1 – Introduction
1Autant le club des hachichins composé entre autres de Charles Baudelaire, Gérard de Nerval ou encore de Théophile Gautier au milieu du xixe siècle a fait couler beaucoup d’encre, autant on ne connaît quasiment rien de la période de massification de la consommation de cannabis en France que l’on situerait à la fin des années 1960 [Yvorel, 2006]. Entre les années 1850 et 1960, on ne parle en France quasiment plus du cannabis ; seule la loi du 12 juillet 1916 y fait explicitement allusion en interdisant l’usage des substances vénéneuses comme l’opium ou la cocaïne. En guise d’illustration de cette éclipse du cannabis [Yvorel, 2006], notons qu’entre 1920 et 1922 la Brigade mondaine de Paris saisit 100 kilos de cocaïne, plus de 50 kilos d’opium et seulement 5 grammes de cannabis. Cette méconnaissance, non seulement de la période de consommation grandissante du cannabis mais aussi des structures d’offre – qui a priori émanaient des milieux populaires –, explique peut-être en quoi la loi de 1970 réprimant l’usage des stupéfiants en France, et visant en particulier celui de l’héroïne, a autant été attaquée dans les médias de l’époque relativement à l’usage de cannabis [Lefebvre, 2006 ; Adès et Gandilhon, 2007].
2Aujourd’hui cependant, le marché du cannabis, qui n’a certainement plus rien à voir avec celui des années 1970, est beaucoup mieux appréhendé dans sa réalité empirique et semble avoir particulièrement évolué récemment. D’une part, on sait que la demande est forte, puisqu’on la mesure désormais, et que l’offre est en mesure de répondre à cette demande (ou inversement). D’autre part, de nouveaux produits du cannabis apparaissent sur le marché, ou tout du moins des produits de provenance et de qualité différentes de la résine marocaine qui monopolisait le marché hexagonal depuis plus de quarante ans, c’est le cas par exemple de l’herbe autoproduite.
3Cette évolution incite l’observateur à mettre au jour le marché transformé du cannabis et plus précisément de mettre en lumière la place de ses nouveaux produits et de ses nouveaux acteurs sans faire l’économie de l’impact sur les distributeurs traditionnels de résine de cannabis. Ceci afin de raisonner sur ce que sera la lutte contre le marché du cannabis en France ou plus précisément contre celui du THC. Nous qualifierons ainsi ce nouveau marché, extension du marché du cannabis, puisqu’aujourd’hui la qualité du produit semble discriminante dans le choix du consommateur qui se voit confronté à une offre plurielle de nouveaux produits, qu’ils soient sous forme résineuse, de synthèse ou d’herbe issue de semences génétiquement modifiées.
4Précisons d’emblée que ce travail repose sur l’analyse secondaire de données quantitatives telles que les taux de prévalence, les estimations des volumes consommés, les prix des différents produits, les saisies de plants, les découvertes de plantations et les mis en cause ainsi que sur un corpus qualitatif provenant à la fois des services répressifs européens et français et d’entretiens semi-directifs avec des cannabiculteurs français. Enfin, des travaux académiques reposant principalement sur une approche ethnographique des cannabiculteurs européens ont été pris en compte.
Pour répondre à la problématique choisie, le plan de cet article se présente comme suit. Le marché du cannabis est décrit dans la première section, découpée de manière classique entre demande, offre et prix. Dans une deuxième section, ce sont les indices d’une modification du marché français du cannabis que nous mettrons en évidence. Non seulement la présence de magasins spécialisés dans la vente de matériel permettant de cultiver du cannabis se confirme sur tout le territoire, mais les saisies de plants issus parfois de grandes exploitations sont en augmentation. Finalement, dans une troisième et dernière section, les implications de ces changements seront discutées aussi bien du point de vue de l’importateur de résine de cannabis que de celui des forces de l’ordre en charge de la lutte contre les stupéfiants.
2 – Le marché du cannabis en France
5Comme dans toute vue marshallienne? [1] des marchés, le marché du cannabis peut s’analyser par trois voies d’accès : par la demande d’une part, par l’offre d’autre part et finalement grâce à la rencontre des deux fixant prix et quantité écoulée.
2.1 – Une demande qui double en 15 ans mais qui se stabilise depuis 2005
6En analysant le marché du cannabis en France par le versant de la demande, on voit que celle-ci a connu une nette expansion depuis le début des années 1990 si l’on se réfère aux enquêtes en population générale documentant les niveaux de prévalences (graphique 1).

7Au début des années 1990, environ 20 % des Français âgés de 18 à 44 ans concédaient avoir déjà consommé du cannabis. Ils étaient quasiment le double en 2005.
La demande de cannabis s’est ainsi intensifiée sur la décennie 1990 et depuis le début des années 2000. On assiste toutefois aujourd’hui à une stagnation voire un léger recul de la demande en particulier chez les jeunes, comme le graphique 2 le suggère.
Évolution des niveaux d’usage de cannabis à 17 ans

Évolution des niveaux d’usage de cannabis à 17 ans
8Un pic de consommation semble avoir été atteint en 2003. Depuis, une légère baisse des niveaux de consommation pour tous les types de consommateurs apparaît. La demande semble ainsi fléchir, mais il faudra attendre la parution des résultats de la grande enquête en population générale de 2010 pour confirmer ou non cette tendance.
9Outre les prévalences, les perceptions d’accessibilité du produit chez les jeunes montrent aussi un léger recul du cannabis et, par extension, une légère contraction du marché. Ainsi, l’accessibilité perçue du cannabis a connu deux évolutions opposées entre 1999 et 2007 : d’abord, il a semblé un peu plus facile de se procurer du cannabis en 2003 qu’en 1999 (diminution de la part des jugements « impossible » et augmentation de la part des jugements « facile »), mais la tendance s’est ensuite renversée, pour arriver à une situation proche de celle de 1999 (diminution de la part des jugements « facile » et augmentation de celle des jugements « impossible ») [Legleye et al., 2009].
10L’autre évolution notable est l’augmentation importante de la part des jeunes ne sachant pas répondre à cette question de perception d’accessibilité. La part des non-répondants a doublé entre 2003 et 2007, probablement parce que la consommation du produit a diminué, ce qui le rend moins visible et en conséquence moins disponible.
