CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction [1]

1La qualification des produits est un préalable nécessaire à leur échange sur le marché. De nombreuses études de sociologie économique portent ainsi sur le travail de qualification, c’est-à-dire sur la définition des caractéristiques à partir desquelles les produits sont évalués. Dans leur ensemble, elles révèlent notamment que ce travail est réalisé par différents types d’acteurs : des consommateurs [Dubuisson-Quellier, 2009], des distributeurs [Debril, 2000], des experts [Sainte Marie et Agostini, 2003], des forums hybrides [Callon, Lascoumes et Barthes, 2001], des producteurs [Garcia-Parpet, 2009]… L’étude des produits d’artisanat d’art et de leur commercialisation nous a conduite à nous intéresser plus particulièrement aux producteurs, c’est-à-dire aux artisans d’art. Ces céramistes, ébénistes, tapissiers, verriers, etc., se définissent avant tout par leur activité de création ou de restauration de pièces uniques ou réalisées en petites séries et donc par le travail à visée esthétique d’un matériau (terre, bois, textile, verre…). Dans la mesure où ils vendent généralement eux-mêmes les produits qu’ils ont fabriqués, ils jouent en réalité le double rôle de producteur et distributeur. Ces professionnels des métiers d’art [2] apparaissent dès lors comme des acteurs centraux du processus de qualification de leur propre production.

2La singularisation des produits d’artisanat d’art constitue un enjeu essentiel pour les professionnels des métiers d’art. Selon L. Karpik [2007], « lorsque les produits d’échange sont des singularités, (…) les acteurs donnent la préférence aux qualités plutôt qu’aux prix » [p. 62]. Ces singularités s’inscrivent dans un « marché-jugement » sur lequel la régulation relève donc moins des prix que d’un jugement sur la qualité des biens. L. Karpik identifie ainsi un certain nombre de biens et services qui relèvent de ce marché particulier : « Les œuvres d’art, la grande cuisine, les grands vins, les biens de luxe, le tourisme, de nombreux produits de l’industrie culturelle, certains biens de l’artisanat et des formes particulières d’expertise » [p. 9]. Comme nous le montrerons, l’inscription des produits d’artisanat d’art dans ce type de marché n’a en réalité rien d’évident a priori. Elle est néanmoins recherchée par les artisans d’art eux-mêmes qui tentent ainsi de valoriser leur production. C’est donc à l’étude du processus de singularisation des produits d’artisanat d’art, ou plutôt aux tentatives menées en ce sens par les producteurs, que nous consacrons cet article. Conformément à la proposition de L. Karpik [2002], nous nous intéressons, en amont de l’échange, « à la dynamique à moyen et long terme de la singularisation et de la désingularisation des produits de l’échange » [p. 283-284]. Si la transformation d’un produit en marchandise nécessite un important travail d’objectivation [Anzalone, 2009], sa transformation en singularité requiert un véritable travail de construction symbolique [Bourdieu, 1977] destiné à produire des croyances en une certaine qualité du produit.

3Le travail de qualification mené par les artisans d’art peut être analysé comme un travail entrepreneurial. Peu compétitifs du point de vue des prix par rapport à leurs deux principaux concurrents – l’industrie et les amateurs –, les professionnels des métiers d’art cherchent à imposer la qualité comme variable d’ajustement du marché afin de vendre leurs produits. L’inscription dans un régime de singularité doit en effet leur permettre de justifier des prix de vente élevés afin de couvrir leurs importants coûts de production. En plaçant leurs produits sur un marché-jugement plutôt que sur un marché-prix, ils cherchent à réaliser un profit monétaire afin de vivre de leur métier et de pérenniser leur entreprise. La construction sociale de la singularité apparaît bien, dès lors, comme une stratégie entrepreneuriale.
L’article consiste donc en l’analyse des enjeux et des formes du travail de qualification mené par les artisans d’art. Après avoir présenté la construction de la qualité comme une stratégie entrepreneuriale des professionnels des métiers d’art pour singulariser et valoriser leurs produits, nous mettrons l’accent sur les dispositifs concrets élaborés par ces producteurs pour mettre en forme le marché.

Encadré 1 – Méthodologie de l’enquête

Notre étude s’appuie sur un matériau qualitatif composé d’entretiens semi-directifs avec 87 professionnels des métiers d’art (céramistes, ébénistes, laqueurs, mosaïstes, tapissiers, verriers, etc.) interrogés entre mars 2008 et février 2009, essentiellement en Région parisienne mais aussi en Bretagne et dans deux villages de potiers de la région Centre. Nous avons eu recours aux annuaires des différents métiers (Guide des céramistes, Guide des verriers…) pour contacter la plupart des artisans d’art. Certains ont également été rencontrés sur le conseil d’autres enquêtés. Pour constituer notre échantillon, qui contient autant d’hommes que de femmes, nous avons pris soin d’interroger des professionnels de différents âges, de diverses expériences, mais aussi des artisans d’art plus ou moins impliqués dans les institutions et associations de leur profession. Les entretiens, d’une durée moyenne d’une heure et demie, comportaient une partie biographique, s’intéressaient au travail réalisé en atelier et étaient aussi orientés sur la vente des produits fabriqués et l’ensemble des problèmes liés à cette commercialisation. 23 représentants d’institutions participant à la promotion des métiers d’art en France ont également été interrogés, en particulier au sujet de la représentation institutionnelle et politique du secteur en France.
Des observations ont enfin été menées en 2008 et 2009 dans les expositions d’artisanat d’art (« Carrousel des métiers d’art et de création », « Le Salon international du patrimoine culturel », « Les Journées de la céramique », « Maison et Objet ») et dans les ateliers parfois aussi convertis en espaces de vente. Elles nous ont permis d’identifier certains dispositifs caractéristiques du marché de l’artisanat d’art et de noter les arguments de vente avancés lors des interactions avec les clients.

