CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pourquoi désobéir en démocratie ? d’un sociologue, Albert Ogien et d’une philosophe, Sandra Laugier, arrive à point nommé. Tout d’abord, parce que nous sommes dans une intense période de retour du politique : retour de la grande politique à dimension transnationale, concomitant d’un retour de la micro-politique. D’autre part, plus que jamais se pose dans la plupart des démocraties la question de la manière de comprendre et de qualifier les multiples pas de côté qu’effectuent nombre d’individus par rapport aux systèmes en tout genre (politiques, familiaux, salariaux), face à un fonctionnement politique qui ne répond plus à leurs aspirations. Dans ce contexte, la période que nos démocraties traversent invite à réinterroger la relation entre l’individu et la démocratie, et plus profondément l’articulation entre la voix de chacun et la voix commune que chacun vient nourrir et dont chacun se nourrit. A. Ogien et S. Laugier proposent une salutaire plongée dans la phénoménologie de la désobéissance afin d’en dégager les motifs et les motivations.

2Le livre est structuré en trois parties dont la brièveté des intitulés a le mérite de la clarté : Cadrage, Enquête, Politique. La première, problématique, porte sur la place de la désobéissance dans la sémantique du refus et dans la démocratie. En quoi un droit à la désobéissance peut et doit être reconnu en démocratie ? La deuxième partie du livre est consacrée à l’examen détaillé des textes réglementaires et de loi mis en œuvre dans trois sphères de la vie publique contemporaine française : l’école, l’hôpital et l’université. Les auteurs y rendent compte de l’invasion progressive des modes de gouvernement au résultat et analysent les conséquences de l’expérience de dépossession à laquelle ces modes de gouvernement soumettent les agents concernés, une de ces conséquences étant la désobéissance civile. Enfin, la troisième partie du livre s’attache à développer une conception ordinaire du politique et une approche radicale de la démocratie où chacun doit pouvoir placer sa voix.

1 – Un éloge de la désobéissance civile? [1]

1.1 – Vigueur démocratique

3Qu’est ce que la désobéissance civile ? Les auteurs offrent une série d’exemples : des travailleurs sociaux et professionnels de santé qui refusent de livrer leurs secrets professionnels, des maires dans le cadre de la politique de prévention de la délinquance, des membres du Réseau Éducation sans Frontières qui cachent les élèves étrangers menacés d’expulsion, des militants associatifs à Calais, arracheurs volontaires de champs OGM, ou encore des agents de l’ANPE qui refusent de se plier à l’obligation de contrôler la régularité du séjour en France d’un étranger demandeur d’emploi. Ces exemples ne s’inscrivent pas tous dans la démarche de désobéissance stricto sensu définie plus loin par les auteurs, à savoir des actions ou des comportements issus d’agents de la fonction publique qui résistent aux injonctions de leur hiérarchie. Ils ont toutefois en commun de constituer « un engagement de type nouveau : refuser de se plier à la légalité pour contribuer à faire vivre une question d’intérêt général dans le débat public, une fois qu’ont été épuisées toutes les voies de recours instituées contre une disposition réglementaire tenue pour dangereuse pour la liberté, la démocratie ou la justice » (p. 11).

