Raphaël Wintrebert, 2007, Attac, la politique autrement ? Enquête sur l’histoire et la crise d’une organisation militante, La Découverte, Paris, coll. « Textes à l’appui. Politique et sociétés », 307 p.
1Dans son ouvrage sur Attac (l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’aide aux citoyens), R. Wintrebert traite deux dimensions de son objet : d’une part, la naissance, le développement et la transformation d’une « association restreinte de production et de diffusion de contre-expertises économiques et financières » en un mouvement généraliste qui, au faîte de sa gloire, comptera 30 000 adhérents, et, d’autre part, il analyse de manière fouillée la structuration d’Attac, son mode d’organisation originale et les sérieuses tensions qui traverseront l’organisation. La crise débutera en 2002 (quatre ans après sa naissance) et s’envenimera en 2005-2006. Elle opposera de manière agonistique deux camps, une majorité emmenée par B. Cassen du Monde diplomatique et une minorité proche des trotskistes animée par P. Khalfa, qui l’emportera clairement. Il est à noter que cette crise ne résulte pas d’une difficulté de l’association à se développer, c’est même tout le contraire.
2Adoptant un cheminement chronologique, R. Wintrebert brosse les portraits bienvenus des protagonistes (p. 55-56, 238-239) et se livre également à une analyse de nœud relationnel (p. 233-234). La première partie du livre est la plus réussie. Elle montre que les premiers adhérents étaient issus du lectorat du Monde diplomatique, mais aussi d’autres publications et de divers regroupements préexistants. Quinze organisations syndicales, de poids parfois important (Confédération Paysanne, FSU, Solidaires, l’UGICT-CGT et des fédérations hétérodoxes de la CGT et de la CFDT), vingt-cinq associations d’études (Cedetim, Raisons d’agir, etc.) et des mobilisations (No vox, écologistes, féministes ou adeptes du commerce équitable) la portèrent sur les fonts baptismaux.
3La crise sévère que connaîtra l’association se soldera entre juin 2005 et décembre 2006, bornes d’une longue campagne électorale, par l’éviction de J. Nikonoff. Au mépris des statuts de l’association, le dauphin désigné par B. Cassen avait tenté d’accéder au pouvoir par un « coup de force » (p. 192-208, 250). C’est du moins la claire conclusion de R. Passet, arbitre conjointement désigné par les parties en présence. Une nouvelle direction, composée de deux figures (A. Trouvé, 27 ans et J.-M. Harribey, 58 ans, respectivement agronome et économiste), représente désormais l’association avec l’appui des minoritaires de la période précédente. Cependant, Attac, qui au mois d’août 2007 avait perdu 60 % de ses adhérents au cours des douze mois précédents, ne connut immédiatement ni paix ni même réel armistice, le camp défait cherchant ouvertement à reconquérir le pouvoir et animant à cette fin un site Internet très critique.
4Quoique dépourvu d’une table des matières ou même d’un sommaire, et sans bibliographie générale ni index (mais doté d’une table des sigles bienvenue), l’ouvrage pose des questions passionnantes. Fondamentalement, ce qui donne du relief à l’enquête est que, dès sa fondation, Attac prétendra « faire de la politique autrement » et entendra se prémunir de tout déni de démocratie par des statuts sophistiqués. Ainsi, sa « gouvernance » articulait un collège des fondateurs et un Conseil d’administration (éclairé par un Comité scientifique). L’idée était de se prémunir contre les infiltrations et un éventuel « siphonage de ses finances » (p. 53). Or force est de constater une nouvelle fois que le bon fonctionnement d’une organisation ne saurait se réduire à la simple qualité de ses statuts. D’ailleurs, le livre montre bien que cette crise ne peut pas seulement s’interpréter comme un conflit ordinaire pour le pouvoir. Il s’agit pour une part d’un affrontement entre deux lignes politiques autour de deux questions : « quel débouché politique dans la sphère du pouvoir et du contre-pouvoir ? Et comment gérer la diversité des profils, des références, des pratiques sociales dans l’élaboration d’alternatives concrètes au système politico-économique contesté ? » L’auteur apporte-t-il des réponses suffisamment convaincantes sur ce point ? Ne sous-estime-t-il pas l’incompatibilité, sur le long terme au moins, des cultures politiques en présence, l’une incarnée par B. Cassen (antilibertaire et « antigauchiste » revendiqué), et l’autre, incarnée par des leaders de l’Union syndicale Solidaires (notamment C. Aguiton et P. Khalfa, proches de la Ligue communiste révolutionnaire) ? Il est vrai que l’explication culturaliste n’est que relativement pertinente car elle n’explique pas suffisamment pourquoi les militants de différentes sensibilités ne parviennent pas à surmonter leurs désaccords pour travailler ensemble, ou à tirer profit de leurs différences de sensibilité pour féconder la vie démocratique de l’association. Surtout, ces cultures ne sont pas figées. Ainsi, l’ancienne majorité n’a pas su garder ses alliés, notamment P. Tartakowski de l’UGICT-CGT et corrélativement, de son côté, la minorité d’inspiration trotskiste a su rallier des personnalités morales, expertes reconnues dans leur domaine mais au départ plutôt neutres dans ce conflit (S. George, G. Massiah, R. Passet, etc.) et divers membres du Comité scientifique d’Attac (comme son responsable l’économiste D. Plihon). Demeurent donc les questions relatives aux crises dont les organisations sont le théâtre, qu’elles soient traditionnelles ou qu’elles se veuillent alternatives. Quelles autres réflexions les sociologues pourront-ils trouver dans le livre de R. Wintrebert ? Essentiellement matière à penser la possibilité ou la difficulté de faire vivre une forme satisfaisante de démocratie. En un sens, l’existence même d’Attac dément l’antienne bien connue selon laquelle l’individualisme régnerait sans partage. Au contraire, n’en déplaise à M. Olson, Attac confirme qu’un nombre significatif de citoyens peut se mobiliser en faveur de « biens publics ». Attac illustre aussi que la « pensée unique » n’existe ni dans la société globale, ni à l’intérieur des regroupements militants. Notons que le niveau d’éducation élevé de nombre de militants a simultanément été un atout et un facteur de crise. Activistes aguerris, trouvant en Attac des ressources en termes d’expertise et de réseaux (p. 33), ils illustrent la « multipositionnalité » des militants les plus impliqués dans les mouvements sociaux actuels. Mais, un rien basistes, armés intellectuellement et se sentant légitimes, ils ont refusé une dérive jugée autoritaire. L’Internet leur a fourni un puissant vecteur d’expression de leurs critiques (p. 271). Ils s’exprimeront aussi dans la Conférence nationale des comités locaux qui prendra une importance inattendue et s’imposera comme un « organe de détermination » contribuant aussi à faire barrage au coup de force évoqué supra. Elle obtiendra surtout que de nombreux dossiers politiques ou économiques d’ordre national ou international finissent par être mis à l’agenda politique interne, contre l’avis d’une partie de l’ancienne majorité. Celle-ci n’y était pas favorable car elle craignait qu’une association si composite par ses adhérents prenne parti sur des questions susceptibles de diviser : le genre, la Palestine, le nucléaire civil, le projet de Traité constitutionnel européen. On peut avoir le sentiment qu’Attac a vécu une sorte de mai 68 interne, une affirmation de la légitimité de base à orienter le cours des événements. Mais ce n’est pas si simple car même dans une organisation prônant la « démocratie citoyenne », une partie seulement de « la base » (cf. p. 269-270) s’intéresse vraiment à la prise de décision nationale. L’auteur dénombre 18 000 courriels destinés aux correspondants électroniques locaux (en pleine crise, entre mars et décembre 2006), mais constate que la participation aux élections des organes dirigeants est faible. Dans un contexte de crise aiguë, ce taux s’est nettement amélioré en 2006 (35,7 %), mais il a cependant toujours été clairement minoritaire : 22,2 % en 1999 et 26,1 % en 2002 (p. 298-299). Cela interroge bien sûr ce principe réellement beau qu’est la souveraineté absolue de l’adhérent. Surtout en période de crise, les cotisants perçoivent souvent les clivages comme des « règlements de compte » aux enjeux obscurs (p. 270-271). À moins – revanche d’Olson ? – qu’ils s’en remettent aux autres pour décider à leur place.