11Ceci peut apparaître d’autant plus vrai que l’approvisionnement en cannabis se fait principalement auprès du cercle d’amis. Parmi les consommateurs réguliers, 78 % des individus disent en effet obtenir leur cannabis auprès d’amis et 65 % par des dons. 59 % des usagers déclarent acheter auprès de petits trafiquants. Pour ces derniers, le lieu privilégié est l’appartement du dealer. L’espace privé expose à moins de risques d’interpellation aussi bien pour le revendeur que pour l’acheteur. De plus, pour ce dernier, l’achat chez le trafiquant donne l’impression d’appartenir à un cercle de clients privilégiés et favorise le sentiment de « confiance » qui joue, ici, un rôle de régulation lors des échanges [Bello et al., 2005].
Au final, même si la demande en cannabis semble légèrement s’infléchir, il n’en reste pas moins qu’en 2005 près de 12 millions de Français avaient déjà consommé du cannabis, dont 3,9 millions étaient des consommateurs occasionnels, 1,2 million étaient des consommateurs réguliers, dont 550 000 quotidiennement [Beck et al., 2006]? [2].
2.2 – Une offre historiquement structurée par l’importation de résine marocaine
12Le cannabis saisi par les forces de l’ordre en France, que cela soit sous forme d’herbe ou de résine, provient de différentes régions du monde et a différentes destinations finales comme le Royaume-Uni par exemple. Si la France est un pays de transit de la résine et de l’herbe de cannabis, c’est bien évidemment aussi une destination finale [voir OCRTIS, 2008]. Le cannabis consommé en France est principalement issu d’importations. Une enquête réalisée en 2005 par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies auprès de 400 usagers réguliers de cannabis et dans laquelle leur était demandée l’origine géographique de leur produit confirme le fait que la résine de cannabis a pour origine le Maroc, tandis que l’herbe proviendrait des Pays-Bas… mais principalement de France [Bello et al., 2005]. Le graphique 3 ci-dessous montre la répartition géographique annoncée par ces usagers pour l’herbe et la résine de cannabis. Ce graphique montre aussi la répartition en pourcentage des produits en fonction qu’ils proviennent d’un achat effectué, d’un don ou de l’autoproduction.
Origines et parts de marché en % des produits du cannabis. Réponses obtenues auprès d’un panel de 400 usagers réguliers de cannabis, France, 2005

Origines et parts de marché en % des produits du cannabis. Réponses obtenues auprès d’un panel de 400 usagers réguliers de cannabis, France, 2005
13Comme l’indique le graphique 3, fondé sur les réponses d’usagers interrogés, le marché du cannabis est largement dominé par la résine importée du Maroc? [3]. Selon les services répressifs, ces importations de résine de cannabis sont, en grande partie, effectuées par routes terrestres. Les trafiquants chargent leur marchandise sur les côtes sud de l’Espagne puis remontent en France dans des véhicules de grosse cylindrée roulant à vive allure. Ce sont les « go fast » mais aussi de manière plus discrète, en se noyant dans le trafic avec des véhicules anodins, les « go slow », qui se fondent dans la masse. L’importation de cannabis par voie terrestre peut encore être acheminée par poids lourds, camping-cars ou autocars [OCRTIS, 2008]. Une fois importée en France, la résine de cannabis s’écoule le long d’un système plus ou moins complexe de distribution. Ce système de distribution du cannabis a été décrit pour la première fois grâce à des études ethnographiques menées au milieu des années 1990 [Conseil national des villes, 1994]. Lalam [2001] affinant et résumant ces connaissances acquises décrit un système général de distribution commerciale du cannabis en France comme dépeint sur le schéma 1.
14Ce système comporte quatre strates de distribution. Notons qu’il n’y a pas de description du mode d’importation et que cette chaîne de distribution commence avec le semi-grossiste et finit par le vendeur final. Les marges de profit liées au passage de la vente de demi-gros au détail sont indiquées sur ce même graphique.
15Remarquons aussi avec le graphique 4 que la probabilité d’interpellation est beaucoup plus élevée pour les simples usagers de cannabis que pour les usagers-revendeurs et même les trafiquants. Cette idée est bien évidemment confirmée quand on regarde le nombre de saisies effectuées en fonction du poids de cannabis saisi : en 2007, un peu moins de 47 000 saisies de moins de 5 grammes ont été effectuées contre 400 saisies de 1 à 5 kilos ou encore 30 saisies de 100 à 500 kilos [OCRTIS, 2008]. En d’autres termes, plus on descend le long de la chaîne de distribution décrite par Lalam [2001], plus les risques d’interpellation sont élevés, ce qui explique certainement la brutale augmentation du prix du cannabis entre le dernier échelon de distribution et la clientèle finale.
Le trafic de cannabis peut alors apparaître comme peu risqué et donc lucratif pour les trafiquants de cannabis en France. À ce propos, grâce à une méthodologie reposant sur des observations ethnographiques issues de travaux réalisés en France et sur une modélisation mathématico-économique, Ben Lakhdar [2007b] estime le nombre de semi-grossistes, c’est-à-dire les individus distribuant entre 140 et 300 kilos de cannabis par an, entre 700 et 1500. Ces derniers obtiendraient individuellement un chiffre d’affaires annuel compris entre 250 000 et 550 000 euros. Le long de la chaîne de distribution, le second intermédiaire gagnerait entre 35 000 et 77 000 euros annuels. Il écoulerait entre 16 et 35 kilos annuellement. À ce niveau de la chaîne de distribution, ils seraient entre 6 000 et 13 000 en France. Les troisième et quatrième intermédiaires sont loin de gagner des sommes d’argent conséquentes, moins de 10 000 euros annuels. Les intermédiaires du troisième niveau seraient au nombre de 85 000 en moyenne tandis que les derniers intermédiaires représenteraient 140 000 individus. À ces niveaux de distribution, les quantités écoulées sont en deçà de 4 kilos annuels.
Interpellations pour l’usage, usage-revente et trafic de cannabis. France, 1985-2007

Interpellations pour l’usage, usage-revente et trafic de cannabis. France, 1985-2007
16En résumé, avec quelque 208 tonnes de cannabis commercées annuellement et générant un chiffre d’affaires issu de la vente de détail de 832 millions d’euros [Legleye et al., 2008], l’offre commerciale de cannabis semble bien se porter en France.
