CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’ouvrage proposé par Pierre-Michel Menger (PMM) récapitule vingt ans de recherches consacrées aux incertitudes de la vie d’artiste. Pourquoi certains semblent-ils réussir plus que d’autres alors qu’ils ne sont pas forcément plus talentueux ? Y a-t-il des procès de création plus inventifs que d’autres ? Tout peut-il être élevé au rang d’art par une pure convention indexée sur le geste d’un artiste renommé ? Qu’est-ce qui fait encore aujourd’hui le prestige de la forme de vie artistique, son attractivité dans un univers caractérisé par une surproduction ou une offre excédentaire chronique ? Jusqu’à quel point l’État doit-il soutenir la création artistique ? Quelles devraient être les responsabilités des professionnels et des entreprises de production engageant des artistes ?

2Ce sont à toutes ces questions que cherchent à répondre les treize chapitres de cet ouvrage volumineux, qui prend la forme d’une collection d’articles plutôt que d’une démonstration articulée autour d’un argument décliné de façon serrée et continue. Tous les chapitres n’ont d’ailleurs pas le même statut, certains étant des articles basés sur des données quantitatives de seconde main (notamment sur la concentration géographique et les inégalités relatives aux pratiques culturelles, chapitre 12), d’autres s’appuyant sur des analyses approfondies d’individualités historiques (Beethoven dans le chapitre 7, Rodin dans le chapitre 9), d’autres enfin se présentant sous la forme de chapitres théoriques dans lesquels sont discutés les modèles sociologiques et économiques d’analyse des carrières et des marchés artistiques. À cet égard, c’est le chapitre 6, chapitre central dans tous les sens du terme, qui fait l’objet des développements les plus riches et les plus stimulants sur les ressorts des hiérarchisations artistiques.

3Nous connaissions jusqu’à maintenant l’analyse très convaincante de PMM sur les intermittents du spectacle et de l’artiste comme figure du travailleur hyperflexible dans les formes d’organisation par projets. L’intérêt d’une telle étude, à la fois synthétisée et prolongée par cet ouvrage, est de grossir certains traits du travail créateur qui permettent ensuite de mieux appréhender d’autres milieux de travail où ces traits sont moins évidents et les incertitudes de carrière moins fortes. L’un des aspects les plus novateurs de l’ouvrage repose sur l’analyse des processus d’évaluation et de valorisation du travail créateur. Celle-ci fournit un révélateur remarquable des tensions analytiques entre des approches substantielles qui mettent l’accent sur des qualités intrinsèques et des approches purement constructivistes qui privilégient les caractéristiques extrinsèques de l’évaluation. Vieux problème déjà soulevé par Leibniz qui optait justement pour un « entre-deux » et sur lequel l’auteur aurait pu consacrer une réflexion théorique posant la question du « réalisme » et du « nominalisme » en sciences sociales, de la même façon qu’il a procédé dans sa discussion des grands paradigmes des sciences sociales, autour des notions principalement de « rationalité » et de « temporalité » (chapitre 1).

4Afin d’échapper à un trop fort déterminisme pesant sur les carrières des artistes, PMM mobilise les courants interactionnistes en sociologie et en économie, retenant une forme d’individualisme méthodologique accordant une importance aux choix délibérés des acteurs et aux effets inattendus de leurs actions, mais, à la différence des modèles économiques, en prenant en compte un temps historique et donc en les dotant d’une rationalité adaptative mettant l’accent sur leurs apprentissages individuels et collectifs. Il se distancie aussi des modèles sociologiques interactionnistes en donnant aux individus des qualités intrinsèques permettant de comprendre leur hétérogénéité, leurs compétences n’étant pas seulement liées aux cadres d’interaction. Cette conception de la rationalité est développée dans le chapitre 2 et spécifiée en référence à un comportement en horizon incertain, rendant la pratique même de l’activité artistique plus formatrice (versus la formation initiale) dans les arts que dans les autres professions. Ni acteur ultra-rationnel, ni acteur sur-socialisé, l’acteur est un stratège graduel, découvrant et révisant ses stratégies au cours de l’action, les anticipations étant construites au cours des trajectoires plus qu’elles ne préexistent aux projets.

