du quotidien de femmes et de leurs familles vivant dans quatre quartiers défavorisés de la ville de Guadalajara, capitale de l’État du Jalisco.
46La méthodologie de terrain s’appuie sur des entretiens qualitatifs de type trajectoires de vie ou groupes de discussion et sur l’observation participante. La collecte systématisée d’un certain nombre d’informations permet à l’auteur d’établir de nombreuses comparaisons statistiques. Sur ce point, l’édition rend parfois difficile la lecture de certains graphiques.
47L’ancrage territorial, qui se justifie par une histoire et des dynamiques économiques et sociales très spécifiques à chaque quartier, permet d’illustrer à la fois les similitudes et les singularités des stratégies financières des acteurs. Par-delà de nombreux traits communs que sont la très forte précarité, le manque d’emplois, la consommation de drogue et d’alcool – essentiellement par leurs maris mais pas seulement –, le livre insiste sur les particularités de chaque parcours ou histoire.
48Le livre aborde tour à tour les différentes facettes des conditions de vie de ces femmes et leurs familles : leurs revenus et les formes de dépendance économique et sociale, leur rôle à la fois dans les arbitrages pour les dépenses mais aussi et surtout dans la gestion du manque, les pratiques de crédit et d’épargne et, enfin, la violence économique qu’elles subissent.
49L’ethnographie très riche du travail réalisé par Magdalena Villarreal fait ressortir que les critères mobilisés dans les stratégies financières des acteurs (en l’occurrence des femmes) dépassent largement des questions d’intérêt matériel individuel et reflètent des questions de statut, d’honneur, de peur et d’identité. Ce résultat n’est pas nouveau en soi? [5], mais ici l’accent est mis sur la manière dont les cadres de calcul des acteurs se voient déterminés non seulement par le genre mais également par l’appartenance ethnique et l’expérience qu’elles en ont, faite de fortes discriminations, d’exploitation, d’exclusion voire de violence physique.
50Magdalena Villarreal livre dans cette perspective une analyse des différents postes de dépenses parmi lesquels l’éducation et la santé.
51S’il est bien connu que les femmes donnent le plus souvent priorité aux dépenses concernant les enfants, certains postes de dépenses prennent une importance particulière du fait de la forte marginalisation à laquelle elles sont exposées.
52En dépit de leurs faibles moyens, certaines femmes n’hésitent pas à confier un peu d’argent à leurs enfants pour qu’ils achètent une boisson ou un petit en-cas afin de leur éviter tout sentiment d’infériorité ou de marginalisation face aux autres élèves de l’école. Ainsi, les dépenses d’éducation déjà très pesantes prennent un poids encore plus significatif pour ces femmes victimes de discrimination liée à leur origine sociale ou ethnique.
53La discrimination joue également un rôle prégnant dans les stratégies financières face à un problème de santé. Si certaines femmes sont couvertes par une protection sociale fournie par leur employeur ou via leur époux, ici encore l’utilisation des services médicaux fait l’objet de calculs où sont pris en compte des critères variés : confiance, éloignement et donc temps et coût, traitement de la part du personnel des services médicaux, etc. Nombreuses sont celles qui se tournent vers un médecin particulier alors qu’elles ont accès à des services médicaux couverts par leur assurance maladie pour ne pas perdre une journée entière de travail ou encore ne pas s’exposer à un mauvais traitement de la part du personnel.
54Les arbitrages entre les différentes options (lorsqu’elles existent) obéissent donc à des logiques non seulement économiques mais aussi sociales et identitaires, lesquelles se déclinent en fonction des appartenances de genre, d’ethnie, de classe, etc.
55Pour autant, il serait caricatural de résumer les stratégies de ces femmes exclusivement à un déterminisme d’appartenance ethnique de genre ou de classe. Le livre montre bien cette capacité de certaines à dépasser les barrières. En tant qu’acteurs économiques par le biais de leur petit commerce ou autre activité indépendante, ces femmes entrepreneuses s’appuient sur des réseaux familiaux ou s’assurent la protection d’un groupe social afin d’assurer la pérennité de leur activité.