2.3 – Deux variables principales : les couples prix-qualité et prix-quantité
17Le couple prix-qualité des drogues illicites est une donnée indispensable pour l’étude de ces marchés et de leur évolution [Caulkins, 1994]. En effet, alors que le prix d’un produit peut baisser, laissant à penser que son offre s’accroît, cette baisse peut être imputée à une diminution de la qualité intrinsèque du produit en termes de substances psychoactives pures. Sous cette configuration, la baisse du prix n’exprime pas une disponibilité accrue du produit mais bien une stagnation voire une hausse du prix exprimé en grammes de la substance psychoactive pure considérée.
18Bien sûr, la qualité n’est pas le seul paramètre affectant le niveau de prix : l’état de l’offre mondiale, des conditions climatiques, du niveau de répression, du niveau de la sanction juridique…, sont autant d’autres composantes du prix des drogues illicites. La quantité achetée en une seule occasion est aussi un élément à prendre en compte. Il y a un effet discount à l’achat en gros de drogues illicites [Caulkins et Padman, 1993]. Autrement dit, plus la quantité achetée est importante, plus le prix au gramme diminue. Cet effet discount répond au besoin de limiter les stocks et ainsi de réduire les risques de mise en cause judiciaire pour l’offreur. Le trafiquant qui cherche à écouler le cannabis le plus rapidement possible motive ainsi sa clientèle en réduisant le prix en fonction de la quantité achetée.
19Concernant le cannabis en France, il a été montré que l’élasticité prix quantité pour la résine de cannabis est de 0,823 et de 0,845 pour l’herbe [Ben Lakhdar, 2007b]. En d’autres termes, quand la quantité de résine achetée double, le prix n’augmente pas de 100 % (un doublement) mais de 82,3 % (ou de 84,5 % pour l’herbe). Ces résultats sont de l’ordre des autres travaux menés au plan international [Caulkins et Padman, 1993]. Cet effet discount peut s’apprécier visuellement sur le graphique 5 ci-dessous.
Effet discount pour la résine et l’herbe de cannabis

Effet discount pour la résine et l’herbe de cannabis
20Sur le graphique 5, les courbes « herbe sans discount » et « résine sans discount » traduisent l’évolution du couple prix-quantité quand le prix au gramme n’évolue pas en fonction de la quantité achetée. Par contre, les courbes « herbe avec discount » et « résine avec discount » montrent, quant à elles, le gain que l’acheteur peut faire quand il achète des quantités de plus en plus importantes : plus ces dernières sont grandes, moins le prix au gramme est élevé.
21Si l’on considère le prix au gramme de la résine et de l’herbe vendues en France (graphique 6), on constate de fortes évolutions sur la période 1999-2005. Le prix moyen au gramme de la résine de cannabis a nettement baissé sur la période considérée alors que le prix du gramme d’herbe a augmenté. On remarquera que les prix de ces deux produits s’égalisent en 2000 pour ensuite fortement se différencier, peut-être alors peut-on dater l’essor de l’offre d’herbe de cannabis et la réaction des offreurs de résine en ce point.
Prix moyen au gramme de la résine et de l’herbe de cannabis, France 1999-2005. (Vente de détail)

Prix moyen au gramme de la résine et de l’herbe de cannabis, France 1999-2005. (Vente de détail)
22Dans le même temps, la qualité des produits du cannabis a aussi évolué, mais uniquement pour l’herbe de cannabis. En effet la concentration en THC croît pour l’herbe de cannabis passant de 5 % environ en 1998 à 7 ou 8 % en 2004. Parallèlement, la concentration moyenne en THC de la résine de cannabis, aux alentours de 10 %, se maintient à ce niveau sur la période 1998-2004 [Bello et al., 2005].
23On peut alors conclure que seul le marché de la résine a significativement évolué. En effet, puisque le prix de l’herbe a augmenté en même temps que sa qualité, on peut alors constater que le prix d’un gramme pur de THC ne s’est pas sensiblement modifié pour ce type de produit. Contrairement à la résine pour laquelle le prix diminue alors que la concentration en THC reste identique. Il s’ensuit que le prix du gramme de THC résineux a diminué alors que le prix du gramme de THC de l’herbe reste stable.
La baisse significative du prix du THC résineux s’expliquerait peut-être par la montée en puissance de l’herbe de cannabis et surtout par son attirance chez les consommateurs du fait de sa qualité? [4] ; ceci aurait contraint les vendeurs de résine à baisser stratégiquement leurs prix pour garder l’attractivité de leur produit face à ce concurrent de qualité. Cette hypothèse suggère donc une concurrence entre ces deux produits qui seraient, en conséquence, et peut-être temporairement, aux mains d’acteurs différents. Différents signes peuvent étayer cette hypothèse.
3 – Des signes de changements
3.1 – La technologie agricole ou l’offre de facteurs de production
24Selon Jansen [2002], l’Europe a le potentiel pour devenir autosuffisante dans la production de cannabis et ainsi ne plus dépendre de ses importations. Plus précisément, note Jansen [2002], les détournements observés des innovations technologiques permettent d’appliquer au cannabis les méthodes d’agriculture intensive et ainsi de se dégager des contraintes climatiques. Cette évolution technique et la diffusion des savoir-faire font qu’il est désormais à la portée de l’Europe de produire son propre cannabis. Internet mettant effectivement à disposition non seulement les connaissances nécessaires à la culture du cannabis mais aussi les outils (en vente en ligne) pour cultiver et potentialiser la production de cannabis, il est désormais acquis que bon nombre de pays européens se rapprochent d’une situation d’autarcie en matière de production de cannabis. La Suisse et la Grande-Bretagne en sont des exemples criants [EKDF, 1999 ; Druglink, 2007]. Soulignons de plus, pour le cas particulier que peuvent représenter les Pays-Bas, que ce pays a dépassé le stade de l’autarcie pour exporter 80 % de sa production de cannabis vers d’autres pays européens [NRC Handelsblad, 2008].
25Remarquons aussi qu’Internet n’est pas le seul point d’accès au matériel nécessaire à la culture du cannabis ; il existe des magasins spécialisés dans la culture indoor clairement dédiés à celle du cannabis? [5]. Il a d’ailleurs été montré une troublante corrélation entre le nombre de ces magasins spécialisés et le nombre d’interpellations pour culture du cannabis au Canada [Brochu et al., 2008 ; Bouchard et Dion, 2007]. En France, le nombre de magasins était estimé entre 60 et 197 en 2005-2006 [Lefour, 2006 ; Toufik et al., 2007]. Des estimations plus récentes font état de 200 à 400 growshops en 2008 [INHES-MILDT, 2009], soit un doublement en quelques années seulement. L’étude attentive de ce type de commerce met en lumière des variations territoriales qui laissent à penser que la demande de ce type de matériel se concentre en périphérie des grandes villes [INHES-MILDT, 2009].