5Nous n’avons pas ici l’ambition de rendre compte de l’ensemble des chapitres d’un ouvrage très foisonnant montrant les allers-retours de l’auteur entre empirie et théorie, convergeant vers un cadre analytique de plus en plus affiné et mettant en son cœur le principe d’incertitude. Nous allons principalement nous centrer sur l’interdisciplinarité développée par PMM, en interrogeant, dans un premier temps, sa mobilisation du principe d’incertitude pour rendre compte des particularités du travail et de l’emploi des artistes. Cela permettra de discuter de l’usage des modèles économiques fait par l’auteur articulé à des éléments analytiques plus sociologiques. Dans un second temps, nous présentons et discutons son modèle de hiérarchisation des œuvres ou plutôt des réputations des artistes.
Nous proposons ensuite une série de remarques sur les « appuis sociaux » du travail créateur, appuis qui nous semblent sous-estimés dans l’ensemble de l’ouvrage, comme le rôle des professions ou des intermédiaires de marché, ou encore des formes d’organisation du travail créateur. En conclusion, nous reviendrons sur les questions soulevées à la fin de l’ouvrage sur les rapports entre « Art et Politique ».

Le principe d’incertitude

6Dans l’introduction à son ouvrage, PMM présente l’incertitude comme un principe explicatif général permettant de rendre compte des particularités des marchés artistiques. Ce principe généralisé d’incertitude constituerait le facteur explicatif du prestige et de la force de séduction des métiers artistiques, ainsi que de leur surpopulation structurelle. Pour se prémunir contre une idéalisation du risque, l’auteur n’élimine évidemment pas le rôle des conventions et des routines pour stabiliser ad minima l’environnement socio-matériel de l’artiste et permettre la réalisation de son œuvre et ceci d’autant plus qu’elle implique un minimum de coopération entre tous ceux qui participent à sa production, sa diffusion, sa consommation, son évaluation et sa conservation. Mais, comme nous le verrons plus loin, cet inventaire systématique des conventions et des routines reste à faire.

7Plus précisément, sous quelles formes la catégorie d’incertitude est-elle mobilisée ? Dès son article de 1989 (« Rationalité et incertitude dans la vie d’artiste »), repris ici dans le chapitre 5 de l’ouvrage, l’auteur donnait déjà beaucoup d’extension à la notion d’incertitude, en l’appliquant aussi bien au résultat du travail créateur qu’à son acceptation par le « marché » (qui peut être plus ou moins durable). Formulé autrement, on a d’un côté l’incertitude de l’action individuelle et de l’autre, l’incertitude de l’évaluation collective.

8Pour rendre compte de la première acception, l’auteur s’appuie sur Hirschman qui s’interroge sur les activités (ingénieur de recherche, compositeur musical, militant pour une réforme politique) dont on ne peut escompter un résultat avec certitude. Sans être « irrationnelles », ces activités non utilitaires seraient en fait caractérisées par une certaine confusion entre la recherche et le but, ou encore que le bénéfice attendu proviendrait principalement de l’expérience même de la recherche et de la jouissance procurée par l’impression d’accéder à la vérité ou à la beauté (sentiment d’accomplissement de soi).

9La seconde acception pose la question de la concurrence entre les artistes pour la reconnaissance sociale (marchande), et donc d’une épreuve largement indéterminée pour que le nombre de concurrents dépasse de beaucoup celui qui serait atteint si une acceptation parfaitement rationnelle des probabilités de succès était à leur portée. C’est en ce sens que l’auteur a raison de parler d’incertitude et non de risque (qui suppose une objectivation) et de renvoyer aux études de Kahneman montrant l’existence de biais cognitifs – comme la survalorisation en probabilité d’événements, de succès –, qui restent exceptionnels. Il montre que c’est logiquement dans les mondes de l’art où l’imprévisibilité de la réussite est la plus forte, en raison de la vitesse de succession des modes et de renouvellement des courants d’innovation esthétique, de l’inexistence de barrières sélectives à l’entrée, et de l’organisation même du marché, que la surpopulation est la plus importante (p. 207).