56Le rôle central des femmes tel qu’il apparaît ici n’est pas nouveau, mais il est souligné par une relative absence de l’homme. Près de la moitié des femmes ne reçoivent aucun apport monétaire de leur conjoint, le plus souvent sans emploi ou privilégiant d’autres dépenses dont l’alcool et la drogue. Dans ces zones urbaines, la majorité des femmes participent aux décisions, voire prennent seules les décisions concernant les dépenses quotidiennes. Leurs revenus proviennent d’une multitude de petites activités indépendantes ou encore d’emplois de très court terme. S’ajoutent à toutes ces charges les urgences qui surviennent et la solidarité envers leurs parents et beaux-parents ou leurs enfants. L’ingéniosité et la créativité, l’entraide et le crédit sont essentiels à leur survie au quotidien.
57Ainsi, à l’instar d’autres auteurs ayant travaillé dans d’autres contextes? [6], la contribution de Magdalena Villarreal illustre à quel point le discours sur le « manque » de culture ou d’éducation financière de ces populations est inexact : les pauvres planifient, épargnent et gèrent des revenus non seulement faibles mais surtout irréguliers. Mais ces stratégies répondent à leurs propres critères, à leurs propres priorités : la planification de dépenses cérémonielles prend le pas sur celle liée aux dépenses de santé.
58Au total, ce livre nous invite à revisiter les catégories génériques que sont : les femmes, les pauvres, et surtout à affiner la définition de concepts économiques tels que : coût, risques, accessibilité et bénéfice, en tentant d’accéder à la signification que pourraient avoir ces concepts pour ces populations. Il nous invite aussi à ne pas aller dans le sens de ceux qui voudraient « moraliser » les pauvres et surtout de l’utilisation qu’ils font de leur argent (courant « éthique »), mais à faire un pas en direction de leurs logiques propres.
59Cela concerne les chercheurs, mais a aussi des implications en termes de politiques publiques. Le livre reste silencieux sur celles qui pourraient êtres mises en œuvre, mais affirme que l’éradication de la pauvreté ne peut transiter par le seul processus de production et de consommation promu par l’accès à des services financiers grâce à la microfinance. Cette position constitue évidemment une critique radicale des défenseurs d’un « capitalisme incluant » dont le chef de file est Prahalad? [7] (2004).
60Solène MORVANT-ROUX
UMR 201 Développement et Sociétés
solene.morvant@gmail.com
Éric Maurin, La peur du déclassement. Une sociologie des récessions. Paris, Le Seuil, coll. « La république des idées », 2009, 96 p.
61Le déclassement est un phénomène de rupture qui conduit un individu à perdre sa position sociale. Dans un contexte de crise économique, c’est une question primordiale car les individus voient leurs opportunités se réduire.
62La peur du déclassement est un phénomène d’une autre nature, c’est la perception du risque de déclassement. C’est une notion psychologique et sociale distincte de la réalité du déclassement proprement dit, notamment sur le plan quantitatif… Sont concernés par la peur du déclassement des individus qui ne le subiront peut-être pas. C’est tout l’intérêt du livre d’Éric Maurin que de questionner les liens entre le déclassement réel et sa perception.
63La peur pose un problème spécifique dans le cadre de l’économie française contemporaine, car être licencié aujourd’hui entraîne une période de chômage de longue durée et la perte d’un statut. D’autant qu’il existe des inégalités face au chômage : ainsi on constate qu’il touche plus fortement les non-diplômés. Dès lors, la peur du déclassement est importante car elle a un coût élevé. Elle induit un comportement protecteur de la part de ceux qui ont le plus à perdre (les classes moyennes et les classes supérieures). On retrouve ici les conclusions d’autres travaux d’Éric Maurin sur les comportements résidentiels? [8] ou scolaires? [9].
64Une période de récession renforce cet état de fait car le marché du travail offre moins d’opportunités. Le problème du déclassement et de sa perception possède donc une triple dimension : sur le plan social, il augmente le coût de la perte d’un statut ; sur le plan psychologique, il entraîne une diffusion de la peur du déclassement ; sur le plan politique, les décisions et les comportements sont modifiés pour éviter d’être déclassé.
65Ainsi Éric Maurin s’appuie sur des études économétriques ou des enquêtes de l’Insee et du Céreq en analysant la situation des individus cinq ans après leur insertion sur le marché du travail (neutralisant ainsi les différentes trajectoires, notamment scolaires).
66Il évoque dans un premier temps l’émergence d’une société à statut en France. De 1945 à 1974 se mettent en place des dispositifs de protection de l’emploi : supervision administrative, consultation des représentants du personnel, préavis, indemnités de licenciement… et des mécanismes garantissant la progression salariale (Smig puis Smic). Face au retournement économique à partir de 1974, la protection de l’emploi reste la règle. Dès lors l’ajustement se fera par la mise en place des formes atypiques de travail à l’image du CDD en 1979 qui permettent une situation intermédiaire entre chômage et CDI.