26Certains de ces magasins nommés headshops vendent aussi parfois des graines de chanvre sous différentes formes : paquets en provenance de producteurs de semences des Pays-Bas comme la sensiseed bank ou encore sous l’appellation de chènevis (graines à oiseaux). Cependant, s’il n’est pas interdit de vendre du matériel de culture en intérieur (celui-ci peut être utilisé dans un contexte totalement légal comme pour les murs végétaux), la vente et l’utilisation de la graine sont très fortement réglementées : elles ne sont possibles que dans un contexte agro-industriel soumis à autorisation du ministère de l’Agriculture. Il existe d’ailleurs dans ce cadre une liste détaillée des variétés de graines de chanvre autorisées à la culture dont leur principale caractéristique est de contenir moins de 0,2 % de THC.
27Notons ici d’emblée que les forces de police ou les douanes font alors face à l’extrême difficulté de reconnaissance d’une graine légale ou non puisque, d’une part, à l’œil nu rien ne différencie une graine d’une autre et, d’autre part, le taux de THC contenu dans la graine est quasiment nul et à ce jour ne peut pas être décelé par les analyses des laboratoires de toxicologie des services répressifs.
28Ces facteurs de production aujourd’hui à la portée du plus grand nombre font que la production nationale de cannabis n’est plus un phénomène marginal. Sur un marché total estimé à 277 tonnes de cannabis consommé en 2005 dont 208 faisaient l’objet d’un commerce marchand générant 832 millions d’euros d’échange [Legleye et al., 2008], 32 tonnes au minimum auraient été produites sur le territoire français [Ben Lakhdar, 2009]? [6].
Cette estimation de 32 tonnes conduit à estimer la part de marché de l’autoculture à 11,5 % du marché total. Cela représenterait en valeur 160 millions d’euros et amènerait à estimer le nombre de plants récoltés annuellement entre 950 000 et 1,3 million. Du fait de la méthodologie employée par Ben Lakhdar (2009), a priori seuls sont pris en considération les « petits » cultivateurs ; alors, ceux-ci cultiveraient chacun entre 6,8 et 9,3 plants si l’on considère le nombre d’autocultivateurs entre 140 000 et 200 000 [Toufik et al., 2007].
3.2 – Les fichiers policiers ou l’enregistrement d’un nouveau phénomène
29Remarquons, sur le graphique 7, que la problématique de l’autoproduction de cannabis se retranscrit dans les statistiques policières depuis 2001? [7]. C’est en effet depuis cette date que les saisies de graines et de plants de cannabis sont enregistrées.
Saisies des produits du cannabis en kilos. France, 1980-2007. (échelle logarithmique)

Saisies des produits du cannabis en kilos. France, 1980-2007. (échelle logarithmique)
Source : OCRTIS*nombre des plants traduits en kilos. 1 plant = 30 grs
30Si l’on fait l’hypothèse qu’un plant de cannabis donne 30 grammes de sommités florales? [8] [Toonen et al., 2006], les saisies de plants de cannabis en France sont inférieures aux saisies d’herbe de cannabis. Bien évidemment, parmi les saisies d’herbe, une partie peut être originaire de France. Au final alors, on ne peut dire si l’origine de l’herbe saisie est principalement française ou étrangère. Rappelons toutefois que les usagers annoncent que l’herbe qu’ils consomment est principalement d’origine française (cf. graphique 3). Il n’en reste pas moins que ce sont les saisies de résine de cannabis qui sont majoritaires en France ; les saisies d’huile tendant à disparaître.
31De la même façon, les usagers, les usagers-revendeurs et les trafiquants interpellés le sont principalement pour possession de résine, puis d’herbe et enfin de plants de cannabis (graphiques 8 et 9).
Interpellations pour l’usage en fonction du type de produit. (échelle logarithmique)

Interpellations pour l’usage en fonction du type de produit. (échelle logarithmique)
Interpellations pour usage-revente et trafic en fonction du type de produit. (échelle logarithmique)

Interpellations pour usage-revente et trafic en fonction du type de produit. (échelle logarithmique)
32Avec 1583 découvertes de plantations de cannabis en 2007 et 2106 démantèlements en 2008, les affaires de cannabiculture ont augmenté d’un tiers en un an. Cependant, ces affaires restent marginales puisqu’elles représentent moins de 2 % de l’ensemble des procédures centralisées par l’Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS).
33En 2007, les services répressifs (Police, Gendarmerie, Douane) mettaient en cause 1950 individus dont seulement un quart étaient poursuivis pour possession de plants de cannabis, les autres étant incriminés pour d’autres infractions. Ces données indiquent d’ailleurs que la plupart des cannabiculteurs étaient poursuivis pour des faits autres que la culture de cannabis : les découvertes de plants avaient lieu dans le cadre de perquisitions diligentées pour d’autres affaires (en majorité liées aux stupéfiants mais aussi à d’autres types d’infractions comme les vols à main armée, le recel, etc.).
34Les 450 personnes condamnées pour possession de plants de cannabis en 2007 l’ont très majoritairement été sous la qualification « usage ». Malgré le code pénal qui qualifie ce type d’infraction de crime, les tribunaux correctionnalisent la culture de cannabis en mobilisant le principe d’opportunité, c’est-à-dire en prenant en compte la personnalité et l’intentionnalité des mis en cause.
35Si la culture en extérieur reste fréquente dans les territoires français d’outre-mer et dans le Sud de la métropole, la culture en intérieur est désormais nettement dominante : au regard des données de l’OCRTIS, cette méthode de culture représenterait 3 cas sur 4. Cette évolution peut s’expliquer par un ensemble de facteurs : une population de plus en plus urbaine, un accès facile aux savoir-faire et aux matériels, une plus grande discrétion qu’en extérieur, et surtout une méthode permettant de cultiver un cannabis dit de meilleure qualité (plus de sommités florales par plant et plus de THC).