5Une autre caractéristique mérite réflexion : la compatibilité dans un même cadre d’une forte rationalisation (au sens wébérien) et d’expressions d’activité affectuelle (au sens encore de M. Weber). En effet, le groupe dirigeant initial manifesta une nette volonté de maîtriser tous les facteurs externes par la mise en place d’un Conseil scientifique à la légitimité indiscutable ou encore par le rôle assigné à des permanents gestionnaires de l’association en charge de statistiques détaillées sur les adhésions, les démissions, les caractéristiques sociographiques, etc., des adhérents. Force est pourtant d’observer que tant de raison raisonnante n’empêcha pas un étonnant déchaînement de passions. Et ce paradoxe pose bien sûr un problème sociologique si l’on veut bien admettre que « l’impureté logique des actions de l’homme historique » « fait l’objet de la sociologie » [1]. Un ouvrage qui suscite des questions aussi fondamentales mérite donc d’être lu. Quant à Attac, bientôt trois ans après la phase critique qu’elle a connue, elle continue néanmoins son existence et la grave crise financière que traverse le système économique mondial ne peut étonner une association née pour dénoncer les ravages sociaux de la spéculation financière. C’est pourquoi, malgré ses sérieuses difficultés de trésorerie, Attac peut espérer continuer à mobiliser des énergies de citoyens déterminés à agir pour un monde moins injuste, plus juste, voire juste diraient beaucoup d’entre eux.
6Marnix Dressen
Clersé – Université Lille 1
marnix.dressen@univ-lille1.fr
Justin Fox, 2009, The myth of the rational market, Harper Collins, New York, coll. « HarperBusiness », 400 p.
7C’est dans le cadre de l’abondante production éditoriale suscitée par la crise financière et ses conséquences qu’a été perçu l’ouvrage publié l’année dernière par le journaliste économique américain Justin Fox, éditorialiste à Time Magazine et PBS après avoir travaillé plus de dix ans pour le magazine Fortune. Il est vrai qu’une partie de cette production s’est attachée à la critique de la théorie financière dominante, et que le livre de Fox a été vu comme une pièce du procès fait à un des fondements : l’hypothèse d’efficience des marchés financiers.
8À la lecture, il apparaît qu’il s’agit en partie d’un malentendu : ce n’est ni un livre sur la crise ni un livre suscité par la crise, puisqu’il est l’aboutissement d’un travail d’enquête commencé en 2002, et les questions abordées dépassent le cadre de la théorie de l’efficience.
9L’interrogation sur cette dernière a, certes, servi de point de départ : c’est en découvrant avec stupeur qu’un économiste comme Peter Bossaerts, présentant à ses yeux toutes les garanties de sérieux (équations compliquées, professeur à CalTech…), estimait tranquillement que cette théorie était morte et enterrée [2] que Justin Fox a eu l’idée de chercher à en savoir plus sur les origines, l’ascension et les vicissitudes de cette idée qu’il synthétise au début en trois mots : « markets know best » (p. 13). Simplement, après avoir commencé par interviewer successivement Eugene Fama, le père fondateur, puis son contradicteur (et néanmoins partenaire de golf, collègue et voisin de bureau à Chicago) Richard Thaler, son travail d’enquête l’a fait remonter assez loin en amont (le chapitre 1 est consacré à Irving Fisher) et descendre assez loin en aval (développement de la gestion indicielle, théorie de l’agence, création de valeur pour l’actionnaire…) du moment clé qu’a été la formulation de la théorie par Fama en 1965 et 1970.
10Ce travail d’histoire des idées, il le mène en bon journaliste, recherchant et recoupant les faits. Sur ce plan, il faut souligner que, même lorsqu’on a lu Capital ideas de Peter Bernstein et An engine, not a camera de Donald Mackenzie, on apprend beaucoup de choses. À elle seule, l’importance des développements consacrés au courant de la finance comportementale nous paraît fonder l’intérêt du livre d’un point de vue académique, dans la mesure où il nous manque encore une sociohistoire achevée de cette école de pensée. Un autre point qui mérite une mention particulière est le développement sur la naissance de la profession d’analyste financier dans les années 1930 autour des travaux de Benjamin Graham et de la création en 1937 de la New York Society of Security Analysts, ancêtre du CFA Institute (p. 116-118).
11Par ailleurs, même s’il n’a pas la portée intellectuelle des travaux de Mackenzie, ce livre va au-delà, à plusieurs reprises, de la simple accumulation de faits sur l’histoire de la théorie financière et le parcours des acteurs qui l’ont fait vivre. Sur la notion d’efficience, revient comme un leitmotiv la difficulté à concilier deux idées : l’une, qu’on peut qualifier d’efficience technique (les prix des actifs financiers suivent une marche aléatoire ou, en tout cas, sont imprévisibles pour l’investisseur qui a donc intérêt à opter pour une gestion « passive » consistant à détenir un portefeuille de titres, représentatif du marché), l’autre, d’efficience fondamentale (ces prix reflètent correctement les fondamentaux, ils contribuent donc à l’optimisation de l’allocation des ressources et disent la vérité de la valeur des actifs financiers). C’est l’alliance de ces deux idées qui a fait l’originalité de l’efficience telle que l’a présentée Fama, et qui a donné à ce terme un sens différent de ce qu’il pouvait signifier pour Pareto, par exemple. Simplement, alors que la formulation et le test de la première ne posent pas de problèmes insurmontables, il n’en va pas de même pour la seconde.
12Pour lier les deux, les théoriciens de l’efficience des marchés financiers mettent traditionnellement l’accent sur le rôle de l’arbitrage et/ou d’investisseurs « sophistiqués » ou « avisés » qui, prévoyant mieux que les autres l’évolution de la valeur fondamentale des titres, font en sorte que les prix convergent effectivement vers cette valeur en achetant quand ils sont en dessous et en vendant quand ils sont au-dessus. Par ailleurs, dans les tests d’efficience, la conformité aux fondamentaux était censée être assurée par le rapport à un rendement normal défini sur la base d’une modélisation du risque donnée initialement par le modèle CAPM de William Sharpe. Sur ces deux plans, comme le raconte Fox, Fama lui-même a dû faire machine arrière :
- succédant à divers travaux documentant les limites de l’arbitrage, il a lui-même admis, dans un article cosigné avec Kenneth French en 2007, que les investisseurs « informés » ne pouvaient pas si aisément imposer leur discipline aux « non-informés » [3] ;
- constatant, dès 1991, que le CAPM ne rendait pas compte correctement, sur la durée, de l’évolution effective des cours, il a proposé une autre modélisation du risque (un modèle à « trois facteurs », puis à « quatre facteurs ») [4].
