CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Rationalisation budgétaire, productivité accrue, responsabilisation grandissante des usagers et des opérateurs, mobilisation des acteurs politiques et économiques locaux, revitalisation du partenariat social, adoption de nouveaux principes d’action publique où le partenariat, l’évaluation et la subsidiarité tiennent lieu de panacée, etc., c’est le plus souvent en ces termes que l’État social est sommé de se transformer. Ces injonctions se traduisent par une série de modifications substantielles des politiques sociales. Pour autant, s’il y a effectivement crise de l’État social, elle relève en premier lieu d’une remise en cause plus large de la légitimité d’une action publique centrée sur le rôle de l’État. Elle devrait ainsi être réinscrite dans une perspective plus large de recomposition du rôle de l’action publique dont la légitimité semble secouée par des forces qui déstabilisent les mécanismes traditionnels de régulation. C’est bien de la sorte au regard d’un réagencement plus large des formes de l’intervention publique qu’il faut analyser les recompositions de l’État social.

2C’est en premier lieu à la lecture de ces recompositions que s’adresse cet article. Pour conduire cette réflexion, on s’appuiera ici sur les apports de l’analyse des politiques publiques dont la plus-value scientifique réside notamment dans l’intérêt qu’elle porte aux systèmes d’acteurs, aux instruments, aux représentations et aux modes de régulation concrets de systèmes politiques soumis à des contraintes nouvelles (globalisation des échanges, montée en charge des régulations supra- et infranationales, généralisation d’un référentiel de marché). L’analyse des changements affectant l’action publique nous informe donc sur les infléchissements du rôle de l’État social et fournit des clés de lecture de ses recompositions.

3Au sein de l’ensemble composite des politiques sociales, les politiques de l’emploi représentent un enjeu névralgique de l’action gouvernementale. L’intérêt constant et trans-partisan accordé par les gouvernants au chiffre mensuel du chômage en atteste. Elles représentent aussi un point d’observation heuristique des transformations contemporaines de l’action publique en matière sociale. Parmi les différentes dimensions des changements affectant ces politiques publiques, la porosité croissante des sphères publiques et privées, généralement reliée au développement de pratiques de gouvernance [Gaudin, 2002], tient une place centrale. Cette perméabilité, dont la forme la plus ostensible est le recours à des prestataires privés pour conduire la mise en œuvre des dispositifs d’action publique, soutient un changement de fond dans la nature de la politique de l’emploi dont cet article vise à rendre compte.
Pour ce faire, notre propos sera organisé en deux parties. Dans un premier temps, on s’attachera à présenter les transformations en cours dans ce secteur d’action publique et à les problématiser en termes de diversification des modes de légitimation de l’action publique. On soulignera ainsi qu’à une légitimité stato-centrée se superposent progressivement et parfois de manière concurrentielle [Mériaux, 2007] des modes de légitimation sectoriels et/ou territoriaux. Concernant les politiques de l’emploi, on fait ici l’hypothèse que l’usage de la notion de proximité structure un registre de légitimité qui fait une place importante à l’hybridation entre acteurs publics et privés dans la conduite des politiques publiques. Dans une seconde partie, on analyse cette hybridation au prisme d’un recours croissant à des opérateurs privés dans la politique de l’emploi en soulignant qu’au-delà d’un paradoxe d’apparence, ce recours confère aux acteurs publics une capacité régulatrice plus importante. La conclusion permettra de revenir sur ces évolutions en montrant que la prise en compte de la notion de secteur d’action publique permet d’affiner l’analyse de l’impact de ces transformations.

1 – La politique de l’emploi : un secteur d’action publique en recomposition

4Cette première partie vise à présenter succinctement une série de recompositions touchant la politique d’accompagnement des demandeurs d’emploi. L’analyse politique de ces changements s’appuie principalement ici sur l’observation des transformations affectant les modes de légitimation, les systèmes d’acteurs et les instruments de la politique de l’emploi.

1.1 – L’activation : un changement de paradigme ?

5Promues notamment par la Commission européenne et l’OCDE, les politiques actives de l’emploi constituent, sous l’impulsion de la SEE (stratégie européenne pour l’emploi), un facteur de convergence relative des politiques européennes de lutte contre le chômage [Simonin, 2004]. En effet, les différents systèmes nationaux connaissent, à des degrés divers et selon des processus singuliers, une évolution relativement convergente des différentes composantes de ces politiques [1] : ses institutions (les services publics de l’emploi et leurs partenaires), ses instruments (profilage des demandeurs d’emploi, usage de la formation, pratiques de placement) et ses représentations (accompagnement du retour à l’emploi des chômeurs incités à être acteurs de leur réinsertion professionnelle) [Berthet et Conter, 2009a]. La notion d’activation rend ainsi compte d’une évolution marquante des politiques sociales. Rompant avec la logique traditionnelle d’un « droit de tirage » sur la redistribution sociale, l’activation repose sur une forme de contre-prestation en formation ou en travail exigée par contrat des bénéficiaires des politiques d’emploi.

6Les politiques actives de l’emploi recouvrent deux dimensions principales d’intervention : sur le marché du travail et sur les demandeurs d’emploi. Du côté de l’action en direction du marché du travail sont développés des mécanismes destinés à le fluidifier pour augmenter sa capacité d’absorption des chômeurs. Les outils mobilisés à cette fin sont nombreux et, sans changer sur le fond, ils varient en intensité selon les périodes [2]. Le changement est plus nettement qualitatif et souligne une inflexion de fond pour le second versant des politiques de l’emploi, celui qui vise les demandeurs d’emploi. L’objectif est d’augmenter le niveau d’« employabilité » des chômeurs en agissant sur différents plans au nom d’une logique commune désignée sous le terme générique d’« activation ». Par ce terme on désigne deux dimensions d’une même stratégie. D’un côté, il s’agit de redéployer les crédits publics sur le volet des dépenses actives de la politique de l’emploi [3]. De l’autre, il s’agit de s’assurer d’un comportement « actif » des chômeurs au regard de la recherche d’emploi. Sous cette seconde acception, la politique de l’emploi repose sur une gamme d’interventions allant de la simple incitation à la prescription rendue contraignante par la conditionnalité de l’indemnisation du chômage à la recherche active d’une insertion professionnelle.