La plupart des découvertes de plants de cannabis sont de taille modeste. Ainsi, 50 % des plantations découvertes en 2007 par les services répressifs ne dépassent pas 5 plants et seules 10 % dépassent 50 plants de cannabis [OCRTIS, 2008] (tableau 1). Cette seule donnée laisse présupposer que la grande majorité des cannabiculteurs cultivent une herbe pour une consommation individuelle : quelques plants de cannabis cultivés permettant à un usager quotidien de cannabis de s’assurer de sa propre consommation annuelle.

36On note toutefois que ces petits cannabiculteurs préfèrent s’associer pour cultiver le cannabis : cette activité prenant du temps et nécessitant un investissement de départ plus ou moins conséquent (entre 300 et 1000 euros pour des plantations indoor de 5 à 10 plants). Il est ainsi fréquent d’identifier à partir des procédures judiciaires un couple ou un groupe d’amis qui mutualisent leur argent et leur temps libre pour cultiver du cannabis. D’ailleurs, plus les cannabiculteurs sont jeunes, plus ils cultivent en groupe : ces cannabiculteurs qui ont été qualifiés de cannabiculteurs-sociaux [INHES-MILDT, 2009] produisent plus qu’ils ne consomment et semblent davantage motivés par l’appartenance à un groupe, le challenge et la réduction des coûts d’achat que par l’enrichissement. Le don ou l’échange s’imposent comme la norme chez ces individus même si certains décident d’amortir les frais générés par leur culture et parfois de gagner un peu d’argent [INHES-MILDT, 2009].
La comparaison des données sociodémographiques et judiciaires de ces cannabiculteurs confirme que la grande majorité des cannabiculteurs n’ont rien à voir avec les réseaux du crime organisé, investis dans le trafic de cannabis. Les cannabiculteurs interpellés sont plus âgés et socialement mieux insérés (souvent salariés avec peu d’antécédents judiciaires) que les trafiquants de cannabis. Ces éléments qualitatifs émergent dans un contexte où la majorité des magistrats perçoit la plupart des cannabiculteurs comme « moins dangereux que les trafiquants » [INHES-MILDT, 2009].
D’ailleurs, les analyses des statistiques disponibles suggèrent aussi que les plantations de grande ampleur sont marginales : ainsi, seule une dizaine de plantations démantelées dépassaient 500 pieds en 2007, celles-ci étaient des plantations en extérieur découvertes en Polynésie française. Cette modestie de la taille des plantations est encore plus parlante si l’on compare ces dernières aux tailles des cannabis factories (littéralement usines à cannabis) découvertes au Royaume-Uni et aux Pays-Bas et qui peuvent abriter plusieurs milliers de plants par structure.
Cependant, les dernières tendances semblent montrer une évolution non négligeable des plantations ayant un but lucratif. Les services répressifs ont démantelé 34 % de plantations supplémentaires en 2008 et arraché deux fois plus de plants par rapport à l’année précédente. Cette augmentation concerne principalement les plantations de plus de 50 pieds et semble indiquer une professionnalisation de certains cannabiculteurs. Ces cannabis factories françaises ne dépassent que très rarement 250 plants. Environ 10 exploitations de plus de 250 plants sont découvertes par an et dans 9 cas sur 10, en Polynésie française.
Concernant les risques de détection et d’interpellation, Bouchard [2007] montre pour le Canada que la probabilité de découverte est plus grande pour les grandes plantations outdoor que les petites indoor mais qu’a contrario ce sont les petits cultivateurs qui sont plus souvent interpellés que les grands. Les saisies françaises confirment le lien entre taille de la plantation et probabilité de détection d’une part et probabilité d’interpellation d’autre part. Il est de plus intéressant d’indiquer que les rares plantations de grande ampleur représentent une grande partie des plants découverts : les données de l’OCRTIS indiquent que 40 % des plants de cannabis détruits par les services répressifs proviennent des plantations de 250 plants ou plus, représentant seulement 2 % du total de plantations découvertes en 2007. Inversement, seuls 5 % du total des pieds saisis proviennent des plantations les plus modestes (cinq plants de cannabis au maximum), celles-ci constituant la moitié des plantations démantelées.
Parmi les rares exploitations de grande ampleur, la présence de groupes organisés apparaît sans pour autant que l’on puisse relier ces groupes aux « milieux traditionnels ». Elle révèle cependant un mode opératoire qui ressemble aux méthodes utilisées par les groupes organisés néerlandais et britanniques, à savoir : une tête de réseau qui finance et organise la plantation? [9] ; puis, intervient un prête-nom qui loue un local, souvent en périphérie d’une grande ville et qui s’occupe des travaux nécessaires à la mise en place de la plantation (une pièce de culture avec un système de luminaires et d’irrigation, un local destiné au séchage et un dernier destiné au bouturage (les meilleurs plants sont sélectionnés puis clonés à partir d’une bouture, ceci garantissant un meilleur résultat qu’à partir d’une graine).
À ce stade, il n’est pas rare de voir intervenir un expert, celui-ci est parfois un étudiant en biologie recruté par le chef de la plantation, mais il peut aussi être un spécialiste (fréquemment hollandais) louant ses compétences aux différents cannabiculteurs.
Enfin, le chef de réseau recrute un jardinier pour s’occuper des plants au quotidien. Étant le plus exposé à la répression, ce jardinier n’a que peu de contacts avec le reste de l’équipe : il ne communique qu’avec un seul membre et n’a aucune vue d’ensemble de la filière de distribution. Notons qu’à la différence des observations françaises les groupes criminels aux Pays-Bas et au Royaume-Uni recrutent des jardiniers parmi les immigrés clandestins qui ne parlent pas la langue. Vulnérables, ils remboursent souvent leur passage en Europe de l’Ouest par cette activité de jardinage [voir SOCA, 2009 ; Silverstone et Savage, 2010].
Les éléments recueillis par les services répressifs confirment que la culture du cannabis s’impose petit à petit sur le marché du cannabis. Cette culture est atomisée (de nombreuses petites plantations), à proximité de la demande (en périphérie des grandes villes) et correspond à l’évolution de l’attente des consommateurs (de l’herbe à forte teneur en THC), hors des circuits habituels et dangereux d’approvisionnement en résine.