4La notion centrale d’harmonie des voix « définit l’accord social – la désobéissance est la solution qui s’impose lorsqu’il y a dissonance : je ne m’entends plus, dans un discours qui sonne faux – et fait de la question politique, celle de l’expression » (p. 24). « Dans cette conception exigeante de la démocratie, chacun vaut les autres, et une voix individuelle peut revendiquer la généralité » (p. 27). Si l’on admet que l’existence du général dépend absolument de celle du particulier, j’ajoute que la désobéissance apparaît alors comme une tentative incessante de faire resurgir la réalité des êtres et des choses au sein de ce que l’individu finit par percevoir comme une abstraction, celle-ci trouvant précisément son origine dans la négation de la dépendance du général vis-à-vis du particulier. Le monde de la performance et du chiffre, que les auteurs étudient dans l’ouvrage, est dominé par l’abstraction et, à ce titre, il est fondé sur une rupture entre le général et le particulier : il fait du premier une réalité – en fait « la » réalité – indépendante du second. C’est en opérant cette rupture que le chiffre devient totalisant : l’abstraction qu’il figure devient l’unique réalité possible. La désobéissance est donc bien aussi une réponse apportée à l’insupportable prévalence de l’abstraction sur la réalité. C’est en ce sens aussi que l’on peut parler, à l’instar des auteurs, d’une revendication de la généralité par la voix individuelle. Revendiquer la généralité, c’est rappeler combien elle n’est pas une abstraction, et qu’elle n’existe qu’à travers chacune des voix qui la chantent.
Autre idée récurrente du livre : désobéir est aussi user de son droit à la rupture, notamment avec l’État. « C’est ici et maintenant, chaque jour, que se règle mon consentement à ma société ; je ne l’ai pas donné, en quelque sorte, une fois pour toutes. » (p. 28) Le droit de retirer sa voix à la société, et donc de ne plus participer à la conversation, « se fonde d’abord sur l’idée que je puis en quelque sorte me gouverner moi-même. (…) C’est aussi le principe de la self-reliance émersonienne, la confiance en soi. Ma voix privée sera le sentiment universel ; car ce qui est le plus intime finit toujours par devenir le plus public » (p. 30). À ceux qui voient dans la désobéissance un danger pour la démocratie, les auteurs répliquent qu’il existe un savoir-faire politique des citoyens qui leur permet de savoir « quand, comment et pourquoi adopter la modalité de protestation la plus appropriée pour faire connaître leur désaccord avec ceux qui les dirigent ou les gouvernent » (p. 48). A. Ogien et S. Laugier en profitent pour dénoncer les « tableaux catastrophiques » brossés par certains auteurs du délabrement politique en France, et soutiennent que désobéir demeure respectueux du principe républicain. Les actes de désobéissance sont, selon eux, plutôt les signes d’une vigueur que d’une panne démocratique.

1.2 – L’action publique en question

Quantification et dépossession

5A. Ogien et S. Laugier analysent, dans un second temps, le phénomène de la quantification de l’action publique – origine des actes de désobéissance civile dans les organismes de service public –, qui constitue à leurs yeux une dimension du changement affectant aujourd’hui l’ordre du politique de manière au moins aussi importante que la libéralisation et les privatisations. Dans la rhétorique du résultat, qui s’appuie notamment sur les théories du management public, l’État se doit d’être rationnel au même titre qu’une entreprise, et c’est ce qu’illustrent parfaitement les auteurs avec le cas de la Lolf. On peut même parler ici – ce que ne font pas explicitement les auteurs – d’une industrialisation de l’État. Peut-on contester et interroger la propagation du régime idéologique de la performance, sans contester et interroger l’empire du monde de l’industrie sur la vie humaine en général ? De fait, l’État est non seulement privatisable, mais il est aussi industrialisable, transformable en machine, purement rationalisable. C’est l’ère de l’État automate qui s’ouvre, de l’État comme machine informationnelle : collecte, mise en forme, traitement, contrôle et diffusion de l’information nourrissent désormais l’optimisation de ses actions nécessairement tenues pour rationnelles? [2].