14La limite de ces remarques est qu’elles ne sont pas systématisées [5]. C’est à Richard Thaler, dans sa réaction au livre, parue dans le Financial Times le 5 août 2009 sous le titre « The price is not always right and markets can be wrong » [Le prix n’est pas toujours exact, et les marchés peuvent se tromper] qu’il est revenu de le faire. Thaler y parle en effet de la discordance entre deux composantes de l’efficience : l’une qu’il appelle « No Free Lunch » (c’est notre « efficience technique »), l’autre « The Price is Right » (c’est notre « efficience fondamentale »). Il souligne aussi qu’avec la crise financière, si la première est encore parfaitement défendable, la seconde ne l’est décidément plus. Or, comme Fox ne se fait pas faute de le rappeler dans son livre, c’est sur l’efficience fondamentale et non sur l’efficience technique que repose tout l’édifice « jensenien » de la théorie de l’agence et des canons de la corporate governance : pour que le cours de Bourse soit l’infaillible instrument de contrôle (via les stock options) et le juge de paix de la « création de valeur », il n’est nullement suffisant qu’il soit imprévisible : il faut avant tout qu’il dise à tout instant la vérité de la valeur.
15La réaction de Fama au livre de Fox, formulée sur son blog [6], est très révélatrice lorsqu’on la compare à celle de Thaler : il explique en substance que l’ouvrage repose sur l’idée fantaisiste selon laquelle la théorie de l’efficience serait responsable de la crise ; idée fantaisiste puisque, souligne-t-il, la gestion passive, conséquence logique de l’efficience, n’est nullement majoritaire dans la gestion d’actifs et que ce n’est en tout cas pas cette stratégie que l’on peut incriminer dans la débâcle actuelle. Ainsi, alors que Thaler reprend en la formalisant une des principales idées que Fox parvient à esquisser, Fama fait comme si le livre portait sur la crise et la mettait sur le compte de la seule efficience technique, ce qui à l’évidence n’est pas son propos quand on le lit. Il est clair, comme on avait déjà pu le remarquer au vu de récentes déclarations de Robert Lucas, que les tenants les plus patentés de la théorie de l’efficience sont sur une position de repli consistant à n’en plus défendre que la version « technique » qui n’importe qu’aux investisseurs, et non la version « fondamentale », celle qui importe aux « investis » que sont les entreprises et les États.
16Jacques-Olivier Charron
17Cnam – Lipsor
jcharron@magic.fr
Isabelle Guérin, Jane Palier et Benoît Prévost, 2009, Femmes et microfinance. Espoirs et désillusions de l’expérience indienne, Éditions des archives contemporaines, Paris, 102 p.
18Que sait-on aujourd’hui des effets de la microfinance sur la pauvreté féminine ? Pourquoi la révolution annoncée n’a-t-elle pas eu lieu ? C’est en analysant les nombreux rapports, études d’impact ou monographies d’institutions et d’actions de microfinance en Inde que les auteurs entendent répondre à ces questions. Au-delà, le petit ouvrage se veut un plaidoyer pour une vision raisonnée de la microfinance : il s’agit d’un outil de lutte contre l’exclusion financière, ni plus, ni moins.
Prendre le pouvoir… mais à personne
19Selon le paradigme développementaliste promu notamment par la Banque mondiale depuis plus de dix ans, les pauvres sont des « sans pouvoir » pour lesquels il convient de mettre en place des politiques visant à les aider à en acquérir. Le terme d’empowerment désigne alors le processus d’acquisition ou de renforcement de pouvoir. Lorsqu’elle cible les femmes pauvres, la microfinance semble décliner cette politique au féminin, elle vise en effet l’émancipation des femmes. Le terrain indien familier aux auteurs permet d’apporter un éclairage intéressant sur la façon dont l’outil rend effectif cet objectif politique. Selon les auteurs, l’analyse des situations locales indiennes de microfinance met en évidence son caractère problématique. Citant Bruno Lautier [7], ils énoncent que les femmes indiennes sont enjointes à prendre le pouvoir… mais à personne. Les études mobilisées montrent également que les professionnels du microcrédit développent rarement sur le terrain une politique genrée. Plus simplement, c’est souvent une conception instrumentale, selon laquelle les femmes sont des emprunteurs crédibles, qui justifie l’orientation de leur action vers les femmes.
20Si le bilan relatif à l’empowerment des femmes est mitigé, pour autant la microfinance est-elle sans effet ? N’affecte-t-elle pas leur situation économique ? Selon les auteurs, il est bien difficile de parler de lutte contre la pauvreté, il est plus juste de voir en cet outil une possibilité de diversification des revenus. Ils expliquent par ailleurs que le microcrédit s’articule plus qu’il ne se substitue aux crédits informels. Enfin, ils rappellent que si les microcrédits ne permettent pas de sortir de la pauvreté, c’est aussi parce qu’une part très importante de ces prêts est consacrée à des usages qui ne peuvent pas être générateurs de revenus (dépenses de santé, d’éducation ou encore remboursement de dettes).
21Face aux espoirs immenses qu’ont suscités la microfinance et surtout le microcrédit, ce premier bilan apparaît en demi-teintes. Il accrédite la thèse d’une révolution manquée.
Une révolution manquée ?
22Trois niveaux d’explication sont mobilisés pour justifier que la révolution attendue n’ait pas eu lieu.
23D’abord, les caractéristiques de l’offre sont incriminées par les études citées. Il semble qu’elles ne soient pas suffisamment adaptées à la demande. Ainsi, l’objectif affiché de libérer les pauvres / les femmes des griffes des prêteurs locaux méconnaît les réalités locales où le prêteur ne se réduit pas à la figure de l’usurier. Il rend des services que ne peuvent assurer les institutions de microfinance pour le moment (souplesse dans le remboursement, faiblesse des garanties exigées, rapidité des opérations, caractère peu chronophage de l’accès à l’argent). En matière d’épargne, d’autres problèmes sont pointés ; par exemple, l’équilibre est difficilement trouvé entre discipline à l’épargne et nécessité de conserver une certaine liquidité.
24C’est ensuite le pari initial de la microfinance qui est contesté par les auteurs, pari selon lequel les femmes sont des entrepreneures-nées. Non seulement être entrepreneur ne s’improvise pas – il faut savoir argumenter, se faire payer (les clients sollicitent l’achat à crédit), ou encore négocier avec ses fournisseurs – mais les auteurs soulignent aussi que les structures de nombre de marchés indiens sont largement défavorables aux petits entrepreneurs.
25Enfin, si la microfinance ne conduit pas automatiquement à l’empowerment, c’est parce qu’elle se révèle incapable de modifier en profondeur les contraintes structurelles qui s’imposent aux femmes pauvres. Les rapports mobilisés montrent que les activités financées restent souvent conformes à une division sexuelle des emplois, qui confine les femmes aux activités peu lucratives. Certaines évoquent aussi le fréquent « détournement » des crédits par les maris. Au final, il semble qu’au mieux le microcrédit ouvre aux femmes l’accès à de nouvelles opportunités, telles qu’une plus grande mobilité spatiale leur permettant de sortir légitimement de la maison, du quartier ou du village.
26C’est avec beaucoup de mesure et de précautions que les auteurs dressent ce bilan contrasté de la microfinance indienne. En rappelant ici que les résultats des études d’impact dépendent de l’échelle adoptée lors de l’évaluation, là que la façon dont ont été construits les indicateurs détermine les conclusions des rapports… ou encore qu’en matière de pauvreté, même de tout petits progrès sont importants pour les intéressés… En gardant omniprésentes l’importance de la contextualisation des résultats présentés et la diversité des situations rencontrées, ils parviennent à ne jamais affaiblir le propos et rendent tout à fait convaincantes les préconisations qui jalonnent l’ouvrage.
27Hélène Ducourant
28Clersé – Université Lille 1
helene.ducourant@univ-lille1.fr
Mathieu Bensoussan, 2010, L’engagement des cadres. Pratiques collectives et offres de représentation, L’Harmattan, Paris, coll. « Logiques sociales », 290 p.
