1Merci à Jean-Marie Harribey d’engager le débat sur des endroits sensibles de mon travail, ce qui va m’aider à avancer. Je rappelle d’abord les points essentiels de l’ouvrage. La pension comme salaire continué ouvre un possible dépassement de deux impasses du capitalisme : le sous-investissement, en remplaçant le droit de propriété lucrative par une cotisation économique sur le modèle de la cotisation vieillesse, et le malheur au travail en remplaçant le marché du travail par le salaire à vie sur le modèle du salaire continué des retraités. L’enjeu des retraites, c’est de savoir lire le subversif-déjà-là dans le salaire à la qualification et dans la cotisation sociale, et de proposer de les porter plus loin.
2Le dramatique sous-investissement vient de l’accaparement d’une partie de la valeur ajoutée par des centres privés d’accumulation financière. Or la cotisation sociale fait la preuve que ce sont les pays qui ont éliminé ou fait une place marginale à l’épargne lucrative pour honorer les engagements massifs et de long terme des pensions qui ont, en niveau des pensions et de couverture des plus de 60 ans, les meilleurs résultats. Au lieu de nous contenter de défendre les plus de 200 milliards de la cotisation vieillesse en répartition contre les appétits de la capitalisation [1], il importe d’ouvrir des perspectives alternatives aux marchés des capitaux en préconisant que, sur le modèle réussi de la cotisation sociale, ce soit une cotisation économique qui finance l’engagement massif et de long terme qu’est l’investissement. Il n’y a qu’aujourd’hui en économie et, comme le rappelle justement JMH, dépenser pour financer des pensions ou pour investir, c’est toujours ponctionner une partie de la valeur ajoutée en train d’être produite. Plutôt que cette ponction soit opérée par des détenteurs de titres financiers exerçant leur droit de propriété lucrative, elle peut l’être – nous en avons le modèle très performant depuis des décennies avec la cotisation sociale transformée en prestations sociales selon les règles du droit de la sécurité sociale – par des caisses d’investissement collectant une cotisation économique comme composante socialisée du salaire qu’elles transformeront en investissement sans taux d’intérêt selon des règles d’un droit de l’investissement dont nous avons déjà de nombreuses prémices. Cela asséchera le profit en amont (au lieu de tenter de le taxer en aval), cela abolira le droit de propriété lucrative (au lieu de le réguler dans une entreprise vouée à l’échec comme le montre la gravité des crises financières de plus en plus rapprochées). Pourquoi, comme me le reproche JMH, désigner cette cotisation économique comme un élément qui viendra s’ajouter au salaire socialisé, comme cela a été fait pour la cotisation sociale en 1945 ? Pour accompagner la charge émancipatrice de la dynamique du salaire, qui tend à poser les salariés non pas comme des êtres de besoin payés pour l’entretien de leur force de travail, mais comme des producteurs – les seuls producteurs – payés pour leur qualification et collectivement dotés, dans une fraction socialisée du salaire, du moyen de la mettre en œuvre : la maîtrise collective de l’investissement.
3Nous sommes avec le salaire au cœur de la contradiction du capital, et j’en viens au second dépassement du capitalisme qu’offre la retraite comme salaire continué, celui de l’impasse où est enfermé le travail, ce qui va me permettre de soutenir l’essentiel du débat avec Jean-Marie Harribey.