6Les auteurs retiennent trois périodes dans l’histoire récente des régimes de performance de l’action publique en France : une période décisionniste (1970-1985) marquée par la croyance en la toute-puissance du dirigeant qui tranche au nom de l’intérêt général ; une période pluraliste (1985-2002) qui table sur la négociation et met en débat la définition de l’intérêt général ; enfin, et bien qu’ayant rappelé au début de leur ouvrage le caractère « accompli » de la démocratie dans laquelle nous vivons (p. 13), les auteurs qualifient d’autoritariste le régime de performance instauré par la Lolf, qui impose une définition experte de l’intérêt général, réduit à sa dimension financière. Tout en rappelant dans une note succincte que « fixer des objectifs chiffrés n’est peut-être pas une démarche répréhensible en elle-même » et que ce qui peut être critiqué, « c’est le rapport que ceux qui les fixent entretiennent à leur réalisation : simple indication ou moyen de rétribution ou de sanction » (p. 82-83), les auteurs avancent finalement peu d’arguments permettant de critiquer véritablement la rationalisation, l’industrialisation et la machinisation, voire l’automatisation de l’État.
En tout cas, pour les auteurs, « la modernisation de l’État, et la logique du résultat et de la performance qui lui donne actuellement son ton dans les démocraties de droit social, conduisent ceux qui la subissent à connaître une même expérience : celle de la dépossession. Dépossession dans le métier, dans la langue, dans la voix » (p. 87).

Le travail de l’information

7Dans la partie « études de cas », les auteurs s’appuient sur des formes concrètes de désobéissance rencontrées dans trois domaines de l’action publique : l’éducation, l’université et l’hôpital. Ils évoquent le « travail de l’information » comme étant « le fait que la somme des opérations techniques requises pour produire une description statistique d’une activité qui soit utilisable à des fins de contrôle contient en elle-même un mécanisme de dépossession » (p. 96).

8Dans le cas de l’école, « c’est pour s’opposer à l’introduction de la logique de résultat et de la performance dans l’Éducation nationale que des enseignants ont fait de l’organisation des évaluations dans leurs classes le motif de désobéissance civile qu’il est devenu en février 2009, lorsque des enseignants ont refusé de les conduire, en renonçant en même temps à la prime de 400 euros que le ministère offrait pour ce travail supplémentaire » (p. 118).

9Dans le domaine de l’hôpital, les auteurs notent l’usage stratégique qui est fait de la notion de qualité « afin d’accélérer la modification des pratiques dans les établissements publics ». (p. 121). « La mesure de la qualité est une sorte de cheval de Troie de la quantification : puisque les médecins ne peuvent en refuser le principe, ils se retrouvent contraints d’accepter la mise en chiffres de leur activité » (p. 124).

10À l’université, dans un souci croissant de répondre aux besoins du marché, « l’intégration des quantifications aboutit à l’exclusion de l’ordre du calculable – c’est-à-dire du représentable et du formulable – des missions ou les résultats que les techniciens de la mesure sont incapables de chiffrer (comme par exemple les bénéfices de l’éducation pour les citoyens, la valeur attachée à la culture générale ou à l’originalité, le travail accompli pour le plaisir ou de façon gratuite, ou le temps passé à explorer des pistes qui se révèlent fausses) » (p. 138). En dépossédant les enseignants-chercheurs de leur voix, la loi LRU du 10 août 2007 entérine le passage d’un ordre républicain à un ordre gestionnaire (p. 140).

Une numérisation du politique

11Est ainsi identifiée une évolution de la quête absolue d’intégration des dispositifs statistiques et de transparence qui contribue non seulement à imposer une logique du résultat et de la performance, mais aussi à modifier la conception que se font les citoyens des missions qu’un État doit remplir et des services qu’il doit leur assurer. Et « les actes de désobéissance civile qui fleurissent dans le service public se commettent en réaction à cette démarche, lorsque des individus constatent qu’elle les dépossède de leur métier ou qu’elle se traduit par des dispositions injustes, indignes, néfastes ou contre-productives » (p. 142). Nous serions donc entrés dans une ère nouvelle : « Celle de la numérisation du politique, c’est-à-dire une façon de conduire l’action publique en assujettissant le plus étroitement possible la décision à une information statistique produite à partir de données intégrées et qui, parce qu’elles sont homogénéisées et stockées dans des bases rendues compatibles, peuvent être traitées de façon particulière selon les requêtes et les circonstances, sans limites dans le temps » (p. 145).