10PMM développe l’analyse des liens entre incertitude et carrières artistiques en faisant référence aux modèles de job matching avec l’idée que le travailleur acquiert progressivement de l’information sur l’adéquation entre ses aptitudes et les conditions de sa réussite dans un type d’emploi, avec un mécanisme bayésien de révision des croyances. Mais, afin de ménager l’idée d’incertitude radicale, l’auteur considère l’artiste comme un « acteur bayésien imparfait ». De la même façon, il prend appui sur la théorie financière du choix de portefeuille pour expliquer la polyactivité des artistes tout en en faisant une utilisation plus relâchée, en prenant en compte des processus d’apprentissage individuel et collectif (rationalité adaptative). Il montre par ailleurs comment la gestion du risque professionnel varie fortement avec l’organisation du travail et la hauteur des barrières à l’entrée dans les divers mondes de l’art, ce qu’il désigne comme la formation spécifique, l’importance du capital pour pratiquer son art, le degré de complexité dans la division du travail nécessaire à la production et à la diffusion des œuvres. Il propose ainsi une lecture convaincante des carrières artistiques suivant différents systèmes de professionnalisation décrits par un paramétrage, dont on aurait pu néanmoins s’attendre à ce qu’il soit plus développé.
Tout en mobilisant certaines approches économiques néoclassiques, PMM adopte une conception de la rationalité ajustée à l’expérience sociale des individus, qui rappelle d’autres analyses sociologiques de l’action (notamment l’analyse de « l’action robuste » de Padgett et Ansell [1993]). Il ne néglige pas l’épaisseur anthropologique de l’incertitude, en soulignant ses effets potentiellement ambivalents, entre exaltation et angoisse, chez les artistes débutants et confirmés. Mais, loin de considérer l’incertitude comme une donnée purement subjective et introspective, l’auteur explique habilement comment l’organisation des marchés et des carrières repose sur des modes de gestion (dans le double sens de réduction et d’exploitation) de l’incertitude, ce qui constitue la principale valeur ajoutée de son analyse des temporalités sociales.

Le modèle « talent et réputation »

11Pour comprendre les effets des labels et des noms, notamment des plus « puissants », il faut non seulement recenser les noms qui fonctionnent comme des repères, il faut aussi interroger la crédibilité de ces sources de crédibilité. Comme face à la question classique de sociologie des institutions « qui garde les gardiens ? », on est confronté au risque de régression à l’infini : la crédibilité s’explique par la crédibilité de sources de crédibilité qui s’explique elle-même par d’autres sources de crédibilité… Où s’arrête-t-on ? Selon PMM, il faut se pencher plus particulièrement sur les premiers pas d’une carrière et observer les transferts opérant à ces étapes décisives de constitution des réputations. Si les sciences « nomologiques » [Passeron, 2006] soulignent généralement les régularités et les continuités, les sciences sociales peuvent également s’interroger sur ces moments où des petites forces produisent des résultats d’une magnitude bien plus grande. Le chapitre 6 de l’ouvrage représente la tentative la plus aboutie pour théoriser ce type de phénomène.

12Comme l’explique l’auteur, l’argument d’une différence substantielle d’aptitudes entre les individus inégalement dotés en prestige ou réputation est infalsifiable. En suspendant cette hypothèse, comment expliquer des trajectoires de réussite fortement divergentes ? Si l’on exclut de fait la solution facile mais peu satisfaisante de dotations initiales radicalement hétérogènes, qui ne permet pas d’expliquer les ascensions réputationnelles autrement que dans le langage de l’exception statistique, on peut se référer à deux modèles explicatifs : l’un concernant le versant « demande » du marché, l’autre, le côté « offre ».

13Le modèle de Rosen (1981), élaboré pour rendre compte du phénomène des « superstars », est une explication par la demande. Ce modèle permet d’expliquer comment la sensibilité de la demande à des différences perceptibles de qualité suscite une concentration de l’attention sur un nombre restreint d’individus. De son côté, le modèle des avantages cumulatifs initialement proposé par Merton cherche à expliquer les écarts de notoriété professionnelle à partir de mécanismes internes à l’offre. Selon Merton, une différence infime de qualité ou de compétence peut conduire à des inégalités considérables de réputation. Le raisonnement se déploie ainsi : dans les univers scientifiques comme ailleurs, les ressources sont limitées, l’action est donc sous contrainte. Les ressources rares (matérielles et symboliques) sont allouées à travers un système d’épreuves compétitives dont les résultats peuvent être considérés comme des mesures relatives de talent, répétons-le difficilement observables de manière absolue. La cognition des acteurs sociaux, par définition limitée, les conduit à focaliser leur attention sur les travaux de chercheurs bénéficiant d’une réputation antérieure. « Leurs anticipations sont donc essentiellement des extrapolations », comme le note finement PMM (p. 330). Un professionnel ayant acquis de façon précoce une réputation ou ayant eu un « petit succès » repéré dans son monde professionnel bénéficiera de ressources et d’investissements dont ne bénéficiera pas un professionnel plus « lent » à se placer sur le sentier de la visibilité. Pour ce qui est des investissements, le mécanisme est le suivant : « L’avantage procuré, tôt dans la carrière, par des qualités repérées, peut être faible, mais il suffit qu’il y ait, à chaque épreuve de comparaison compétitive, une différence perceptible, petite ou grande, pour attirer les investissements et les paris des acteurs du système » (p. 20). Le talent repéré ou la réputation ne sont pas seulement des signaux interprétés par les investisseurs, ce sont des facteurs potentiels d’accroissement des compétences, par les ressources, notamment relationnelles, qu’ils offrent. « Le caractère intrinsèquement formateur des situations de travail actionne ce même levier : il existe un profil optimal d’accroissement des compétences, qui est fonction du nombre et de la variété des expériences de travail, et de la qualité des réseaux de collaboration mobilisés par l’artiste dans l’enchaînement de ses projets » (p. 20).

