CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Lorsque le développement soutenable s’imposa il y a vingt ans comme un axe de recherche théorique et de stratégie majeur, l’accent fut mis sur l’opposition entre une conception faible et une conception forte de la soutenabilité, la première acceptant l’hypothèse de substituabilité infinie des facteurs de production entre eux (environnement naturel inclus), la seconde refusant cette hypothèse. Pour notre part, nous avions tenté d’apporter une contribution à cette dernière en lui donnant le contenu suivant : puisque l’hypothèse de substituabilité continue du capital manufacturé aux ressources naturelles ne pouvait être raisonnablement retenue, nous proposions une stratégie d’utilisation des gains de productivité aux fins de réduire le temps de travail, au fur et à mesure que les besoins essentiels de tous étaient satisfaits. La condition en était une forte réduction des inégalités de revenus [Harribey, 1996, 1997, 1999].

2L’approfondissement des mutations du capitalisme contemporain, appelé financiarisé, patrimonial ou encore néolibéral, a eu pour conséquence au contraire d’aggraver les inégalités au sein des pays émergents, au sein des pays riches et, vraisemblablement entre les pays les plus riches et les pays les plus pauvres. Cette aggravation a une double origine. D’une part, le partage, au stade primaire, de la richesse produite a eu tendance à se faire à l’avantage des revenus du capital et au détriment de ceux du travail [Landais, 2007, pour le cas français ; Onu, 2007, pour le monde entier], le principal vecteur en ayant été le mode de gestion des entreprises tourné vers l’affectation de la « valeur pour l’actionnaire ». D’autre part, la libéralisation des économies a pris la forme essentielle de la diminution de l’espace public, tant par le biais de services publics privatisés ou soumis à la concurrence, que par celui du grignotage progressif des systèmes de protection sociale (assurance maladie et retraites). En d’autres termes, la « marchandisation » des activités humaines dessine ce qui peut être appelé l’insoutenabilité du développement capitaliste, vue sous l’angle social.

3L’insoutenabilité sociale n’est pas étrangère à celle qui concerne le domaine écologique ou environnemental. En effet, plus la « valeur » est destinée à satisfaire l’exigence de rentabilité financière, moins il reste de ressources disponibles pour réaliser les investissements nécessaires à transformer les processus productifs pour qu’ils soient moins polluants, moins émetteurs de gaz à effet de serre et moins gourmands en ressources naturelles. À l’« économie » (au sens d’économiser) indispensable des ressources, il est préféré une « gestion optimale » par des mécanismes de marché à partir de normes peu contraignantes.

4L’article présenté ici vise à approfondir le champ de recherche que nous avons ouvert pour esquisser une économie politique de la démarchandisation. L’orthodoxie libérale néoclassique situe le principal obstacle à la croissance, au développement et au bien-être – trois notions confondues – dans un niveau de dépenses publiques, de dépenses sociales, de « prélèvements obligatoires » trop élevé, car seule l’activité marchande serait source de richesse. Notre thèse est qu’il s’agit d’une construction idéologique qui peut être logiquement réfutée. Dans des travaux antérieurs [Harribey, 2004, 2009], nous avons proposé cette réfutation qui s’applique également à une croyance marxiste traditionnelle qu’il convient de dépasser : l’activité réalisée dans la sphère non marchande est éminemment productive de richesse, c’est-à-dire de valeurs d’usage répondant à de vrais besoins sociaux, et la valeur monétaire mais non marchande des services d’éducation et de santé publiques par exemple est créée par les travailleurs de ces services et non pas prélevée sur celle créée par les salariés du capital.
Les discussions nées de cet essai de démonstration nous ont permis ensuite de distinguer l’anticipation, le financement et le paiement comme trois moments distincts du processus de production dynamique, valables aussi bien pour la sphère marchande que pour la sphère non marchande. Une économie politique de la démarchandisation est donc possible :

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  • en se défaisant de l’idée fausse selon laquelle la sphère non marchande est financée par la sphère marchande,
  • en renouvelant la conception de la richesse par la réhabilitation de la valeur d’usage par rapport à la valeur d’échange, la première n’étant pas réductible à la seconde,
  • en envisageant la soutenabilité du développement sur la base réunissant l’« économie » du travail humain (soutenabilité sociale) et des ressources naturelles (soutenabilité écologique) et la transformation radicale du contenu de la production en donnant la priorité aux services non marchands (santé, éducation, culture, connaissances, etc.) dont l’empreinte écologique n’est pas nulle, mais est moindre que celle des biens marchands.
L’objet de cet article est de réunir ensemble ces différents éléments que nous avions jusqu’ici considérés séparément.

1 – Marchandisation versus biens communs

6Lorsque le développement soutenable a été choisi comme stratégie par l’ensemble des institutions internationales et beaucoup de gouvernements, la croyance en la possibilité pour le progrès technique de procurer les conditions d’un dépassement de la rareté des ressources a été confortée par les vertus que la théorie attribuait au marché de conduire à l’efficacité maximale et à l’optimum pour la société. Si la nature et tous les biens communs avaient échappé jusque-là à l’évaluation marchande, il convenait de réussir l’internalisation des externalités par la création de marchés. Ce sont ces deux a priori qu’il nous faut discuter.