2 – Construire la qualité pour vivre de sa production

4La place de l’artisanat d’art sur le marché français est mise à mal par une double concurrence : celle de l’industrie et celle des amateurs. Ces deux types de producteurs proposent en effet des biens concurrents moins chers que ceux réalisés par les professionnels des métiers d’art. Afin de s’en différencier et de vendre leur production, les artisans d’art mettent en avant la « qualité » de leurs produits, qui repose, selon leurs dires, sur leur processus spécifique de fabrication. Ils sont ainsi contraints de se faire entrepreneurs et de s’investir dans un travail de persuasion pour vivre de leur métier.

2.1 – La qualité comme remède à la concurrence par les prix

5À la tête de très petites entreprises (TPE) comprenant moins de dix salariés ou travaillant la plupart du temps seuls dans le cadre d’entreprises individuelles ou unipersonnelles [3], les artisans d’art vendent généralement eux-mêmes les produits qu’ils fabriquent. Parce qu’ils sont fortement attachés d’un point de vue affectif à cette production personnelle, les modalités de vente qui sont les leurs (dans les salons, foires, marchés, boutiques ou à l’atelier) portent la trace de la « dénégation de l’“économie” » décrite par P. Bourdieu [1992] à propos des écrivains et des artistes. Ainsi, les artisans d’art présentent le profit économique comme secondaire par rapport au bénéfice personnel retiré de l’activité de fabrication elle-même [4]. Contrairement aux artistes et écrivains cependant, les artisans d’art ne bénéficient pas d’intermédiaires, tels que les éditeurs ou les marchands, qui leur évitent le contact direct avec le marché [5]. Malgré leurs réticences, ils doivent donc apprendre rapidement à faire face à leurs concurrents, que ceux-ci fassent ou non partie du même segment de marché, c’est-à-dire qu’ils soient ou non eux-mêmes artisans d’art.

6Le secteur des métiers d’art se trouve en effet toujours confronté à deux concurrents situés à des pôles opposés : l’industrie, d’une part, qui s’avère plus compétitive du fait de ses modes de production standardisés, les amateurs, d’autre part, qui vendent parfois leurs produits sur les mêmes lieux que les professionnels. L’industrie rassemble des diffuseurs modernes de très grande taille ayant recours à l’importation et qui sont parfois responsables de contrefaçons en copiant les modèles inventés par les artisans d’art. Sur le marché, la concurrence de l’industrie est fortement ressentie :

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« Il y a une pub à la télé en ce moment qui me fait râler, c’est : “Combien ça coûte pour changer la maison ?” Ils présentent le bol à 1,50 euro. Aïe ! Ça fait mal hein. Parce que nous on ne peut pas. C’est même pas le prix de la terre. »
(céramiste, Paris)

8Lors des entretiens, les céramistes nous confiaient ainsi fréquemment leur découragement face aux très bas prix pratiqués par la grande distribution. De la même façon, les ébénistes et tapissiers évoquaient souvent Ikea comme modèle de distributeur dont ils subissaient la concurrence par les prix. Tous décriaient ensuite l’industrie de masse comme un vecteur de baisse de la qualité des produits. À côté de cette industrie, un second pôle concurrentiel est né avec le développement des loisirs créatifs : celui-ci est constitué d’amateurs qui vendent, sans statut professionnel, les objets qu’ils ont confectionnés. Aux dires des artisans d’art, les amateurs seraient de plus en plus nombreux à investir illégalement le marché. Puisqu’ils ne peuvent accéder aux expositions dédiées aux professionnels, ils vendent essentiellement leurs pièces sur des marchés locaux de petite taille où les exposants ne sont pas contraints de justifier d’un statut professionnel. Leur production de mosaïque, pâte à sel, peinture sur soie, etc., ne nécessite généralement pas un équipement important. Puisqu’ils ne cherchent pas à vivre de leur production et qu’ils ne payent aucune charge pour la vente non déclarée de leurs objets, les amateurs ont tendance à tirer les prix vers le bas et parfois à vendre davantage que les professionnels. Ils sont donc particulièrement mal vus par ces derniers qui dénoncent ainsi, lors des entretiens réalisés, l’amateurisme comme une forme de « concurrence déloyale ».