14En outre, les productions de ces professionnels valorisés bénéficient d’une forme d’externalité symbolique positive issue de leurs travaux antérieurs. Jonathan et Stephen Cole (1973) parlent d’« effet de halo » pour qualifier ces effets intra-individuels dans les carrières scientifiques. Le professionnel est alors considéré comme un entrepreneur de réputation pour lui-même. Plus précisément, ses travaux les plus « saillants », c’est-à-dire les plus fortement associés à son nom, agissent comme des sources de réputation pour ses travaux présents et futurs, dans un sens d’ailleurs négatif ou positif selon l’évaluation qui est faite de ces premiers travaux. Cet effet extrêmement général intervient dans toutes les carrières scientifiques, culturelles et artistiques, où le « nom » fonctionne peut-être plus qu’ailleurs comme un repère.

15Le modèle des avantages cumulatifs, ici augmenté d’effets secondaires liés à la nature fluide de la réputation, explique les ascensions à partir d’une dynamique d’autorenforcement. En somme, pour résumer le modèle, on pourrait dire qu’on ne prête cette monnaie symbolique qu’est l’estime ou la réputation… qu’aux riches symboliques. Ces derniers font fructifier l’estime reçue en investissant dans des réseaux et dans des affiliations ouvertes grâce aux ressources : « Ce lien causal se renforce à mesure que les avantages s’accumulent au point de faire apparaître comme une importante différence intrinsèque de qualité ce qui, au départ, pouvait être un écart minime » (p. 331).

16Dans ce modèle, la source originelle de réputation est indéterminée. En l’adoptant, on est de fait un agnostique de la différence initiale : cette source peut aussi bien être une différence de talent que tout autre facteur aléatoire. Selon Merton, puis Menger, c’est la dynamique sociale de la disproportion[1] qui permet d’expliquer sociologiquement les inégalités de réussite, et non l’écart initial de dotations initiales [2]. Comme l’explique PMM (p. 332), « c’est le système d’allocation du prestige qui crée des dénivelés spectaculaires de réputation ».

17La pertinence des outils conceptuels proposés par Merton et repris par PMM ne s’arrête pas aux mondes scientifiques et artistiques. En suivant cette voie de recherche, nous pouvons considérer que l’une des principales tâches de la sociologie des réputations est de discerner l’importance de ces événements décisifs qui font « gonfler » ou « dévisser » les trajectoires, ou les canalisent dans des sentiers de dépendance difficilement réversibles. En plus de souligner l’importance du moment d’entrée, il faut rendre compte de la façon dont s’opère l’alchimie des avantages cumulatifs. L’exigence majeure qui s’ouvre aujourd’hui est d’améliorer la typification de ces évènements singuliers, et de montrer comment ils s’articulent à des configurations statutaires plus ou moins institutionnalisées.
PMM entend contribuer à cette voie de recherche en évaluant la pertinence des différentes analyses du cas Beethoven, mais aussi, de façon plus oblique, des cas Mozart et Bach (chapitre 7). Pour ce faire, il distingue les approches selon leur plus ou moins grand déterminisme et selon leur degré de précision empirique. Peu d’analyses échappent selon lui au déterminisme causaliste considérant le génie créateur comme le vecteur de forces sociales qui le dépassent, bien que ce déterminisme prenne des formes plus ou moins subtiles, et qu’il soit plus ou moins étayé empiriquement. Sont ainsi successivement évoquées les positions d’Adorno, de Bourdieu, d’Elias, de De Nora, et de Julia Moore. Aux catégories englobantes (« bourgeoisie », « aristocratie ») auxquelles seraient ajustées les créations du compositeur, PMM préfère l’étude des différents soutiens, réseaux d’affiliations et investissements dont fait l’objet le compositeur (mais aussi parfois dont il est l’acteur). Il met également l’accent sur un facteur négligé par les autres sociologues ou historiens de l’art : le fait qu’une réputation positive, même naissante, confère un pouvoir de négociation qui rend plus complexe la relation entre artistes et mécènes, au-delà d’une relation de « soutien » ou de « dépendance ».