4Le travail n’est pas une essence : sa définition varie dans le temps et dans l’espace. Certes, une définition universelle (du type action intentionnelle sur l’environnement pour produire des biens et services) fait sens pour border le champ, mais on s’épuise à tenter de le définir par son contenu. Si l’on désigne comme « activité » l’action de production de biens et services, et « travail » la part de cette activité à quoi une valeur économique est attribuée, avec son expression monétaire, le travail est la part de notre activité qu’une institution transforme légitimement en travail [2]. Cette institution légitime n’est pas elle non plus gravée dans le marbre d’une essence, elle change au cours du temps dans une société donnée, et ce changement vient de la résolution d’une contradiction. Depuis les années 1960, pour prendre un exemple classique, l’activité de soins infirmiers, qui n’était pas jusqu’alors du « travail » mais une « activité utile » faite par des religieuses qui, loin de travailler, « avaient la vocation », est devenue du travail parce qu’elle a été assumée par des infirmières et des infirmiers qui, dans le secteur privé, avaient un emploi, et dans le secteur public, un grade de ce qui allait devenir la fonction publique hospitalière : l’emploi, c’est-à-dire la qualification du poste, et le grade, c’est-à-dire la qualification de la personne. À cette qualification est associé un salaire, attribut du poste de travail (et donc suspendu à l’occupation d’un poste) dans la logique de l’emploi et attribut de la personne (et donc à vie) dans la logique du grade. Avec la mise en cause réformatrice de la cotisation sociale pour en finir avec la distribution du salaire hors-emploi, avec l’actuelle réforme de la fonction publique qui vise à rabattre la logique du grade sur celle de l’emploi, ces deux institutions alors en parallèle, l’emploi et le salaire à vie, sont entrées en contradiction. Ce que nous appelons « travail » aujourd’hui, est-ce la part de notre activité menée dans l’emploi ou dans le salaire à vie ? C’est l’enjeu central des retraites, illisible si on fait de l’emploi un banal « poste de travail » et de la pension un « revenu socialisé » tiré de la « solidarité intergénérationnelle ».
5L’emploi est une institution capitaliste. Qualifier le poste de travail, en faire le support du salaire, c’est nier que le travailleur soit le titulaire de la qualification et en permanence donner la maîtrise du travail à l’employeur et donc à l’actionnaire, posés comme les seuls acteurs de l’économie. Si c’est l’emploi qui est le support de la reconnaissance du travail, les travailleurs sont soumis à un marché de l’emploi, ils sont réduits à l’état de forces de travail qu’un employeur achète sur un marché et qui vont être voués à produire des marchandises capitalistes sous le joug de la loi de la valeur, ou qu’un employeur refuse d’acheter et qui vont être interdits de travail. Dans la logique de l’emploi, le salaire est le prix de la force de travail, un prix politique bien sûr en fonction du rapport de forces entre les travailleurs et les employeurs, mais cela ne change rien au fait que la force de travail est une marchandise mesurée par le temps de travail abstrait socialement nécessaire à la couverture de ses besoins.
Mais l’emploi est une institution contradictoire. Sa construction dans le conflit salarial au cours du xxe siècle a produit en particulier deux institutions subversives de sa logique de réduction des travailleurs à des forces de travail, et donc subversives de la réduction du salaire au prix (politique) de la force de travail : la convention collective (et plus généralement l’ordre public social dans le privé et le statut dans la fonction publique) affirmative de la qualification, du poste ou de la personne, et la cotisation sociale. La conjugaison des deux conduit à cette nouveauté inouïe : le salarié du privé qui liquide sa pension se voit attribuer la qualification moyenne de ses emplois, et son salaire, jusque-là révocable à chaque perte d’emploi, est à vie puisque attaché à sa personne. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons du bonheur au travail de tous les retraités qui « n’ont jamais autant travaillé ». Il ne s’agit certes pas de ceux d’entre eux qui sont dans la survie du fait de leur très faible pension, mais des millions qui nous indiquent la voie de sortie du malheur au travail : le salaire à vie lié à une qualification attachée à la personne et non à l’emploi, subversion-déjà-là du marché du travail à porter plus loin en attribuant à chacun, dès son premier collectif de travail, une qualification (la même pour tous au départ peut-être, pour ne pas instrumenter l’éducation initiale, c’est un point à débattre) qui ira progressant au fil des épreuves de qualification qu’il passera, mais qui ne pourra jamais régresser ni être supprimée. Car la qualification n’est pas la mesure du travail. Elle exprime la potentialité productive de l’individu, pas ce qu’il produit.
