1Bernard Friot occupe une place à part dans le monde intellectuel et dans le mouvement social. En tant que chercheur et aussi en tant que citoyen engagé, il essaie de forger depuis de nombreuses années un ensemble théorique permettant de légitimer une protection sociale débarrassée des monstrueuses régressions que lui ont fait subir toutes les « réformes » successives. Le sujet est d’importance au moment où le gouvernement français s’apprête à faire subir à notre système de retraite une régression supplémentaire.
2On doit à B. Friot d’avoir insisté au fil de ses travaux sur l’importance historique de l’émergence et de la consolidation des « institutions salariales » – au premier rang desquelles figure la cotisation sociale –, qui, selon lui, préparent le dépassement de la subordination inhérente au travail puisque celui-ci est soumis au capital. Dans cette lignée, Friot s’attache bien sûr à déconstruire le discours libéral « réformateur » qui vise à transformer le système de retraite par répartition en une épargne individuelle, mais aussi à critiquer le discours de la plupart des « gauches », à ses yeux insuffisants pour s’opposer radicalement au précédent, voire contre-productifs parce que partant selon lui du même présupposé.
3Quelle est sa thèse ? La retraite n’est pas un transfert de valeur produite par les travailleurs actifs vers les retraités, mais représente le salaire rémunérant le travail utile à la société effectué librement par les retraités, hors de la contrainte de la « valeur travail » imposée par le capital. D’où vient la monnaie nécessaire au versement de ce salaire ? « La distribution des pensions renvoie, comme toute distribution monétaire, à la valeur attribuée au travail. Et l’attribution d’une valeur monétaire au travail n’est jamais directe, elle se fait toujours par une médiation. Dans les sociétés capitalistes comme la nôtre, elle se fait à travers le crédit bancaire, à l’occasion de l’anticipation par les banques du chiffre d’affaires des entreprises auxquelles elles prêtent. Ainsi, c’est dans le prix des marchandises qu’est incluse, outre le profit, la reconnaissance monétaire du travail des retraités en plus de celle du travail de leurs producteurs. […] La monnaie distribuée aux retraités correspond non pas à une part de la richesse créée par les actifs, mais à la richesse créée par les retraités eux-mêmes » (p. 125).
Pour stimulante intellectuellement que soit cette thèse, parce qu’elle oblige à réfléchir, nous pensons qu’elle est contraire aux faits et qu’elle est contradictoire en elle-même. Nous discutons ici quelques problèmes théoriques ou politiques soulevés par ce livre.
1 – Quel est le statut du travail et du salaire ?
4B. Friot oscille entre l’idée que le salaire est la « valeur du travail » ou la « valeur attribuée au travail » (p. 43, 103, 124, 125) et l’idée que le travail n’a pas de valeur (p. 28, 161), renvoyant sans doute implicitement, car il ne l’exprime jamais ainsi, au fait que le salaire rémunère la force de travail et non le travail. Mais pourquoi cette insistance à relier strictement salaire et qualification : « À chaque niveau de qualification correspond un salaire » (p. 64) ? N’est-ce pas retourner à une vision purement objectiviste, se rapprochant de la vision en termes de travail complexe/travail simple ? Les inégalités de salaires sont-elles strictement proportionnelles à la qualification et n’incluent-elles pas bien d’autres déterminants, en premier lieu les positions sociales et les rapports de force qui s’y installent ? La question des inégalités intersalariales, notamment entre hommes et femmes, est éludée car celles-là sont impensables dans cette problématique, alors que l’auteur paraît s’inscrire dans une approche en termes de rapports sociaux.
5Dans son premier livre en effet, Puissances du salariat, B. Friot insistait sur le fait que le salaire est un prix politique, mais est-ce compatible avec le fait qu’il reflète la qualification attachée à la personne [2] ? Sans doute, B. Friot considère-t-il que la définition de la correspondance entre qualification et salaire est médiatisée par un système de conventions collectives entre patronat et travailleurs dans le secteur privé et par un ensemble de normes statutaires dans la fonction publique. Il considère que la « contributivité est une illusion » [3] mais où se niche alors cette violence imposée par la loi de la valeur que dénonce B. Friot ? L’auteur reste dans l’ambiguïté véhiculée par le marxisme traditionnel qui n’a jamais tranché entre une version du salaire comme valeur du panier de marchandises nécessaires à l’entretien de la force de travail et la version du salaire comme sanction d’un rapport de force social. Après avoir semblé opter pour la seconde, ne l’abandonne-t-il pas pour revenir à la première ?