7Les changements qui s’opèrent dans les politiques de l’emploi et de la formation professionnelle à partir du principe de l’activation contaminent [4] sur le fond ce champ de l’action publique. Ils s’inscrivent dans une série de transformations plus radicales qui s’apparentent à un changement de troisième ordre [Hall 1993] [5] et à l’émergence d’un nouveau paradigme orientant le développement des politiques publiques d’emploi [Kuhn, 1983].
En effet, la structuration moderne du travail reposait sur une représentation collective des intérêts productifs en phase avec la bureaucratie fonctionnelle et sectorisée de l’État. Le principe d’organisation reposait ainsi sur « un cercle vertueux entre les rapports de travail structurés sur un mode collectif, la force des syndicats de masse, l’homogénéité des régulations du droit du travail et la forme généraliste des interventions de l’État qui permet une gestion collective de la conflictualité sociale [or ces différents éléments des relations de travail instituées sont aujourd’hui déstabilisées et la] (…) solidarité des statuts professionnels tend ainsi à se transformer en concurrence entre égaux » [Castel, 2003]. Vue depuis les rapports de travail institués et les politiques publiques qui les encadrent, la flexibilisation croissante des relations de travail renvoie aux individus la responsabilité de leur employabilité. Les salariés sont invités à se conformer à des exigences de mobilité, d’adaptabilité et d’autonomie. La « dé-standardisation du travail » [Beck, 2001] est celle de la production postfordiste et d’un nouvel esprit du capitalisme soufflant dans la cité du projet [Boltanski et Chiapello, 1999]. Cette flexibilité et l’exigence de mobilité qui l’accompagne s’incarnent dans des trajectoires professionnelles imprévisibles faites de transitions entre emplois, entre emploi et formation, inactivité et chômage [Duclos et Kerbouc’h, 2006 ; Gautié, 2003 ; L’Horty, 2007 ; Nanteuil-Miribel et El Akremi, 2005]. Autant d’anomalies au regard de l’édifice traditionnel du système français d’emploi. Cet ensemble d’altérations remet en cause le compromis réalisé après la Seconde Guerre mondiale autour du travail et qui guidait les politiques de l’emploi. L’autorité de ces politiques publiques, des représentations, des institutions et des instruments qui les soutenaient est remise en cause et sa légitimité contestée. Une matrice cognitive concurrente construite autour du principe de l’activation émerge des insuccès des modes de gestion « classiques » de la politique de l’emploi à endiguer la montée du chômage de masse et de longue durée. Nous traversons, dans ce domaine spécifique de l’action publique hexagonale, une période transitoire où coexistent interventions traditionnelles sur le marché du travail et expérimentation de nouvelles approches [6]. Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que les politiques de l’emploi cessent d’être façonnées par l’État central. Elles relèvent toujours formellement d’une compétence étatique et le service public de l’emploi (SPE) continue d’y jouer un rôle clé. Mais force est de constater que la légitimité de cette intervention est régulièrement remise en cause sur le registre de sa faible efficacité. Il faut aussi noter qu’elle connaît, notamment sur les deux plans étudiés ici – accompagnement des demandeurs d’emploi et formation professionnelle –, des réformes importantes qui questionnent la centralité du rôle de l’administration de l’emploi. D’un point de vue analytique, on peut faire l’hypothèse que la confrontation de ces modèles suppose un déplacement des modes de légitimation de l’action publique et l’émergence d’un nouveau registre de légitimité.

1.2 – La proximité comme nouveau registre de légitimation ?

8En effet, la crise d’une action publique fondée sur l’exclusivité de l’intervention étatique semble aujourd’hui bien installée. À l’image de la fragmentation croissante des sociétés contemporaines, les modes de gouvernement connaissent un net affaiblissement de la capacité régulatrice de l’État central [Bonny, 2004 ; Chevallier, 2003]. La perte de confiance dans un principe d’unité centré sur le rôle de l’État a ainsi ouvert la porte à une atomisation des modes de légitimation. À une régulation stato-centrée qui s’imposait « naturellement » [Habermas, 1978] s’ajoutent voire s’opposent des modes fragmentés de légitimation épousant les contours de secteurs d’action publique qui demeurent, quoi qu’on en dise, largement prégnants dans la conduite de l’action publique en France [7].

9Cette fragmentation de la légitimité stato-centrée en une myriade de registres sectoriels et/ou territoriaux invite la recherche en science politique à décortiquer de manière précise les répertoires de justification propres et les modes de légitimation spécifiques à chaque domaine de l’action publique.

10À l’issue d’une série de travaux conduits sur les politiques territorialisées de formation professionnelle et d’emploi [Berthet, 1999, 2004a et b, 2005a, et b, 2007, 2008, 2009 ; Bel & Berthet, 2009], il me semble possible d’avancer l’idée selon laquelle l’action publique en matière d’emploi et de formation s’inscrit aujourd’hui sous l’égide d’un registre de légitimation fondé en premier lieu sur la notion de proximité. En effet, la logique de proximité dans l’action publique se déploie dans un lien fort avec la territorialisation des politiques publiques. Pourtant, elle a durablement été stigmatisée dans la sphère politique comme renvoyant à des pratiques notabiliaires et clientélistes. Côté obscur du « local », la conception hexagonale de la proximité relationnelle et géographique s’inscrivait dans une relation centre/périphérie où le centralisme était perçu comme seul garant de la neutralité de l’intérêt général. La vogue de la gouvernance a fourni les arguments justifiant qu’une action publique au plus proche des territoires ne soit plus suspecte de dévoyer l’intérêt public et qu’on envisage même la possibilité qu’émerge de la proximité un possible intérêt général local [Rangeon, 2005].