Les appuis sociaux du travail créateur

18L’individualisme méthodologique plus ou moins explicite de PMM a pour conséquence de mettre au second plan, sans pour autant les ignorer, les « appuis sociaux » du travail créateur. Nous pensons aux instances professionnelles mais aussi à toute une série d’intermédiaires de marché et de formes d’organisation des activités artistiques. Cela permet de réintroduire ce que l’analyse économique néoclassique néglige, à savoir la question de la construction des formes d’évaluation des qualités des produits et des personnes, ainsi que leurs supports de mémorisation et de transmission.

L’appui de la « profession »

19PMM souligne avec Eliot Freidson que si les professions artistiques se rapprochent des professions libérales et des métiers de la recherche, par le type d’engagement de leurs membres, elles sont fortement dépendantes d’une demande complexe et instable. En particulier, elles ne possèdent pas de système formel de certification des compétences et de protection statutaire du titre leur assurant des réserves d’activité (ou parfois le monopole d’exercice), comme ce peut être le cas dans les professions libérales.

20La profession est d’ailleurs souvent analysée par l’auteur sous un aspect négatif, en termes de barrières à l’entrée ou encore de lobbying quand il s’agit de défendre le régime d’assurance chômage des intermittents du spectacle (chapitre 10), alors qu’elle est aussi le lieu de l’apprentissage et de la transmission de savoirs innovants, ainsi que d’identification professionnelle. Il s’agirait également de prendre en compte le jeu de groupes professionnels, ou encore d’« académies invisibles » qui donnent des statuts à certains artistes ou mouvements artistiques. Ce type d’analyse est d’une certaine façon esquissé dans le chapitre 11 consacré au travail des comédiens. L’auteur y montre comment ce travail s’inscrit dans des réseaux de collaboration qui permettent de réduire l’incertitude et de capitaliser les gains d’apprentissage collectif. Par ailleurs, les formes d’organisation des activités par projet peuvent être relayées par un ancrage territorial, comme le montre l’auteur dans le chapitre 12 en mettant en évidence des gains d’agglomération de la Région parisienne avec une organisation par projets (dans le cadre d’une grande compétition entre les grandes métropoles mondiales).

21Dans le chapitre 13, PMM évoque aussi l’évaluation de la nouveauté artistique par les pairs, par les professionnels des mondes artistiques, justement qualifiée de « demande (public) intermédiaire » qui oriente l’activité critique dans le travail d’élucidation des audaces créatrices, à travers la production de textes théoriques ou de discours d’accompagnement, et qui met les créateurs en relation avec une variété de professionnels susceptibles d’apporter des soutiens. On aurait pu attendre une analyse plus systématique du rôle d’instances professionnelles dans la caractérisation de différents systèmes de professionnalisation et d’une typification des différentes formes d’« intermédiaires ». Cependant, le mode d’écriture et le type de raisonnement adoptés par l’auteur privilégient clairement la mobilisation de modèles explicatifs causalistes plutôt que des raisonnements typologiques catégorisant les différents types d’acteurs ou régimes d’action.