67Ainsi au début des années 1980, un salarié en CDI se trouve dans une situation où il a beaucoup à perdre. Pourtant, les CDD ne se substituent pas aux CDI, ils deviennent un moyen pour les entreprises de gérer les flux de main-d’œuvre : transformation en CDI quand les perspectives le permettent et fin du contrat en cas de récession. Une personne qui ne possède pas un emploi en CDI connaît donc un déclassement réel en cas de ralentissement économique, puisque la perspective d’un emploi stable et protégé s’éloigne. Ce sont principalement les jeunes qui souffrent de cette situation : les derniers arrivés sur le marché du travail en sont les premières victimes. Et comme, dans le même temps, les relations de travail sont de plus individualisées et fondées sur la concurrence entre salariés, la peur du déclassement devient un problème central, alors que les risques sont très différents selon le statut des individus.
68Dans un second temps, Éric Maurin étudie la récession de 1993 qui frappe la société française après la mise en œuvre d’une politique de démocratisation de l’enseignement scolaire et supérieur. Il constate que cette nouvelle génération de diplômés, voyant les opportunités d’emploi du secteur privé se réduire, cherche à trouver un statut dans la fonction publique. Comme le nombre de postes ouverts aux concours de la fonction publique reste stable, la concurrence est forte pour obtenir un emploi public. L’accroissement du recrutement de fonctionnaires diplômés ne se traduit pas par un accroissement des postes d’encadrement…
69Les générations de fonctionnaires issues de la récession sont donc plus diplômées que les générations précédentes. Elles ont obtenu ce statut avec difficulté et perçoivent toute remise en cause de leur situation comme une injustice. Les fonctionnaires surdiplômés refusent le déclassement. Pour appuyer son analyse, Éric Maurin montre le développement d’un syndicalisme de résistance cherchant à protéger le statut des fonctionnaires (SUD), ou le vote « non » au traité constitutionnel européen contre une construction européenne d’inspiration libérale.
70Ensuite, il pose la question de la valeur des diplômes. Éric Maurin cherche à réfuter les tenants du discours malthusien sur leur dévalorisation. Il montre que le diplôme réduit fortement le risque de chômage, qu’il permet d’être mieux protégé de la précarité et d’accéder en grande majorité au statut de cadre. Dès lors, une personne non diplômée concentre tous les risques de ne pas obtenir de statut. Par ailleurs, il montre que la démocratisation scolaire bénéficie surtout aux enfants d’ouvriers et de professions intermédiaires. La peur d’échouer à l’école est donc plus forte pour les classes supérieures qui peuvent perdre beaucoup.
71Enfin, Éric Maurin pose les enjeux de la récession actuelle : la protection des salariés en place favorise la polarisation sociale. C’est la solution politique la plus simple qui consiste à protéger les personnes ayant déjà un statut. Pourtant, la protection des salariés contre les licenciements incite les entreprises à ne pas embaucher, ce qui constitue un frein au retour à l’emploi pour ceux qui n’ont pas un statut protégé. Plusieurs études économiques empiriques confirment cet état de fait.
72Ainsi la protection nuit à une partie des travailleurs et elle accroît l’anxiété de ceux qui ont un emploi protégé, car la perte de leur statut deviendrait catastrophique. D’où un plaidoyer en faveur d’une réduction des inégalités de statut, en cherchant à accroître l’intégration sociale de ceux qui ont les statuts les moins favorables.
73Guillaume ARNOULD
Lycée Gaston Berger de Lille
guillaume.arnould@univ-lille1.fr
Michel Forsé et Maxime Parodi, Une théorie empirique de la justice sociale. Paris, Hermann, 2010, 347 p.
74Sur un sujet aussi transversal et théorique que la justice sociale, les sociologues Michel Forsé et Maxime Parodi ont choisi une approche originale qu’on retrouve dans le titre un peu paradoxal de cet ouvrage. Il s’agit d’une « théorie empirique », car les auteurs ont voulu mêler les préoccupations analytiques et spéculatives propres aux théories de la justice sociale (qui forment un corpus de plus en plus dense) et les résultats de grandes enquêtes internationales et nationales menées depuis quelques années. Ainsi, ce livre s’appuie autant sur les apports de Rawls ou de Kant que sur les désormais célèbres World Values Surveys, mobilisant à la fois des raisonnements et des techniques quantitatives.