6Où réside la socialisation du salaire direct si la « loi de la valeur » s’impose aussi fortement ? L’hésitation théorique précédente conduit B. Friot à critiquer la « dictature du temps de travail », mais en omettant le fait que le concept du travail abstrait, socialement nécessaire, inclut, au sein de l’économie capitaliste, l’exigence moyenne de rémunération du capital. Dès lors, B. Friot considère implicitement que la « valeur travail » n’est liée qu’à la forme que lui impose l’application d’un taux de profit. Il tranche donc, en répondant implicitement par la négative, un débat qui n’a jamais pu l’être jusqu’ici pour savoir si une économie débarrassée de l’exigence de rémunération du capital connaîtrait des échanges sur la base des quantités de travail nécessaires à la production.
2 – Existe-t-il des transferts des actifs vers les inactifs ?
7B. Friot reconnaît un transfert de monnaie, mais nie le transfert de valeur (p. 124-130) et la notion de solidarité intergénérationnelle. Ici commence une autre série de points, cette fois-ci d’ordre logique, qui appelle discussion. Si, comme le dit B. Friot, le système bancaire crée de la monnaie en anticipant la valeur que créeront les salariés et les retraités, et que, par voie de conséquence, cette prétendue valeur créée par les retraités est « incluse » dans le seul prix [4] des marchandises, alors le PIB devrait se résumer au seul PIB marchand. Or ce n’est pas le cas. De plus, logiquement, cette thèse est intenable car, si on supposait que la part de marchandises diminuait dans la société, on ne pourrait indéfiniment considérer que leur prix inclurait de plus en plus de non-marchandises.
8Le livre de B. Friot nous interpelle d’autant plus qu’il se réfère à une thèse que nous avons proposée il y a quelques années pour théoriser le travail productif dans les services non marchands [5]. Ainsi, nous croyons exacte l’idée que les travailleurs employés dans les services non marchands créent de la valeur qui, si elle n’est pas marchande, est monétaire, laquelle s’ajoute à la valeur créée par les travailleurs du secteur capitaliste pour donner un PIB marchand + un PIB non marchand. En revanche, on ne peut pas mettre sur le même plan l’action productive des soignants et le fait de se faire soigner quand on est malade. Or, d’un côté, B. Friot explique que « les soignants produisent par leur travail la richesse fondatrice de la monnaie qu’ils reçoivent » (p. 126), ce qui à nos yeux est une proposition exacte, et de l’autre explique que la cotisation sociale est aussi la reconnaissance de la qualification des bénéficiaires des prestations sociales. Cette assimilation entre la reconnaissance des uns et celle des autres pose question : « La cotisation est une nouveauté passionnante parce que, mutualisation du salaire à la qualification, elle reconnaît le hors-emploi sur le mode de la qualification. En effet, strictement proportionnelle au salaire brut, selon un taux qui ne tient compte d’aucune autre considération que la qualification du poste auquel ce salaire brut est lié, elle conforte la reconnaissance de la qualification des cotisants et de ceux auxquels elle est destinée, retraités, soignants, chômeurs, parents [6]. » (P. 91) En définitive, la contradiction fondamentale sur laquelle bute B. Friot peut se résumer ainsi : on ne peut pas soutenir simultanément que les salariés paient des cotisations (il faut donc comprendre que la cotisation sociale est la part socialisée du salaire des actifs) et que la cotisation est le salaire du retraité qui en a produit la valeur.