6La thèse étant rappelée, je mesure la justesse et les limites de la critique de JMH. La justesse est évidente pour deux points qui ont d’ailleurs été rectifiés dès la seconde des réimpressions successives de l’ouvrage [3] :
- ce n’est pas « une petite partie des gains de productivité » qu’il faut affecter chaque année à la hausse du taux de cotisation patronale (comme je l’avais écrit par erreur p. 113), mais une petite partie du taux de croissance, comme je l’écris d’ailleurs plus loin (p. 118). Le taux de croissance ne vient pas seulement des gains de productivité, mais aussi, entre autres, de l’attribution de valeur à des productions qui jusqu’alors n’en avaient pas : « l’activité utile » des « religieuses » transformée en « travail » des « infirmières » pour reprendre l’exemple évoqué plus haut, mais surtout – c’est ce qui nous intéresse ici – « l’activité utile » des « personnes âgées », progressivement transformée en « travail » des « retraités » au fur et à mesure de l’affirmation de la pension comme salaire continué. Dans le même ordre d’idées, c’est pour répondre aux réformateurs sur leur terrain (je précise que je raisonne alors « comme si… » était exact le postulat de l’inactivité des retraités) que j’écris p. 114 qu’un actif produira en 2050 autant que deux actifs aujourd’hui. Je n’en ai pas besoin pour montrer l’inexistence d’un « problème démographique » dès lors que les pensions ont leur fondement dans la valeur attribuée au travail des retraités, et de plus l’expression est fautive : ce qu’il est exact de dire, c’est que des salariés comptant deux actifs pour un retraité produisent en 2010 deux fois plus que ceux qui comptaient 3,5 actifs pour un retraité en 1970, ce qui ne limite pas la production aux titulaires d’emploi.
- dont acte aussi pour mon usage intempestif de l’adage qui veut que « tout travail mérite salaire » à propos des étudiants. Cette facilité est d’autant plus absurde que mon livre plaide, si l’on veut, pour la proposition inverse : tout salaire mérite travail. Il faut n’y voir aucun point de vue éthique. Le salaire mérite travail au sens où le salaire transforme une activité en travail. Autrement dit, ce n’est pas parce que les étudiants travaillent que se pose la question de leur attribuer un salaire (et non pas une allocation), mais c’est parce qu’ils toucheraient un salaire (et non pas une allocation) que leur activité serait du travail. Et ce n’est pas parce qu’ils travaillent que les pensionnés sont payés : c’est parce que leur pension est un salaire que leur activité est du travail. Dans le capitalisme tel qu’il évolue au xxe siècle, la façon dominante de faire d’une activité un travail (c’est-à-dire de lui reconnaître de la valeur) a été de l’inscrire dans un emploi, au point qu’on a observé une confusion dans le langage courant entre emploi et travail. C’est cette dynamique qui est entrée en crise depuis la fin des années 1970 lorsque deux dimensions de l’emploi, le salaire à la qualification et la cotisation sociale, ont été mises en cause par les réformes, alors même que s’affirmait dans la pension le salaire à vie de la qualification personnelle (et non pas du poste de travail). Les débats autour de l’indemnisation du chômage, de la pension, de l’intermittence du spectacle, de l’égalité homme/femme face à la carrière, de la sécurisation des parcours professionnels, des ressources des étudiants, posent la question suivante : est-ce l’emploi (qualification du poste) ou la qualification personnelle (et son corollaire le salaire à vie) qui définissent la part de l’activité reconnue comme travail ?
8L’art de l’économiste est de vérifier que les flux des circuits sont bien cohérents, et JMH me prend en flagrant délit d’approximation et de confusion dans la grosseur des tuyaux, je vais y revenir. L’art du sociologue est de discerner ce qui bouge dans les institutions, et donc dans les catégories analytiques dont elles sont les matrices, et d’introduire de la contradiction là où l’économiste est tenté de lire de la mécanique. Il y a forcément du malentendu dans leur dialogue. Ainsi, JMH appelle « hésitation théorique » ce qui est l’analyse d’une contradiction. Le capitalisme fait régner la loi de la valeur… et, contradictoirement, la cotisation sociale et le salaire à la qualification la subvertissent, c’est pourquoi il y a socialisation, y compris du salaire direct. Les qualifications, dans leur hiérarchie, sont l’expression, toujours porteuse d’une possible naturalisation, de la hiérarchie des lieux de valorisation du capital… et, contradictoirement, le fait même de qualifier les personnes (dans la fonction publique et dans la pension de retraite comme salaire à vie) est une brèche dans le déni de qualification au cœur de la réduction des personnes à des forces de travail. La valorisation du capital suppose que le salaire soit réduit à ce déni, comme prix de la force de travail… et, contradictoirement, les institutions nées du conflit salarial (qualification, cotisation) font du salaire non pas, comme tout prix, l’équivalent du temps de production d’une marchandise, mais l’attribution d’une qualification à des personnes.