29Voulant prendre à revers le débat sur la banalisation des cadres et les controverses sur le taux de syndicalisation de cette catégorie (qui a dépassé celui des ouvriers ou des employés), Mathieu Bensoussan propose d’étudier les différentes formes – au sens de Georg Simmel – d’action collective des cadres. En effet, le syndicalisme confédéral n’est qu’une forme parmi d’autres de leur engagement. Outre le syndicalisme corporatiste, les cadres peuvent aussi adhérer à des associations professionnelles ou à des associations d’anciens élèves d’une école d’ingénieur ou de commerce. À partir de 69 entretiens non directifs, d’observations et d’une vaste étude documentaire, Mathieu Bensoussan se propose de reconstruire le sens de l’adhésion pour les cadres concernés, de façon à rendre compte de l’éventuelle particularité ou spécificité de l’engagement des cadres.
30Mathieu Bensoussan présente tout d’abord successivement les associations professionnelles, les associations d’anciens élèves et les syndicats. Les premières s’inscrivent généralement dans le processus de professionnalisation d’un métier émergent. En l’absence de formations universitaires ou d’écoles spécialisées, il s’agit, au début, de réunir des cadres assurant la même fonction afin de partager leurs expériences, de fonder un corpus de connaissances théoriques et pratiques éprouvées, pouvant servir de base à la revendication d’une future « juridiction ». L’objectif est de développer un savoir expert censé être profitable à la fois à l’adhérent et à l’entreprise qui l’emploie (et qui prend souvent à sa charge les frais d’inscription). En délimitant et légitimant une fonction précise au sein de l’entreprise, en imposant des techniques et des règles de déontologie, l’association professionnelle tente de conférer une reconnaissance et une autonomie certaines à la profession en construction. Avec les exemples d’une association de gestionnaires des ressources humaines et de la jeune association nationale des credit managers, Mathieu Bensoussan donne corps à ce processus dont la création d’un diplôme universitaire est le couronnement avant l’étape ultime (non encore atteinte par les deux associations étudiées) de la limitation de l’accès au métier aux seules personnes passées par le cursus spécialisé.
31Pour les filières disposant de formations reconnues, l’action collective des cadres peut prendre la forme d’associations d’anciens élèves. Prenant l’exemple de deux écoles d’ingénieurs de « second rang », Mathieu Bensoussan montre le rôle de ce type d’association pour défendre la valeur du titre universitaire sur le marché du travail (combien « vaut » un ingénieur de telle école) et pour mobiliser des réseaux dans la recherche d’emploi. Le simple fait, pour ces associations, d’adhérer au Conseil national des ingénieurs et scientifiques de France aux côtés de groupements plus prestigieux comme les anciens centraliens, constitue déjà une forme de reconnaissance symbolique. Chaque association s’efforce d’entrer dans le cercle vertueux tracé par les écoles les plus prestigieuses : un plus grand nombre d’adhérents augmente le prestige de l’école et les chances de chacun de trouver un emploi, ce qui va attirer de meilleurs élèves, élever le niveau et finalement renforcer la qualité et la force du réseau.
32L’étude des sections syndicales CFDT et UGICT d’une banque et d’une compagnie d’assurance permet de poser un premier regard sur l’action syndicale des cadres. Celle-ci se caractériserait, selon les intéressés, par une politique de « petits pas » plutôt que du « grand soir », un « syndicalisme prenant ses responsabilités dans la gestion de l’entreprise » ; même si cette position est plus débattue à l’UGICT (pour certains, « la CGT devrait toujours être dans le camp des salariés »). Comme les associations professionnelles, les syndicats de cadres réclament un droit de regard, une participation à la gestion et à la décision de l’entreprise. Il s’agit de ne pas se limiter à la contestation ni à la défense des droits, mais de proposer des stratégies alternatives (par exemple, privilégier la concurrence par le service au client plutôt que la seule rentabilité financière).
33Fruit du sentiment partagé par beaucoup de cadres d’être éloignés des instances de direction, cette revendication est complétée, pour la CFDT, de la demande d’un droit d’expression ou d’alerte individuel. Enfin, la concurrence entre structures favorise le développement d’un syndicalisme de service, ouvert à tous les cadres, syndiqués ou non ; cette approche se veut correspondre à la mentalité supposée plus individualiste et utilitariste que militante des cadres. Mais c’est aussi souvent la convivialité, voire la dimension ludique, des relations entre pairs au sein de petits groupes qui fournit, comme l’avait prévu Olson, le carburant du militantisme des cadres.
34Dans tous les cas, l’action collective des cadres tente de s’immiscer dans le lien de subordination entre le cadre et l’entreprise, notamment pour protéger la vie privée et améliorer la situation du salarié. Le syndicalisme prétend limiter le pouvoir des directions ; les associations professionnelles, garantir une certaine autonomie dans les pratiques techniques ; et les groupements d’anciens élèves, assurer le lien entre le diplôme et la fonction.
35Les motivations pour adhérer à un mouvement collectif de cadre – syndicat, association professionnelle ou d’anciens élèves – sont complexes. Si, pour les deux dernières, la question de l’intérêt pour la carrière joue, d’autres éléments sont à prendre en compte, comme une expérience du chômage, une tradition familiale, l’aide efficace reçue d’un militant, etc. Pour beaucoup, un sentiment d’injustice, le plus souvent personnelle, comme l’impression de ne pas voir ses compétences reconnues à leur juste valeur, peut servir de déclencheur à une expérience en tant que militant, vécue aussi comme l’occasion de se former à de nouvelles activités. Par contre, pour les militants de longue date, devenus cadres par la suite, le rôle des valeurs et des convictions est plus fort. Les parcours étudiés ne peuvent jamais être résumés par des déterminations simples et résultent toujours de la rencontre de dispositions complexes et de situations spécifiques et évolutives.
36Mais, pour Mathieu Bensoussan l’engagement collectif des diplômés du supérieur demeure spécifique dans la mesure où ils « associent leurs individualités, plus qu’ils ne s’intègrent à un projet collectif qui les dépasse et qui engloberait tous leurs problèmes individuels » (p. 191). L’existence de plusieurs formes d’action collective, les passages et les connexions entre les unes et les autres, favorisent une certaine dépolitisation de l’engagement. Quels que soient les choix de structures (syndicats de cadres pour la CGC, organisation distincte UGICT au sein de la CGT ou intégration de tous les militants cadres et non-cadres pour la CFDT), l’action syndicale des cadres reste souvent singulière. L’idée que le syndicalisme doit prendre en charge les problèmes des militants et que les problèmes des cadres leur sont propres justifie une action spécifique. L’action catégorielle serait une accroche indispensable pour mobiliser ce public, notamment les plus jeunes. D’autant que, dans beaucoup de secteurs, l’adhésion des cadres est recherchée comme frein à la désyndicalisation des salariés. Même la CFDT Cadres parvient, malgré ses faibles marges de manœuvre et de décision, à « imposer une part de prise en charge spécifique de la catégorie » (p. 255). Finalement, l’individualisme des cadres ne doit pas être expliqué par leur supposée nature ou mentalité, mais par les structures d’opportunité, notamment la pluralité d’offres de représentation et les ressources (sociales, économiques, cognitives, etc.) variées qu’ils peuvent mobiliser pour défendre leurs intérêts.
37L’intérêt du livre de Mathieu Bensoussan est double : d’une part apporter des éléments de connaissance fine sur les différentes formes d’action collective des cadres sans jamais tomber dans une lecture simpliste ou essentialiste de ces structures (ou des militants), dont les caractéristiques sont toujours replacées dans leur contexte (relations de coopération ou de concurrence entre structures, secteurs économiques et entreprises, parcours individuels, etc.). Contribuer, d’autre part, à l’analyse des mouvements sociaux qui font exister et défendent les catégories de cadres et d’ingénieurs, ainsi que les différents métiers qui les composent. Toutefois, la richesse et la variété des micro-terrains investigués ont pour contrepartie le risque de fragiliser les efforts de généralisation : les quelques personnes interrogées dans chaque cas sont-elles représentatives ? Les sections syndicales et associations étudiées ne sont-elles pas trop spécifiques pour pouvoir extrapoler à l’ensemble des cadres dont l’hétérogénéité et les évolutions ont été soulignées par de nombreux travaux, y compris ceux de Mathieu Bensoussan ?