11Encadrée par de nouvelles modalités de management public le plus souvent promues par les instances européennes ou internationales – partenariat, subsidiarité, évaluation, coproduction territorialisée –, la territorialisation de l’action publique trouve dans la logique de proximité, les instruments d’une légitimation qui la rend compatible avec l’unité et l’indivisibilité toujours affirmée de la République. En d’autres termes, l’efficience managériale supposée qu’octroie une action publique de proximité justifie la sortie progressive d’un modèle stato-centré de définition de l’intérêt général.

12Que ce soit sous l’angle des redistributions institutionnelles, des représentations de l’intérêt général ou des instruments de l’action publique, la proximité offre ainsi un répertoire de légitimation qui innerve aujourd’hui toute l’architecture des dispositifs de formation et d’emploi. Ce répertoire se structure autour de trois lignes de force : territorialisation de l’intervention publique, individualisation de ses dispositifs et hybridation dans sa mise en œuvre. C’est à cette dernière dimension qu’on s’intéressera plus particulièrement ici. Cet intérêt renvoie au fait que l’hybridation croissante des sphères publiques et privées dans la conduite de l’action publique est, de ces trois lignes de force, celle qui mine le plus sûrement la construction institutionnelle de l’État moderne et sa légitimité.
En effet, reconfigurer l’action publique à l’aune de la proximité, c’est faire du partenariat et de la gouvernance des vertus cardinales [Considine, 2001]. L’injonction partenariale encadre l’émergence de toutes nouvelles arènes et scènes politiques locales. Les représentations dominantes de l’action publique en matière d’emploi et de formation invitent à un partenariat croissant avec les acteurs de l’entreprise, de l’économie sociale et du monde politique. L’hybridation des décideurs se justifie là aussi par une exigence d’efficacité qui commande que toutes les « forces vives » soient associées à la lutte contre le chômage. Cette hybridation croissante des arènes décisionnelles se prolonge, dans le champ de la mise en œuvre des politiques actives de l’emploi, par une dynamique similaire pour ce qui concerne les opérateurs de ces dispositifs d’action publique. En effet, le recours à des opérateurs non gouvernementaux, qu’ils soient de statut privé ou semi-public, s’est largement répandu. S’il s’est construit progressivement, ce phénomène n’a pourtant été mesuré que récemment. Ce sont les travaux d’une instance d’évaluation du Commissariat général du plan qui ont fourni une première tentative de quantification de ce processus.

2 – Action publique de proximité et recours à des opérateurs privés

13Entre février 2002 et décembre 2003, une instance d’évaluation présidée par Dominique Balmary a été chargée de réaliser un premier bilan quantitatif et qualitatif des procédures de recours à des opérateurs externes dans la politique de l’emploi. Le rapport de cette instance [Balmary, 2004] propose un vaste panorama de ces processus pour ce qui concerne la politique de l’emploi stricto sensu[8] depuis le milieu des années 1980. Après en avoir présenté les principaux points, nous analyserons la manière dont ce premier constat a été « rattrapé » par les évolutions de la politique de l’emploi et l’ouverture d’un marché privé du placement des demandeurs d’emploi pour souligner in fine, et à travers l’exemple singulier des politiques de formation professionnelle, le rôle clé des instruments de politique publique dans ces transformations.

2.1 – L’externalisation de la politique de l’emploi : un phénomène massif et protéiforme

14Le bilan réalisé par cette instance fait apparaître un engagement « massif et protéiforme » dans l’externalisation. Ainsi, en 2002, l’externalisation des mesures par le ministère de l’Emploi et ses agences représentait un poids financier en croissance rapide de 700 M € soit 6 % du total des dépenses de la politique active. Il concernait à des degrés divers l’ensemble des fonctions (paiement, accompagnement et placement des demandeurs d’emploi, conseils aux entreprises, soutien au développement local) de la politique de l’emploi à l’exception de deux fonctions qui demeurent de la seule autorité de l’État : la conception des mesures et le contrôle de leur mise en œuvre.

15Pour le gouvernement, les motifs de l’externalisation relèvent de contraintes propres à ses choix en matière de politique de l’emploi [Berthet et Cuntigh, 2004a]. En effet, le recours à des opérateurs externes se comprend au regard du fait qu’il paraît nécessaire de gérer la massification du chômage tout en individualisant de plus en plus les prestations aux demandeurs d’emploi mais à effectifs constants au sein de l’administration. D’une part, l’alourdissement constant des tâches dévolues aux agents du service public de l’emploi fait apparaître les limites de capacité et de compétences du dispositif français de lutte contre le chômage. D’autre part, le fonctionnement du marché du travail est conçu comme lié à des rythmes cycliques de croissance et de décroissance. Ce caractère cyclique justifie, aux yeux des responsables politiques, que le nombre d’agents du SPE ne soit pas accru lors des phases d’augmentation du chômage. Ainsi, le recours à des emplois contractuels mais surtout l’usage de prestations externalisées permet de résoudre cette quadrature du cercle et d’absorber les variations du marché du travail sans recrutement de fonctionnaires supplémentaires. Les raisons du recours à des opérateurs externes, telles qu’elles apparaissent au fil des auditions conduites au sein de l’instance du Plan, laissent ainsi apparaître la prééminence d’un souci gestionnaire avec toutefois, en filigrane, celui de ne pas augmenter le nombre de fonctionnaires du ministère et de ses agences sous tutelle.