12Ma propre lecture de cette évolution est qu’en donnant réalité aux phantasmes postmodernes les plus éculés, le gouvernement du chiffre nous amène à remplacer le grand récit de l’histoire et de l’État par le grand non-récit de la base de données, dont ce dernier est devenu le principal gestionnaire. Alors que de prime abord on pourrait penser que le coup de force du chiffre est de contribuer à rendre virtuelles notre vie et nos actions, en créant des artefacts de réalité, on peut se demander si les politiques du chiffre et la numérisation du politique de manière plus large, ne participent pas plutôt d’une dé-virtualisation du réel, ou d’un processus de détissage du réel de ses virtualités. De fait, la production du chiffre, voire le gavage par le chiffre, relèvent d’une surreprésentation du réel, d’un trop-plein de réalité où seuls les possibles actualisés – parce que mesurés – sont considérés comme réels, au détriment des virtualités qui se trouvent plus ou moins délicatement remisées dans la boîte des impossibles auxquels il n’est pas jugé bon d’aspirer. L’expérience de la dépossession, dont parlent les auteurs, est donc aussi celle d’une dépossession des virtualités contenues dans la réalité vécue. En ce sens, la désobéissance relève de manière concomitante du barrage à la fatalité incarnée par les dirigeants, de la volonté de ne pas retrancher du réel le désir et le virtuel, et d’un besoin vital d’utopie, cet « instant du devenir, où la vie et la liberté surmontent tout abandon à la fatalité »? [3].

1.3 – (Re) définir le politique

L’expression du dissentiment

13En référence à J. Dewey? [4] les auteurs identifient un usage pluraliste du concept de politique : « qui propose d’envisager le politique comme un élément constitutif de la vie en commun » (p. 153). Trois postulats fondent une telle conception : « le politique n’a pas d’essence, et aucun problème particulier n’est prédisposé à être politique : tous ont la même chance de le devenir ou pas ; l’État n’est pas à la genèse du politique ; l’État n’est pas la source unique de la régulation sociale » (p. 156).

14Tout en s’appuyant sur l’idée de Rawls selon laquelle « le pluralisme est inhérent à toute vie collective organisée » (p. 160), les auteurs proposent de revenir à l’idée de « démocratie radicale » chère à Emerson et Thoreau, à travers une idée force : « c’est ici et maintenant, chaque jour, que se règle mon assentiment à ma société ; je ne l’ai pas donné une fois pour toutes. Non que mon assentiment soit mesuré au conditionnel : mais il est, constamment, en discussion, ou en conversation – il est traversé par le dissentiment exactement comme mon rapport au monde ordinaire est traversé par le scepticisme » (p. 168). Je rapprocherai, pour ma part, cette expression du dissentiment, du désir de vérité dont parle S. Weil. « Le bien ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l’utilité publique. La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ce ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison? [5] ». « La vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l’esprit d’une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité? [6] ». Ainsi, la voix du dissentiment, dont on peut dire aussi qu’elle est celle du contre-ressentiment, s’exprime lorsque le désir de vérité – qui renvoie au fait que les principes supérieurs communs s’ancrent dans la singularité de chacun – est trahi. Lorsque le mobile de la pensée n’est plus le désir inconditionné, non défini, de la vérité, mais le désir de la conformité avec un enseignement établi d’avance, on se trouve dans le cas d’une adhésion sans réserve qui, dans la conception de Weil comme dans celle de Thoreau, revient non seulement à se soumettre aveuglément et une fois pour toutes, mais aussi à abandonner notre force de discernement entre mensonge et vérité.

Un individualisme au sens fort

15Les auteurs en viennent à définir un individualisme au sens fort qui « ne conduit pas au libéralisme libéral car cet individualisme est fondé sur la confiance en soi, qui n’est pas confiance en un soi donné : elle le constitue, et en constituant ces soi multiples, constitue la société. La société se construit par expansion et développement de cercles de plus en plus nombreux à partir de l’individu » (p. 169).