38Marc Loriol
39Laboratoire Georges Friedmann – Université Paris 1
marc.loriol@univ-paris1.fr
Cyrille Ferraton, 2008, Les valeurs guident et accompagnent notre recherche. L’institutionnalisme de Myrdal, ENS Éditions, Lyon, 88 p.
40Avec leur série « Feuillets. Économie politique moderne », les éditions ENS de Lyon veulent convaincre que l’économie politique moderne est une science morale et politique qui, à ce titre, peut (et doit ?) employer des moyens variés pour poursuivre ses recherches. Le principe de la série est très judicieux : traduire un texte bref, souvent un article, d’un auteur majeur de la discipline économique et accompagner cette traduction d’une présentation de l’auteur et d’un commentaire de ses idées, le tout en moins d’une centaine de pages.
41Ici, le pré-texte est une conférence prononcée, le 15 décembre 1977, à l’Université du Wisconsin (Madison), dans laquelle Gunnar Myrdal se proposait « d’exposer [son] opinion sur le modèle de pensée économique hétérodoxe, un modèle qu’[il s’est] habitué à appeler économie institutionnaliste mais que d’autres auteurs, de même tendance critique, désignent quelquefois par économie politique ou évolutionniste » (p. 71) [8]. Cette conférence est d’autant plus intéressante qu’elle offre un exposé de première main des conceptions de Myrdal et de sa position revendiquée en faveur de l’économie institutionnaliste, qu’il définit de la manière suivante : « Je crois que le dénominateur commun des économistes institutionnalistes est leur acceptation tacite d’un modèle idéal qui couvre le mouvement de l’ensemble du système social, à l’intérieur duquel il y a une interdépendance causale. Ainsi, lorsqu’ils étudient un problème économique, ils intègrent des facteurs non économiques à leur analyse, sélectionnés selon leur pertinence à la réalité étudiée » (p. 76).
42Initialement hostile à l’institutionnalisme de John R. Commons et de Wesley Mitchell, et plus proche des positions des fondateurs de la Société d’économétrie créée au début des années 1930 pour faire pièce au succès des institutionnalistes américains [9], Myrdal modifia sa position lorsqu’il entama sa carrière politique au sein du parti social-démocrate suédois. Il reformula alors une position institutionnaliste fondée sur la constatation « définitive […] qu’il n’y a pas de problèmes économiques, sociologiques ou psychologiques, mais juste des problèmes, et qu’ils sont tous interdépendants et hétérogènes » (p. 72). La conséquence de cette constatation est qu’il faut tenir compte de l’ensemble du système social. La dynamique du système social est déterminée par une causalité circulaire et, souvent, les changements se feront dans la même direction, ce qui conduit Myrdal à l’idée que la causalité circulaire aura des effets cumulatifs [10].
43Myrdal considère que l’institutionnalisme implique une approche holiste. Par là il entend non pas l’antithèse de l’individualisme méthodologique, habituel en microéconomie, mais une approche qui refuse de limiter un phénomène social à sa seule dimension économique, et qui vise à prendre en compte la complexité des dimensions multiples de tout phénomène social. Au xviiie et au xixe siècles, jusqu’à Alfred Marshall, l’économie politique était une science morale. L’économie politique s’appuie sur une théorie de la valeur issue de la philosophie morale dominante, le droit naturel d’abord puis la philosophie utilitariste, associée à une psychologie hédoniste et associationniste. Les premiers auteurs néoclassiques, en particulier Henry Sidgwick et Francis Y. Edgeworth, ont repris cette approche à travers l’utilité marginale. Depuis, en conservant ces fondements utilitaristes, les économistes se sont isolés des autres sciences sociales qui, elles, ont abandonné depuis longtemps la philosophie utilitariste. L’économie du bien-être aujourd’hui reprend cette philosophie dépassée en retenant une conception objectivée du bien-être.
44Myrdal reconnaît que toute science sociale s’appuie sur des valeurs et que « les valeurs guident et accompagnent notre recherche ». Il propose d’expliciter ce qui fonde nos recherches : « La recherche désintéressée n’a jamais existé et ne peut pas exister. Avant les réponses, il doit y avoir les questions. Il ne peut pas exister de vue sans point de vue. Dans les questions posées et les points de vue sélectionnés, les valeurs sont implicites. Nos valeurs déterminent notre approche d’un problème, la définition de nos concepts, le choix des modèles, la sélection de nos observations, la présentation de nos conclusions – en fait la poursuite entière d’une étude du début à la fin » (p. 80). À titre d’exemple, Myrdal cite deux biais de l’analyse économique moderne : l’hypothèse de rationalité et d’optimalité des marchés alors que les marchés réels sont imparfaits et loin d’être optimaux. Suivent encore un développement sur le phénomène nouveau (en 1977) de la stagflation et une section sur le sous-développement. Myrdal conclut que, face aux nouveaux problèmes qui se posent au monde, l’économie orthodoxe devra nécessairement élargir son approche pour intégrer des éléments institutionnalistes [11].
45Les commentaires de Cyrille Ferraton commencent par un rappel de la biographie de Myrdal, économiste, auteur de travaux pionniers sur les fluctuations économiques et sur la théorie monétaire, mais aussi connu pour son analyse du problème noir aux États-Unis (An American Dilemma. The Negro Problem and Modern Democracy, 1944 [12]), pour ses travaux sur les politiques sociales et pour ses analyses sur la place des valeurs dans la science économique. Suivent quatre chapitres qui sont consacrés à la méthodologie de Myrdal, c’est-à-dire à son institutionnalisme, dont Cyrille Ferraton souligne la double spécificité : Myrdal prône une démarche interdisciplinaire et il souligne le rôle des valeurs et donc le caractère normatif des sciences sociales.
46Le premier chapitre est essentiellement consacré à Venteskap och politik i nationalokonomien (1930), ouvrage traduit en allemand en 1932, et en anglais en 1953 (The Political Element in the Development of Economic Theory) [13]. Myrdal y critique les économistes classiques et néoclassiques qui dissimulent des valeurs et une métaphysique inconsciente dans leurs théories. En 1930, Myrdal distingue les croyances et les valeurs. Les croyances sont des propositions décrivant la réalité qui peuvent être vraies ou fausses, alors que les valeurs expriment ce qui doit être ou ce qui devrait être, et échappent au critère du vrai et du faux. La difficulté vient de ce que les économistes mélangent les deux et transforment leurs valeurs en croyances par un processus de rationalisation qui tend à présenter leurs valeurs comme des croyances objectives sur la réalité, d’où le faible degré de réalisme des théories économiques et le conservatisme des économistes.
47Le chapitre suivant revient sur le traitement des valeurs. The Political Element in the Development of Economic Theory (930) est fondé sur un dualisme. Les valeurs sont par nature subjectives et l’économiste appuie nécessairement ses analyses sur des valeurs. Si ces valeurs sont unanimement partagées par toute la société, les suggestions de politique économique seront valides ; s’il y a des conflits d’intérêts dans la société, ce qui est le plus probable, alors aucune solution objective ne peut être proposée. Par la suite, Myrdal critiquera ses positions des années 1930 sur le dualisme fait/valeur, considérant désormais que les valeurs sont partout. Son ouvrage de 1969, Objectivity in Social Research [14], contient la meilleure synthèse de sa méthode. En se référent à John Dewey, Myrdal souligne que toute analyse suppose un modèle théorique, et que ce modèle est nécessairement appuyé sur des choix, des présupposés, bref sur des valeurs. L’objectivité est donc impossible mais il reste possible (et impératif pour Myrdal) d’expliciter les valeurs qui accompagnent nécessairement toute recherche en science sociale. Cyrille Ferraton expose très précisément les conditions de Myrdal concernant les choix des postulats et des valeurs préalables à toute analyse pour limiter l’arbitraire de ces choix.