9Les biens issus de l’artisanat d’art, d’une part, de l’industrie et des amateurs, d’autre part, se ressemblent parfois au point d’apparaître substituables sur le marché. Une céramiste reconnaît ainsi :

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« C’est vrai qu’ils font de très belles choses en déco à Ikea ou ailleurs. Mais justement, il faut montrer que la céramique, c’est autre chose. C’est un autre rapport à l’objet. Ce n’est pas de la déco. Il doit y avoir un lien, une relation qui se crée avec l’objet. »
(Céramiste, Essonne)
Imposer l’idée selon laquelle l’artisanat d’art, « c’est autre chose », telle est la stratégie que les professionnels des métiers d’art doivent adopter s’ils souhaitent vendre leur production. Du fait de leurs coûts de production élevés, liés à la réalisation de pièces uniques ou en petites séries et à l’importance du temps passé sur chacune d’entre elles, ils ne peuvent concurrencer efficacement par les prix l’industrie et les amateurs. Il leur faut donc se différencier de leurs deux concurrents en créant leur propre espace marchand. Celui-ci s’éloigne de l’univers de la commensurabilité et de la standardisation pour faire de la qualité son principal mode de régulation. Nous allons maintenant étudier les supports argumentatifs sur lesquels s’appuient les professionnels des métiers d’art pour construire cet espace marchand spécifique.

2.2 – La dimension productive au centre du travail de qualification

11Les professionnels des métiers d’art présentent la dimension productive de leur activité comme un critère essentiel à partir duquel doivent être évalués les biens qu’ils mettent en vente. L’accent est mis en priorité non pas sur les biens eux-mêmes (leur utilité, leur originalité, leur esthétique…), puisque ces derniers peuvent paraître substituables du point de vue des consommateurs, mais sur les différents aspects de leur production qui, seuls, peuvent distinguer véritablement les produits d’artisanat d’art de leurs concurrents. Les artisans d’art valorisent par exemple le fait que le bien soit fabriqué dans un unique atelier à partir d’un savoir-faire personnel rare. Conformément à la logique de « dénégation de l’“économie” » qui domine dans le secteur, les artisans d’art transforment leur passion et leurs contraintes de petits producteurs en critères de qualité, susceptibles d’être reconnus comme tels par les consommateurs. Leur tentative de singularisation repose ainsi sur leur capacité à faire de nécessité vertu, mais également sur leur aptitude à transmettre une certaine conception de la qualité à laquelle eux-mêmes adhèrent et au nom de laquelle ils exercent leur métier. La mise en avant de la dimension objective du processus productif comme critère subjectif de qualité se présente donc comme une stratégie pour éviter l’amalgame avec l’industrie et les amateurs sur le marché [6].

12La valorisation du processus de fabrication conduit les professionnels des métiers d’art à personnaliser leur production. En mettant en avant leurs savoir-faire spécifiques et le style de production propre à leur entreprise, ils inscrivent leur identité dans leurs produits. Ainsi personnalisés au cours du processus de production, les objets deviennent reconnaissables et identifiables comme étant les produits d’un artisan d’art particulier. La valeur de ces objets ne peut dès lors être détachée de la personne de leur fabricant. En cela, l’artisanat d’art porterait la marque de l’« esprit du don » propre aux sociétés primitives étudiées par M. Mauss [1925]. Dans ces sociétés, en effet, les choses ne sont pas séparées des personnes : « Présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi. » [P. 86.] Si la dissociation entre la chose et la personne est caractéristique des sociétés modernes, M. Mauss montre néanmoins que l’« atmosphère du don » [p. 219] n’a pas totalement disparu aujourd’hui. Elle se manifeste notamment par l’attachement dont font preuve les artisans d’art vis-à-vis des choses qu’ils créent. Nombre d’entre eux nous ont ainsi confié qu’ils conservaient certains de leurs objets parce qu’ils n’étaient pas parvenus à s’en détacher d’un point de vue affectif :

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« S’il y a un objet sur lequel, je ne sais pas pourquoi, je m’attache un peu plus par rapport à la façon dont je l’ai fait, etc., là c’est même pas la peine, je le prends direct parce que je sais très bien que celui-là j’aurai du mal à le voir partir. »
(Céramiste, Yvelines)

14La personnalisation du bien est donc parfois telle que celui-ci devient inaliénable. Lors de la mise en vente du reste de la production, cet attachement du fabricant à ses objets est mis en avant. La singularisation des biens d’artisanat d’art repose par conséquent sur l’explicitation marchande de cette personnalisation survenue dans la sphère productive.