9Certainement, B. Friot est conscient de cette difficulté car, subrepticement, réapparaît sous sa plume l’idée de transfert social qu’il conteste [7]. Il écrit : « Or le choc démographique n’est pas un fait, c’est une construction fantasmée, et, en affectant chaque année une petite partie des gains de productivité [8] à une hausse du taux de cotisation patronale vieillesse, nous ferions face sans aucune difficulté à la décélération à venir de la hausse du poids des pensions dans le PIB. » (P. 113-114, souligné par nous.) Pourquoi faudrait-il augmenter les cotisations versées par les actifs en suivant leur productivité si les retraités créent la valeur qui les rémunère ? B. Friot répondrait sans doute : pour anticiper la validation sociale d’une valeur supérieure que créeront les retraités. Mais cela n’éliminerait pas la contradiction relevée ci-dessus à propos de l’inclusion des retraites dans le seul prix des marchandises. D’ailleurs, B. Friot dit : « Il est clair qu’un actif en 2040 produira davantage que deux actifs aujourd’hui. Donc le travail qu’il fournira générera deux fois plus de cotisations que le travail de deux actifs aujourd’hui [9]. »
De ce fait, il est pour le moins paradoxal de soutenir d’un côté que « c’est toujours le travail de l’année qui produit la richesse correspondant à la monnaie qui finance les pensions de l’année » (p. 102) et, de l’autre, qu’« avec le salariat, nous nous inscrivons dans une tout autre perspective que le plein emploi » (p. 171). B. Friot prend bien soin de différencier l’emploi et le travail, mais le « travail de l’année » dont il parle ici, c’est pourtant le travail réalisé dans le cadre de l’emploi salarié.
3 – Socialisation par la cotisation et/ou par l’impôt ?
10Depuis ses premiers ouvrages [10], B. Friot développe l’idée que la socialisation par la cotisation sociale est de nature différente de la socialisation par l’impôt. Mais comme il ne distingue pas le canal par lequel passe la socialisation et la nature de cette socialisation, il aboutit à la conclusion suivante : « Les soignants travaillent. Nous devons nous réjouir qu’ils travaillent dans une situation non marchande parce que nous avons socialisé la demande de santé, et savoir montrer qu’en aucun cas il ne s’agit d’une ponction sur les actifs : les soignants produisent par leur travail la richesse fondatrice de la monnaie qu’ils reçoivent. Or le remplacement de la cotisation, décriée comme “taxe sur le travail”, par un “impôt universel” (en l’occurrence la CSG) est rendu idéologiquement possible parce que, comme pour les retraités, le travail non marchand des soignants hospitaliers ou libéraux n’est validé que par la médiation des marchandises capitalistes. » (P. 126) Que les soignants produisent le service soin et la valeur qui lui est attachée, c’est un fait, mais cela n’autorise pas à confondre la production non marchande qu’ils réalisent et leur force de travail qui reste marchande, ni à prétendre que leur travail est validé par la médiation de marchandises.
11De plus, si le paiement mutualisé, socialisé, des soins prodigués dans les hôpitaux publics est effectué via la cotisation sociale ou via l’impôt, cela ne change en rien la nature de la socialisation, ni le statut de ceux qui donnent les soins, contrairement à ce que l’auteur écrit : « D’où l’enjeu fondamental, pour les réformateurs, d’en finir avec la cotisation d’assurance maladie, remplacée par la CSG ; le lien de la reconnaissance du travail non marchand des soignants avec le salaire socialisé doit être rompu. » (P. 145, note 6.)
12C’est cette préférence de la cotisation sociale assise sur le seul salaire qui conduisait naguère B. Friot à refuser catégoriquement tout élargissement de l’assiette des cotisations sociales, au prétexte que cela romprait le lien entre le salaire et la cotisation, refus qu’il renouvelle ici (p. 92). Ce point est facilement réfutable à partir du moment où l’on admet que, dès l’instant où augmentent les cotisations, ce qui était auparavant du profit devient du salaire parce que le rapport de forces l’a imposé, que ce soit en élevant le taux actuel sur une assiette inchangée, ou en élargissant l’assiette avec le même taux, ou en combinant les deux. La différence – car il y en a une – entre le paiement socialisé par la cotisation sociale ou par l’impôt tient au fait que les agents payeurs ne sont pas rigoureusement les mêmes dans les deux cas. Mais, d’une part, cela n’altère pas la nature même de la socialisation, et d’autre part on ne peut rien dire a priori sur la comparaison de l’ampleur de la socialisation par l’un ou l’autre moyen.