1.1 – Évaluer pour mieux substituer ?

7La critique de l’hypothèse de substituabilité à la base de la soutenabilité faible a été, dès l’origine, menée aussi bien par des travaux hétérodoxes [Georgescu-Roegen, 1979 ; Martinez-Alier, 1992 ; Passet, 1979, 1996 ; Daly, 1996 ; Naredo, 1987 ; Harribey, 1996, 1997, 1999], que par des travaux d’inspiration, au départ, plus conforme à la théorie économique dominante, mais ayant opté pour l’économie écologique [Pearce, 1976 ; Faucheux et Noël, 1995].

8Cependant, de nouvelles formulations ont prétendu dépasser les failles anciennes. L’abandon de l’hypothèse des rendements constants pour celle de rendements croissants a permis à la théorie néoclassique de la croissance de se rajeunir en intégrant l’idée que la croissance était « endogène ». La croissance du revenu par tête pourrait se poursuivre indéfiniment grâce à l’accumulation de savoir, parce que la connaissance ne tolère pas de limites. Les économistes n’ayant pas renoncé in fine au modèle d’équilibre général n’ont pas manqué d’utiliser cette thèse pour contourner l’obstacle de l’irréalisme de la substitution infinie du capital manufacturé au capital naturel en voie d’épuisement. Ainsi, Jean-Paul Fitoussi et Éloi Laurent [2008, p. 14 et 54] affirment-ils que sont inversement corrélées « la décumulation des stocks de ressources épuisables ou la dénaturation tout aussi irréversible de certains fonds environnementaux d’un côté, l’accumulation des savoirs et des techniques de l’autre ». Ils en concluent [p. 54] : « On peut donc décider d’une croissance aussi forte que l’on veut (donc d’un prélèvement correspondant sur les stocks de ressources) à condition de disposer d’un niveau de connaissances suffisant pour assurer la pérennité du système. »

9Le problème est que le modèle de la croissance endogène de Romer [1986] suppose des rendements croissants par la vertu des externalités engendrées par le savoir croissant, à partir d’un stock de facteurs de production classiques, travail et capital, qui soit constant. Or Fitoussi et Laurent, comme tous ceux qui croient pouvoir contourner l’épuisement des ressources naturelles, raisonnent comme si le savoir pouvait se substituer aux ressources.

10D’autres travaux ont essayé de fonder une économie politique écologiste en déclarant intégrer les principes de la thermodynamique. Ainsi, Robert Ayres [2000, 2001], Dietmar Lindenberger et Reiner Kümmel [2002], relayés en France par Yves Cochet [2005], ont prétendu réfuter la théorie néoclassique en proposant une fonction de production Cobb-Douglas intégrant l’énergie à côté du capital et du travail. Or le principe de cette introduction avait été posé par les pionniers des modèles de croissance néoclassiques des années 1950 à 1970, notamment Robert Solow [1956] et Joseph Stiglitz [1974], dans le but explicite d’introduire l’environnement dans le modèle d’équilibre général, et c’est précisément ce qu’il conviendrait de leur reprocher. Car, loin d’amorcer une critique de la théorie économique dominante, cette introduction en est le parachèvement en même temps que l’image de son impasse totale.

11La théorie néoclassique assimile la répartition de l’output entre les propriétaires des facteurs de production, obtenue à partir d’une fonction de production à rendements constants, à la contribution productive de chaque facteur. Cela participe de la croyance selon laquelle le capital créerait de la valeur, que sa rémunération correspondrait à son apport productif et que, comme tout « facteur », comme toute variable introduite dans la fonction, la nature créerait aussi de la valeur, croyance qui est une fiction, que même Keynes avait récusée [1969, p. 223].

12L’eau, l’air, l’énergie, le soleil, les bactéries sont à la base de la vie et donc de la vie économique. Et de la valeur produite ? Non. S’il en était autrement, il faudrait élaborer une théorie sur les bactéries. Donc, les physiocrates du xviiie étaient enfermés dans la vision de leur époque, une économie agricole, et ils attribuaient à la nature ce qui relevait du travail humain. À la nature reviennent les rayons de soleil, au travail, la création de valeur économique. C’est le mérite d’Adam Smith d’avoir balayé les illusions physiocratiques au vu des transformations qu’il avait sous les yeux. L’économie agricole nous a donné Quesnay et la physiocratie, l’économie industrielle nous a donné Smith et une ébauche de théorie de la valeur. Bel exemple de démarche matérialiste au sens méthodologique. Ce qui ne vaut pas quitus pour les dégâts engendrés par l’industrie. Et ce qui ne signifie pas l’oubli de la nécessité des ressources naturelles pour produire et de la nécessité de les préserver pour l’avenir.
À l’opposé des affirmations d’un certain courant de l’écologie politique plutôt néophysiocrate, il faut redire que la nature a une valeur d’usage qui est incommensurable à toute valeur économique : en l’état naturel, les ressources dites naturelles sont de la richesse, mais n’ont pas de valeur monétaire.