16Reconnaissons aux auteurs un certain courage lorsqu’ils reprennent cette belle phrase d’Emerson : « L’homme est timide, il se répand en excuses ; il n’est plus debout ; il n’ose pas dire “je pense”, “je suis”, sans citer un saint ou un sage. » (p. 171) Effectivement, ne sont-ils pas timides, ne se répandent-ils pas en excuses, sont-ils debout, nombre de ces universitaires et penseurs salariés qui, de nos jours, excellence institutionnalisée portée en masque et décorations épinglées sur la poitrine, n’osent pas dire « je pense », « je suis », jalonnant ainsi de l’absence de leur voix le parcours victorieux du mesurable au service de la démesure ?

17Selon Thoreau, « si les hommes vivent dans le désespoir c’est pour avoir perdu la capacité de la parole, à donner voix à leurs pensées » (p. 182). Aussi se pose, pour A. Ogien et S. Laugier, la question de la « nécessité d’une réappropriation de la voix individuelle : une reprise de possession de la voix par chacun » (p. 180). Pour Cavell, « le donné des formes de vie ce ne sont pas seulement les structures sociales, les différentes habitudes culturelles, mais encore tout ce qui a à voir avec “la voix humaine” » (p. 186). L’assentiment à soi-même joue donc une place centrale dans l’expression politique. Ainsi, selon Cavell, comme chez Wittgenstein, « le problème n’est pas de ne pas pouvoir exprimer ce que j’ai “en moi”, de penser ou sentir quelque chose sans pouvoir le dire, mais il est exactement l’inverse : de ne pas pouvoir “être dans ce que je dis”, de vouloir dire ce que je dis » (p. 190).

Désobéissance et républicanisme

18Tandis que d’un côté les auteurs étayent, à l’aide des références à Thoreau et Emerson, la thèse d’une désobéissance civile constitutive, si ce n’est fondatrice, de la démocratie, ils affirment d’un autre côté que la vraie désobéissance civile relève plutôt du républicanisme tel qu’analysé par P. Pettit. Le républicanisme se distingue de la conception de la démocratie radicale à la Thoreau et Emerson dans la mesure où « l’exercice de la liberté individuelle y est conçu au sein d’une entité politique constituée et pas comme l’affaire privée du citoyen, gagée sur son droit absolu à la dissidence » (p. 203). On ne comprend pas le sens de cette valse hésitation. Tout comme on ne comprend pas d’ailleurs le léger décalage lié au fait que les auteurs s’intéressent principalement aux désobéisseurs du secteur public, tout en faisant reposer leur argumentation et leur raisonnement philosophique sur l’expérience de deux penseurs, Emerson et Thoreau, profondément antibureaucratiques, voire anti-étatiques.

19Sur le terrain, les auteurs, plus nets, identifient deux camps qui sont deux mondes en guerre : « des dirigeants qui conçoivent l’exercice du pouvoir comme un domaine réservé et se sentent investis de la tâche d’imprimer résolument – et autoritairement s’il le faut – les orientations nécessaires et justes qu’il faut donner à la société pour la “moderniser” ; et des citoyens qui pensent encore que l’organisation de la vie collective est une affaire qui les concerne » (p. 207).

2 – Perspectives

2.1 – Critique en forme d’invitations

20Je regrette que ce livre ne parle pas assez des désobéisseurs eux-mêmes. Lorsque les auteurs qualifient Emerson et Thoreau de philosophes de la migration pour qui « c’est le commencement qui compte, c’est d’être toujours sur le départ, pas l’attachement, ni l’enracinement, synonymes de station, ou du clutching, crispation sur la nation ou le soi » (p. 171), on s’attendrait à ce que les avocats de la désobéissance civile nous parlent plus de leurs propres expériences de la migration, de leurs propres « pulsions de départs », de leurs commencements et de leurs propres tentations ou tentatives de nomadisme et, ce faisant, de leur propre désobéissance. Si sont évoquées des actions de désobéissance civile, l’analyse de leur organisation précise est délaissée. Comment précisément se fonde et se structure la désobéissance, comment est-elle discutée et négociée entre les partis engagés ? Quels allers-retours s’opèrent entre les individus et les collectifs désobéissants ?