13Pour pouvoir la continuer, la discussion de ce point devrait s’appuyer sur la distinction entre l’origine d’une ressource et la base de calcul (assiette). Le fait que les cotisations sociales soient assises (calculées) sur (la base de) la masse salariale n’est pas une preuve que c’est la masse salariale qui finance les retraites. Autrement dit, quand on affirme maladroitement que la cotisation sociale est assise sur le travail, il faut comprendre qu’elle est assise sur une partie du produit du travail, sur une partie de la valeur créée par le travail et donc assise sur une partie de la richesse monétaire qu’il a engendrée [11]. Cette idée découle des distinctions entre travail et force de travail et entre valeur du produit du travail et valeur de la force de travail. Dès lors, sur ce plan, la cotisation sociale ne se distingue pas de l’impôt qui viserait à financer la protection sociale, car cet impôt serait aussi un prélèvement sur la même valeur ajoutée. Là où B. Friot a raison, en revanche, c’est que ce raisonnement n’est pas applicable à l’épargne financière, car si cette dernière est bien, elle aussi, une partie du revenu provenant du travail productif, elle ne sert qu’à acheter des droits individuels de prélèvement sur le produit futur du travail et donc elle n’est en aucune manière socialisée. À notre sens, ce qui définit le principe de la retraite par répartition, ce n’est pas le canal de la cotisation ou celui de l’impôt par lequel passent les moyens de payer les pensions, ce n’est pas non plus le fait d’un prélèvement sur le flux courant de valeur ajoutée (c’est vrai de tout prélèvement social, de tout impôt et de toute rente), c’est le caractère de socialisation, de mise en commun pour redistribution partielle, qui s’oppose radicalement à celui de l’épargne individuelle accumulée.
Poursuivant son raisonnement, B. Friot propose d’imposer une cotisation économique finançant les investissements pour aboutir au fait que « l’investissement lui-même deviendrait un élément du salaire » (p. 153). Si tout est salaire, la notion ne perd-elle pas son sens ? On voit bien l’intention louable de B. Friot car, ainsi, cela « fonderait le droit des salariés à définir les fins et les moyens du travail » (p. 153). Mais le lecteur est alors en droit de se demander où se situe la frontière entre le droit légitime à contrôler l’utilisation de toute la valeur ajoutée, dont le salaire fait partie, et l’assimilation de toute la valeur ajoutée à du salaire [12]. Comme lui en a été fait la remarque, en poussant sa logique jusqu’au bout, B. Friot devrait, après avoir fait l’éloge de la cotisation sociale, prôner sa disparition puisqu’il suffirait de créer de la monnaie pour accompagner la qualification reconnue aux retraités [13].
4 – Du registre économique au registre politique
14L’auteur se défend pour prévenir toute assimilation de son « salaire continué » [14] avec la proposition d’allocation universelle. Mais il écrit : « Le salaire des étudiants reconnaîtrait leur travail actuel, comme étudiants : “faire des études est un travail qui mérite salaire”. » (P. 146)
15D’une part, B. Friot dilue la frontière entre la production constituée par l’acte éducatif et l’acte d’apprentissage. La même cotisation ou le même impôt ne peuvent rémunérer la « production » de l’un et de l’autre. Mais, d’autre part, B. Friot, à cet instant, glisse du registre économique dans lequel il nous avait invités (production de valeur par le retraité, le fonctionnaire…) à un registre politique et éthique : l’étudiant mérite salaire, nous dit-il. Peut-être, mais on entre dans une problématique normative qui n’a plus rien à voir avec la précédente : il s’agit de la légitimation politique d’un droit qui n’a que faire d’une justification économique, surtout si elle est peu solide.
16La preuve en est donnée par B. Friot lui-même : « Attribuer une qualification jusqu’à la mort, c’est affirmer l’irrévocabilité de la dignité de citoyen, cette citoyenneté que vient enrichir l’attribut universel d’une qualification : est-ce qu’on retire le droit de vote aux mourants ? » (P. 123) Comme le grand malade et le grabataire ne travaillent plus et ne produisent à l’évidence plus rien, B. Friot est obligé d’abandonner son principe explicatif qu’il voulait général. Le grabataire en fin de vie conserve évidemment tous ses droits, mais la thèse de B. Friot s’effondre dès l’instant où elle n’a pas la portée générale qu’il prétend. Sa thèse n’est plus théorie, elle est principe normatif, au demeurant parfaitement justifié.