48Cyrille Ferraton caractérise alors l’institutionnalisme de Myrdal par trois traits distinctifs. Premièrement il s’appuie sur une interdisciplinarité qui abolit les frontières entre sciences sociales. Deuxièmement la causalité cumulative doit remplacer les approches disciplinaires et les analyses en termes d’équilibre, imitées de la physique, mais privées de pertinence pour les sciences sociales. Troisièmement, même si il y a lieu maintenir une distinction entre la modélisation économique et sociale et les réformes sociales qui relèvent du domaine politique, la frontière entre les deux est poreuse. Contre l’idée qu’il y a des lois naturelles qui s’imposent aux individus [15], Myrdal défend un réformisme appuyé sur l’idée d’une planification. Myrdal refuse la collectivisation des moyens de production mais suggère une planification des changements sociaux dans laquelle les forces du marché sont encadrées par des négociations collectives, ce qui devrait conduire à une diminution de l’importance des fonctions actuelles de l’État.
49Le dernier chapitre présente la réception des écrits de Myrdal. D’une manière générale, les économistes admettent mal l’absence de distinction entre faits et valeurs. Mais la critique la plus importante viendra d’un anthropologue, Clifford Geertz, dans une recension d’Asian Drama, an Inquiry into the Poverty of Nations (1968) [16] qui reproche à Myrdal d’avoir une image figée des institutions sociales qu’il étudie et de projeter sur le monde asiatique des catégories occidentales tout à fait inadaptées.
50La conférence de Myrdal reste essentiellement programmatique, à un niveau de généralité tel qu’il est difficile d’en tirer des conséquences précises et spécifiques. La causalité circulaire et la causalité cumulative sont des formules, heureuses certes et évocatrices, mais, privées de tout exemple, de toute analyse plus approfondie, ces formules restent des formules. Affirmer que l’institutionnalisme est une hétérodoxie est une chose, lui donner un contenu en est une autre. L’hétérodoxie se définit nécessairement par rapport à une orthodoxie, avec le risque permanent de se contenter d’une position « contre », ce qui revient à laisser à l’orthodoxie la prééminence, reléguant l’hétérodoxie au second rôle, second parce qu’elle vient après, mais second aussi parce qu’elle n’existe pas sans l’orthodoxie, ce qui n’est pas le cas pour l’orthodoxie qui peut fort bien exister seule. Pour sortir de cette difficulté, la solution consiste pour l’hétérodoxie à affirmer, à coté de ses critiques, un contenu positif. La conférence de Myrdal sur ce point semble décevante : la critique de l’orthodoxie est bien présente, mais, au-delà de généralités qui restent vagues, on ne trouve aucun exemple, aucun contenu qui donnerait une idée des affirmations positives de l’institutionnalisme [17]. Les commentaires de Cyrille Ferraton, malgré leur érudition, ne réussissent pas toujours à combler ce manque.
Jérôme Lallement
CES - Université Paris 1
jerome.lallement@univ-paris1.fr
Thomas Coutrot, 2010, Jalons vers un monde possible. Redonner des racines à la démocratie, Éditions Le Bord de l’eau, Lormont, coll. « L’économie encastrée », 226 p.
51« La transformation sociale qui s’impose est radicale au sens propre : elle doit redonner des racines à la démocratie », c’est ainsi que se termine l’ouvrage de Thomas Coutrot, au terme d’un tour d’horizon implacable des limites auxquelles se heurtent désormais nos sociétés phagocytées par le néolibéralisme. Celui-ci apparaît comme une des explications majeures des multiples crises que nous traversons. Coutrot rappelle son caractère nouveau dans l’histoire du capitalisme : « L’État disposait auparavant d’une relative autonomie par rapport au capital et pouvait, en cas de crise sociale majeure, lui imposer des compromis, comme avec le New Deal des années 1930 aux États-Unis et le keynésianisme après 1945. Avec le néolibéralisme, tout se passe comme si l’État, colonisé par la finance, avait cessé d’être un recours possible contre l’emprise du capital. » L’État néolibéral, qui s’est constitué une large base sociale, a construit le marché comme un mode de gouvernement des sujets. C’est ce rapport fusionnel entre la logique de l’État et celle du marché, qui verrouille les têtes et les institutions, qu’il s’agit désormais de déconstruire pour renouer avec le seul projet qui vaille, rappelle Coutrot en s’inscrivant délibérément dans la tradition des Lumières : celui de l’émancipation humaine.
52Le principe démocratique est à la fois le moyen et la fin d’une telle émancipation : ressource essentielle des dominés, il exige que chacun puisse participer activement aux décisions qui le concernent et doit être mobilisé dans tous les domaines de la vie sociale. Contrairement aux ouvrages qui consacrent l’essentiel de l’espace dont ils disposent pour affûter un diagnostic dont il ne sortira rien, Coutrot amène sur scène des brassées de propositions, toutes au service de la démocratisation des rapports sociaux et de la promotion des biens communs (ces ressources auxquelles chacun doit pouvoir accéder pour pouvoir vivre dignement).
53Bien communs, la stabilité financière, la monnaie et le crédit : les banques devraient donc se consacrer exclusivement à leur mission fondamentale, financer des projets utiles à la société et à la protection de l’environnement. La création d’un pôle bancaire socialisé et démocratisé, appuyé sur un statut de sociétés coopératives d’intérêt collectif permettrait de réorienter l’économie européenne vers la reconversion écologique de l’économie et la satisfaction des besoins sociaux primaires.
54Bien commun, le travail décent : alors que trois fléaux frappent les travailleurs (l’insécurité de l’emploi, la perte de sens du travail et la perte d’autonomie dans le travail), la contestation de la gestion capitaliste selon la seule valeur pour l’actionnaire marque l’affirmation du contrôle de la société civile pendant que l’auto-organisation économique et solidaire fait émerger des zones libres où l’activité économique n’obéit pas aux lois du profit et du productivisme. La convergence des deux mouvements, écrit Coutrot, pourrait ouvrir une nouvelle phase de l’émancipation du travail, une « avancée décisive vers le vieil idéal de l’abolition du salariat ».
55Biens communs, les ressources naturelles et le climat, que l’alliance du capitalisme et du productivisme détruit à grande vitesse et qu’un New Deal « vert » ne parviendra pas à sauvegarder en raison de la spécificité du mode de production capitaliste, sa tendance irrépressible au toujours plus, à l’accumulation sans bornes. Organiser une économie réellement économe nécessite, démontre Coutrot, une planification de long terme, par les quantités et par les prix, et un dépassement du capitalisme. Il faut dépasser le capitalisme, précise l’auteur, « parce que la gestion des biens communs de l’humanité rend nécessaire de remplacer la loi du profit par la démocratie comme principe de régulation de l’économie ».
56Elinor Orstrom, prix Nobel d’économie 2009, a montré qu’à certaines conditions institutionnelles, la gestion collective d’un bien commun par ses usagers est parfaitement possible et rationnelle et que la délibération démocratique peut être au cœur des mécanismes de l’efficacité économique. Il reste dès lors à donner des pistes concrètes pour mettre en œuvre la démocratisation de l’État et de l’économie.