L’apparition de ces nouveaux acteurs de l’offre de cannabis en France rompt partiellement avec la morphologie sociologique des trafiquants de cannabis des années 1980. En effet, l’offre de cannabis s’est historiquement structurée dans un contexte de désindustrialisation et de recomposition du marché du travail [Duprez et Kokoreff, 2000] et s’est donc implantée dans les zones populaires avec des acteurs issus de milieux défavorisés pour se diffuser par capillarité. Il semblerait qu’une partie des nouveaux acteurs de l’offre de cannabis tranchent radicalement dans leurs modes opératoires comme dans leurs origines sociales avec ceux identifiés jusqu’ici. Issus des classes moyennes et supérieures, les logiques des cannabiculteurs émergent peut-être à la suite d’un réajustement social qui consisterait à se défaire des réseaux de cannabis implantés dans les milieux populaires auprès desquels le consommateur venant des zones privilégiées serait déconsidéré voire malmené, à l’image de l’appellation « bolos » qui signifie littéralement « victime » dans le jargon des cités. Cette forme de réajustement serait-elle temporaire, au sens qu’à l’image de la situation néerlandaise la culture du cannabis en France pourrait être appropriée par des individus proches des milieux criminels ? À cette question difficile, des éléments d’appréciation peuvent néanmoins être apportés.
4 – Implications pour le système d’offre et les politiques de lutte
4.1 – Du devenir des offreurs : éléments d’appréciation
37L’apparition de l’herbe de cannabis produite sur le territoire national constitue une offre nouvelle sur le marché du THC. Le marché de la résine serait ainsi concurrencé par le marché de l’herbe – lui-même divisé entre l’herbe à visée commerciale (qu’elle soit importée ou produite en France) et l’herbe autoproduite (qui n’est pas destinée à la vente mais à un usage personnel) ; le tout constituant un marché concurrentiel du THC. On assisterait alors depuis quelques années à une segmentation accrue du marché, conduisant les uns à baisser le prix de leur produit (la résine) alors que les autres favoriseraient une meilleure qualité (l’herbe).
38Ce jeu concurrentiel amène à se poser la question du devenir de ces sources d’offre. Ces différentes offres sont-elles destinées à coexister ou l’une va-t-elle finir par supplanter l’autre ? Les importations de résine marocaine sont-elles condamnées à disparaître ? Derrière ces questions se pose bien sûr non seulement l’idée de la profitabilité des sources d’offre mais aussi de l’évolution de la demande à laquelle elles répondent? [10].
39Un premier élément de réponse fait suite aux observations des mouvements de groupes criminels aux États-Unis. Après les attentats du 11 septembre 2001 et le renforcement consécutif des contrôles aux frontières, l’implantation de groupes criminels mexicains et canadiens cultivant du cannabis sur le territoire américain alors même que ces criminels étaient autrefois passeurs de cannabis à travers leur frontière respective a été constatée [USDOJ, 2007]. Bien évidemment, l’avantage de cette implantation territoriale est l’évitement des contrôles à la frontière, les saisies qui peuvent en résulter et les coûts qu’elles représentent. Dans cette situation, les importations diminuent au profit de la culture locale mais les producteurs-offreurs restent les mêmes individus. Il s’agit simplement d’une délocalisation. Le département américain de la Justice avance d’ailleurs l’idée que cette délocalisation a bénéficié aux offreurs en ce qu’ils se retrouvent au plus près de la demande, leur conférant une réactivité accrue aux fluctuations de cette dernière et ainsi des bénéfices supérieurs. Ces mouvements territoriaux les ont aussi amenés à « rénover » leur appareil productif en investissant dans des techniques de production plus performantes aboutissant à un produit plus dosé en THC [USDOJ, 2007]. Dans cette configuration nord-américaine, logiquement, les importations devraient se tarir au profit d’une expansion de la culture locale.
40Il est encore trop tôt pour dire si ce phénomène, à savoir des importateurs devenant des producteurs locaux, est observé en France. Toutefois, outre les « petits » cultivateurs et les traditionnels importateurs et revendeurs de résine, une forme de criminalité organisée voit le jour autour de la production d’herbe de cannabis chez certains de nos voisins européens (Royaume-Uni, Belgique, Pays-Bas). Ces pays ont vu l’implantation de réseaux criminels spécialisés dans la production indoor de cannabis qui semblent agir selon les mêmes modes opératoires. Ces réseaux ne sont pas connus pour être ou avoir été importateurs de cannabis? [11]. On peut poser l’hypothèse que les compétences criminelles sont différentes entre des spécialistes de l’importation de stupéfiants et des spécialistes de la production à grande échelle d’herbe de cannabis et ainsi avancer que trafiquants de résine et producteurs locaux d’herbe représentent deux groupes distincts. Nous n’avons à l’heure actuelle pas de réponse tranchée, mais il semblerait que cette idée se confirme. D’une part, la criminalité organisée reste balbutiante en France sur ce créneau criminel et d’autre part, on constate depuis peu que les réseaux criminels spécialisés dans l’importation de cannabis diversifient leur offre en important désormais de la cocaïne [Gandilhon, 2007]. Ce dernier aspect mériterait cependant confirmation.
41Cette probable dichotomie entre importateurs de résine et producteurs locaux à grande échelle fait que la persistance des importations de résine est conditionnée à la demande qu’elle rencontre.
42Dans un second temps, il convient de comprendre comment les importations de résine, ou même d’herbe, et la culture locale à grande échelle peuvent se retrouver confrontées à une autoculture entreprise par les consommateurs. Un des moyens de jauger de cette confrontation est de voir quels sont les coûts induits par l’autoculture personnelle et au final encore une fois d’évaluer sa profitabilité. Le calcul n’est pas simple. Il comporte nombre de variables qui font qu’au final l’exercice se révèle être plus théorique qu’empirique.
43Convenons que pour mettre en place une petite autoculture de cannabis en appartement par exemple, les coûts soient compris entre 300 et 1000 euros en fonction de la sophistication et de la taille de la plantation [Toufik et al., 2007]. Convenons aussi que le temps consacré à cette culture représente un coût d’opportunité pour l’individu (il pourrait faire autre chose de son temps). Admettons alors que les coûts de production ne se cantonnent qu’à ces deux formes de coûts : coûts en matériel (en plus de l’électricité et de l’eau) et en main-d’œuvre. À ceci s’ajoute un coût probabilisé d’interpellation, la culture de cannabis étant interdite.
44Il faut alors les comparer au coût que représente aller acheter son cannabis auprès des circuits de distribution traditionnelle. Ici aussi une fraction du coût total comporte une composante probabiliste. En effet, au risque d’interpellation par les forces de l’ordre s’ajoute la potentialité non nulle d’être arnaqué par le vendeur (vente d’un produit de très mauvaise qualité par exemple). Ainsi, en plus des coûts de déplacement se greffent des coûts potentiels (interpellation, frais de justice, escroqueries) et des coûts psychologiques d’entrer en contact avec l’environnement criminel.