15La personnalisation des objets créés différencie l’artisanat d’art du monde de production industriel fondé sur la standardisation et l’anonymat des producteurs dans la sphère marchande. Les professionnels des métiers d’art se rapprochent simultanément du monde de production interpersonnel analysé par R. Salais et M. Storper [1993], celui-ci étant caractérisé par des produits spécialisés et dédiés : « l’individualité des personnes est (…) fortement incorporée dans les produits spécialisés-dédiés du monde interpersonnel. Dans ce monde, nous pouvons dire véritablement que les objets ont une âme. » [P. 58.] Les artisans d’art eux-mêmes aiment parler de « supplément d’âme » pour qualifier leurs objets. Du fait de la personnalisation, « la concurrence est centrée sur des qualités hétérogènes de produits à chaque fois hautement individualisés » [p. 46], ce qui rend ces produits difficilement substituables. La stratégie de différenciation se traduit donc bien par un processus de singularisation.

16Selon le métier d’art exercé et selon la façon dont ils l’exercent, les artisans d’art valorisent néanmoins différemment leur activité. Le monde de l’artisanat d’art n’est en effet pas homogène. Deux pôles principaux peuvent être distingués : un pôle artistique vers lequel tendent les artisans d’art créateurs et un pôle artisanal qui fait primer la technique sur la créativité. Même si cette distinction traverse les divers métiers, on peut toutefois opposer les métiers de bijoutier, céramiste, verrier, etc., qui s’inscrivent principalement dans le pôle artistique, et ceux de doreur, ébéniste, tapissier, etc., qui relèvent plutôt du pôle artisanal. Les artisans d’art « artistes » insistent davantage auprès des consommateurs sur l’originalité de leur travail de création ou sur les multiples essais que requiert le travail du matériau pour parvenir à la forme ou la couleur recherchée. Se référant ainsi au modèle de la recherche artistique, une céramiste exprime ses difficultés pour parvenir à réaliser l’émail souhaité :

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« Je fais constamment des essais nouveaux d’émaux. Vous voyez, ça c’est des essais d’émaux qui vont passer au four et je suis en train d’en faire toute une série. Et je veux trouver le juste point dans une couleur et dans un grain d’émail. Et donc il faut que je fasse beaucoup d’essais pour arriver à cela. »
(Céramiste, Paris)

18Les artisans d’art « artisans » mettent, quant à eux, davantage en avant l’excellence ou la virtuosité de leurs savoir-faire traditionnels :

« Nous, on est vraiment sur des techniques traditionnelles. Et même si on nous demande un canapé moderne, on va le faire à la façon du xviiie. C’est-à-dire qu’on va réutiliser le crin animal, on va réutiliser toutes les techniques anciennes. On essaye de défendre vraiment le travail traditionnel, le goût du beau, du travail bien fait. »
(Tapissier, Paris)
Si, selon leur conception du métier, les artisans d’art ne valorisent pas exactement les mêmes dimensions du travail productif, ils partagent néanmoins l’idée selon laquelle la qualité d’un objet d’artisanat d’art repose sur la particularité de son processus de fabrication. Pour imposer cette idée dans la sphère marchande, ils doivent s’investir dans un travail de persuasion des consommateurs.

2.3 – Le travail de persuasion, principal ressort de la singularisation

19Les artisans d’art sont a priori éloignés de la figure de l’entrepreneur clairvoyant qui parvient à réaliser des profits en cernant les volontés des consommateurs. Avant de créer leur entreprise, ils ne réalisent que très rarement une étude de marché pour savoir si leurs produits rencontreront effectivement une demande. De fait, ils refusent de concevoir leur activité comme un simple travail d’ajustement à la demande (même s’ils sont parfois contraints de lui faire des concessions en diversifiant leur production). Adoptant une posture similaire à celle des artistes, ils considèrent que le public n’est pas le mieux à même de juger de la qualité de leur travail. Ils préfèrent donc autonomiser la sphère productive et s’investir, dans un second temps uniquement, dans la sphère marchande, en tentant de forger une demande pour leurs produits [7]. Puisqu’ils ne bénéficient pas d’intermédiaires pour vendre leurs produits, ils se doivent d’être leurs propres marchands. Ils mènent donc eux-mêmes le travail de persuasion qui consiste à convaincre les consommateurs de la qualité supérieure des produits d’artisanat d’art afin de justifier leur achat. Comme le précise I. Kirzner [1973], ce travail de persuasion peut être considéré comme un travail entrepreneurial, même si, selon lui, il serait plus rationnel pour les entrepreneurs de chercher à répondre à la demande plutôt que d’essayer de la modifier : « Les entrepreneurs seraient mieux avisés, dans leur propre intérêt, de produire les marchandises que d’ores et déjà les consommateurs demandent le plus intensément, plutôt que de fabriquer des articles moins recherchés par ces consommateurs, et qu’ils ne parviennent à écouler qu’au moyen de coûteux efforts de persuasion. Il y a bien entendu plusieurs raisons qui font qu’il est rentable d’engager des efforts dans le but de modifier les goûts » [p. 126]. La tentative de modification des goûts des consommateurs vise la réalisation d’un profit dans la mesure où, en cas de réussite, elle incitera les consommateurs à acheter plus cher des biens d’artisanat d’art. Puisque la qualité d’un produit n’est pas une donnée mais une variable régie par les forces du marché, les producteurs tentent de participer activement à sa mise en forme par ce travail de persuasion. Ainsi, « la qualité du produit est façonnée par décision entrepreneuriale » [Kirzner, 1973, p. 111].