57Acteur majeur du programme proposé par Coutrot : la société civile. Ni le peuple, ni la Nation, ni le prolétariat donc, ni d’ailleurs la caricature de société civile qu’ont forgée les institutions internationales et qui recouvre en fait les grands intérêts économiques et financiers. Non, la société civile est cet « ensemble des associations et organisations formées librement par des citoyens pour défendre leurs intérêts ou leurs valeurs de façon relativement autonome ». C’est elle qui doit être – qui est condamnée à être, écrit Coutrot – l’agent de la transformation sociale en organisant la convergence des mouvements sociaux et en menant un projet d’émancipation prenant appui sur de nouvelles représentations sociales. Ce projet radical impose, d’une part, la démocratisation de l’État, qui passe tant par la rupture des liens organiques entre le pouvoir économique et le pouvoir politique, que par l’interdiction du cumul des mandats, le tirage au sort et la systématisation de conférences citoyennes, et, d’autre part, la démocratisation de l’économie, qui passe, elle, par la socialisation du marché, la dissociation des trois fonctions de la propriété (usus, fructus et abusus) et un régime d’investissement reposant sur la « coordination négociée » dont les fonds d’investissement socialisés constituent l’instrument majeur.
58La place manque ici pour entrer dans le détail de la multitude de propositions concrètes développées par Coutrot et pour souligner l’importance de cette contribution. Au terme de l’ouvrage, nous voici munis d’un projet (l’émancipation), d’un principe directeur (le principe démocratique), d’un acteur de transformation sociale (la société civile), d’un processus (commencer par la démocratisation de l’économie et de l’État), d’une théorie économique (qui – c’est trop rare – met la discipline économique au service d’un projet politique ambitieux), d’un diagnostic acéré des limites actuelles du capitalisme et même – c’est ainsi que s’achève le livre – d’une série de réponses aux objections qui ne manqueront pas d’être faites, ainsi qu’à la question majeure de l’élément déclencheur et de sa forme : Réforme ou Révolution ? Il faut donc absolument lire cet ouvrage, non pas comme un bréviaire à suivre aveuglément, mais comme une de ces contributions nécessaires pour nourrir ces délibérations démocratiques qui nous font aujourd’hui tant défaut.
59Dominique Méda
60Centre d’études de l’emploi
dominique.meda@cee-recherche.fr
Sylvie Monchatre, 2010, Êtes-vous qualifié pour servir ? La Dispute, Paris
61Décrivant aussi bien la condition salariale des employés du secteur de l’hôtellerie-restauration que leurs itinéraires scolaires et professionnels, l’ouvrage de Sylvie Monchatre contribue à éclairer la nébuleuse des employés dits peu qualifiés. Attentive à la fois aux trajectoires des enquêtés, à la structuration du secteur étudié et aux multiples aspects qui caractérisent l’activité de service, l’auteure analyse les différentes facettes d’une « qualification qui condamne et non qui distingue ou émancipe » et explore les rapports entre les conditions de travail et d’emploi et la vie « hors travail » (la vie personnelle ou familiale, mais aussi la trajectoire passée et à venir). L’auteure s’attache ainsi à plusieurs titres à mettre en lumière les rapports sociaux de sexe et les assignations de genre dans le monde du travail.
62L’ouvrage s’appuie sur le traitement de données statistiques diversifiées (enquêtes Emploi, Génération 92, bases Reflet et portraits statistiques de branche du Céreq) et sur l’exploitation d’entretiens avec cinquante personnes ayant travaillé dans ce secteur. Il repose en effet sur deux enquêtes distinctes menées entre 2002 et 2006 dans l’hôtellerie-restauration. La première (entretiens avec des salariés, des demandeurs d’emploi et des stagiaires de la formation continue) portait sur les modalités de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle des actifs du secteur. La seconde a consisté à suivre une cohorte de 17 jeunes interrogés dans le cadre de l’enquête Génération 92 du Céreq ; ces jeunes, dont le niveau de formation ne dépasse pas le bac, ont commencé leur vie professionnelle dans l’hôtellerie-restauration (secteur qui fait partie de ceux accueillant le plus de jeunes « primo-entrants » sur le marché du travail).
63Les trois parties qui constituent cet ouvrage renvoient aux trois phases qui composent les parcours biographiques des salariés : avant / pendant / après. La première, intitulée « Vers le service », expose les conditions d’orientation des jeunes issus de milieux populaires vers les emplois de ce secteur. L’échec scolaire, qui « ouvre la porte à des formes d’errance et de forte indétermination professionnelle », s’avère déterminant : pour la plupart des jeunes rencontrés, qui détiennent un CAP, un BEP ou n’ont aucun diplôme, travailler apparaît comme une des voies d’adaptation à l’échec et de « restauration de soi ». Désorientés, ces jeunes forment une main-d’œuvre de réserve disponible pour des secteurs qui peinent à recruter (bâtiment, commerce-vente, hôtellerie-restauration). Par ailleurs, l’auteure observe dans les filières hôtelières des mécanismes d’orientation différentielle selon le sexe : l’« appel » des garçons vers la cuisine s’oppose à l’assignation des filles au service en salle. Relégation favorisée par les dynamiques sexuées du marché du travail, particulièrement prégnantes sur le segment traditionnel du secteur, à forte configuration artisanale (les établissements de moins de dix salariés y sont dominants). En outre, dans l’hôtellerie-restauration de moyenne gamme qui, à l’inverse du marché fermé des établissements de prestige, accueille des « non-professionnels », la présence de jeunes (hommes ou femmes) « en transition » contribue à banaliser ces emplois comme des travaux « d’appoint ».
64La deuxième partie de l’ouvrage (« Pendant le service ») analyse les pratiques de travail en centrant le regard d’abord sur les établissements indépendants puis sur les chaînes. Dans le segment traditionnel et artisanal du secteur, où persiste un « imaginaire du service » dominé en particulier par l’idée d’abnégation (dévouement et oubli de soi, fidélité sans faille aux employeurs voire ascèse et isolement), on observe un brouillage des rôles et des temps sociaux. Brouillage favorisé par l’activité même du service, marquée par l’ivresse des coups de feu et par une double dépendance vis-à-vis de la clientèle et vis-à-vis des cuisines. Face à ces contraintes organisationnelles, on distingue des comportements variables selon le sexe : alors que les hommes, plus distants à l’égard du « flux des produits », s’autorisent des échanges avec les clients en vue de les fidéliser, les femmes – plus vulnérables face à la clientèle, aux employeurs et aux cuisiniers – craignent surtout d’être « coulées ». Dans l’hôtellerie-restauration de chaîne, où règne la rationalisation à grande échelle et où la polyvalence des serveurs dépossède les cuisines d’une partie de leurs pouvoirs, la partition genrée des pratiques professionnelles semble moins forte. Néanmoins, les différenciations sexuées mais aussi d’âge et de nationalité se maintiennent dans la gestion de l’emploi et des carrières et dans l’accès aux positions d’encadrement. Prétendu cadeau offert aux salariés supposés « non carriérisables », la « conciliation » entre vie professionnelle et vie familiale tend à occulter leur condition objective de « travailleurs pauvres » cantonnés dans les postes situés au bas de la hiérarchie.