Les « agents » des artistes : appariements (s)électifs

22Bien que PMM y fasse souvent référence, peu est dit sur les intermédiaires des marchés artistiques qui peuvent orienter les jeunes artistes (en centralisant et formatant les résultats des expériences individuelles) ou soutenir leurs carrières comme les agents, ou autres médiateurs de marché : les collectionneurs ou les collections, les experts…, ou encore sur les différents formes de jugement suivant la pluralité des espaces de valorisation du travail créateur. Si les intermédiaires de marché permettent de réduire les incertitudes sur les projets et les carrières des artistes, ou constituer une forme d’organisation particulière d’un entrepreneuriat artistique, ils peuvent aussi amplifier les différences de rémunération et de carrière des artistes dans un domaine d’activité, comme le montre l’étude des agents de scénaristes de W. Bielby et D. Bielby (1999) qui minimisent, sans volonté de discrimination directe, l’accès à leur service aux femmes, aux minorités et aux professionnels âgés. Les intermédiaires de marché participent à des « appariements sélectifs » qui peuvent être source de discrimination et de segmentation statutaire du marché. Il y aurait lieu d’étudier si certains des appariements reposent ou non sur des transferts croisés de réputation entre les intermédiaires et leurs « clients », et si le « gain multiplicatif » évoqué par PMM à propos des associations homophiles constitue effectivement un principe général des collaborations artistiques. En quoi l’intervention des intermédiaires permet-elle de valoriser des appariements électifs reposant sur une réelle affinité de style et limitant les processus de discrimination basés sur une échelle unique de mesure du talent ? Ces questions représentent des pistes possibles de prolongement du travail de l’auteur.

Les formes d’organisation du travail créateur

23Paradoxalement, les travaux présentés dans cet ouvrage sont plus centrés sur les conditions d’emploi et les carrières des artistes que sur le travail même des créateurs. Peu nous est dit, de façon systématique, sur les formes d’organisation du « travail créateur » au sens de dynamiques de création et d’innovation, des ressources qu’il mobilise, des processus d’apprentissage individuel et collectif, des médiations qui le soutiennent, en particulier des formes de jugement des personnes et des produits, qui vont un peu plus loin que le « succès commercial » ou le « jugement par les pairs ».

24La seule exception est lorsque PMM descend à un niveau plus microsociologique dans le chapitre proposant une analyse du travail créateur de Rodin (Les profils de l’inachèvement, chapitre 9). C’est le seul chapitre où l’auteur traite vraiment de la matière et de la manière de l’artiste pour décrire « l’art composé » de la sculpture, qui s’inscrit entre art autographique (production d’un original) et art allographique (reproduction de l’original), catégories qu’il reprend à Gérard Genette. Il montre aussi très bien comment la succession des esquisses ou des œuvres inachevées peut constituer la « documentation », l’environnement du travail créateur comme appui réflexif d’une activité gouvernée par l’incertitude du résultat.

25Au passage, PMM introduit une incertitude sur le contour de l’œuvre, sur son achèvement avec laquelle le sculpteur a particulièrement joué. Plus en aval, l’incertitude peut porter sur la destination de l’œuvre, en particulier après la mort de l’artiste. Il pointe sans vraiment l’expliciter l’infinité des associations possibles de l’œuvre avec d’autres éléments matériels qui peuvent déboucher sur des qualifications ou des valorisations insoupçonnées [3].

26Il est étonnant de voir ici que PMM ne fait que peu référence aux approches économiques quand il s’agit d’analyser le travail créateur d’un artiste comme Rodin, en particulier en matière d’innovation, à l’exemple du modèle de rationalité intuitive développé par H. Simon. Mais c’est aussi sans doute parce que la pluralité des « profils de création » ou encore de « procès de production », que Rodin enchaîne ou mène de façon parallèle, rend difficile l’identification d’un comportement unique de création, avec un processus d’apprentissage qui permet la duplication régulière d’une forme. Ce travail de recherche et les choix permanents faits par l’artiste reposent sur des appuis conventionnels et engagent une forme d’action collective bien décrite par H. Becker dans la production de l’œuvre, de sa discussion avec d’autres artistes ou experts, et dans les anticipations de sa réception par le public. Mais PMM ne s’engage pas vraiment dans une analyse des conventions de production et de perception, bien que cette analyse des « mondes de l’art » et de leurs modes d’évaluation reste visiblement à son programme.

Art et politique

27Enfin, un autre intérêt du travail de PMM, et qui témoigne de son caractère interdisciplinaire, est de reconsidérer le lien entre travail artistique et politique, à partir d’une discussion des tensions générées par deux conceptions de la culture. L’une universaliste, reposant sur la convergence des jugements autour d’un ensemble restreint d’œuvres. L’art est susceptible de progrès cumulatifs et la création (originalité du novateur frondeur) a une valeur socialement émancipatrice – même si d’abord comprise et goûtée par une élite – qui légitime l’organisation et le financement d’un service public.