75Faisant suite à leurs publications communes ou distinctes dans des revues telles que L’Année sociologique ou la Revue de l’OFCE, ce livre est plus qu’une synthèse ou une compilation d’articles. Une théorie empirique de la justice sociale ouvre de nouvelles perspectives dans un champ d’investigation pourtant très balisé. Les théories de la justice sociale ont déjà donné lieu à des travaux théoriques poussés, que ce soient ceux de Rawls, Sen ou Pareto et qui servent de base à la réflexion ici. On retrouve également dans cet ouvrage les réflexions philosophiques de Kant, Fichte ou Habermas qui ne sont, elles, plus si courantes sur le sujet. On connaît enfin les publications de synthèse sur les grandes enquêtes en sciences sociales : celle de Jean Stoetzel sur les valeurs du temps présent ou celle de Ronald Inglehart sur la transition culturelle dans les sociétés avancées. Le tour de force de Forsé et Parodi est d’utiliser l’ensemble de ces apports de manière cohérente et organisée afin de tester une hypothèse fondamentale, celle du principe d’« accord unanime ».
76L’ouvrage est découpé en deux parties : aspects théoriques dans un premier temps, puis aspects empiriques, sans que les deux approches s’opposent ou se nuisent. Forsé et Parodi posent comme principe fondateur de leur réflexion sur la justice sociale, l’« accord unanime » : c’est un idéal régulateur qui postule que l’on va s’intéresser aux individus qui ne raisonnent pas de manière purement individualiste. Ils se basent sur la raison et cherchent à convaincre toutes les autres personnes concernées. Dès lors, en suivant ce principe on peut identifier sept caractéristiques des principes de justice sociale. Sera juste une proposition universelle, générale (ne s’appliquant pas à une catégorie en particulier), formelle (suivant une procédure clairement établie), publique (connue de tous), a priori, ordonnancée (respectant une hiérarchie des valeurs) et irrévocable.
77À partir de ces caractéristiques, les auteurs reviennent sur les difficultés que les sciences sociales ont eues à élaborer un critère satisfaisant la recherche de l’accord unanime. Le principe de Pareto, formalisé par l’économiste et sociologue, propose ainsi une approche de l’optimalité : si un État social est unanimement préféré à un autre, il est optimal. Mais cela ne permet pas de clarifier le problème de la justice pour des raisons théoriques (tenir compte du bien-être) et pratiques (comment mesurer les préférences, comment trancher les décisions). Il faut donc revenir à la neutralité axiologique et à l’éthique de discussion pour s’insérer dans l’idéal régulateur de l’accord unanime : ce qui est juste permet de dépasser les conflits durables. Les individus font valoir leurs arguments comme sur un forum, et s’il existe une solution convaincante qui représente un « horizon de justice », elle permet de trouver des applications concrètes respectant le cadre prédéfini du juste.
78Dans le deuxième chapitre de la première partie, Michel Forsé et Maxime Parodi présentent et justifient leur démarche combinant approche théorique et empirique : les auteurs cherchent ainsi à réconcilier la spéculation philosophique avec le travail de terrain sociologique. Ils estiment que « toute étude empirique du juste s’appuie sur une théorie du juste », car il n’existe pas de conceptualisation consensuelle, ni de méthodologie d’enquête qui fournirait de réponse absolue. Il faut chercher ce que les individus pensent et souhaitent, dans une logique « ouverte » : la réalité empirique doit servir à vérifier ou invalider une vision du juste a priori. Les auteurs prennent l’exemple des théories du développement moral selon les psychologues Piaget ou Kohlberg où la manière dont les enfants sont questionnés relève d’une logique empirique dans le but théorique de discerner les étapes par lesquelles le jugement progresse et tient compte des autres. Autre exemple, le « principe de différence », popularisé par Rawls, qui consiste à traiter différemment ceux qui en ont besoin, s’il existe un accord unanime.