9Qu’est-ce que reconnaît le salaire, dès lors qu’on est d’accord pour dire que ce n’est pas le produit du travail ? Est-ce qu’il reconnaît ce qu’il faut pour reproduire une force de travail (emploi), ou le niveau auquel son titulaire est reconnu comme susceptible de participer à la production (qualification personnelle) ? Je sais que parler comme je le fais de « valeur attribuée au travail » [4] n’est pas satisfaisant : je ne parviens pas encore à bien rendre compte d’une réalité contradictoire en mouvement. Car si j’oppose ici emploi et salaire à vie, dont la contradiction est aujourd’hui extrême (c’est pour moi le cœur de la réforme), l’observation montre qu’ils ont longtemps été juxtaposés, l’emploi étant la matrice du salaire à vie. Si l’emploi n’avait été que l’achat (conflictuel) d’une force de travail, le salaire aurait simplement été le prix (politique) de la force de travail sur le marché (administré) du travail. Mais l’emploi, réalité contradictoire, a été aussi vecteur d’une pratique subversive du marché du travail, le salaire socialisé dans sa double dimension de salaire à la qualification (celle du poste) et de cotisation sociale : tant la pratique conventionnelle que la jurisprudence montrent combien la qualification du poste peut être considérée comme celle du salarié [5]. Dans ce cas, c’est bien la qualification de la personne, quel que soit son rapport à un emploi et donc son statut de force de travail, qui est reconnue. Et que dire de cotisations qui représentent aujourd’hui 45 % du salaire total ? Qu’elles financent les besoins de reproduction de la force de travail ? En quoi les forces de travail ont-elles besoin de trente ans de retraite pour être présentes, efficientes, dans leur emploi ? En quoi leur présence dans l’emploi suppose une dépense de santé concentrée sur la dernière année de la vie ? Faire de la sécurité sociale la couverture des besoins de reproduction de la force de travail ne résiste pas à l’examen. Le salaire est pris dans un mouvement qui le fait s’éloigner du prix de la force de travail, négateur de la qualification de l’employé reconnu à travers ses seuls besoins, pour le rapprocher de son contraire, la reconnaissance de la qualification du salarié affirmé comme porteur d’une capacité à créer des richesses, qu’il ait ou non un emploi. Il n’y a là nulle ambiguïté théorique entre salaire-prix de l’entretien de la force de travail et salaire-rapport de forces, comme l’écrit JMH. La définition politique du prix de la force de travail (logique de l’emploi) est aux prises avec la définition politique du salaire à vie (logique de la qualification personnelle). La réforme vise à réduire ceux qui sont devenus des salariés définis par leur qualification à un état d’employés dotés d’un gagne-pain et définis par leurs besoins (ce qui est le prix de la force de travail). L’enjeu fondamental de la bataille des retraites est de savoir qui l’emportera : est-ce l’emploi, avec son cortège sémantique de pension comme revenu socialisé, voire différé, d’activités utiles des retraités, de contrepartie des cotisations passées ayant leur équivalent dans les cotisations actuelles des actifs qui financent des inactifs par solidarité intergénérationnelle ? Ou bien sera-ce le salaire à vie, sur le modèle de la pension comme salaire continué, expression d’une qualification en acte ?