20Pour convaincre les consommateurs de la qualité spécifique de leurs produits, les artisans d’art mènent tout d’abord leur travail de persuasion en dehors de la sphère marchande, c’est-à-dire dans la sphère publique. Ils tentent d’informer, mais aussi d’« éduquer », c’est-à-dire de « transformer les schèmes de perception et d’appréciation » [Bourdieu, 2000, p. 76] du public afin que celui-ci s’initie à leur propre vision du monde. L’expression « éducation du public » revient ainsi souvent dans les entretiens avec les professionnels des métiers d’art :

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« Moi je pense qu’il y a une éducation du public à faire. Énormément. Leur faire comprendre que ce qui est fait en France et ce qui est fait par un artisan, ça ne peut pas avoir la même valeur. Il y a un travail d’éducation politique et d’éducation du public. »
(Lissière, Finistère)

22L’objectif est donc de transformer les consommateurs ordinaires en consommateurs avertis, voire engagés, qui adhèrent à l’éthique partagée par les artisans d’art et achètent en conséquence.

23Le travail de persuasion s’inscrit également dans la sphère marchande à proprement parler et repose alors sur un travail de marketing visant à reconfigurer la demande plutôt qu’à y répondre. Étudiant le secteur du luxe, G. Teil [2005] révèle qu’en dehors du « marketing suiveur », existe « le “marketing de l’offre” auquel les entreprises ont recours lorsqu’elles cherchent à faire connaître leurs créations ou à insister sur la supériorité méconnue – selon elles – de leurs produits » [p. 9]. Dans le cas de l’artisanat d’art, ce marketing de l’offre s’appuie sur différents dispositifs de mise en scène de la qualité que nous décrirons dans la deuxième partie. Par « dispositifs » nous entendons l’ensemble des équipements matériels et des discours qui entourent la commercialisation des produits et qui tendent ainsi à les qualifier. À travers la mise en valeur du processus de fabrication et la personnalisation qu’ils opèrent, nous montrerons que ces dispositifs participent d’un travail de construction symbolique de la qualité des objets d’artisanat d’art. Ce travail « symbolique » est mené dans d’autres domaines pour des biens plus standards, à l’instar des maisons individuelles étudiées par P. Bourdieu dans Les structures sociales de l’économie [2000] : « Le vendeur contribue pour une part déterminante à la production du produit : ce qui est proposé à l’acheteur, ce n’est pas seulement une maison, mais une maison accompagnée du discours qui l’entoure. » [P. 204.] De la même façon, sur le marché de l’artisanat d’art, sont vendus aussi bien l’objet que le symbole, car ont été produites des croyances dans la qualité de l’objet. Cette dimension symbolique prédomine dans le secteur, de telle sorte qu’elle justifie à elle seule l’achat d’objets d’artisanat d’art :

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« Les gens sont prêts à payer un petit peu plus cher un objet qui est loin d’être parfait, parce que, comme il est fait à la main, il est forcément un peu irrégulier, mais ils se disent : “Voilà, je mets ça sur ma table, on voit que je ne l’ai pas eu chez Ikea, forcément, et c’est un truc qu’on ne verra chez personne d’autre.” »
(Céramiste, Yvelines)

25En présentant leurs produits comme des biens distinctifs [8], les artisans d’art contribuent à l’inscription de leurs objets dans une « économie des biens symboliques » [Bourdieu, 1977]. Les dispositifs marchands auxquels ils ont recours pour convaincre les consommateurs de la qualité de leurs produits sont les outils de cette construction symbolique.

26La construction de la qualité ne consiste néanmoins pas en la création de symboles sans lien avec la façon dont les producteurs eux-mêmes envisagent leur activité. Les tentatives de différenciation mises en œuvre par les artisans d’art ne peuvent être assimilées à une simple manifestation d’hypocrisie de leur part. En effet, si la construction de la qualité apparaît bien comme une stratégie entrepreneuriale, celle-ci est plus ou moins inconsciente en tant que stratégie dans la mesure où les professionnels adhèrent eux-mêmes entièrement aux croyances qu’ils développent auprès du public [9]. Au-delà de la stratégie de différenciation, les discours sur la qualité leur permettent aussi de se définir eux-mêmes. Dans les métiers d’art, la qualité a ainsi profondément à voir avec la question de l’identité.
Le travail symbolique de qualification s’appuie lui-même sur la matérialité du monde de l’artisanat d’art. Ce sont en effet le processus de production et les savoir-faire techniques qui sont valorisés sur le marché. Il n’y a donc pas lieu d’opposer de façon étanche espace technique et scène marchande [Vatin, 2009], et ce d’autant plus que les professionnels des métiers d’art sont eux-mêmes à la fois producteurs et vendeurs. C’est en fait essentiellement par le truchement de dispositifs marchands que les éléments les plus techniques participent de la qualification des produits d’artisanat d’art. Par ailleurs, la stratégie de singularisation ne tend pas à déconnecter les prix de vente des coûts de production, comme c’est le cas pour les biens de luxe ou les œuvres d’art, mais vise plutôt à réajuster ces prix aux coûts de production élevés. S’appuyant sur la dimension productive, le travail symbolique a donc pour finalité le bon fonctionnement de la sphère de production.
Nous avons mis en évidence la nécessité pour les artisans d’art de construire la qualité de leurs produits afin de se différencier de l’industrie et de l’amateurisme, et ainsi de vivre de leur métier. Relevant d’une véritable stratégie entrepreneuriale, le travail de singularisation mené par ces producteurs dans la sphère marchande doit maintenant être précisément décrit. C’est donc à l’étude concrète des dispositifs mis en place par les artisans d’art que nous consacrons la partie suivante.