16Si le choix de l’externalisation relève de décisions du ministère et de ses agences, il faut bien noter que les services déconcentrés chargés de leur mise en œuvre ne peuvent s’y soustraire. « Sans véritablement forcer le trait, en matière d’administration de la politique de l’emploi, l’État “arrive dans un territoire comme dans une préfecture”. Tout y est ordonné de la même manière au niveau des donneurs d’ordres et des modes d’externalisation. » [Dubouchet, 2003.] La décision d’externalisation tout autant que ses modalités relèvent essentiellement du niveau national et s’imposent largement aux services territoriaux : « Les directives centrales, leur degré de précision, les protocoles de mise en œuvre dont ils sont assortis, ne laissent pas le choix de l’externalisation aux responsables des services déconcentrés. Le cadre réglementaire apparaît unique nationalement, homogène et prégnant, dans la mesure où il s’impose aux donneurs d’ordre du SPE comme aux opérateurs. » [Ibid., p. 21].

17Si elles s’imposent à tous les agents du SPE, les pratiques d’externalisation sont plus ou moins développées et institutionnalisées selon les organismes. À l’ANPE le processus d’externalisation est ancien et routinisé tandis qu’au sein des services du ministère de l’Emploi il semble nettement plus récent et faiblement institutionnalisé. Sollicitée régulièrement pour intensifier son service aux demandeurs d’emploi tout en bénéficiant d’une relative stabilité de la commande d’État par le biais de ses contrats de progrès pluriannuels, l’ANPE a développé une ingénierie de la commandite assez aboutie. Le recours à des prestataires externes y est massif : il a été multiplié par 10 entre 1998 et 2003. Certaines mesures sont intégralement sous-traitées et, de manière générale, ce sont environ les deux tiers des actions de l’ANPE qui sont confiées à des prestataires externes. Au sein des services déconcentrés du ministère de l’Emploi ces pratiques sont nettement moins stabilisées. Les contraintes propres qu’induisent les changements fréquents dans les orientations gouvernementales en matière d’emploi (nouveaux dispositifs, priorisation volatile des objectifs, réorganisations des mesures) et le double niveau non coordonné de commandement hiérarchique des agents locaux du ministère (national au sein de l’administration de l’emploi, local par l’intermédiaire des préfectures) gênent une stabilisation des procédures d’externalisation.
Au final, les constats du rapport Balmary font émerger un paysage de l’externalisation massif dans les politiques de l’emploi, plus ou moins stabilisé selon les acteurs du SPE. En tout état de cause, il est appelé à connaître un développement rapide et important qui entraîne de facto la fin du monopole théorique détenu par l’ANPE sur le placement des demandeurs d’emploi.

2.2 – De l’externalisation à la mise en concurrence ou les prémisses d’un changement de paradigme d’action publique

18Par une brusque accélération de l’histoire, la « position monopolistique » de l’ANPE a été sérieusement battue en brèche deux ans après la sortie du rapport Balmary. En 2005, une série d’expérimentations a abouti à l’institutionnalisation de la mise en concurrence de l’Agence par la convention tripartite État-ANPE-Unedic du 5 mai 2006. La mise en concurrence de l’ANPE avec des opérateurs privés a été explicitement prévue dans cette convention. Elle a rapidement été mise en exécution puisque le Conseil d’administration de l’Unédic décidait, dès le mois de juillet, de lancer un appel d’offre européen sur deux ans pour l’accompagnement au retour à l’emploi de 46 000 chômeurs indemnisés et nécessitant un accompagnement renforcé. En septembre, 17 prestataires étaient sélectionnés pour conduire cette opération [9]. Avec la mise en concurrence de l’ANPE sur le placement des demandeurs d’emploi, c’est une inflexion forte que connaît le développement de ce marché. Certes, la procédure de sélection et de pilotage de ces actions se fait « en présence de l’ANPE » [10], mais le changement introduit est nettement qualitatif puisque l’agence publique passe d’une posture de commanditaire unique à une position clairement concurrentielle avec le secteur privé. Cette dernière ne s’y est d’ailleurs pas trompée qui clame, chiffres à l’appui, sa compétitivité par rapport aux organismes privés et son meilleur rapport coût/service rendu [ANPE, 2006] [11].
Ce changement, qui plus est, ne relève pas d’un acte isolé mais s’inscrit dans un cycle de réforme de la gestion du marché du travail [CERC, 2005]. En effet, la mise en concurrence de l’ANPE par l’Unédic fait suite à la montée en puissance de ce dernier organisme (association privée gérée de manière paritaire par les partenaires sociaux) au sein de la politique de l’emploi. Cantonnés jusqu’à la loi de cohésion sociale [12] au seul rôle d’indemnisation des chômeurs, les Assédic ont été depuis inclus dans le cercle fermé du « noyau dur » des opérateurs de la politique de l’emploi. Ce rapprochement a conduit dans la période la plus récente à l’intégration de l’ANPE et de l’Unédic au sein d’une structure commune « Pôle Emploi ». Cette étape ultime – la fusion des deux organisations en une seule –, au-delà des difficultés liées au statut, à la professionnalité, aux cultures professionnelles de leurs agents, signe la volonté de rapprocher autant que possible les fonctions d’indemnisation et de placement. Ce rapprochement est logique dans une perspective d’activation puisque l’indemnisation (ou plus précisément sa suppression graduelle) est conçue comme un moyen de pression visant à garantir l’effectivité de la recherche d’emploi. Au-delà de l’institutionnalisation du rôle des Assédic dans la conduite de cette politique, les modalités concrètes de l’intervention publique ont elles aussi été réformées. La mise en œuvre du PPAE (Projet personnalisé d’accès à l’emploi) a été l’occasion d’instaurer un profilage statistique [Georges, 2006] des demandeurs d’emploi, de créer un Dossier unique du demandeur d’emploi, de réaffirmer la nécessité d’un guichet unique de services (maisons de l’emploi) et d’inciter au rapprochement opérationnel à tous les niveaux territoriaux de l’ANPE et des Assédic. Complété par les transformations de la législation sociale dans une optique de renforcement du contrôle de « l’accomplissement d’actes positifs et répétés » en vue la recherche d’un « emploi convenable » [13], c’est un basculement complet de la politique de l’emploi dans la logique de l’activation qui s’est opéré en France entre 2001 et 2006 ; et le recours à des opérateurs privés en constitue un élément clé. Dans ce processus de changement, la transformation des institutions constitue, on l’a vu ici, un élément central. L’étude d’un processus similaire et complémentaire dans le champ de la formation professionnelle permet de souligner le rôle tout aussi décisif des changements instrumentaux.