45Au final, si le coût de la culture personnelle est inférieur au coût d’achat du cannabis par les circuits traditionnels, l’individu s’engage dans une autoproduction. À l’inverse, si l’individu considère que les coûts d’achat de son cannabis auprès des vendeurs traditionnels sont moindres, il ne voit pas d’intérêt à le produire lui-même, ceteris paribus.
46On comprend dès lors que cet arbitrage reste très personnel dans le sens où l’appréhension des coûts diffère certainement d’un individu à l’autre. Les coûts d’opportunités sont différents, l’appréciation des risques policiers et des coûts psychologiques à côtoyer le marché noir du cannabis le sont aussi. D’ailleurs, notons qu’une motivation avancée pour la culture d’herbe est justement l’évitement du marché noir ainsi qu’une volonté de contrôle de la qualité du produit consommé [Lefour, 2006]. Ceci est vrai pour les cultivateurs usagers, c’est-à-dire n’ayant a priori aucune ambition commerciale pour leur production.
La dynamique en est impactée : par exemple, un individu de 18 ans, étudiant de son état, ne valorise pas son temps de la même façon qu’à 30 ans, une fois employé, avec un salaire confortable. Ses perceptions des risques policiers et de justice peuvent aussi ne plus être les mêmes. Nous avons vu que les petits cannabiculteurs interpellés étaient plus âgés et socialement mieux insérés que les trafiquants de cannabis. On pourrait en déduire qu’ils valorisent plus le fait d’être interpellés par la police et d’être en contact avec un environnement criminel que le temps qu’ils perdent à cultiver eux-mêmes leur cannabis. Pour le dire plus simplement et plus schématiquement, rationnellement, après examen des coûts probabilisés d’interpellation policière, ils peuvent conclure que la probabilité d’occurrence d’interpellation est plus élevée quand il s’agit d’achat à un dealer que quand il s’agit d’une petite plantation en appartement [Reynaud-Maurupt, 2009]. C’est pourquoi ils cultivent. En d’autres termes, la trajectoire des individus fait qu’ils auront des incitations différentes dans le temps et en fonction de celles-ci, préféreront faire ou faire faire, c’est-à-dire cultiver eux-mêmes ou passer par le marché.
En résumé, la disparition totale des importations de résine de cannabis par le jeu concurrentiel imposé par la production locale qu’elle soit à grande échelle ou issue de petits cultivateurs dépendra non seulement de la capacité de cette dernière à combler totalement la demande domestique mais aussi de la demande en résine qui pourrait subsister. Rappelons que les produits sont différents et que le prix de la résine est moins élevé que celui de l’herbe. Il est alors difficile d’être catégorique quant à cette évolution. De plus, bien sûr, cette coexistence des produits et des offreurs sera aussi fonction des objectifs de lutte des forces répressives.
4.2 – Les services répressifs en surchauffe ?
47Face à cette diversification des sources d’offre, en matière de lutte contre les stupéfiants, plusieurs options s’offrent en effet au décideur public : soit intensifier la lutte contre le trafic international, autrement dit les importations, soit favoriser la lutte contre la culture locale, soit lutter sur tous les tableaux. C’est cette dernière option qui semble avoir été prise. Elle concerne d’ailleurs aussi bien l’offre que la demande. Le nombre d’interpellés pour usage, usage-revente et trafic de cannabis continue d’augmenter d’année en année, ainsi que les saisies. Comme nous l’avons développé, les saisies de plants et les interpellations de cultivateurs augmentent aussi. D’ailleurs, les pouvoirs publics dotent à l’heure actuelle les forces de l’ordre d’outils de détection des cultures indoor, en plus de les sensibiliser et de les former à cette nouvelle offre de stupéfiants [MILDT, 2008].
48Il n’empêche que la dynamique du marché du THC semble avoir un temps d’avance : un autre acteur de ce marché a été récemment mis au jour [EMCDDA, 2009]. Des cannabinoïdes de synthèse sont en vente en ligne sur Internet depuis au moins 2006 sous l’appellation ou sous la marque Spice. Cette vente en ligne de cannabinoïdes de synthèse – dont certains sont nettement plus puissants qu’à l’état naturel – était encore récemment légale en France : les premières molécules synthétiques sont désormais classées sur la liste des substances stupéfiantes depuis seulement février 2009. On conviendra néanmoins que, sur le marché du THC, cette nouvelle offre perdure toujours puisque le producteur peut ne pas être inquiété outre mesure par le système répressif : cet offreur se trouvant très certainement à l’étranger et ne pouvant être localisé qu’avec de grandes difficultés.
49La lutte contre le marché du cannabis – drogue illicite la plus consommée en France – apparaît en conséquence à la fois compliquée et onéreuse. Le coût social du cannabis était estimé à 919 millions d’euros en 2005 dont plus de la moitié (57 %) était imputable au coût de la répression engagée contre l’offre et l’usage de cannabis [Ben Lakhdar, 2007a]. Face aux modifications du marché présentées dans ce papier (nouveaux produits, nouveaux offreurs), le coût social du cannabis pourrait augmenter non pas en raison d’un nombre d’usagers en augmentation mais bien en raison d’une nécessaire diversification et intensification des moyens de lutte.
50Ce coût social pourrait être amputé d’une partie non négligeable. Abandonner la lutte contre le versant de la demande du marché, c’est-à-dire les interpellations d’usagers, produirait des économies substantielles. Kopp et Fenoglio [2006] estimaient le coût social d’une interpellation pour infraction à la loi sur les stupéfiants (ILS) à 3366 euros en 2003? [12]. Sachant que ces dernières années, environ 80 000 individus (voire plus, récemment) étaient interpellés annuellement pour usage de cannabis, un calcul simpliste montrerait qu’environ un tiers du coût social du cannabis pourrait être économisé ou réalloué.
Le système répressif de lutte contre les stupéfiants pourrait ainsi être rapidement en surchauffe. La lutte apparaît sans fin et surtout coûteuse. En ces temps de rigueur budgétaire, l’établissement de priorités dans le domaine de la lutte contre le trafic et l’usage de stupéfiants pourrait être une recommandation de politique publique pour le moins économique.