5 – Quid de la monnaie ?
17Au fond de cette discussion, il se pourrait bien que subsiste un différend sur le statut de la monnaie dans notre société. La monnaie est l’instrument par lequel la société valide le travail social. B. Friot partage ce point de vue. Mais, à notre sens, il retourne abusivement la proposition en réciproque. Or tout revenu monétaire ne valide pas un travail de celui qui le perçoit. Autrement dit, la validation sociale du travail suppose la monnaie mais l’inverse n’est pas vrai.
18Cette nouvelle hésitation sur la monnaie pousse B. Friot à écrire que « la monnaie n’est créée qu’à l’occasion du prix attribué aux marchandises des entreprises capitalistes » (p. 169). Ce qui est faux. La monnaie peut être aussi créée à l’occasion des anticipations de la production publique non marchande (ce n’est plus possible officiellement dans la zone euro, bien que les derniers rebondissements de la crise pourraient le démentir, mais le principe demeure) et aussi, on l’a hélas vu dans la période de folle financiarisation, pour nourrir les anticipations spéculatives des institutions financières.
19Le fait que B. Friot soit obligé de faire dépendre l’activité productive non marchande et la prétendue activité productive de valeur économique des retraités de l’existence d’entreprises capitalistes dont les banques anticipent l’activité n’est-elle pas l’indice que la thèse de la « mission historique des retraités » (p. 156) de rompre avec l’aliénation est ici illusoire ? Sur le plan du principe, on n’a pas besoin de secteur capitaliste pour qu’une activité non marchande se développe. Il suffit que la collectivité décide d’y consacrer ressources humaines et matérielles si elles sont disponibles et, pour cela, de retrouver la maîtrise de la monnaie.
20Finalement, l’extension abusive d’une thèse macroéconomique que nous avions forgée pour rendre compte de la production non monétaire marchande à l’activité autonome des retraités, des malades, des jeunes (pourquoi ne pas descendre au-dessous de 18 ans ?) est une impasse si elle fait disparaître la distinction entre valeurs d’usage monétaires non marchandes et valeurs d’usage non monétaires.
21Il reste une idée féconde dans la démarche théorique de B. Friot, mais dont il n’a pas heureusement le monopole, en dépit de ses affirmations répétées selon lesquelles tous les opposants de « gauche » aux réformes libérales adopteraient la thèse du salaire différé, accusation totalement incompréhensible [15]. Cette idée féconde est que les retraités et tous ceux que le capitalisme exclut de l’emploi produisent des valeurs d’usage éminemment utiles à la société. Il en résulte que si, par mésaventure, on imposait aux seniors de travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive, la quantité de marchandises augmenterait peut-être mais au détriment de bien d’autres valeurs d’usage qui ne peuvent avoir d’expression monétaire – sauf à rompre avec tous les fondements de l’économie politique. Il n’est alors pas sûr que la richesse globale de la société s’en trouve augmentée, bien au contraire. La défense du système par répartition peut donc continuer.
En conclusion, et c’est sans doute une raison supplémentaire de lire B. Friot, son travail invite à réfléchir sur l’ambivalence du salariat : à la fois aliénation, parce qu’il est le rapport social du capitalisme, et construction politique d’institutions préfigurant ou préparant son dépassement. Il n’est pas l’un ou l’autre exclusivement, il est les deux. B. Friot survalorise peut-être le second. La discussion a donc de l’avenir.
Notes
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[1]
Cette note fut élaborée en vue du séminaire « Hétérodoxies » de l’Université Paris I, où je fus le discutant de B. Friot le 15 juin 2010, et elle fut amendée après la discussion.
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[2]
Dans Puissances du salariat. Emploi et protection sociale à la française, Paris, La Dispute, 1998, B. Friot prend l’exemple du statut et de la pension des fonctionnaires pour indiquer que « la socialisation du salaire direct s’est opérée sur la base de la reconnaissance de la qualification de la personne » (p. 65).