21Seconde invitation, les liens entre la vision de l’individualisme de la démocratie radicale et l’individualisme de l’anarchie sont malheureusement inexplorés dans l’ouvrage. Je pense notamment à P. Kropotkine pour qui « l’individualisme est autre chose que le chacun pour soi et Dieu pour tous du bourgeois »? [7]. Aussi propose-t-il d’examiner « la part qu’a eue la revendication du “moi” individuel dans l’évolution progressive de l’humanité » et veut réhabiliter un individualisme non étroit, différent d’une « revendication personnelle inintelligente et bornée »? [8], tout en adoptant une position critique vis-à-vis de l’anarchisme individualiste des proudhoniens américains.

22Troisième invitation, si la désobéissance peut être considérée comme la seule issue rendant possibles tous les renversements, il devient alors indispensable d’explorer les liens qu’elle entretient avec le discernement qu’exige la volonté, ce que font peu les auteurs. On désobéit lorsqu’on n’est pas en mesure matérielle ou morale de répondre à une injonction par une attitude ou un acte qui s’inscrit dans le registre qui nous est prescrit. Dans ce sens, désobéir c’est apporter une réponse inappropriée. Ce n’est pas une ruse, c’est une tentative de fuite devant notre impossibilité de répondre en des termes convenus. Ainsi, ce n’est pas toujours un sens moral ou une représentation éthique a priori qui nous amène à désobéir. Ce peut être aussi l’absence de conformité – du type de réponse que nous apportons à une question donnée – vis-à-vis du spectre des réponses possibles, réglementairement et arbitrairement attendues et acceptées. Désobéir, c’est alors jouer en dehors des règles, consciemment, mais pas toujours volontairement, afin de faire face ou de combler l’attente des autres vis-à-vis de nous. Étrangement, la désobéissance peut ainsi prendre les allures d’une tentative, avortée, d’obéissance. Nous désobéissons lorsque nous sommes contraints d’agir dans un rayon de possibilités qui est trop étroit pour nous. Nous désobéissons face à l’oblitération que nous jugeons excessive de notre désir ; plus précisément face à l’oblitération de la force de discernement de notre désir ; lorsque cette force est menacée ; lorsque nous n’avons plus de temps et d’espace pour notre volonté. Désobéir, c’est réinventer ce temps et cet espace où la volonté peut retrouver droit de cité.

23Dernière invitation, les liens qu’entretiennent désobéissance et dissonance mériteraient eux aussi plus d’attention. Pour les auteurs, d’un côté la dissonance qualifie une voix désobéissante par nécessité – « contre l’injustice en général, on ne peut parfois rien faire d’autre que désobéir » (p. 40) – et de l’autre elle qualifie une situation dans laquelle il n’y a plus d’harmonie entre les voix et devient ainsi la résultante d’une telle situation (p. 24). Cette ambiguïté provient peut-être du fait – qui n’est pas évoqué par les auteurs – que les dissonances nous parlent de ce qui demande à se résoudre. Elles sont les signaux de l’existence d’un accord qui se cherche, avec soi et avec les autres. Plutôt que de nous dire ou d’engager une discussion sur ce que les uns ou les autres voudraient voir venir, les dissonances nous parlent de l’accord qui vient, accord sur lequel elles viendront se résoudre. En ce sens, elles se situent dans un intervalle où, plutôt que de la préfigurer, elles appellent l’harmonie dans laquelle elles vont se résoudre. C’est pourquoi elles méritent notre intérêt : les dissonances fondent en effet l’à-venir et participent du foisonnement fondateur des nouvelles harmonies. La désobéissance ne partage-t-elle pas précisément avec la dissonance le fait qu’elle constitue une « boussole d’harmonie »? [9] ?

2.2 – Que serions-nous sans la démocratie ?