13Il y a donc ici quatre niveaux de compréhension :

  • les ressources naturelles sont des richesses ;
  • elles n’acquièrent éventuellement de valeur économique que par l’intervention du travail humain (le pétrole gisant au fond des océans n’a aucune valeur économique s’il est inaccessible ou si l’on ne va pas le chercher ; les rentes éventuelles de monopoles, parce qu’il y a eu appropriation d’une ressource, sont une fraction du surplus social né du travail productif) ;
  • elles ne créent pas elles-mêmes de valeur, tout en étant indispensables à la production de richesse et valeur nouvelles par le travail ;
  • si, dans le cadre de l’activité humaine ou en dehors de tout usage, on fait le choix de préserver les équilibres des écosystèmes, c’est au nom de « valeurs » qui ne ressortissent pas à l’économique, mais à l’éthique et au politique.
La clarification de ces points est primordiale parce qu’il n’y a de valeur économique que monétaire. Dès lors, la tâche est de concevoir une régulation qui puisse intégrer les dimensions de l’activité humaine qui prennent la forme non marchande quoique monétaire, ainsi que la nécessité de sauvegarder l’équilibre écologique de la planète. En somme, il s’agit d’une gestion des biens communs concourant à la soutenabilité à la fois sociale et écologique.

1.2 – Biens publics et biens communs hors marché

14Samuelson [1954] a défini un bien public ou collectif par deux critères : on ne peut exclure personne de son usage et l’usage par un individu n’empêche pas celui d’un autre. À ces deux critères de non-exclusion et de non-rivalité s’ajoutent parfois celui d’obligation d’usage et celui d’absence d’effet d’encombrement [1]. Comme le marché ne peut susciter la production rentable de tels biens, ils doivent, s’ils sont nécessaires, être fournis par la puissance publique. Mais que l’on ne s’y trompe pas : l’État intervient pour fournir des biens collectifs dans la mesure où les marchés ont des « défaillances » qu’il faut combler.

15Conçus à l’origine pour savoir si un monopole de l’État s’imposait en vertu d’une obligation de n’exclure personne pour raison pécuniaire ou en vertu d’une situation de monopole naturel pour produire certains biens que le marché est incapable de fournir, les biens publics peuvent être utilisés pour garantir de nouveaux droits : libre accès aux connaissances (la non-rivalité trouve ici une illustration, produisant même des externalités positives puisque plus de gens savent, plus la connaissance progresse vite), droit à un environnement sain, droit aux ressources naturelles équitablement partagées… La notion de bien commun est née de la prise de conscience de l’existence d’un patrimoine commun de l’humanité et donc de la nécessité de préserver certains biens matériels (eau, air, sols, matières premières) et aussi des biens immatériels (climat, connaissances, culture, santé, stabilité financière, paix, etc.).
La perspective originelle des économistes libéraux est donc bousculée : un bien public existe par décision politique. Mais les critères sont aujourd’hui contestés pour définir un bien commun : certains estiment qu’il serait plus qu’un bien public [2]. Comment distinguer les deux notions ?

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  • Par l’opposition nature/socio-culture ? Seraient biens communs les biens obtenus de la nature sans intervention humaine et seraient biens publics ceux qui sont construits socialement. Mais où placer l’eau puisée, filtrée, acheminée, etc. ? L’air qu’il faut dorénavant protéger des pollutions ? Et le climat dont on doit ralentir le réchauffement ? La distinction nature/socio-culture devient inopérante : à l’origine, l’eau et l’air étaient des biens purement naturels, mais dans le contexte de dégradation écologique où nous sommes, ces biens naturels censés être des biens communs et pas seulement publics seraient, selon cette définition, désormais des biens publics puisqu’ils sont produits. Et que dire des connaissances ? Toujours selon cette distinction, les connaissances, par définition humaines, ne seraient que biens publics et non biens communs en application d’une hiérarchie peu convaincante.
  • Par l’opposition propriété/droit d’usage ? Seraient biens communs les biens appartenant à tout le monde et biens publics ceux auxquels tout le monde aurait accès. La nuance est infime. Dans le protocole de Kyoto, un permis d’émission est un droit d’usage temporaire et non un droit de propriété de l’air, qui n’aurait aucun sens. Ceux qui peuvent acheter les permis ont le monopole d’usage (il y a donc exclusion et rivalité). Si l’on disait que l’eau est un bien commun et que l’accès à l’eau est un bien public, cela sous-entendrait qu’il y aurait des biens communs auxquels on n’aurait pas accès. Qu’auraient-ils de commun alors ?
  • Par l’opposition intérêt général/intérêt particulier ? Le bien commun correspondrait à l’intérêt de l’ensemble de la collectivité alors que le bien public n’y correspondrait pas nécessairement : la stabilité financière serait un bien simplement public car les spéculateurs auraient intérêt à l’instabilité. Mais alors on pourrait dire cela de tous les biens considérés a priori comme communs : la biodiversité et l’eau propre ne font pas les affaires des multinationales et le plein emploi est calamiteux pour les actionnaires.
  • Par l’opposition propriété de l’État/propriété de communautés ? Ici, on aurait l’idée qu’un bien public serait plutôt propriété de l’État, alors que le bien commun relèverait d’une propriété communautaire. Or cette distinction ne pourrait pas s’appliquer dans le cas des biens publics fournis par les collectivités locales. De plus, on voit bien aujourd’hui la difficulté de protéger les biens communs de l’humanité (eau, climat, connaissances…) parce que la « communauté internationale » est souvent défaillante en l’absence d’un État supranational.
En définitive, les définitions du bien commun, du bien public et aussi du périmètre du service public dépendent d’une décision politique d’appliquer les principes du refus d’exclure quiconque et de rendre les individus non rivaux les uns des autres. Bref, il vaut mieux élargir l’espace des droits (et ce, à l’opposé des conceptions de la Banque mondiale et de l’OMC) beaucoup plus que chercher vainement de nouveaux critères de définition distinguant plus que de raison des notions très voisines, d’autant que les économistes libéraux ne s’y trompent pas : dès l’instant où des biens, communs, collectifs ou publics, peu importe, sont payés par des taxes, un optimum de Pareto est impossible à atteindre.