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[3]
B. Friot, Puissances du salariat, op. cit., p. 48.
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[4]
Nous n’arrivons pas à imaginer que B. Friot bouleverse la célèbre discussion de l’économie politique et de sa critique marxienne portant sur la différence entre valeur et prix en faisant du prix des marchandises la somme de la valeur de la marchandise et de celle créée par les retraités.
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[5]
J.-M. Harribey, « Le travail productif dans les services non marchands : un enjeu théorique et politique », Économie appliquée, tome LVII, n° 4, décembre 2004, p. 59-96, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/productif-non-marchand.pdf.
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[6]
Cette formulation n’est guère différente de celle qu’on trouve dans un texte plus ancien : « Les cotisations sociales sont, de la même manière, non pas une part de la valeur attribuée au travail des producteurs du bien B, mais de la monnaie qui attribue de la valeur au travail des producteurs et des bénéficiaires des prestations sociales : le travail subordonné sous forme non capitaliste des infirmières et des médecins ou des travailleurs sociaux si le service de santé et le service social sont financés par les cotisations, le travail libre des membres des ménages bénéficiaires des allocations familiales et celui des chômeurs ou des retraités touchant des indemnités ou des pensions » (B. Friot, « Le salariat : pour une approche en termes de régimes de ressources », Communication au séminaire du RESORE, GREE, Nancy, 23-27 septembre, et aux Journées du GDR Économie et sociologie « Les approches du marché du travail », LEST, Aix-en-Provence, 29-30 septembre 2005). Pour une critique, voir J.-M. Harribey, « Légitimer la production non marchande et son extension : Anticipation, financement et paiement du non marchand, trois moments distincts », 2006, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/non-marchand.pdf.
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[7]
Dans Puissances du salariat, op. cit., B. Friot contestait la notion de redistribution de richesses (p. 37) tout en affirmant que « les cotisations-prestations sont un élément du salaire, elles participent à la distribution courante des richesses courantes créées par le travail courant » (p. 12, souligné par nous) ou que « le salaire est la distribution politique de la part de la valeur créée par le travailleur collectif qui retourne aux travailleurs, employés ou non » (p. 47).
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[8]
Ici, la distinction entre gains de productivité et croissance économique serait inopérante.
-
[9]
Sud-Ouest-Dimanche, 23 mai 2010.
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[10]
Notamment Puissances du salariat, op.cit. Pour un commentaire, voir J.-M. Harribey, « Ce n’est pas le salaire qui paie la cotisation sociale, c’est le salarié. Nuance ! », 2003, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/retraites/retraites20.pdf.
-
[11]
C’est la raison pour laquelle nous plaidons, pour notre part, en faveur d’un élargissement de l’assiette des cotisations aux profits non réinvestis et de la suppression de la distinction entre cotisations salariales et patronales. À défendre mordicus l’idée que le taux de cotisation patronale doit s’appliquer aux seuls salaires bruts, on courrait le risque de finir par considérer que les cotisations patronales ne sont pas du salaire.
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[12]
On ne sait pas si cette proposition annule une autre que faisait naguère B. Friot de créer un fonds de compensation « alimenté par une taxe sur les produits financiers » pour effectuer une sorte de péréquation et « parvenir à l’indispensable égalisation de traitement entre les secteurs de main-d’œuvre et les secteurs à forte intensité capitalistique », alors qu’il récusait « toute modulation de la cotisation et toute extension de l’assiette à la valeur ajoutée, aux produits financiers ou à quelque autre base que ce soit » (B. Friot, Puissances du salariat, op. cit., p. 283).
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[13]
Remarque de Christophe Ramaux au cours de la discussion lors du séminaire précité.
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[14]
Cette idée de « salaire continué » est pour le moins imprécise, sinon ambiguë. En réalité, il faudrait dire deux choses : du point de vue du salarié qui paie les cotisations, celles-ci sont socialisées, mises dans un pot commun pour verser les pensions ; et du point de vue du retraité, il s’agit de la continuation (partielle) de son salaire.
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[15]
Voir Attac et Fondation Copernic, 2010, Retraites : l’heure de vérité, Syllepse, Paris.