24Oui, la désobéissance fait pleinement partie du processus démocratique, nous disent les auteurs à plusieurs reprises. Elle en est constitutive, elle lui est « inhérente », pour reprendre le terme de Thoreau. Ceux qui désobéissent ne représentent en rien une menace pour la démocratie, au contraire ils en garantissent la vitalité. Nous voilà donc rassurés. Mais pourquoi aujourd’hui un tel besoin de justification ? Pourquoi une telle inquiétude ? Est-elle liée à l’époque dans laquelle nous vivons actuellement, où l’autoritarisme retrouve tant ses lettres de noblesse partout dans le monde sous des formes de plus en plus variées et de plus en plus diffuses, voire perverses, qu’il devient à nouveau nécessaire de réaffirmer le bien-fondé de la pluralité des voix ?

25En se demandant « pourquoi désobéir en démocratie ? », les auteurs argumentent en faveur d’une démocratisation de la désobéissance. Mais faire de la désobéissance civile un plein outil de la démocratie n’est-ce pas là une manière d’intégrer la critique politique pour la rendre inopérante, une manière de la désarmer en quelque sorte ? En traçant une frontière entre la désobéissance civile, à la fois fruit et garantie de la démocratie, et les autres formes de désobéissances ou de contestations, certes on légitime cette première forme d’expression du désaccord en la faisant passer du « bon côté ». Ce faisant, ne la réduit-on pas à une « autre » voix de plus, dans la multitude des voix exprimées et jamais entendues, et ne fait-on pas des autres formes de résistance des modalités non démocratiques de la contestation politique, des modalités par conséquent fort peu désirables ?

26Alors que, pour Rawls, il semble possible de désobéir comme on respire, S. Laugier et A. Ogien posent la question : désobéir peut-il être un droit ? Autrement dit, peut-on faire de la désobéissance une règle ? A contrario, on peut se demander si la désobéissance ne doit pas précisément demeurer une possibilité de lutte ou de résistance hors du droit, avec des armes non conventionnelles. Elle n’apparaît alors pas pour autant comme une soumission de second degré, à l’ordre du désordre en quelque sorte, ou au droit du non-droit, ce qui reviendrait à la nier, mais elle constitue au contraire une tentative de se faire entendre de la part d’une voix qui ne se reconnaît plus dans le chaos du désordre. Ni une idéologie, ni une esthétique, la désobéissance est une des parts les plus déniées de soi-même et des autres. Désobéir fait peur : c’est une attitude négative. Ainsi, ce qui se joue dans la désobéissance, ce n’est pas uniquement un problème de voix non reconnue ou inharmonique. C’est aussi le fait de fonder le devenir de toute liberté, non sur ce qui est, mais sur « notre pouvoir de négation infinie »? [10]. Désobéir, c’est prendre le risque de dire non, y compris à la démocratie elle-même, lorsqu’elle rend muet ou lorsqu’elle se transforme en machine à fabriquer de la liberté sur laquelle il devient nécessaire d’exercer un « contre-frottement »? [11] pour tenter de l’arrêter.

27Au-delà de l’acte de solidarité, de la compassion ou de l’empathie vis-à-vis de ceux que l’on considère comme nos égaux, et dont nous ne supportons plus la privation de liberté ou le non-respect de la dignité, la désobéissance figure la nuit dans laquelle nous pouvons être amenés à nous plonger lorsque notre singularité se trouve niée au nom de principes supérieurs. La nuit dont il s’agit ici est celle d’un réveil du monde, période où, par une désorganisation qui est aussi le commencement d’une organisation supérieure, des formes nouvelles s’ébauchent dans le chaos? [12]. C’est donc bien le mensonge – aux autres et à nous-mêmes – que la désobéissance prend essentiellement pour cible, peut-être même plus que la dissonance. Ce mensonge, c’est aussi celui qui consiste par exemple à vouloir faire dire au chiffre ce qu’il ne peut pas dire, ce pour quoi il n’est pas fait, ce qu’il n’est pas prêt à dire. Un chiffre est dimensionnel mais jamais directionnel : il mesure mais il n’oriente pas, il ordonne mais il n’a pas de sens. Le mensonge dont je parle ici est encore celui qui consiste à abstraire les principes supérieurs communs, quels qu’ils soient – y compris ceux qui président à la démocratie –, de leur enracinement dans la singularité de chacun. Si les principes mêmes de la démocratie servent à nier la singularité des êtres qui l’inventent chaque jour, alors elle devient pure abstraction.
« Que seriez-vous sans la France ? ». C’est ainsi qu’un député interpellait publiquement Aimé Césaire le 15 mars 1950 à l’Assemblée nationale lors de débats sur la politique coloniale française. Ce dernier lui avait répondu : « Un homme à qui on n’aurait pas essayé de prendre sa liberté? [13]. » Aussi, à la question « mais que seriez-vous donc sans la démocratie ? », nous ne manquerons pas à notre tour de répondre : « Un homme à qui on n’aurait pas essayé de prendre sa voix. » Sans doute la seule réponse possible pour qui considère qu’à l’instar de la liberté la démocratie ne se fabrique pas, mais s’invente dangereusement? [14].