17Lorsque l’Onu, en 1990, jette les premières bases de son indice de développement humain (IDH) dans le premier rapport du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), sous l’impulsion de l’économiste pakistanais Mahbub ul Haq et de l’Indien Amartya Sen, elle fait un pas vers une conception du développement qui s’écarte de manière significative de la seule croissance économique, pour inclure des éléments relevant d’une amélioration du bien-être comme l’espérance de vie et le degré d’alphabétisation. Ainsi, l’accès aux services de santé et à l’éducation est explicitement pris en compte comme source de satisfaction individuelle et de cohésion sociale. On est tout près de la notion de bien public, dès l’instant où l’on pose ces facteurs comme des impératifs catégoriques collectifs.

18De la même façon, en 1992, la Conférence sur le développement et l’environnement de Rio de Janeiro avalise le rapport Brundtland [1987] qui fixe l’objectif de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. C’est-à-dire en sauvegardant la cohésion sociale par la réduction des inégalités ici et maintenant et les équilibres à long terme des écosystèmes par un développement soutenable.
Elinor Ostrom [1990] s’est opposée à la thèse du socio-biologiste Garret Hardin [1968] qui avait soutenu l’idée qu’il y aurait eu dans l’histoire une « tragédie des communs » conduisant à la ruine des sociétés, pour cause de mauvaise gestion des ressources gaspillées par des « passagers clandestins ». Au lieu de voir seulement dans les biens communs des ressources, Ostrom les considère comme une forme particulière de propriété qui ne peut être séparée d’une délibération collective permanente. Ainsi se trouvent confirmées les hypothèses de Marx et de Polanyi, selon lesquelles toute l’histoire du capitalisme est marquée par une lutte pour l’élargissement des droits de propriété privée ou, au contraire, pour la préservation d’un espace commun. Aujourd’hui, avec l’avènement d’une économie de la connaissance, sur fond de raréfaction de beaucoup de ressources naturelles, s’exprime la volonté des firmes multinationales de repousser encore plus loin la « frontière » de l’espace de valorisation du capital. De nouvelles « enclosures » se préparent donc.

2 – La démarchandisation comme condition de la soutenabilité forte

19Le cheminement que nous avons suivi nous a conduit d’une critique de l’hypothèse sous-jacente à la soutenabilité faible à l’importance de la notion de bien public ou de bien commun. Quelle peut-être maintenant l’assise théorique du financement de l’espace non marchand, mais qui a – et ce n’est pas un paradoxe – une expression monétaire ?

2.1 – La monnaie, bien public

20La monnaie est un instrument d’accumulation privée dès l’instant où sa possession en quantité suffisante permet l’achat de la force de travail qui transforme l’argent en capital en perpétuel accroissement. La théorie de Marx, faisant du travail la seule source – sur le plan macro-socio-économique – de la valeur nouvelle, trouve avec la crise actuelle une confirmation éclatante, s’il en était besoin : la finance connaît un collapsus parce qu’elle a imposé un type de rapports sociaux qui ne pouvait aboutir qu’à une difficulté croissante de bouclage macro-économique, telle qu’on l’a vue aux États-Unis.

21Mais la monnaie est aussi un bien public parce qu’elle est instituée par la société qui en garantit la validité sur un territoire donné, et qu’elle permet que se déroulent les échanges privés ; c’est un bien public parce que, grâce à elle, une partie de la richesse peut être socialisée dans les canaux des services non marchands et de la protection sociale. La monnaie est l’institution sociale sans laquelle, d’une part, la vente sur le marché de la marchandise ne pourrait avoir lieu, c’est-à-dire la valeur ne serait pas validée en même temps que l’anticipation capitaliste, et sans laquelle, d’autre part, l’anticipation et la validation conjointes des besoins collectifs ne pourraient être inaugurées [3]. La monnaie est bien un opérateur social d’homogénéisation.

22Sur le plan macro-économique, la création monétaire est indispensable à l’extension des activités économiques, qu’elles soient d’ailleurs soutenables ou insoutenables [4]. La monnaie, en tant que bien public contrôlé par la collectivité, tant au niveau de son émission que de sa destination, permet :

  • la promotion des services non marchands accessibles à tous, au Nord comme au Sud, pour réduire les inégalités sociales ;
  • la promotion des investissements écologiques, dès lors qu’on n’abandonne pas au marché la gestion de la planète.
Il y a quelque chose de paradoxal à affirmer que la monnaie peut être un outil de la soutenabilité des modes de développement par le biais de la démarchandisation d’une partie des activités humaines et de la préservation des biens publics mondiaux. Il s’agit de consacrer définitivement la monnaie comme l’un des premiers sinon le premier bien public, sans lequel les autres ne peuvent pas exister.