28De son côté, la conception relativiste de la culture repose sur des expressions artistiques plurielles et toute hiérarchisation peut faire violence (symbolique) aux particularités des réalisations issues de groupes distincts quel que soit le fondement de leur identité : social, spatial (pays, région, ville, quartier), ethnique, confessionnel. L’artiste manifeste avant tout une disposition de créativité et d’inventivité ; le mouvement de l’art est celui du changement dans le foisonnement et la diversité, plutôt que celui du progrès.

29Ces tensions sont analysées en particulier dans le chapitre 4 de l’ouvrage dans lequel PMM discute l’approche durkheimienne (considérant les poussées d’individualisme comme ferments d’anomie), dans le chapitre 12 où il discute de la politique culturelle en considérant l’œuvre artistique comme un « bien public », et dans le chapitre 13 final dans lequel il poursuit cette analyse et montre comment l’action publique a assimilé ces deux conceptions de la culture, non sans poser quelques problèmes sur lesquels PMM revient. En particulier, quelle autonomie reconnaître à un système d’innovation artistique dont le marché s’est si bien accommodé qu’il en a fait le moteur de son développement ? Lorsque ce développement est soutenu par les représentants des administrations culturelles et par leurs experts [4], cela pose un autre problème de légitimité de l’intervention de l’État que celui plus classique lié au fait que l’art consacré par l’État ne profite qu’à une minorité sociale.

30L’auteur montre comment le volontarisme public s’est lui-même converti à l’argument relativiste de la pluralité des cultures à reconnaître et à soutenir, basé sur l’affaiblissement des hiérarchies entre « art » et « artisanat », la célébration de l’invention individuelle et de la coexistence non concurrentielle des différences culturelles. Mais, pour lui, l’argument de l’amplification des moyens – rappelons que ce texte faisant l’objet du chapitre 13 a été publié en 2001 après donc vingt ans de politique culturelle assez généreuse – ne suffit pas à expliquer à lui seul le décentrement relativiste de l’action publique et la promotion de la diversité. Il faut aller le chercher dans certaines des avant-gardes les plus influentes qui ont entretenu un relativisme esthétique peu compatible avec la surenchère formaliste autour de la construction d’un art savant. Ainsi le geste de Duchamp (le fameux urinoir), en mettant à bas les conventions esthétiques, révèle que tout peut être élevé au rang de l’art, sous des conditions appropriées d’esthétisation qui permettent de « transfigurer le banal ».

31Par ailleurs, l’inventivité, qui était d’abord liée à des expériences limites, peut alors explorer l’envers de la création savante et professionnalisée : dans l’art brut ou chez des malades mentaux, est recherchée la garantie que la pureté de la spontanéité créatrice, de l’authenticité individuelle, n’a pas été corrompue par des milieux professionnels et leurs stratégies. Dans cette forme de dé-hiérarchisation relativiste de la culture, nous dit l’auteur, la critique sociale dont l’art peut être porteur est dirigée vers la contestation de toutes les forces et normes qui freinent l’accomplissement expressif de l’artiste. L’auteur explique finalement cette évolution de la politique culturelle par une célébration de la jeunesse comme source inépuisable d’innovation, que les modes marchandes ne feraient que consolider. La valorisation du libre jeu culturel fait prospérer le culte de la nouveauté pour elle-même sans le recours à des rationalisations externes et avec l’abandon du schéma téléologique des ruptures cumulatives.

32On peut cependant regretter que l’auteur ne mette pas plus en évidence la portée et la cohérence de l’individualisme démocratique de l’artiste expressif développée par C. Taylor, auquel il emprunte pourtant cette expression, qui pose la question de savoir si la référence à l’artiste comme modèle de définition de soi peut fonder un projet de société. Concernant la portée d’abord, on retrouve dans beaucoup d’autres domaines cette évolution de la politique qui fait la promotion de la « diversité », de la reconnaissance de l’altérité de l’autre, et qui veille à la construction d’espaces pluralistes (voir la notion de « dialogue social » en matière de régulation du marché du travail et plus largement les pratiques d’individualisation de la relation de travail qui entretiennent de nouveau la fiction de l’égalité des parties).