79Dans la seconde partie, Forsé et Parodi utilisent quatre études empiriques pour appliquer leur raisonnement. Le chapitre 3 s’intéresse à la confrontation entre le raisonnable et la pluralité des valeurs. À partir des résultats du World Values Survey, on peut étudier les opinions sur l’individualisme et voir si les individus sont de plus en plus centrés sur leur personne et leurs problèmes ou s’ils deviennent plus raisonnables. Les auteurs montrent ainsi que, dans les pays analysés (dix pays d’Europe et comparaison avec les États-Unis), les enquêtés soutiennent très fortement la démocratie, valorisent la liberté, sont respectueux des règles et méfiants à l’égard du personnel politique, sont universalistes sur le plan de la sélection sociale, valorisent la vie de famille sans qu’un modèle type s’impose, et souhaitent transmettre l’ouverture à autrui dans l’éducation des enfants. La religion donne lieu à une divergence entre Europe et États-Unis : les Américains ont confiance et foi dans l’Église, alors que les Européens sont globalement sceptiques. En partant de ces grandes tendances, et en s’intéressant à des questions plus précises sur l’euthanasie ou le travail, Forsé et Parodi réfutent l’idée d’une perte des repères ou des valeurs. Au contraire, s’affirme un libéralisme moral : liberté de penser différemment et de vivre selon ses choix dans le respect des autres.
80Le quatrième chapitre s’appuie sur une enquête française menée par la Drees, direction statistique du ministère de l’Emploi sur le revenu minimum. Les auteurs montrent que les enquêtés se placent dans la position du « spectateur équitable » : alors qu’ils ne sont pas directement concernés par l’obtention de minima sociaux, les individus pensent qu’un revenu minimum est juste et qu’il pourrait être augmenté. Dans le chapitre 5, Forsé et Parodi montrent, à travers leur analyse de l’European Values Survey, que face à une pluralité de critères touchant à la justice sociale les enquêtés établissent une hiérarchie très claire : ils considèrent comme juste de permettre aux individus de satisfaire leurs besoins de base, puis de reconnaître le mérite des personnes et enfin si les deux premiers critères sont satisfaits, ils expriment une volonté de réduire les inégalités. Les auteurs mettent ainsi en évidence une logique procédurale et ordonnée des opinions sur la justice sociale. Enfin, le sixième et dernier chapitre prend pour base la perception des inégalités sociales dans le cadre de l’International Social Survey Programme. Grâce à cette enquête, on peut étudier dans de nombreux pays (européens, États-Unis ou Japon) la manière dont les individus estiment les salaires dans leur société et s’ils estiment souhaitable ou non une modification de ces revenus. Forsé et Parodi montrent que les individus ont tendance à sous-estimer les très grandes inégalités (hauts et bas revenus) et à s’imaginer être plus dans la moyenne qu’en réalité ; mais dans le même temps, ils considèrent que les inégalités sont trop fortes et qu’il faut les réduire. Les individus combinent microjustice et macrojustice, car ils s’intéressent tant à leur profession qu’à l’inégalité au sein de la société. Ainsi, une société juste fonctionne selon un principe d’égalisation équitable, mais pas d’égalité absolue.
81Guillaume ARNOULD
82Lycée Gaston Berger de Lille
guillaume.arnould@univ-lille1.fr
Paul Jorion, Le prix. Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, coll. « Dynamiques socio-économiques », 2010, 364 p.
83Cet ouvrage est original à plus d’un titre. Il est emblématique de ce qu’il est convenu d’appeler la « socio-économie » dont les travaux cherchent à étudier les problèmes économiques (richesse, production, travail…) sans négliger le contexte social et historique dans lesquels ils apparaissent et se développent. On peut d’ailleurs saluer la collection « Dynamiques socio-économiques », qui abrite le livre de Paul Jorion.
84Mais l’originalité n’est pas tant dans l’ancrage théorique de l’œuvre que dans la personnalité de l’auteur : Paul Jorion est un chercheur difficile à classer car il a de nombreux centres d’intérêts et qu’il a également une expérience professionnelle très riche. Ainsi dans Le Prix le lecteur passera de manière très cohérente et structurée à travers plusieurs univers : la philosophie économique, la pêche ou les marchés financiers. Le fil conducteur de l’ouvrage est un retour sur une des questions les plus fondamentales de l’économie politique : comment se forme le prix dans un mécanisme d’échange.
85On sait que la théorie économique a avancé l’hypothèse de la « loi » de l’offre et de la demande, qui suppose que l’on peut trouver un équilibre entre les quantités demandées par des consommateurs et les quantités proposées par des producteurs grâce à un ajustement du prix de ce qui est échangé. Ce que Walras avait décrit comme un processus de « tâtonnement » semblable à un mécanisme d’enchères, géré par un commissaire-priseur fictif, Arrow et Debreu l’avaient formalisé plus rigoureusement sous des conditions axiomatiques fortes, telles que l’homogénéité des produits ou l’atomicité de l’offre et de la demande (grand nombre d’agents ne pouvant pas influencer le marché).