23Dans les discussions autour de la soutenabilité forte, des confusions sont entretenues sur la monnaie aussi bien chez les contempteurs que chez les zélateurs de la croissance économique. Le produit intérieur brut (PIB) contient le produit marchand et le produit non marchand. Or le dernier rapport du Conseil économique, social et environnemental (Cese) [2009, p. 9] dit : « Chaque fois qu’une activité passe du non-marchand au marchand, le PIB augmente. » Pourtant, le PIB inclut les activités monétaires non marchandes exercées notamment dans le cadre des administrations publiques d’État (éducation, santé) ou des collectivités locales. Le Cese n’aurait raison que s’il s’agissait d’inclure dans le PIB ce qui relève aujourd’hui du non-monétaire, projet qu’il serait alors nécessaire de discuter [5]. La Commission Stiglitz, à son tour, veut introduire la « valeur des loisirs » dans le PIB, lequel pourrait ainsi augmenter de 80 % [2009, I, p. 191 ; II, p. 43]. Or la richesse du loisir n’est pas de la valeur.

24Ces confusions entre monétaire et marchand et entre non-monétaire et non-marchand sont loin d’être mineures, car elles révèlent une méconnaissance de l’une des facettes de la monnaie, celle qui en fait un instrument public par le biais duquel peut être organisé le paiement socialisé des services non marchands, au-delà donc de son caractère d’instrument d’accumulation privée.
Autrement dit, tant en ce qui concerne la soutenabilité sociale que la soutenabilité écologique, le refus de la marchandisation ne signifie pas nécessairement celui de la monétarisation. Tout se tient donc : une compréhension de la crise globale actuelle, la nature et le statut de la monnaie, la théorie de la valeur, la conception de la soutenabilité comme alternative à l’accumulation capitaliste et à la dégradation écologique planétaire.

2.2 – La place du non-marchand

25Illustrons cette problématique par l’exemple des services non marchands en examinant l’idée, quasi universellement répandue, selon laquelle l’activité non marchande est financée par prélèvement sur l’activité marchande des agents privés qui se voit limitée, sous l’effet dit d’éviction (l’investissement public chassant l’investissement privé) et à cause de la montée des taux d’intérêt. La conséquence normative de cette vision est de verrouiller la politique monétaire, notamment en interdisant la monétisation des déficits publics (c’est-à-dire en faisant appel à la création monétaire), obligeant les États à emprunter sur les marchés financiers. Ainsi en est-il des normes édictées au sein de l’Union européenne, depuis le Traité de Maastricht jusqu’au Traité de Lisbonne, normes que les mesures récentes adoptées contre la crise financière n’ont pas remises en cause.

26Il n’existe aujourd’hui aucun corpus théorique capable de déchirer le voile idéologique du discours économique libéral sur les « prélèvements obligatoires ». Même la théorie marxiste traditionnelle, a priori peu suspecte de complaisance à l’égard de sa rivale, échoue parce qu’elle reste le plus souvent accrochée à un dogme : les services non marchands sont financés par un prélèvement sur la plus-value produite dans le secteur capitaliste. Par conséquent, les travailleurs de ces services sont déclarés improductifs [6]. Penser dans ces conditions la démarchandisation est impossible puisque la « non-marchandise » dépendrait de l’existence de la marchandise.

27L’enjeu est donc de forger un outil conceptuel alternatif. Pour cela, il faudra passer par une déconstruction systématique de la vision habituelle, finalement partagée tant par les libéraux que par une large fraction des penseurs se réclamant de Marx. Car, même si l’analyse de la marchandise ouverte par Marx au début du Capital donne les outils pour critiquer la marchandisation du monde, le marxisme traditionnel a laissé en jachère ce qui pourrait en constituer le rempart. Il s’agit donc d’élaborer une économie politique critique dont l’objet est de théoriser une sphère non marchande ayant pour vocation de s’étendre au fur et à mesure que la transformation des rapports sociaux serait engagée.

28La première étape consiste à montrer que, loin d’affaiblir l’économie, une production non marchande s’ajoute à la production marchande. La théorie keynésienne avait déjà indiqué que, en situation de sous-emploi, l’intervention de l’État déclenche un effet multiplicateur, par la seule vertu d’une propension marginale à consommer inférieure à 1, et qui est d’autant plus fort que les revenus sont bas : plus les revenus sont bas, plus la proportion dépensée en consommation est importante et joue en faveur de l’activité. Trygve Haavelmo [1945] avait ajouté que cette intervention est bénéfique même si la dépense publique supplémentaire est réalisée à budget équilibré. Mais, jusque-là, on n’a pas encore évacué l’idée que le financement d’une activité non marchande proviendrait d’un prélèvement sur le fruit de l’activité marchande.

29Pour y parvenir, plaçons-nous dans une hypothèse irréaliste aujourd’hui, mais qui vaut pour la logique d’un raisonnement « à la limite », dans une perspective dynamique. Supposons que la sphère non marchande s’élargisse progressivement et que le paiement des biens et services qui y sont produits soit socialisé par l’impôt. Si la part de cette sphère dans la production totale tendait vers le maximum de 100 %, il serait impossible de considérer que son financement est assuré par un prélèvement sur une sphère marchande en voie de disparition.