3 – Équiper le marché pour construire la singularité

27Pour singulariser leurs produits, c’est-à-dire les rendre incommensurables, multidimensionnels et incertains [Karpik, 2007], les artisans d’art se lancent individuellement et collectivement dans un travail de persuasion du public. En équipant le marché de dispositifs de différentes natures, ils tentent d’établir des équivalences et des distinctions entre produits et d’inscrire leurs propres biens dans un espace de vente spécifique et reconnaissable. Les dispositifs marchands mis en place ne peuvent dès lors être analysés simplement comme des repères cognitifs pour les consommateurs. Ce sont aussi des instruments de persuasion et donc de construction de la demande.

3.1 – Les stratégies individuelles de mise en scène de la qualité

28Contraints de se faire vendeurs de leur propre production, les artisans d’art apprennent peu à peu, au cours de leur carrière, à valoriser leurs objets sur différents lieux de vente. Ceux-ci peuvent être multiples : expositions diverses, salons professionnels ou « tout public », galeries, boutiques, marchés, sans oublier leurs propres ateliers qui peuvent être transformés en espaces de vente. Sur ces différents lieux, dédiés ou non aux métiers d’art, les professionnels tentent de se différencier de l’industrie et des amateurs par un travail de mise en forme du marché. S’ils tendent à dénigrer l’activité de vente qu’ils considèrent comme du « sale boulot » [Hugues, 1996], ils se familiarisent néanmoins progressivement, au contact de leurs pairs, aux diverses techniques de mise en scène de leurs produits. Ils se professionnalisent ainsi dans leur activité de vente [10].

29Sur leur stand individuel dans un salon d’artisanat d’art ou dans leur atelier ouvert au public, les professionnels des métiers d’art tentent d’orienter l’appréciation des clients avec lesquels ils entrent en interaction grâce à divers dispositifs scéniques. Ils investissent ainsi une partie de leur temps et de leur argent dans des équipements qui visent à « orienter la connaissance » [Karpik, 2007], « attacher » [Callon et Muniesa, 2003], « capter » [Cochoy, 2004] et donc persuader la clientèle. Nous avons ainsi pu observer, lors de la biennale du « Carrousel des métiers d’art et de création » en 2008 ou lors du « Salon international du patrimoine culturel » en 2009, la présence sur certains stands de postes de télévision qui diffusaient des images ou des films sur le processus de fabrication. Des photographies d’ateliers, des books, des dépliants explicatifs, des démonstrations… participaient également de cette mise en scène de la qualité des produits [11]. Comme dans les boutiques de luxe étudiées par G. Teil [2005], « le décor tentait d’évoquer la qualité par un certain nombre de prises ou de signes » [p. 11], la qualité évoquée dans notre cas relevant davantage des savoir-faire des artisans d’art que des objets exposés eux-mêmes. Finalement, sur les différents lieux de vente, ce ne sont pas uniquement les produits qui sont présentés : l’accent est mis sur le processus même de fabrication artisanale.
Le fait que le vendeur se confonde avec le producteur participe également de la qualification des produits d’artisanat d’art dans la sphère marchande. L’individualité de producteur tend à s’inscrire dans l’image du produit. Lors d’observations dans les expositions d’artisanat d’art, nous avons plusieurs fois entendu le récit par les artisans d’art de leur parcours professionnel : ils cherchaient à faire comprendre aux clients la nature de leur engagement dans le métier. L’histoire de vie ainsi racontée sur le lieu de vente tend à personnaliser et donc à singulariser les objets présentés aux yeux des clients entrés en interaction avec le professionnel. En mettant en avant leurs caractéristiques personnelles (présentation sur le lieu de vente, affichage des prix et récompenses obtenus, indications sur le lieu d’habitation, récits de vie…), les artisans d’art inscrivent leurs produits dans un espace particulier qui tend à dénier le caractère purement marchand des interactions. Paradoxalement, cette stratégie de personnalisation vise pourtant à favoriser l’achat (encadré 2).