Notes

  • [1]
    Notons d’emblée que l’on aurait apprécié que les éditions de La Découverte fassent leur travail d’éditeur, notamment en éliminant les multiples répétitions de paragraphes entiers tout au long du livre. Citons par exemple p. 37 : « C’est là […] heureuse » repris intégralement p. 44 ; ou encore p. 178 « Toute démocratie véritable […] une fois pour toutes » que l’on retrouve p. 28 et p. 168. Ou encore une citation de Cavell, « En faisant […] ils sont ? », p. 191, qui figure déjà p. 185. Voir aussi p. 194 « La question […] vous répondent » qui apparaît aussi p. 196.
  • [2]
    Cette machinisation de l’État informationnel, qui définit désormais sa force, n’est toutefois pas sans le rendre simultanément vulnérable, notamment au jeu de sa propre transparence, pour peu que des désobéisseurs se glissent dans la machine et lèvent impudiquement un certain nombre de voiles sur son fonctionnement. C’est ce qu’illustre le développement de WikiLeaks, quoi que l’on puisse penser de l’opportunité de mettre le linge sale diplomatique sur le trottoir, ou de celle de transformer la démocratie en espace de scandale médiatique permanent. On retient également des contre-attaques américaine et française – injonctions gouvernementales de ne plus héberger le site concerné à l’appui –, que la gigantesque machine pornographique globalisée via Internet doit être considérée comme faisant preuve d’infiniment plus d’obéissance pour, en comparaison de WikiLeaks, susciter si peu d’émoi au sein des rangs les plus élevés des autorités. Il est vrai qu’esclavagiser les corps et marchandiser le désir est bien moins subversif que « porter atteinte à la souveraineté des États » (M. Alliot-Marie, Le Monde, 4 décembre 2010).
  • [3]
    René Schérer, Utopies nomades, Dijon, Les Presses du Réel, 2009, p. 30.
  • [4]
    Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010.
  • [5]
    S. Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, Paris, Climats, 2006, p. 25.
  • [6]
    Ibid., p. 50.
  • [7]
    Pierre Kropotkine, Œuvres, Paris, La Découverte, 2001, p. 40-41.
  • [8]
    P. Kropotkine, op. cit., p. 204.
  • [9]
    R. Schérer, op. cit., p. 44.
  • [10]
    Annie Le Brun, Statue cou coupé, Paris, Éd. Jean-Michel Place, 1996, p. 46.
  • [11]
    Nous reprenons à notre compte ces mots de Thoreau : « Que votre vie devienne un contre-frottement pour arrêter la machine. » H. D. Thoreau, La désobéissance civile, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 24.
  • [12]
    Voir l’étude de E. Spenlé, in Novalis, Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, 1975, p. 383-390.
  • [13]
    Citation reprise par A. Le Brun, op. cit., p. 168.
  • [14]
    C’est en ces termes qu’A. Le Brun parle de la liberté (op. cit., p. 45).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/05/2011
https://doi.org/10.3917/rfse.007.0229
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...