30La thèse selon laquelle une activité en croissance est financée par une autre activité en régression relative étant ainsi logiquement réfutée, on doit généraliser ce résultat et en conclure à la vacuité de toutes les thèses qui font de la production marchande la source, à un instant donné et dans le temps, de la production non marchande. De la même manière, on mesure l’insigne faiblesse de la conception ayant prévalu en Union soviétique pour n’inclure dans l’activité productive que le produit matériel, considérant que les services ne faisaient pas partie de la production.

31En effet, il n’existe pas de caractère productif du travail en soi. Celui-ci ne se définit qu’au regard des rapports sociaux existants. Il faut donc renouer avec des concepts anciens, mais toujours pertinents, fondés sur une double distinction. D’abord celle établie par Aristote entre valeur d’usage (la capacité à satisfaire un besoin) et valeur d’échange (la capacité à permettre l’accumulation) : la première représentant une richesse non réductible à la seconde [7]. Ensuite, la distinction que faisait Marx entre procès de travail en général et procès de travail capitaliste, c’est-à-dire entre travail productif de valeurs d’usage et travail productif de valeur marchande et de plus-value pour le capital.

32Ainsi, dans toutes les sociétés capitalistes contemporaines, se combinent trois formes de mise en œuvre des capacités productives. La première, dominante, concerne le travail salarié qui aboutit à une production de valeur marchande destinée à grossir le capital. La deuxième concerne le travail salarié dans les administrations produisant des valeurs d’usage monétaires bien que non marchandes (éducation et santé publiques). Enfin, il existe un troisième pan de l’activité humaine, dans la sphère domestique ou dans le domaine associatif, dont le produit est non monétaire. L’idée soutenue ici est que les deux dernières ne sont pas nées d’une soustraction au produit de la première, ni à celui du travail indépendant [8].

33Revenir à Marx, avons-nous dit, mais aussi à Keynes en généralisant son concept d’anticipation. Les entreprises privées décident de produire quand elles anticipent des débouchés qui répondent à des besoins solvables pour leurs marchandises. Elles réalisent alors des investissements et mettent en circulation des salaires. La vente sur le marché valide cette anticipation, la mévente la sanctionnerait. Quant aux administrations publiques, anticipant l’existence de besoins collectifs, elles réalisent des investissements publics et embauchent aussi. La validation sociale est alors effectuée ex ante par une décision collective et se confond avec l’anticipation.

34Dans les deux cas, l’injection de monnaie sous forme de salaires et d’investissements privés et publics lance la machine économique et engendre la production de biens privés marchands et de biens publics non marchands. De la même façon que les salaires versés vont ensuite être dépensés pour acheter les biens marchands, le paiement de l’impôt vient, après que les services collectifs sont produits, exprimer l’accord de la population pour que soient assurées de façon pérenne l’éducation, la sécurité, la justice et les tâches d’administration publique. L’anticipation de services non marchands et leur production par les travailleurs des administrations publiques précèdent donc logiquement leur « paiement » de type collectif par les usagers.

35L’expression « les impôts financent les dépenses publiques » est trompeuse. L’ambiguïté provient de la confusion entre financement et paiement. La production capitaliste est financée par les avances de capital en investissements et salaires, avances dont la croissance sur le plan macro-économique est permise par la création monétaire ; et les consommateurs paient. Quel rôle joue l’impôt vis-à-vis de la production non marchande ? Il en est le paiement socialisé. Le contribuable ne « finance » pas plus l’école ou l’hôpital que l’acheteur d’automobile ne « finance » les chaînes de montage d’automobiles. Car le financement est préalable à la production, que celle-ci soit marchande ou non marchande. Et le paiement, privé ou socialisé, lui est postérieur. Enfin, l’activité productive supplémentaire engendre un revenu supplémentaire et donc une épargne supplémentaire qui vient s’ajuster à l’investissement supplémentaire déclencheur, tant privé que public.

36Il convient donc d’apporter une réponse logique à un problème d’ordre également logique : l’économie capitaliste étant une économie monétaire, pourrait-on effectuer des prélèvements sur une base qui n’aurait pas encore été produite et, pis, qui devrait résulter de ces prélèvements ? Puisque c’est logiquement impossible, le retournement s’impose : la production non marchande et les revenus monétaires qui y correspondent précèdent les prélèvements. Autrement dit, et c’est là le point crucial pour renvoyer au musée des idéologies le discours libéral : les travailleurs des services non marchands produisent le revenu qui les rémunère.

37Certes, le paiement de l’impôt permet – tout comme les achats privés des consommateurs – au cycle productif de se reproduire de période en période. Mais il y a deux impensés dans l’idéologie libérale. Premièrement, ce sont les travailleurs du secteur capitaliste – et non pas les consommateurs – qui créent la valeur monétaire dont une partie sera accaparée par les capitalistes, et ce sont les travailleurs du secteur non marchand – et non pas les contribuables – qui créent la valeur monétaire des services non marchands. Deuxièmement, au sens propre, le financement désigne l’impulsion monétaire nécessaire à la production capitaliste et à la production non marchande ; l’impulsion monétaire doit être distinguée du paiement.