10JMH ne voit pas la contradiction qu’il y a entre le salaire d’un actif et celui d’un retraité dans le secteur privé : le support du salaire de l’actif est son emploi (et s’il perd son emploi il est nu, et cette menace pèse sur lui en permanence), alors que le support du salaire du retraité est sa personne même. L’emploi n’est pas, banalement, le poste de travail. Dans l’emploi, c’est le poste qui est qualifié, et le marché du travail qui donne toutes les cartes aux employeurs dans la définition du travail, du lieu de travail, de qui travaille, règne. Ce que nous appelons par son phénomène « souffrance au travail » est en réalité souffrance dans l’emploi, dont l’origine est à la fois l’absence radicale de maîtrise du travail et la dictature de la valeur travail que génère l’emploi. Dans la retraite, plus encore que dans la fonction publique qui pourtant repose sur une logique de grade et non d’emploi, le travail est libéré de l’emploi et s’émancipe avec le salaire : pas plus qu’elle ne mesure les besoins de reproduction de la force de travail, la qualification ne mesure pas ce que fait le travail, elle dit les possibles du travailleur.
11J’affirme ce point avec force tout en sachant la difficulté que présente son énoncé, car il nous fait quitter le débat balisé entre prix de la force de travail et prix du travail, entre salaire au temps et salaire à la tâche, par souci de rendre compte des mutations introduites par le salaire à la qualification et la cotisation sociale, surtout lorsqu’ils sont réunis dans le salaire à vie des retraités, qui peut devenir le fait de toute personne à 18 ans, donnant ainsi une dimension nouvelle à la citoyenneté. Dans une telle perspective, c’est comme titulaire d’une qualification que nous serons citoyens et que nous déciderons du travail et de l’investissement. Ce salaire comme droit politique a une justification économique, contrairement à la critique que me fait JMH, dont je ne partage pas l’opinion selon laquelle la preuve que le droit au salaire à vie « n’a que faire d’une justification économique » tient dans ce que je le proclame pour chacun jusqu’à sa mort, y compris s’il est grabataire et mourant. Précisément, la force économique de la qualification de la personne, c’est qu’elle libère le travail du carcan de l’emploi, dont on mesure aujourd’hui combien il est un obstacle majeur au travail. Appliquée à la personne, elle n’a de sens que si elle ne s’éteint qu’avec elle. Pas plus que lorsque l’emploi, qui génère du non emploi, assume celui-ci dans la logique de l’emploi, le fait que la qualification assume des situations où le travail est exclu n’altère pas sa justification économique pour n’en faire qu’un « principe normatif ».
Dire que les retraités font des « activités utiles », récuser leur transformation en travail par le salaire à vie, c’est s’enfermer dans l’identification entre travail et emploi, c’est être insuffisamment attentif à la contradiction croissante entre emploi et salaire. C’est se condamner à la catastrophique thématique de la solidarité intergénérationnelle comme cœur du prétendu pacte social alors que nous disposons avec le salaire continué du trésor impensé de la subversion possible du seul rapport social qui tienne, la transformation des travailleurs en capital variable dans sa contradiction. Qu’il s’agisse du non-travail des retraités, de l’assimilation entre travail et emploi, de la solidarité intergénérationnelle, du refus de considérer la pension comme un salaire (c’est un revenu financé par un part socialisée du salaire, et encore, car nous allons voir l’enjeu des propositions de marginalisation de la cotisation assise sur le salaire au bénéfice de contributions fiscales), les réformateurs et leurs opposants sont fondamentalement d’accord [6]. JMH me reproche de faire « disparaître la distinction entre valeurs d’usage monétaires non marchandes et valeurs d’usage non monétaires » : si je comprends bien, le professeur qui fait un cours au lycée produit une valeur d’usage monétaire non marchande (c’est un travail) alors que le retraité du privé qui fait un cours à l’université populaire produit une valeur d’usage non monétaire (c’est une activité utile). Cette distinction n’a pas de sens, car il s’agit exactement de la même situation : tous les deux sont payés à la qualification personnelle et tous les deux produisent un service non marchand. Tous les deux travaillent et anticipent ce qu’est un travail libéré de l’emploi.