86Malgré son irréalisme empirique, entre autres, cette hypothèse s’est imposée comme modèle de base de la microéconomie dite « néo-classique », paradigme aujourd’hui dominant en sciences économiques. Certaines conditions de ce fonctionnement idéal du marché ont été levées et ont donné lieu à des approfondissements dans ce qu’on appelle la « concurrence imparfaite » ou la « nouvelle microéconomie » utilisant la théorie des jeux ou l’économie de l’information, sans pour autant renoncer à l’évidence de la loi de l’offre et de la demande.
87Dans la continuité de ses recherches précédentes, en anthropologie économique (sur la pêche), en philosophie (sur la notion de vérité) ou sur la finance (et son instabilité), Paul Jorion effectue un travail salutaire de déconstruction de l’analyse économique de ce qui a fini par apparaître comme une doxa, la relation entre la valeur et le prix. En effet, la science économique a fini par résoudre le casse-tête de la construction des prix en proposant comme étalon de la valeur d’un bien l’utilité que les consommateurs éprouvent lors de sa consommation. Cette révolution marginaliste a permis de déconnecter la valeur d’un bien de sa production, il suffit de déterminer ce qu’elle apporte comme utilité au consommateur à la marge (unité supplémentaire consommée) et ce qu’elle coûte au producteur à la marge (unité supplémentaire produite) et d’égaliser ces deux fonctions comportementales pour équilibrer le marché. Paul Jorion choisit au contraire d’éclairer la question du prix et de la valeur par l’économie politique classique, c’est-à-dire celle qui prévalait avant ce changement de paradigme. Sont réhabilitées les analyses de Marx, les classes sociales jouant un rôle dans le mécanisme de l’échange ; de Smith ou de Ricardo, les revenus se décomposant entre les rentes des propriétaires, les profits des capitalistes et les salaires des travailleurs…
88La thèse défendue par Jorion est également originale : le prix se détermine par un rapport de forces social entre vendeurs et acheteurs, et ce rapport de forces découle de la rareté relative… des individus composant un groupe social. L’intérêt de cette notion n’est pas tant qu’elle remet en cause la construction intellectuelle de la science économique, mais qu’elle opère un retour sur une réflexion qui a longtemps été perçue comme évidente. En mobilisant une vraie réflexion pluridisciplinaire, l’auteur montre que cette idée était déjà présente dans la philosophie d’Aristote. Le fil conducteur de l’ouvrage est un passage de L’Éthique à Nicomaque où le philosophe montre qu’on ne vend pas au même prix un bien identique à deux individus de statut différent. Jorion reprend donc à son compte une philosophie économique que l’économiste Arnaud Berthoud avait étudiée en profondeur.
89Cette idée, que Jorion remet dans le contexte intellectuel de l’époque (notamment sur le plan mathématique en termes de proportion), éclaire ainsi les travaux que l’auteur avait menés sur la formation des prix sur des marchés aussi différents que la Bretagne ou l’Afrique, tant sur le plan technique que commercial. Cela permet également de comprendre des mécanismes aussi complexes que la formation des produits financiers dérivés. Paul Jorion s’appuie également sur les réflexions de Hegel ou Platon sur l’idée de valeur « naturelle » ou sur l’approche du lien social de Durkheim. Cette socio-économie est donc d’une richesse intellectuelle impressionnante. Est-elle pour autant opérationnelle ?
90Le tour de force de Jorion vient de sa capacité à dépasser la simple critique d’une théorie marginaliste de la valeur et du prix et à montrer empiriquement la validité de sa réflexion alternative. Une simple formule mathématique, comme en utilisent régulièrement les économistes, permet de comprendre la répartition des recettes entre pêcheurs (propriétaire du bateau et membres de l’équipage) et mareyeurs. Celle-ci est étrangement régulière malgré une activité aléatoire par essence, que ce soit en Bretagne ou au Bénin. Jorion en vient à la conclusion que ce sont les acteurs eux-mêmes qui ont incorporé la loi de l’offre et de la demande puisqu’ils la valident dans leurs discours sans tenir compte de la réalité et des arrangements pratiques par lesquels les parties lissent leurs revenus en fonction de leurs positions de force temporaires. On retrouve un argument défendu par les sociologues des sciences sur la performativité de l’économie, l’énonciation de la formation du prix par la théorie économique est assimilée et incorporée par les acteurs.