2.3 – Changements instrumentaux : le code des marchés publics et ses effets sur le pilotage du système régional de formation

19Le champ de la formation professionnelle connaît une dynamique similaire de recours à des opérateurs privés. S’il offre une perspective relativement différente par la place qu’y occupe le code des marchés publics, celle-ci demeure convergente dans la logique qui l’anime.

20Au sein du système éducatif français, mais dans une position d’interface avec le secteur des politiques d’emploi, d’insertion sociale, de développement économique et d’aménagement du territoire, la formation professionnelle continue a elle aussi fait l’objet de profondes transformations en vue de son adaptation aux exigences de l’activité économique et des transformations de l’action publique territoriale. À la différence des politiques d’emploi, le recours à des opérateurs privés pour conduire les actions de formation n’y est pas une nouveauté. L’administration centrale de la formation (Délégation à la formation professionnelle au sein du ministère du Travail) puis les Conseils régionaux n’ont jamais été opérateurs directs de ces politiques. Ils se sont toujours adressés pour les mettre en œuvre à des opérateurs externes qu’ils soient publics (Greta, AFPA) ou privés (organismes de formation, associations intermédiaires). Ce qui change aujourd’hui, ce sont les conditions d’organisation et de régulation politique de cette sous-traitance. Elle repose principalement depuis septembre 2001 sur la mise en œuvre du code des marchés publics.

21Répondant aux recommandations de la Commission européenne, l’application du nouveau code des marchés publics (NCMP) aux champs de l’insertion et de la qualification professionnelle a considérablement affecté les relations entre Conseil régional et organismes de formation. Bien que d’application récente et sous le coup d’ajustements réguliers, la décision de basculer la commande publique dans le champ d’application du code des marchés publics a transformé en profondeur la régulation du marché de la formation.

22Ce passage s’est traduit par un repositionnement de la commande publique qui distingue dorénavant logique de subvention et achat de prestations. L’introduction d’une dynamique dominante d’achat de prestations dans un marché administré a bouleversé les pratiques routinisées de subvention des organismes de formation qui prévalaient jusqu’alors. Ce changement s’est rapidement traduit par la mise en cause de la position singulière de l’AFPA dans ce nouveau dispositif du fait de la décentralisation de son offre de formation aux Conseils régionaux par la loi du 13 août 2004. Ainsi, à la demande de la Fédération de la formation professionnelle (FFP), l’Autorité de la concurrence a rendu le 18 juin 2008 un avis mitigé précisant l’application des règles de concurrence à l’AFPA : « L’AFPA devrait ainsi être mise en concurrence avec d’autres opérateurs plus fréquemment qu’autrefois, dans le cadre d’appels d’offres. (…). La régionalisation devrait avoir pour effet d’accroître la diversité de l’offre de formation, les régions étant en particulier à même dans de nombreuses situations de mettre l’AFPA en concurrence avec d’autres opérateurs et de substituer à l’ancien système de commande publique un système d’appels d’offres. »

23Du côté des collectivités territoriales, cette innovation institutionnelle transforme leur posture et ses exigences. Elles passent ce faisant d’une posture de coordination des interventions à un rôle de commanditaire. Ce changement nécessite une adaptation importante des politiques régionales qui se fait à un rythme et selon des processus différents d’une région à l’autre. Les observations du Rapport thématique sur la formation professionnelle de la Cour des comptes soulignent ainsi la diversité et les difficultés de cette mise en œuvre [Cour des comptes, 2008, p. 22 sqq. ainsi que les réponses des Conseils régionaux]. Elle s’est notamment traduite par la nécessité d’acquérir ou de développer les compétences internes nécessaires à la conduite d’une ingénierie de commandite publique. Un point apparaît ici central qui concerne la définition des besoins de formation. Si jusqu’en 2002, les régions pouvaient se « contenter » de définir des orientations générales pour le système régional de formation, l’introduction du NCMP les a contraintes à définir précisément et de manière préalable les besoins régionaux en termes d’offre territorialisée de formation. Or, à la différence des services d’État, les Conseils régionaux disposent rarement en interne des services d’études permettant de réaliser cet état des lieux préalable à la formulation de la commandite publique. Résoudre cette difficulté suppose ainsi de développer des partenariats ad hoc ou d’internaliser cette compétence.

24Ce changement de professionnalité affecte tout autant les organismes de formation. La réponse aux multiples appels d’offre a impliqué, pour leur survie, que ces organismes soient à même de développer des compétences nouvelles. L’instabilité financière générée pour ces acteurs est telle que les fonctions de veille sur les marchés publics, de montage de dossier et d’ingénierie financière sont devenues centrales. Le savoir-faire en matière de pédagogie et de conseil – toujours aussi nécessaire compte tenu notamment des exigences accrues en termes de placement des bénéficiaires – a dû être complété par le développement de pôles d’ingénierie de projet et de gestion.