Jean-Marie Harribey me lit à contresens à propos de ce qui circule dans les tuyaux. J’ai écrit de la cotisation sociale qu’elle « conforte la reconnaissance de la qualification des cotisants et de ceux auxquels elle est destinée, retraités, soignants, chômeurs, parents », ce qui est clair : à la différence de la CSG ou de l’épargne salariale, la cotisation sociale, parce qu’elle est une ponction sur la valeur ajoutée calculée en pourcentage du salaire, et donc de la qualification des postes ou des personnes, réfère les ressources des salariés à la qualification et non pas au revenu et aux besoins. JMH en conclut : « En définitive, la contradiction fondamentale sur laquelle bute B. Friot peut se résumer ainsi : on ne peut pas soutenir simultanément que les salariés paient des cotisations (il faut donc comprendre que la cotisation sociale est la part socialisée du salaire des actifs) et que la cotisation est le salaire du retraité qui en a produit la valeur. » Or non seulement je ne suppose pas que la cotisation vieillesse est à la fois une part du salaire des actifs et le salaire des retraités, mais j’insiste à de nombreuses reprises sur le fait qu’elle n’est pas une part du salaire des actifs : la cotisation vieillesse est le salaire des retraités et correspond à la valeur attribuée à leur qualification à eux. De même, loin d’ignorer que la cotisation maladie ne peut être à la fois la reconnaissance d’un travail des malades et celle du travail des soignants, je ne parle jamais d’un prétendu travail des malades : la petite part de la cotisation qui va aux indemnités journalières maintient la reconnaissance de la qualification du malade pendant l’arrêt-maladie ; la part de la cotisation qui finance les salaires des soignants exprime la valeur attribuée à leur qualification à eux, sûrement pas le travail de leurs patients. Je ne dis jamais qu’une même cotisation pourrait reconnaître, dans l’acte éducatif, le travail des étudiants et celui des enseignants : j’évoque un salaire des étudiants qui viendrait bien sûr s’ajouter à celui des enseignants. Tirer de ma proposition d’un salaire de la sortie du lycée à la mort sa possible extension avant la fin de la scolarité obligatoire, c’est ignorer que la définition que je donne du travail, comme part de l’activité, réserve le terme à de la production de biens et services, ce qui peut s’entendre de la co-production d’hypothèses de recherche entre un enseignant-chercheur et les étudiants, mais pas de l’apprentissage scolaire des lycéens ou des élèves.
Cela dit, JMH a raison de pointer les erreurs et les approximations dans mon évaluation de la grosseur des tuyaux et dans ce que je dis de la création monétaire. Contre lui, je maintiens que la création monétaire se fait dans l’anticipation de la production de marchandises par les banques commerciales : la banque centrale ne peut pas créer de monnaie pour anticiper la production des services publics, pas plus que la prétendue monnaie virtuelle créée dans la bulle spéculative n’est de la monnaie : on s’en aperçoit chaque fois que la bulle se dégonfle et que la classe dirigeante impose aux travailleurs une austérité drastique pour maintenir sa ponction sur le produit du travail à la hauteur folle où l’a fixée la spéculation. Je conserve en attendant mieux mon intuition d’une création monétaire à chaque attribution nouvelle de qualification, comme anticipation plus intéressante de la valeur créée par le travail collectif. Mais je me suis trompé en écrivant que si la pension transite par une cotisation liée à l’emploi des actifs, c’est parce que, la monnaie n’étant créée que par la médiation des marchandises, le travail non marchand, et a fortiori non subordonné, fait l’objet d’une création monétaire indirecte, alors qu’une création monétaire faite à l’occasion de l’attribution des qualifications personnelles éviterait la cotisation et l’illusion du transfert de valeur des cotisants vers les retraités. Au point qu’on pourrait, comme JMH, lire la disparition de la cotisation dans la logique de mon analyse. Au contraire, l’attribution de la qualification à la personne suppose que les salaires directs eux-mêmes, et pas seulement, comme aujourd’hui, le salaire indirect des prestations financées par la cotisation, soient mutualisés dans des caisses alimentées par une cotisation des entreprises et chargées de verser les salaires indépendamment des aléas du chiffre d’affaire de l’entreprise dans laquelle travaille le porteur de la qualification. Le salaire serait ainsi le produit de trois cotisations : la cotisation salaire direct (qui inclurait le salaire des fonctionnaires et des retraités), la cotisation sociale (réduite par rapport à son importance actuelle) et la cotisation économique. Si par ailleurs JMH a raison de tirer la sonnette d’alarme à propos de ce que je dis de la distinction entre prix et valeur