65La troisième partie (« Durer ou tirer sa révérence ? ») porte sur le devenir des salariés de l’hôtellerie-restauration. L’« ascèse du service » s’impose à une partie des « professionnels » : aspirés par les rythmes et les cadences d’un travail dévorant, ceux-ci sont conduits au célibat et à un engagement total dans leur métier. D’autres « professionnels » entament une seconde carrière, notamment lors de leur mise en couple. Plus souvent contraintes que les hommes d’adopter des horaires compatibles avec une vie familiale, les femmes rencontrent alors plus de difficultés qu’eux à monter dans la hiérarchie ou à se reconvertir ; assignées à des formes de « polyvalence diachronique », elles sont souvent exposées à la dépendance conjugale et/ou à la précarité. Quant aux jeunes « en transition », les exigences de la vie d’adulte les conduisent à tenter de mettre fin à cette période d’apesanteur. Si les plus dotés d’entre eux parviennent à accéder à des positions stables (fonction publique notamment) après un passage par l’hôtellerie-restauration qui a été pour eux une parenthèse plus ou moins enchantée, d’autres sont exposés au risque de voir leur horizon saturé par leur emploi de transition : « l’emploi de transition dans le service hôtelier a aussi la propriété de qualifier prioritairement… pour les emplois sans qualité ».
66C’est de façon originale et très convaincante que cet ouvrage aborde des enjeux aussi importants que l’accès des jeunes au marché du travail et les rapports sociaux de sexe dans l’univers économique, analyse la construction collective de la qualification et montre les effets de conditions de travail et d’emploi précaires sur la vie personnelle et sur le devenir des individus. Une des grandes forces de ce livre est de mettre constamment en rapport la structure du secteur de l’hôtellerie-restauration et la configuration des liens salariaux en son sein avec des trajectoires de salariés, études de cas d’autant plus pertinentes qu’elles dégagent la dimension collective d’itinéraires particuliers.
67La seule réserve ou interrogation qu’on pourrait formuler concerne une piste suggérée en conclusion de l’ouvrage, piste qui peut sembler à certains égards contredire les analyses de Sylvie Monchatre ou du moins ne pas rendre compte de toute leur richesse. Il s’agit du lien entre mobilisation collective et mobilité : selon l’auteure, « les démissions, mobilités et déplacements qui se donnent à voir attestent d’une combativité qui refuse la résignation ». Pourtant, les entretiens montrent de façon frappante à quel point les salariés rencontrés ont intériorisé l’ordre des choses, qu’ils contestent rarement. On peut rappeler le cas – très bien dépeint par l’auteure – de ces « serveuses qui se vivent dans une impasse » et font preuve à la fois de dévouement sans limite à l’égard des employeurs, de « ressentiment » envers les plus jeunes et de méfiance vis-à-vis de toute tentative d’émancipation. Mais on évoquera surtout le cas – également présenté dans l’ouvrage avec beaucoup de finesse – de ces nombreux jeunes errant d’un emploi précaire à un autre non pas sur le mode d’un nomadisme heureux mais sur celui de la relégation. Relégation qui, de surcroît, peut leur paraître naturelle, dans la mesure où ils se considèrent comme responsables de leurs échecs scolaires ou professionnels et donc de leur place subalterne dans la division du travail. Dans ces conditions, la défection (l’exit, selon l’expression d’A.O. Hirschman) apparaît moins comme une action contestataire que comme la ressource des salariés les plus démunis, comme l’ultime marge d’action dont ils disposent encore. À ce titre, on peut d’ailleurs s’interroger sur ce qu’est la « liberté de mouvement à la portée du travailleur d’aujourd’hui » : peut-on encore parler de liberté ou d’émancipation tant cette autonomie est contrainte ?
68Bien sûr, la tentation est grande de voir dans l’instabilité statutaire d’une frange du salariat une forme de « résistance » à la domination patronale. Toutefois, il s’avère que, loin d’être une entrave organisationnelle pour les employeurs, ce turn-over permet à des secteurs comme ceux de la restauration rapide de disposer d’une main-d’œuvre qui, constamment renouvelée, est éminemment productive (l’organisation de la production et du service autorisant une telle rotation). Plus encore, la valorisation de modalités d’action individuelles (démissions ou mobilités) et des comportements associés (débrouillardise, souci de soi, isolement, etc.) tend à disqualifier une des dimensions essentielles des mouvements sociaux : l’instauration collective d’un rapport de force. Du reste, parmi les facteurs qui, ces dernières années, ont rendu possible les mobilisations de salariés de la restauration rapide (mobilisations pourtant si improbables), l’existence préalable de collectifs de travail au sein de certains restaurants et l’ancienneté de certains salariés se sont révélées déterminantes, montrant a contrario combien, dans ce secteur, le turn-over nuit habituellement à l’émergence d’une conflictualité organisée.
69Vanessa Pinto
CESSP – Université Paris 1
vanessapinto@free.fr
Notes
-
[1]
J.-C. Passeron (2003), « Le raisonnement sociologique, la preuve et le contexte », in Université de tous les savoirs. L’histoire, la sociologie et l’anthropologie, vol. 2, Odile Jacob, Paris, coll. « Poches », p. 21-39.
-
[2]
Dans The paradox of asset pricing, Princeton University Press, Princeton, N.J., 2002.
-
[3]
E. Fama et K. French, « Disagreement, tastes, and asset pricing », Journal of Financial Economics, 2007, vol. 83, p. 667-689.En ligne
-
[4]
E. Fama, « Efficient capital markets : II », Journal of Finance, 1991, vol. 46, n° 5, p. 1575-1617 ; E. Fama et K. French, « The cross-section of expected stock returns », Journal of Finance, 1992, vol. 47, p. 427-486.En ligne
-
[5]
Pas plus d’ailleurs que d’autres, portant sur l’interdépendance entre stratégies des investisseurs et évolution des cours, relevées à différents endroits (p. 7, p 227-228, p. 242, etc.).
-
[6]
Adresse du post : http://www.dimensional.com/famafrench/2009/11/qa-is-market-efficiency-the-culprit.html#more.
-
[7]
Lautier B. (2002), « Pourquoi faut-il aider les pauvres ? Une étude critique du discours de la Banque mondiale sur la pauvreté », Séminaire Matisse.
-
[8]
Le texte de la conférence a été publié sous le titre « Institutional economics » dans le Journal of Economic Issues, 12(4), décembre 1978. C’est cet article qui est traduit en français.
-
[9]
Myrdal note que l’institutionnalisme de Commons et Mitchell connut aux États-Unis un développement sans équivalent ailleurs (il parle à cet égard du provincialisme des États-Unis, p. 73) qui suscita des réactions d’économistes américains (dont les fondateurs de la Société d’économétrie) ; il précise que le déclin de cette forme d’institutionnalisme fut une conséquence de la Grande Dépression.
-
[10]
On trouve là un thème habituel de l’école suédoise depuis Knut Wicksell.
-
[11]
Aujourd’hui, plus de trente ans après cette prophétie, on observera, par exemple, le succès des analyses des marchés imparfaits qui ont valu en 2001 le prix de science économique à la mémoire d’Alfred Nobel à leurs initiateurs [Akerlof, 1970 ; Spence, 1973 ; Stiglitz, 1984].
-
[12]
Myrdal Gunnar (1944), An American Dilemma. The Negro Problem and American Democracy, Harper & Row New York, Evanston et Londres (1962).
-
[13]
Myrdal Gunnar (1930), Venteskap och politik i nationalekonomien, P.A. Stockholm: Norstedt ; traduction anglaise (1953), The Political Element in the Development of Economic Theory, Routledge & Kegan Paul, Londres, 5e éd. 1971.
-
[14]
Myrdal Gunnar (1969), Objectivity in Social Research, Pantheon Books, New York.
-
[15]
Myrdal fait ici référence autant aux lois naturelles des classiques, aux lois de la production de Stuart Mill, aux effets émergents de Hayek, qu’aux lois immanentes du système capitaliste énoncées par Marx.
-
[16]
Geertz Clifford (1969), « Myrdal mythology: modernism and the third world », Encounter, 33(1), p. 26-34. Myrdal Gunnar (1968), Asian Drama, an Inquiry into the Poverty of Nations, Twentieth Century Fund, New York.
-
[17]
Il faut lire An American Dilemma, ou Asian Drama pour trouver les réponses.