Encadré 2 – Dans l’atelier d’un souffleur de verre : la singularisation à l’œuvre

Comme de nombreux artisans d’art, Sylvain, souffleur de verre, a décidé de transformer son atelier en atelier-boutique et de bénéficier ainsi davantage de l’économie touristique de la commune bretonne dans laquelle il s’est installé. Pour cela, il a aménagé son atelier de telle sorte que lieu de travail et lieu de vente apparaissent comme deux espaces bien distincts. Ainsi, lorsqu’il pousse la porte de l’atelier, le visiteur a tout d’abord l’impression de pénétrer dans une boutique, voire une galerie, où sont exposés, avec leur prix, différents flacons ou vases en verre coloré sur des étagères, des plots ou à l’intérieur de vitrines. En avançant de quelques pas, il découvre néanmoins rapidement l’atelier : à côté du four imposant et source d’une importante chaleur, sont entreposés pêle-mêle les cannes, pinces, moules et autres outils ou matières premières. La plupart du temps, Sylvain souffle le verre et façonne ses pièces devant un public attroupé, manifestant un grand intérêt pour cette démonstration d’un savoir-faire manuel peu connu.
L’atelier-boutique réunit dans un même espace lieu marchand et lieu productif, tout en les distinguant d’un point de vue visuel afin que le public se repère dans cet espace et y circule avec aisance. Les démonstrations de savoir-faire de Sylvain, qui attirent de nombreux touristes, mettent en valeur le processus de fabrication des différents objets exposés dans la boutique et le présentent de façon implicite comme un critère essentiel de qualité qui doit présider à l’achat. Ainsi, les clients ne sont pas incités à acheter uniquement des objets en verre, mais également à payer pour le processus de production particulier à l’origine de ces objets. La présence de Sylvain personnalise en outre les produits qui se trouvent dès lors marqués par l’image que lui-même dégage à travers son travail du verre et ses interactions avec les clients. Rompant avec l’anonymat propre à d’autres espaces de vente, la mise en scène tend à dénier l’aspect marchand du lieu – aspect avec lequel l’artisan d’art lui-même est peu à l’aise – afin de favoriser, en le réenchantant, l’échange commercial. L’intégration du public dans l’espace productif participe donc du processus de singularisation de la production dans la sphère marchande.

30Parallèlement à la personnalisation de l’échange marchand, chaque pièce (unique ou réalisée dans le cadre d’une petite série) est elle-même personnalisée par la signature du producteur. Les modes de qualification des objets d’artisanat d’art se réfèrent ainsi en partie aux dispositifs propres au secteur artistique. La signature lie l’objet à son créateur, même après l’achat. Un ébéniste parisien nous confiait ainsi que les meubles qu’il avait fabriqués resteraient toujours « ses » meubles, même s’il les vendait. Une telle personnalisation de l’objet n’est pas sans rappeler la notion indigène du hau décrite par M. Mauss dans son Essai sur le don : « Même abandonnée par le donateur, [la chose reçue] est encore quelque chose de lui. » [1925, p. 84.] La signature, qui inscrit l’individualité du fabricant dans l’objet, se présente comme un « gage » [p. 215] : la qualité de l’objet engage la responsabilité, voire l’honneur, de l’artisan d’art.

31Le discours émis par les artisans d’art participe également de la mise en forme du marché. Les professionnels des métiers d’art soulignent ainsi systématiquement aux clients potentiels les différences entre leurs produits et ceux que l’on peut trouver dans la grande distribution :

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« Vous pouvez acheter des assiettes à 5 euros à Casa, mais si vous aimez l’âme qu’elles dégagent, c’est bon vous pouvez les acheter mais bon… »
(Céramiste, Cher)

33Pour cette même raison, certains s’offusquent lorsqu’est utilisé le terme de « produit » pour désigner leurs « objets » ou « pièces » :

34

« Je déteste le terme de “produit”. Pour moi, c’est vraiment… mais c’est pornographique quoi ! La pornographie pure et simple. Je ne supporte pas. C’est un “objet”. »
(Céramiste, Paris)

35Paradoxalement, dans l’imaginaire des artisans d’art, le terme de « produit » est davantage connoté en référence à l’industrie de masse qu’il ne se rapporte à l’idée originelle de production.

36En termes de convention de qualité, pour reprendre la typologie de l’économie des conventions [Eymard-Duvernay, 1989], les métiers d’art se situeraient plutôt du côté de la convention domestique en rejetant la convention industrielle fondée sur la standardisation. Ainsi, les défauts et imperfections deviennent parfois des preuves de la qualité de l’objet fait main. Cependant, les artisans d’art ne peuvent s’appuyer uniquement sur cette rhétorique car ils risquent alors d’être assimilés aux amateurs qui représentent leurs seconds concurrents sur le marché. Pour se distinguer de ces derniers, ils mettent l’accent sur la haute technicité de leurs savoir-faire et sur l’investissement total dans leur métier. Ils évitent également d’exposer leur production dans des lieux non destinés aux professionnels :

37

« Je suis allée à la Villette. Il y avait de très belles lampes. Super, super, très originales. Mais à côté, il y avait un stand où la fille faisait littéralement de la pâte à sel. Donc, je ne souhaite pas être dans un truc extrêmement inégal comme ça. »
(Céramiste, Paris)

38La pâte à sel, matériau considéré comme peu noble et caractéristique du travail amateur, joue ainsi le rôle de repoussoir pour les professionnels des métiers d’art. Pour se différencier de l’industrie et des amateurs, les artisans d’art mettent donc l’accent, lors de leurs interactions avec les clients, sur la fabrication et/ou la création (les différentes étapes, les détails techniques, le temps passé, l’origine de l’idée…).