des marchandises, je reste perplexe devant une critique comme celle-ci : « Que les soignants produisent le service soin et la valeur qui lui est attachée, c’est un fait, mais cela n’autorise pas à confondre la production non marchande qu’ils réalisent et leur force de travail qui reste marchande, ni à prétendre que leur travail est validé par la médiation de marchandises. » Passons sur la prétendue « force de travail marchande » des fonctionnaires hospitaliers, ce qui revient à gommer l’opposition entre grade et emploi. Si ces soignants produisent de la valeur dans des biens non marchands, d’où vient la monnaie ? Des prêts bancaires aux hôpitaux ? C’est une goutte d’eau à côté des cotisations qui sont bien incluses dans le prix des marchandises. Si ces cotisations correspondent à une valeur produite par les cotisants, nous voici avec la même monnaie pour deux valeurs, celle des marchandises, produite par les cotisants, et celle des soins, produite par les soignants. J’en ai conclu que la valeur produite par les soignants (ou, s’agissant de la pension, par les retraités) compte dans le prix mais pas dans la valeur des marchandises. Disons qu’à l’étape où j’en suis de ma réflexion, je ne suis convaincu ni par la critique de JMH ni par ce que j’ai écrit dans L’enjeu des retraites à ce propos. Affaire à suivre.
Reste la critique de JMH à propos de mon hostilité à la CSG ou à tout financement fiscal de la retraite, qu’il vienne d’une modulation des cotisations selon le poids des salaires dans la valeur ajoutée, d’une extension de l’assiette à la valeur ajoutée ou d’une taxation des recettes que les entreprises tirent de leur patrimoine, affectée à la protection sociale, comme le préconisent peu ou prou les opposants à la réforme. Le mot d’ordre « taxons les profits » a une grande popularité, à la hauteur de l’exaspération devant l’insolence des Marchés, mais il mérite examen. Je suis évidemment d’accord avec JMH sur le fait qu’impôt et cotisation s’opposent tous les deux à l’épargne-retraite, mais est-ce qu’il s’agit de deux techniques indifférentes de financement de la sécurité sociale ? Est-ce qu’une hausse d’un taux de cotisation assise sur le salaire brut (cotisation) ou une extension de l’assiette à la valeur ajoutée (impôt) sont tous les deux une hausse du salaire parce que tous les deux réduisent le profit ? C’est ce que pense Jean-Marie Harribey. Je suis d’un avis contraire. Quel est l’enjeu ? Le salaire, ce n’est pas simplement la part de la valeur ajoutée qui revient aux travailleurs dans le conflit entre travail et capital. C’est donner là au salaire une définition quantitative qui gomme la subversion du marché du travail qu’il représente. Pour être tout à fait excessif mais pousser le raisonnement jusqu’au bout, je dirais que 80 % du PIB allant à des employés définis par leurs besoins, niés comme producteurs et pris dans les rets de l’emploi avec le soutien d’un État bienveillant, est moins subversif que 70 % du PIB allant à des salariés définis par leur qualification personnelle, en mesure de lutter pour travailler sans marché du travail, sans emplois et sans employeurs. Or c’est sur ce terrain qualitatif qu’impôt et cotisation sociale divergent. Parce qu’elle est proportionnelle au salaire brut [7], la cotisation sociale est une affaire de qualification (du poste ou de la personne). Elle affirme que les salariés du privé, dont c’est le poste qui est qualifié, ont vocation à être qualifiés, eux. Elle contribue à délier salaire et emploi et à lier salaire et qualification de la personne. Elle anticipe l’enrichissement de la citoyenneté par l’affirmation que les personnes, salariées, sont les uniques producteurs. Elle anticipe l’affirmation du salaire comme cœur du travail et de l’investissement, à la place du marché du travail et de la propriété lucrative (dont JMH ne dit rien, sauf à critiquer ma proposition de cotisation économique au nom d’une vision du salaire comme revenu du travail). Alors que l’impôt participe à un partage des tâches entre une citoyenneté accédant à des consommations démarchandisées et l’espace du marché du travail et de l’emploi, non contestés, la cotisation sociale fait exploser cette distinction de l’économique, du social et du politique qui est essentielle au maintien des institutions du capital. Du profit ne devient pas du salaire par le simple fait qu’il passe des employeurs vers les salariés. Le salaire n’est pas un revenu, le plus gros possible, arraché à un capital dont la légitimité n’est pas contestée, il est la proclamation anticapitaliste que seuls les salariés sont producteurs et que la disparition des employeurs et des investisseurs est possible et nécessaire. L’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production. L’impôt prend acte de l’existence du capital et le taxe ; la cotisation sociale pose le salaire à la place du capital.