25Le passage de mécanismes de subvention de projets à des pratiques d’achat de prestations en marché auprès des organismes de formation tend ainsi à transformer sur le fond la relation avec la collectivité territoriale en renvoyant celle-ci à une logique marchande. Saisir l’ampleur de ce changement suppose un bref détour par les dimensions techniques des transformations introduites par le NCMP. À titre d’exemple, le passage d’une avance allant de 30 à 60 % des actions à un seuil limité à 5 % a eu des effets notables sur la survie des organismes de formation. Les risques financiers sont maintenant pleinement supportés par ces derniers très inégaux en termes de taille et d’ingénierie. Ce transfert de l’avance financière des commanditaires aux prestataires a considérablement fragilisé ces derniers. « La brutalité de la rupture du système d’avances ajoutée à la lenteur de la montée en charge des dispositifs de formation font que les organismes qui ne disposent pas de fonds de roulement, ce qui est logique pour des associations, pourraient rencontrer des difficultés financières mortelles. » [Bourglan, 2002.] Beaucoup d’entre eux n’ont ainsi tout simplement pas les moyens en trésorerie leur permettant d’attendre le paiement de leurs prestations. Cette difficulté est accentuée par l’imposition de règles de gestion toujours aussi rigides (règle du paiement au service fait sur la base de 90 % de taux d’occupation des stages ou coût de l’heure stagiaire imposé par exemple). Par contre, les exigences en termes de suivi et de placement des bénéficiaires ne cessent d’être plus contraignantes. Or le marché de la formation est fait d’organismes très inégaux au regard de ces exigences. De ce fait, seuls les organismes les plus importants, dotés d’une bonne ingénierie financière, peuvent faire face à ces contraintes, au détriment des petits organismes (notamment issus de l’économie sociale) qui connaissent les plus grandes difficultés. La mission d’observation sur la formation professionnelle du Sénat a ainsi pu conclure sur ce sujet : « L’offre de formation de services de qualification et d’insertion professionnelles, destinée aux publics fragilisés et à certains demandeurs d’emploi, est constituée principalement de petites structures associatives ou de PME. Ces organismes, majoritaires dans le secteur de l’insertion, ont eu l’occasion, notamment lors du déplacement de la mission d’information à Marseille, d’évoquer leurs difficultés à répondre de manière satisfaisante aux appels d’offres, faute de personnels suffisants et qualifiés pour instruire leurs dossiers de candidatures. » [Sénat, 2007.]
Les collectivités territoriales n’ont bien sûr aucun intérêt à l’atrophie du marché de la formation dans leur territoire et réfléchissent de concert avec les organismes de formation aux moyens d’assouplir le choc de ce bouleversement. Certaines d’entre elles avaient ainsi anticipé la mise en œuvre du NCMP en introduisant, dans le cadre de la procédure antérieure de subventionnement, des appels à projets qui ont pu socialiser les acteurs locaux à l’émergence de ces nouvelles logiques et appuyer le développement en interne d’une ingénierie de projet [Tissier, 2002]. D’autres, prenant exemple sur les pratiques développées notamment par l’ANPE, se sont orientées vers la mise en œuvre de procédures d’habilitation avec pour objectif de stabiliser et de garantir la qualité de l’offre régionale de formation en repérant les organismes régionaux offrant des prestations de qualité pour leur offrir un accès pluriannuel stabilisé aux appels d’offre [Lardeur, 2002]. Amortir les effets de la mise en œuvre du NCMP vise de la sorte à permettre aux autorités régionales de préserver l’existence d’un marché local de la formation tout en continuant à bénéficier de l’avantage stratégique que le code leur procure en termes de capacité régulatrice.
C’est bien sur ce dernier point qu’il paraît important d’insister. L’introduction du NCMP déborde largement le cadre strictement financier ou plus précisément il augmente, par le bouleversement des procédures financières, la marge de manœuvre politique des Conseils régionaux. La transformation du cadre des relations financières entre commanditaires publics et prestataires a constitué, pour les premiers, un gain net en termes de capacité d’intervention sur l’offre régionale de formation. En effet, en déplaçant le centre de gravité dans la définition des besoins de formation et en donnant aux acteurs publics la capacité à structurer les actions de formation en amont, le NCMP leur a conféré un pouvoir de régulation important. En ce sens, on pourrait émettre l’hypothèse que cet outil vient compléter la décentralisation institutionnelle en donnant aux Conseils régionaux des moyens d’intervention décisifs sur le marché de la formation. Plus généralement, il importe de noter que le développement de l’externalisation ne traduit pas nécessairement un affaiblissement de la capacité régulatrice des acteurs publics. Il serait plus juste de noter un déplacement de l’exercice de la puissance publique. Ainsi que le rappelle Jacques Freyssinet à propos des pratiques d’externalisation du service public de l’emploi évoquées précédemment dans cet article : « Le choix de l’externalisation n’implique pas l’effacement de l’État (ou du service public de l’emploi), mais un changement de la nature de son intervention et le développement de compétences lui permettant de maîtriser le processus : définition de cahiers des charges, procédures d’habilitation, construction d’un système d’information intégré, méthodes de suivi et d’évaluation, avec un rôle crucial de la détermination des critères d’évaluation. » [Freyssinet, 2004.]

3 – Conclusion

26Pour autant, et si l’on peut effectivement constater une dynamique convergente de changement liée aux pratiques d’externalisation, on peut néanmoins s’interroger, pour conclure, sur les différences entre politiques de formation professionnelle et d’emploi au regard de ce phénomène. Si, dans les deux cas, l’acteur public demeure maître du jeu, voire accroît sa capacité de régulation, il n’en reste pas moins que les dynamiques se distinguent assez fortement. Revenons rapidement sur ces différences avant d’en proposer une clé de lecture politologique.

27L’externalisation du côté de l’accompagnement des chômeurs vers l’emploi renvoie pour une large part à des motifs gestionnaires (cf. supra). Pour le moment et tant que l’ouverture du marché du placement à des opérateurs privés n’aura pas abouti à la constitution d’un réel marché [Pérez et Personnaz, 2008], ce processus ne transforme pas sur le fond les missions et les pratiques habituelles des agents du SPE. Dans ce domaine, comme nous l’avons vu plus haut, le cœur du changement se loge davantage dans une série de transformations profondes des représentations, des systèmes d’acteurs et des instruments. Ces changements sont portés par la mise en œuvre du principe d’activation et le recours à des prestataires externes accompagne techniquement l’émergence de ce nouveau paradigme.