5 – Conclusion
51On peut aujourd’hui dire que le marché du cannabis en France est un marché arrivé à maturité. Outre la forte demande comblée, plusieurs faits tendent en effet à montrer que le cannabis, ou peut-être plus précisément le marché du THC, est passé d’un marché monopolistique à un marché concurrentiel bénéficiant d’innovations technologiques, connaissant des variations de prix et une différenciation des produits en fonction de leur qualité.
52Comme Jansen [2002] le mettait en avant, la capacité technologique et le savoir-faire désormais à portée de main des pays européens font que le cannabis importé principalement du Maroc est fortement concurrencé. Sous certaines configurations, il paraît possible pour l’ensemble des pays européens et a fortiori pour la France de développer son potentiel de production de cannabis et au final de devenir indépendant de ses importations.
53Le modèle économique des traditionnels vendeurs de résine de cannabis est ainsi perturbé. Leur réaction logique, face à la concurrence accrue de l’herbe, qu’elle soit importée ou produite localement, a été de baisser leur prix. Elle est aussi – peut-être face à une préférence trop forte des consommateurs pour l’herbe – de diversifier leur activité en important désormais de la cocaïne, grâce à leur savoir-faire d’importation d’un bien illicite [Gandilhon, 2007].
54Le modèle social semble lui aussi bouleversé avec la mise en concurrence d’acteurs de l’offre issus des milieux défavorisés par de nouveaux acteurs, issus des classes moyennes. Ces derniers sont moins sociologiquement stigmatisés et territorialement bien plus atomisés que les trafiquants « classiques » de cannabis et ils sont donc plus difficilement identifiables par les services de police et de gendarmerie. On assiste bien à un déplacement partiel d’une offre de cannabis des zones populaires vers les zones pavillonnaires et les centres-villes. C’est ainsi que, depuis 10 ans, se superpose à l’offre française de cannabis, principalement structurée autour de l’« économie de bazar » [Ruggiero et South, 1996], une offre nouvelle qui fonctionne plus comme une économie de réseau (social mais aussi technologique). Cette évolution sociologique des acteurs de l’offre de cannabis pourrait alors se lire comme une logique sociale destinée à répondre à l’incertitude engendrée par les formes traditionnelles de distribution du cannabis [Kokoreff, 2000].
55Pour autant, ce mouvement pourrait n’être qu’une transition au regard de l’augmentation, encore modeste, des usines à cannabis tenues par la criminalité organisée. Les forces répressives sont cependant invitées à réagir : le plan 2008-2011 de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les addictions [MILDT, 2008] insiste sur le nécessaire combat contre la production locale de cannabis. Ce plan préconise de doter les forces de l’ordre de matériel de détection et de sensibiliser et de former les agents de terrain dans cette nouvelle criminalité.
Il ressort toutefois que, parallèlement à cette nouvelle voie d’obtention de THC rendue possible par la diffusion de la culture de cannabis, Internet constitue, à travers la vente de cannabinoïdes de synthèse, un nouveau territoire de distribution avec des acteurs qui, à ce jour, sont bien plus difficiles à combattre que les traditionnels réseaux d’importation de cannabis, ces derniers étoffant désormais leur catalogue d’autres substances psychoactives illicites.
Notes
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[1]
La vision marshallienne du marché, d’après Alfred Marshall (1842-1924) un des fondateurs de l’école classique, est celle traditionnellement représentée dans un graphique où une droite d’offre coupe une droite de demande, fixant, de par leur rencontre, prix et quantités échangées sur le marché.
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[2]
À titre de comparaison, le nombre de consommateurs expérimentateurs de cocaïne était estimé à 1,1 million, d’ecstasy à 900 000 et d’héroïne à 360 000 [Beck et al., 2006].
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[3]
Les usagers répondants peuvent bien évidemment se tromper sur l’origine réelle de leur produit. Ils ne font peut-être que relater ce que leurs disent les vendeurs.
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[4]
Les usagers de cannabis ont une attirance plus marquée pour l’herbe [Reynaud-Maurupt, 2009]. En plus d’un meilleur goût et d’effets stimulants, l’herbe aurait la réputation d’être plus « saine » que la résine car plus naturelle.
-
[5]
La culture indoor de cannabis, c’est-à-dire réalisée en intérieur (d’appartement ou de maison, voire de hangar pour la production à grande échelle), a cette particularité de pouvoir bénéficier de technologies de pointe : lampes à sodium pour l’éclairage et la chaleur, arrosage, substrats autres que la terre enrichie d’engrais. Dans ce dernier cas, on parle de culture hydroponique.
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[6]
En 2005, la consommation de cannabis en volume est estimée à 277 tonnes, dont 208 ont fait l’objet d’une transaction marchande, 32 ont été autoproduites et le résidu, à savoir 37 tonnes sont issues de dons. Il n’est pas possible pour le cannabis donné de savoir s’il a été acheté ou cultivé avant de faire l’objet de don.
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[7]
Les graphiques suivants sont présentés sur une échelle logarithmique. Cette échelle permet d’écraser l’amplitude des données et en conséquence de pouvoir présenter l’ensemble des variables sur un seul et même graphique. Si tel n’était pas le cas, les saisies d’huile de cannabis, par exemple, n’apparaîtraient pas sur le graphique puisqu’elles ne représentent qu’une infime part des saisies réalisées.
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[8]
Ceci constitue une hypothèse dans la mesure où Toonen et al. [2006] estiment le rendement d’un plant dans des conditions quasi optimales de production (indoor hydroponique). Notons toutefois que les forces de police belges remettent actuellement en cause cette estimation. Les rendements pourraient se révéler être plus importants, traduisant en cela une augmentation qualitative des compétences et des techniques.
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[9]
Le financement est généralement supérieur à 20 000 euros (pour 200 plants) et sera, en théorie, amorti dès la première récolte [INHES-MILDT, 2009].
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[10]
Nous sommes redevables à un relecteur anonyme pour avoir souligné ce point.
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[11]
Les forces de l’ordre britanniques indiquent que la nationalité ou l’origine de ces groupes criminels est majoritairement vietnamienne [voir SOCA, 2009]. Plusieurs autres pays européens confirment ce point. Voir Silverstone et Savage [2010].
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[12]
Selon ces auteurs, le coût moyen d’un procès pour ILS serait de 1831 euros et celui d’une incarcération pour ILS de presque 17 000 euros.