38Puisque cette discussion rejoint celle qui porte sur le statut de la monnaie, il apparaît que l’idée contraire à celle que nous défendons – qui fait des impôts un prélèvement sur l’activité marchande – n’est pas sans rappeler la thèse selon laquelle c’est l’épargne préalable qui engendre l’investissement. Et l’on sait combien celle-ci est liée à un impensé de la monnaie, réduite à un simple voile. Jean-Baptiste Say, précurseur du libéralisme néoclassique, aurait-il inspiré un certain marxisme orthodoxe sur le point des services financés par la plus-value capitaliste préalablement produite ?

39Contrairement à l’opinion dominante, nous pensons que les services publics ne sont pas fournis à partir d’un prélèvement sur quelque chose de préexistant. Leur valeur monétaire, mais non marchande, n’est pas ponctionnée ni détournée ; elle est produite. Dès lors, dire que l’investissement public évince l’investissement privé n’a pas plus de sens que dire que l’investissement de Renault évince celui de Peugeot-SA ou de Veolia. Prétendre que les salaires des fonctionnaires sont payés grâce à une ponction sur les revenus tirés de la seule activité privée n’a pas plus de portée que si l’on affirmait que les salaires du secteur privé sont payés grâce à une ponction sur les consommateurs. Ce serait ignorer que l’économie capitaliste est un circuit dont les deux actes fondateurs sont la décision privée d’investir pour produire des biens et services marchands et la décision publique d’investir pour produire des services non marchands. Autrement dit, les « prélèvements obligatoires » sont effectués sur un PIB déjà augmenté du fruit de l’activité non marchande.

40Puisque l’impôt n’est pas une ponction sur de la richesse préexistante, mais le prix socialisé d’une richesse supplémentaire, on ne peut plus se contenter de la considération triviale du « prélèvement » sur le produit marchand (dans la langue libérale) ou sur la plus-value capitaliste (dans la langue marxiste). Certes, le travail et les ressources matérielles affectées à telle activité ne sont plus disponibles pour une autre. Mais il n’y a aucune raison de supposer que le travail affecté à l’une fait vivre l’autre. Les besoins humains sont satisfaits par des valeurs d’usage matérielles ou immatérielles produites sous la coupe du capital ou de la collectivité. Le fait que certaines valeurs d’usage ne s’obtiennent que par la médiation du capital, qui se valorise au passage, n’implique pas que le marchand donne naissance au non-marchand. Ni que la valeur monétaire non marchande soit quantitativement incluse dans la valeur monétaire marchande, ce qui est obligatoire dans la vision traditionnelle.

41À ce sujet, le fait que les comptables nationaux enregistrent les dépenses publiques comme des consommations ne doit pas faire illusion. D’une part, on analyse ici la dépense publique nette d’infrastructures, d’équipements et de consommations intermédiaires, celle mesurée par les salaires versés et qui constitue donc la contrepartie d’une production nouvelle de valeurs d’usage. D’autre part, il n’y a pas de raison de traiter différemment l’avance de salaires par les entreprises privées et celle faite par les administrations publiques car il s’agit dans les deux cas d’une « dépense » de l’employeur. Toute production entraîne des dépenses – c’est une trivialité de le dire – et tout discours qui l’oublierait serait inconséquent. L’important est de distinguer celles qui permettent un travail productif de plus-value pour le capital validé par le marché et celles qui permettent un travail productif de valeurs d’usage dont la validation tient à un choix collectif démocratique.

42À ce stade, l’analyse économique n’a de portée que si elle est replacée dans les rapports sociaux qui sont au cœur de la compréhension du capitalisme. Les riches veulent être moins imposés parce qu’ils ne veulent pas payer pour les pauvres. La politique monétaire est verrouillée par la Banque centrale européenne et par les traités européens qui interdisent aux États d’emprunter auprès d’elle pour financer[9] les dépenses publiques, c’est-à-dire en faire l’avance. Le rôle de « prêteur en dernier ressort » de la banque centrale est cadenassé pour que celui d’« acheteur en dernier ressort » (d’équipements et de force de travail) rempli par l’État soit limité. L’idéologie libérale répugne à ce que la création monétaire finance une production qui ne rapporterait pas un profit. Sauf si l’État comble ses déficits en empruntant auprès des détenteurs de capitaux qui, en outre, bénéficient de facilités de crédit bancaire pour prêter ensuite. C’est ainsi que l’équivalent de plus de 80 % de l’impôt sur le revenu en France part en intérêts aux créanciers. On comprend aisément pourquoi la politique monétaire, placée hors contrôle politique, ne consiste plus qu’à surveiller le taux d’inflation : non seulement la préservation de la rente financière est cruciale pour les détenteurs de titres financiers, mais il s’agit d’éviter de favoriser une production non marchande de valeurs d’usage inaccessibles au capital.