91De même, en énonçant les particularités des marchés financiers où la notion de vendeur et d’acheteur est moins clairement établie que sur un marché de biens primaire, Jorion montre que des titres financiers censés répartir le risque (options, futures, swaps), les krachs ou le processus de notation de la dette s’inscrivent également dans une logique de fixation des prix tenant compte de la rareté des positions. Le partage des risques, qui reste le fondement essentiel des marchés financiers, ne fonctionne pas de la même manière selon qu’il y a un petit ou un grand nombre d’opérateurs… Cette partie sur la finance renvoie à des analyses stimulantes en sociologie ou en géographie sur la lutte des places et les processus d’interaction par lesquels les individus cherchent à se dominer les uns les autres. Ainsi, le risque de défaillance sur le marché hypothécaire traduit bien cette idée puisqu’en fin de compte, les pauvres paient plus.
92Le prix de Paul Jorion est un ouvrage remarquable tant par son érudition que par la qualité de sa narration. Les passages sur le fonctionnement concret des marchés sont limpides. On se retrouve alternativement avec les pêcheurs du Croisic et les traders dans une continuité agréable. Pourtant, au regard de la remise en cause complète et intégrale du paradigme de l’économie néo-classique, on aurait aimé que l’auteur prête plus d’attention aux recherches socio-économiques comme l’économie institutionnaliste ou la sociologie économique, car depuis des années une hétérodoxie existe et a produit d’autres analyses alternatives : la théorie des règles économiques, le rôle des conventions, l’économie des biens singuliers, l’économie comme croyance idéologique, le fonctionnement mimétique des marchés financiers…
93Guillaume ARNOULD
Lycée Gaston Berger de Lille
guillaume.arnould@univ-lille1.fr
Notes
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[1]
Voir notamment L. Duclos, G. Groux et O. Mériaux O. (dir.) (2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations sociales, Paris, LGDJ, coll. « Droit et société ».
-
[2]
Voir A. Parguez, “Beyond scarcity: A reappraisal of the theory of the monetary circuit”, et M. Seccareccia, “Post Keynesian Fundism and Monetary Circulation”, tous deux in G. Deleplace et E.J. Nell (dir.), Money in Motion: The Post Keynesian and Circulation Approaches, Basingstoke, Macmillan, 1996.
-
[3]
Voir J. Robinson, L’Accumulation du capital, Paris, Dunod, 1972, et J.A. Kregel, The Reconstruction of Political Economy: An Introduction to Post-Keynesian Economics, Basingstoke, Macmillan, 1973.
-
[4]
Voir le rapport du groupe d’experts européens HIRES : T. Kieselbach (dir.), La santé dans les restructurations : approches innovantes et recommandations de principe, 2009.
-
[5]
Voir notamment M. Bloch et J. Parry (eds), Money and the Morality of Exchange, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; V. Zelizer, The social meaning of money, New York, Basic Books, 1994 ; P. Shipton, The nature of entrustment. Intimacy, exchange and the sacred in Africa, New Haven, Yale University Press, 2007.
-
[6]
Parmi ceux-ci, on retiendra notamment : D. Collins et al., Portfolios of the Poor: How the World’s Poor Live on $2 a Day, Princeton University Press, 2009 ; I. Guérin, « Women and Money: multiple, complex and evolving practices », Development and Change, 37(3), 2006, p. 549-570 ; J.-M. Servet (dir.), Épargne et liens sociaux. Études comparées d’informalités financières, Paris, AEF/AUPELF-UREF, 1995 ; Id., Banquiers aux pieds nus : la microfinance, Paris, Odile Jacob, 2006 ; S. Johnson, « Gender norms and financial markets: evidence from Keyna », World Development, 32 (8), 2004, p. 1355-1374.
-
[7]
C.K. Prahalad, The Fortune at the Bottom of the Pyramid: Eradicating Poverty Through Profits, Philadelphie, Wharton School Publishing, 2004.
-
[8]
Éric Maurin, Le ghetto français, Paris, Le Seuil, 2005.
-
[9]
Éric Maurin, La nouvelle question scolaire, Paris, Le Seuil, 2007.