28Du côté des politiques de formation professionnelle, le paysage institutionnel est complexe. La décentralisation a multiplié par vingt-six les intervenants publics sans qu’une réelle coordination interrégionale ne soit construite. Les clivages entre formation initiale et continue d’un côté, régulation territoriale ou par branches professionnelles de l’autre persistent et se soldent par une segmentation des publics, des dispositifs et des flux financiers. La mise en œuvre du code des marchés publics a contribué à atomiser et fragiliser l’univers des organismes de formation. Mais à la différence des politiques d’accompagnement des demandeurs d’emploi, l’externalisation est ici le moteur des transformations. Elles ont pour centre de gravité le rôle d’un instrument d’action publique [14] singulier, le nouveau code des marchés publics. La mise en œuvre de ce nouvel instrument transforme à lui seul les modes de régulation, les professionnalités, les positions d’acteurs et la nature des échanges politiques entre commanditaires et prestataires. L’innovation produite par ce dispositif apparaît comme radicale pour ces derniers et la capacité à s’adapter à cette innovation apparaît comme un enjeu central pour tous les acteurs.

29L’analyse des politiques publiques propose, à partir de la division sectorielle de l’action publique, des éléments d’explication de ces difficultés. La notion de secteur d’action publique renvoie principalement à l’organisation de la régulation politique. Elle transfère en quelque sorte au champ politique la sociologie des systèmes de Luhmann [1982] et l’idée selon laquelle à la différenciation fonctionnelle des sociétés correspond une organisation du travail politique en secteurs relativement autonomes : « Chaque politique (agricole, sociale, de la santé, de l’enseignement, de la défense, de l’environnement, etc.) tend ainsi à délimiter un domaine spécifique d’intervention publique et l’organisation du champ scientifique tend d’ailleurs à reproduire ce découpage, puisque l’on aura des spécialistes des politiques sociales, de défense, de l’environnement ou des politiques agricoles. » [Muller, 2005, p. 180.] Le secteur d’action publique est ainsi avant tout « une structuration verticale des rôles sociaux (en général professionnels), qui incarnent des règles de fonctionnement, d’élaboration de normes et de valeurs spécifiques, de sélection des élites et de délimitation des frontières » [ibid., p. 181]. Dans l’organisation politico-administrative française [15], la régulation des normes et des valeurs ainsi que les mécanismes de représentation d’intérêts se font traditionnellement à l’intérieur des secteurs et sous l’égide d’organisations dédiées notamment au sein de l’administration publique d’État. Depuis le début des années 1980, ce modèle sectoriel vertical et stato-centré fait l’objet d’un « débordement des secteurs par les territoires » [Mériaux, 2005]. La territorialisation croissante de l’action publique tend ainsi à lui substituer des régulations intersectorielles et multiniveaux. Les différences qui se créent entre les politiques gérées au sein de secteurs historiquement constitués et celles qui relèvent de domaines interstitiels territorialisés fournissent des clés de compréhension du processus de changement dans l’action publique comme celui abordé dans cet article : l’externalisation.

30La politique d’accompagnement des demandeurs d’emploi s’inscrit pleinement dans un secteur constitué de l’action publique. Les systèmes d’acteurs et les rôles y sont fortement institutionnalisés, les mécanismes de production de la décision et de la mise en œuvre sont routinisés et les représentations du sens de l’action publique dans ce secteur sont stabilisées. Cet agencement sédimenté contribue à expliquer les résistances des acteurs institués au changement qu’introduit la mise en œuvre des logiques d’activation. L’irruption d’une matrice concurrente entraîne des dissonances normatives, cognitives et institutionnelles qui expliquent ces résistances. Sentiment de dépossession et de désinstitutionnalisation au profit d’une régulation marchande prédominent chez les acteurs « traditionnels » du ministère du Travail. La sectorisation se solde ainsi par une coordination hiérarchique rodée mais une forte résistance au changement des tenants du modèle institué. Les enjeux relatifs plus spécifiquement à l’externalisation relèvent principalement de l’ajustement technique notamment sur un point clé qui est celui de la coordination externe du SPE. En effet, la mise en œuvre d’une telle stratégie visant à réinscrire les demandeurs d’emploi dans une démarche « positive » d’insertion professionnelle en augmentant leur « niveau d’employabilité », suppose que l’action des pouvoirs publics accompagne cette injonction sur la base d’une coordination régulière et fluide du SPE avec les autres acteurs de l’accompagnement des demandeurs d’emploi [Cahuc et Kramarz, 2004]. La coordination externe apparaît ainsi comme un enjeu clé de la mise en œuvre des pratiques d’externalisation. C’est notamment le cas du fait de l’existence d’une série de cloisonnements institutionnels fondés sur les statuts des bénéficiaires. Parmi ceux-ci on peut mentionner, le cloisonnement des fonctions d’indemnisation et de placement opposant chômeurs indemnisés et non indemnisés dans l’accès à certaines prestations de la politique de l’emploi (notamment la formation professionnelle), ou celui des fonctions d’orientation scolaire et postscolaire [Borras, 2008].
La formation professionnelle continue de son côté ne constitue pas un secteur d’action publique mais un domaine d’intervention situé à l’intersection de plusieurs secteurs constitués (éducation, emploi, insertion, économie). Elle est de la sorte « dépourvue » du cadre institutionnel qu’offre le secteur à l’expérience des agents. La dépendance de sentier y est nécessairement moins forte et elle offre de ce fait moins de résistances à l’innovation institutionnelle. Les tentatives de politisation des enjeux ont moins de prise parce que les mécanismes sectoriels de représentation des intérêts (syndicats, relais d’opinion) sont inexistants ou faiblement institués. Il n’est que d’imaginer un instant l’hypothèse d’une extension du champ d’application du code des marchés publics à l’enseignement scolaire pour réaliser la politisation immédiate que connaitrait une telle décision dans ce secteur voisin au sein du système éducatif. La non-appartenance à un secteur d’action publique peut ainsi constituer un facteur potentiel de porosité plus forte aux changements cognitifs, institutionnels et instrumentaux. Pour autant, le revers de cette position est l’éclatement de ce domaine d’intervention et l’hétérogénéité de ses acteurs. En l’absence de la cohérence qu’offre l’inscription dans un secteur, les clivages de représentations, les cloisonnements institutionnels et la segmentation de l’intervention publique persistent et grèvent durablement la coordination des acteurs. La non-sectorisation se solde ici par une ouverture potentielle à l’innovation mais se heurte à des difficultés récurrentes de coordination des acteurs.