43La richesse non marchande n’est donc pas une ponction sur l’activité marchande, elle est un « plus » provenant d’une décision publique d’utiliser des forces de travail et des équipements disponibles ou soustraits au lucre. Elle est socialisée à un double titre : par la décision d’utiliser collectivement des capacités productives et par celle de répartir socialement la charge du paiement. Insupportable pour l’imaginaire bourgeois, tout particulièrement pour la doxa néolibérale.
L’élucidation de l’énigme de la production non marchande participe à la redéfinition de la richesse et de la valeur, indispensable pour endiguer le processus de marchandisation de la société. La théorie libérale confond richesse et valeur. Et les théories hostiles au capitalisme ne doivent pas rester obnubilées par le fait que ce système tend à réduire toute valeur à celle destinée au capital. Sur ce plan-là, un réexamen critique des catégories utilisées traditionnellement par l’économie politique et par le marxisme est indispensable pour proposer une économie politique de la démarchandisation. En bref, se débarrasser du libéralisme économique et d’un certain marxisme pour effectuer un retour au Marx [1968, p. 1550] qui définissait la « valeur » comme « le caractère social du travail, pour autant que le travail existe comme dépense de force de travail “sociale” ». La reconnaissance du travail effectué pour répondre à des besoins sociaux hors du champ de la marchandise participe à la maîtrise de la société sur ce que peut être le bien-être, la « vraie » richesse [10]. Et, à ce compte-là, la richesse socialisée n’est pas moins richesse que la richesse privée, au contraire…
Le raisonnement précédent peut être étendu à l’ensemble des biens publics ou communs, dès lors que leur validation sociale ne procède pas du marché mais d’une décision collective.
Le point de départ était une réflexion sur la richesse et la valeur dans une perspective de soutenabilité forte. Nous concluons qu’il n’est plus possible de penser cette perspective sans la réunion de trois conditions. La première est de revenir aux sources de la critique de l’économie politique : le travail et l’action sur la nature s’inscrivent dans des rapports sociaux. La deuxième est de fonder une théorie de la démarchandisation sur l’irréductibilité de la valeur d’usage à la valeur (sous-entendu économique) : cette dernière est elle-même un rapport social. Le bornage du champ de valorisation du capital permet de garantir, voire d’élargir, un espace où peuvent exister biens publics et services non marchands. La troisième condition a trait à la monnaie : la monnaie est une valeur déjà réalisée ou bien anticipée lors de l’acte de création monétaire. C’est donc par son intermédiaire que peuvent être organisés la préservation ou la production des biens publics et services non marchands, leur financement et leur paiement socialisé. Intégrer ensemble ces trois aspects permettrait de faire un pas vers une économie politique de la soutenabilité sociale et écologique.

Notes

  • [1]
    « I explicitly assume two categories of goods: ordinary private consumption goods (…) and collective consumption goods. » Plus loin Samuelson précise : « If we wish to make normative judgments concerning the relative ethical desirability of different configurations involving some individuals being on a higher level of indifference and some on a lower, we must be presented with a set of ordinal interpersonal norms or with a social welfare function representing a consistent set of ethical preferences among all the possible states of the system. It is not a ‘scientific’ task of the economist to ‘deduce’ the form of this function; this can have as many forms as there are possible ethical views (…). »
  • [2]
    Voir Kaul, Cancelcao, Le Goulven et Mendoza [2002] ; Lille [2006].
  • [3]
    Voir Harribey [2004, 2009].
  • [4]
    Une formalisation du bouclage macro-économique est proposée dans Harribey [2009].
  • [5]
    Puis, le CESE entretient une ambiguïté sur le loisir en regrettant que le PIB ne tienne « aucun compte du “loisir”, c’est-à-dire des activités non monétarisées » (p. 9 et 62).
  • [6]
    Même André Gorz, pourtant critique à l’égard du marxisme traditionnel, adhère à cette vision [2008, p. 127].
  • [7]
    Aristote [1993].
  • [8]
    Le fait que les gains de productivité soient généralement plus faibles dans les services, marchands ou non, particulièrement les services aux personnes, que dans l’industrie ne doit pas être confondu avec le caractère productif lui-même. C’est cette confusion que, selon nous, commet implicitement Gorz [2008, p. 149].
  • [9]
    Nous maintenons ici la distinction entre financer et payer.
  • [10]
    De ce point de vue, nous partageons totalement le titre du dernier chapitre du livre de Gorz [2008], « Richesse sans valeur, valeur sans richesse ».
Français

Résumé

Cet article essaie de formuler des éléments pour poser les bases d’une économie politique de soutenabilité dans ses deux dimensions : sociale et environnementale. Dans cette perspective, nous rappelons les limites de l’approche néoclassique de la soutenabilité faible, fondée sur l’hypothèse de substituabilité. Ces limites se retrouvent également au sein d’un courant écologiste néophysiocrate. Il s’ensuit que les procédures d’internalisation des effets externes restent prisonnières des mécanismes de marché. Aussi proposons-nous dans une seconde partie, à partir de la notion de bien public ou bien commun, de définir la soutenabilité sociale et la soutenabilité écologique dans une perspective forte, par la préservation des biens communs de l’humanité et par l’utilisation de la monnaie comme bien public qui permet de payer les services non marchands.

Mots-clés

  • bien commun
  • bien public
  • économie politique
  • internalisation
  • services non marchands
  • soutenabilité
  • travail productif

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Jean-Marie Harribey
GREThA, Université Bordeaux IV
harribey@u-bordeaux4.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/rfse.006.0031
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