33Concernant la cohérence de la philosophie de la liberté d’être-soi, Taylor en montre son pouvoir d’autolimitation (d’affirmation de soi), l’individualité pour tous signifiant en fait l’inégalité et non l’égalité [5]. Et c’est dans cette perspective que la référence à l’art est utile. En introduisant la distinction entre la « matière » (au sens de source d’inspiration de l’artiste) et la « manière » (au sens du style de l’artiste), Taylor montre comment une visée « singulariste » peut s’accomplir dans un monde commun. L’artiste n’est pas d’emblée original, mais il peut le devenir s’il parvient à surmonter son individualité immédiate grâce au travail de l’œuvre. L’individualisme « expressiviste » donne en fait à une minorité la possibilité de montrer ses œuvres à tout le monde.

34Mais, comme l’invite l’auteur dans la conclusion de son ouvrage, reliant avec clarté l’ensemble de ses analyses, cette politique culturelle qui ne se veut pas explicitement sélective, trouve un soutien, nous osons dire inespéré, avec le changement même de la notion d’œuvre du fait du développement des NTIC qui affectent rapidement la définition reçue de l’œuvre et bouleversent l’architecture des droits et des responsabilités dans sa production et son appropriation.
Bien que composé de chapitres inégaux, plus ou moins développés et « actualisés », un grand nombre de points demeurant encore programmatiques, cet ouvrage ambitieux peut aspirer à devenir une référence incontournable non seulement dans le champ de la sociologie des mondes artistiques, mais aussi plus largement dans celui des études consacrées aux évaluations sociales et à leurs produits (classements, réputations, statuts). Le lecteur s’étonnera cependant de la façon dont est mobilisée et discutée la littérature contemporaine : si l’ouvrage est remarquable dans la façon dont l’auteur combine économie et sociologie pour proposer des modèles d’explication de l’action ou des formes d’organisations sociales, s’il est également particulièrement pointu dans l’usage de références anglo-saxonnes peu ou mal connues en France, il passe cependant sous silence un certain nombre d’ouvrages français importants de ces dix dernières années (notamment les derniers livres de Karpik, Lahire et Heinich) qui, à différents égards, pour leur contribution soit théorique, soit empirique, mériteraient d’être discutés et situés par rapport au Travail créateur. Ce chantier comparatif au carrefour des sociologies de l’art, de la culture et des marchés, est probablement l’une des tâches les plus stimulantes de l’exégèse de la production éditoriale récente.

Notes

  • [1]
    Karpik [2007] parle aussi de « disproportion » pour qualifier la logique de formation des prix sur les marchés des singularités.
  • [2]
    Il donne deux exemples de disproportion patente : les articles cosignés et les découvertes simultanées. Dans les deux cas, la survalorisation d’un chercheur en comparaison de ses pairs (cosignataire ou innovateur simultané) obéit à la loi de la réputation passée : c’est celui dont la réputation est déjà la plus établie qui va être le plus enclin à être associé à l’article ou à la découverte, quelles que soient les implications respectives dans la rédaction de l’article ou l’entreprise de recherche à l’origine de la découverte considérée.
  • [3]
    On pourrait à cet égard faire le rapprochement avec la notion de « singularité » développée par Lucien Karpik (2007) pour rendre compte des qualités incertaines des objets.
  • [4]
    Il se base en particulier sur les analyses de R. Moulin qui a montré comment les représentants des institutions culturelles peuvent devancer et orienter le marché pour découvrir, lancer et valoriser artistes et mouvements novateurs, ou comment, sur d’autres segments de production, ils peuvent consolider les tendances du marché.
  • [5]
    Nous nous appuyons ici sur l’analyse proposée par Vincent Descombes [2007] de la pensée de C. Taylor.

Bibliographie

  • En ligneBielby W.T. et Bielby D.D. (1999), « Organizational Mediation of Project-Based Labor Markets: Talent Agencies and the Careers of Screenwriters », American Sociological Review, vol. 64, n° 1, p. 64-85.
  • Cole J. et Cole S. (1973), Social Stratification in Science, Chicago University Press, Chicago.
  • Descombes V. (2007), Le raisonnement de l’ours, et autres essais de philosophie pratique, Le Seuil, Paris.
  • En lignePadgett J.F. et Ansell C.K. (1993), « Robust Action and the Rise of the Medici, 1400-1434 », American Journal of Sociology, vol. 98, n° 6, p. 1259-1319.
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Christian Bessy
Pierre-Marie Chauvin
IDHE – ENS Cachan
Pmchauvin@gmail.com
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/rfse.006.0167
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