L’enjeu des retraites, comme tout mon travail depuis Puissances du salariat, a l’ambition de construire une grammaire des ressources pour mieux comprendre le devenir du travail et des travailleurs. Pas plus que l’emploi ne peut être compris sous la catégorie générique de « poste de travail », le salaire ne peut l’être sous celle de « revenu du travail ». L’attention aiguë aux contradictions qui conduisent à de permanents changements dans le type et la nature des ressources, et de ce fait dans le statut social de leurs titulaires, comporte certes le risque d’approximations et d’erreurs. Je bénéficie des critiques de Jean-Marie Harribey, j’espère qu’il trouvera lui aussi de l’intérêt à une démarche qui s’efforce de sortir les catégories analytiques de leur naturalisation.
Notes
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[1]
Surtout si cette défense de la répartition est menée (ce qui n’est pas du tout le cas de JMH, comme le montre sa contribution à l’ouvrage collectif ATTAC – Fondation Copernic, 2010 : Retraites, l’heure de vérité, Syllepse, Paris) sans prendre garde au fait qu’il existe une forme de répartition qui est la condition et non l’opposé de la capitalisation, à savoir la neutralité actuarielle individuelle des comptes notionnels à la suédoise ou à l’italienne, modèle des réformateurs, qu’ils soient au patronat, au parti socialiste, à l’UMP, chez les Verts, à la CFE-CGC ou à la CFDT. C’est toute l’opposition que je fais au chapitre deux de L’enjeu des retraites entre la répartition comme salaire continué du modèle largement dominant sur le continent et la répartition comme revenu différé du modèle suédois.
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[2]
Contrairement à ce que me fait dire JMH, donner de la monnaie à un individu ne transforme pas en soi son activité en travail : le RMI ne fait pas de son titulaire un travailleur, sauf s’il devient, avec l’intéressement ou le RSA, un élément de la rémunération d’un emploi. L’opération décisive est l’intégration de la ressource monétaire dans l’emploi.
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[3]
La première réimpression était déjà faite lors de notre débat à Paris 1 en juin 2010.
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[4]
J’écris une seule fois que « le travail n’a pas de valeur » (p. 28, repris p. 161) dans un contexte précis, celui où, présentant la valeur travail comme constitutive du capitalisme, je rappelle que cette notion renvoie non pas au fait que le travail a de la valeur, mais qu’il est (à travers le temps de travail abstrait) la mesure de la valeur.
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[5]
Entre autres : la condamnation pour licenciement abusif de l’employeur qui licencie un salarié refusant d’être muté sur un poste moins qualifié, l’obligation faite aux employeurs de former leurs salariés de sorte qu’ils restent aptes à tenir un emploi de qualification égale à celui qu’ils suppriment, la condamnation d’un employeur n’ayant pas assuré une carrière égale à un homme ayant tenu son emploi sans arrêt et à temps plein et à une femme ayant pris un congé parental de dix ans et repris par la suite à temps partiel.
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[6]
Comme le montre en détail, sur la base d’un corpus considérable, Nicolas Castel dans La retraite des syndicats, Paris, La Dispute, 2009.
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[7]
Il est tout à fait évident que la distinction entre cotisation salariale et patronale doit disparaître, que la notion de « salaire brut » est très dangereuse car d’une part elle pose la cotisation salarié comme un prélèvement alors que c’est un ajout et d’autre part elle fait comme si la cotisation patronale n’était pas du salaire. J’utilise ces notions pour énoncer le mode de calcul, mais je les combats depuis Puissances du salariat.