Notes

  • [1]
    Pour une synthèse de la littérature sur l’activation et la présentation d’une enquête comparative sur ce thème, voir Barbier [2006].
  • [2]
    Pour une présentation synthétique des évolutions de la politique d’intervention sur le marché du travail et une discussion de la prise en compte de la dimension territoriale dans ce processus, voir Guitton [2008].
  • [3]
    C’est-à-dire celles ciblant les activités de retour à l’emploi à la différence des dépenses dites « passives » qui viseraient selon cette conception à promouvoir le retrait des demandeurs d’emploi du marché du travail.
  • [4]
    Rappelons ici qu’étymologiquement « activation » apparaît au début du xxe siècle comme un terme de physique et désigne alors la contamination radioactive. Il se définit comme : « action de communiquer à un milieu des propriétés radioactives » http://www.cnrtl.fr/etymologie/activation.
  • [5]
    Les travaux de Hall sur l’apprentissage politique l’ont conduit à proposer une typologie du changement dans les politiques publiques. Aux termes de cette classification, trois ordres de changements politiques peuvent être envisagés : les changements de premier ordre concernent le niveau de fixation des instruments alors que les instruments eux-mêmes et les objectifs généraux de la politique ne changent pas ; les changements de deuxième ordre interviennent lorsque les instruments eux-mêmes, ainsi que leur niveau de fixation, sont modifiés. Enfin, les changements de troisième ordre renvoient à une transformation drastique puisqu’elle concerne simultanément les objectifs, les instruments et leur portée. Alors que, dans les deux premiers ordres, la dépendance de sentier domine, le troisième ordre constitue un changement de paradigme.
  • [6]
    Pour une présentation synthétique de ces mécanismes d’émergence d’un nouveau paradigme des politiques publiques développés par Peter Hall, on se référera à l’ouvrage Pierre Muller et Yves Surel [Muller et Surel, 1998].
  • [7]
    Pour une présentation de la notion de « secteur d’action publique », cf. la conclusion de cet article.
  • [8]
    Le mandat cadrant les travaux de cette instance – à laquelle a contribué l’auteur de l’article – concernait en effet les interventions publiques de l’État dans le champ de la politique active de l’emploi à l’exception notable des dispositifs de formation professionnelle même lorsque ces derniers s’adressent à un public de demandeurs d’emploi.
  • [9]
    Les organismes associatifs et notamment les organismes de formation ont été écartés de cet appel d’offre en dépit de propositions aux coûts inférieurs. Un recours soutenu par les Urof (Unions régionales des organismes de formation) a été intenté devant le TGI de Paris qui l’a invalidé le 6 octobre 2006.
  • [10]
    Unédic, Circulaire n° 2006-20 du 21 août 2006, la Convention État-ANPE-Unedic du 1er juin 2006 relative à la mise en œuvre du projet personnalisé d’accès à l’emploi prévoit, quant à elle, que « l’Assédic et l’ANPE se coordonnent en amont de la mise en concurrence ».
  • [11]
    Pour un bilan de ces expérimentations, voir le rapport de synthèse rédigé sous la direction de C. Seibel, Rapport de synthèse du comité de pilotage de l’évaluation sur les expérimentations d’accompagnement renforcé des demandeurs d’emploi conduites par l’Unédic et l’ANPE en 2007, octobre 2009.
  • [12]
    Il faut de surcroît rappeler que la loi de cohésion institutionnalise le rôle des organismes privés de placement en les introduisant dans la gamme des acteurs qui peuvent « participer au service public de l’emploi », Loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale, art. 1-3.
  • [13]
    La notion d’« emploi convenable » a été très discutée, elle renvoie dans le code du travail à l’appréciation pour les demandeurs d’emploi d’un « emploi compatible avec leur spécialité ou leur formation et avec leurs possibilités de mobilité géographique » Art. R311-3-5.
  • [14]
    Un instrument d’action publique se définit dans cette perspective comme « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » [Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 13].
  • [15]
    « Cette vision de l’action publique comme se déployant au sein de secteurs bien identifiés porte la marque de la situation française, dans laquelle – au moins pour les domaines d’action traditionnels –, à chaque politique, à chaque domaine, s’identifie un corps ou, au moins, un groupe de fonctionnaires relativement identifiable et stable qui va revendiquer l’exclusivité du traitement des problèmes entrant dans son champ de compétence. » [Muller, 2005, p. 180].
Français

Résumé

Le recours à des opérateurs extérieurs à l’administration du travail pour conduire et mettre en œuvre la politique de l’emploi a connu récemment un net développement. Cette dynamique est au cœur d’un changement qualitatif majeur des politiques dans ce secteur de l’action publique. La logique d’activation qui sous-tend ces nouvelles formes de gouvernance de la lutte contre le chômage affecte l’ensemble des politiques de l’emploi. C’est-à-dire qu’elles touchent également, mais selon des procédures et dans des contextes institutionnels différents, tant l’intervention sur le marché du travail que la formation professionnelle continue. Cet article vise à présenter ces transformations en soulignant le fait qu’elles s’inscrivent dans un changement de paradigme des politiques publiques.

Mots-clés

  • politique de l’emploi
  • externalisation
  • activation
  • analyse des politiques publiques

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Thierry Berthet
SPIRIT, Université de Bordeaux
t.berthet@sciencespobordeaux.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/rfse.006.0131
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