39Selon leur plus ou moins grande proximité avec les pôles « artistique » et « artisanal » identifiés dans la première partie, les artisans d’art ont en réalité recours à différentes formes de mise en valeur de leur production et de leurs savoir-faire. Leurs conceptions différentes de la qualité se traduisent dans la scénographie de leurs espaces de vente. Ainsi, dans les salons d’artisanat d’art, certains professionnels revendiquant le statut d’« artiste » n’affichent pas les prix sur leurs objets, mais préfèrent constituer une liste de prix à part, souvent peu visible sur le stand : ils se réfèrent ainsi aux pratiques qui ont cours dans les galeries d’art. D’autres préfèrent aménager leur stand sous la forme d’un atelier en exposant, par exemple, leurs outils de travail : ils mettent ainsi en avant leurs savoir-faire artisanaux. L’hétérogénéité relative des mises en scène individuelles dans les salons traduit donc la pluralité des modes de valorisation des produits d’artisanat d’art. Si les artisans d’art du pôle « artistique » mettent l’accent sur leur créativité, les artisans d’art du pôle « artisanal » insistent davantage sur le caractère traditionnel de leurs savoir-faire d’excellence transmis de génération en génération. Sur la page d’accueil de son site internet, un tapissier parisien présente ainsi son entreprise qualifiée d’« Atelier » ou de « Maison » :

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« L’Atelier T. est soucieux de préserver le travail de qualité, le goût du détail, le plaisir des belles matières et de faire perdurer les gestes séculaires de l’artisanat traditionnel. (…) La Maison T. s’attache toujours aujourd’hui à utiliser les matériaux traditionnels et à conserver un savoir-faire unique. Que dire du plaisir que procure le fait main, la qualité, l’authentique ? »
(Site internet d’un tapissier, Paris)
Plus que de simples fauteuils, créés ou restaurés, le tapissier T. propose à la vente « un savoir-faire unique ». Les différences dans les modes de valorisation des objets d’artisanat d’art se retrouvent également dans les opérations de promotion collective des métiers d’art.

3.2 – Les stratégies collectives de mise en scène de la qualité

41À côté des stratégies individuelles de mise en scène de la qualité, les nombreux et divers organismes de promotion des métiers d’art (Ateliers d’art de France, Chambres de métiers et de l’artisanat, Conseil des métiers d’art, Grands ateliers de France, Société d’encouragement aux métiers d’art…) tentent également de travailler l’image de ces métiers en faisant connaître leurs spécificités afin que le public apprécie à leur « juste valeur », c’est-à-dire selon les critères de la profession, les objets d’artisanat d’art. Dans cette optique, la création de salons ne vise pas seulement à aider les professionnels des métiers d’art à vendre, mais aussi à diffuser massivement auprès du grand public un discours sur la qualité de l’artisanat d’art. Le Commissaire général du « Carrousel des métiers d’art et de création », chargé de l’artisanat d’art à la Chambre de métiers et de l’artisanat de Paris, présente ainsi sa biennale comme une « opération de sensibilisation » :

« C’est une opération de sensibilisation. Au départ ça a été ça : sensibilisation du public, de la presse, de tout le monde quoi. Et c’est aussi une sensibilisation des jeunes. Et dès le départ on a invité des écoles et des lycées professionnels pour ces rencontres. (…) Donc la dernière fois, on a reçu plus de mille jeunes le jeudi et le vendredi. Et à chaque jeune on leur remettait l’annuaire des métiers de l’artisanat, mais tous les métiers de l’artisanat parce qu’il ne faut pas se leurrer hein : ils ne vont pas faire tous des métiers d’art ! Aux professeurs, on leur remettait un CD-Rom aussi avec toutes les formations, une mallette à l’entrée et tout quoi. C’est un accueil personnalisé. »
(Commissaire général du « Carrousel des métiers d’art et de création »)
Une telle opération participe du travail de qualification des produits d’artisanat d’art dans la sphère marchande. Parler de « sensibilisation » permet de présenter le travail de persuasion, réalisé au profit des producteurs, comme un travail d’information au bénéfice des consommateurs. Dans le même esprit, le salon présente des stands dédiés à l’information du public sur les différentes formations aux métiers d’art en mettant l’accent sur les notions de savoir-faire et éventuellement de créativité. Les prix et récompenses (Maîtres d’art, Meilleurs ouvriers de France…) y sont fortement valorisés. Des dispositifs plus proprement marchands peuvent également être mis en place par les organisations professionnelles du secteur, à l’instar du label « Talents de France » créé par les Ateliers d’art de France (AAF) (encadré 3).

Encadré 3 - Labelliser pour mieux régner

Le label « Talents de France » a vu le jour au début du mois de septembre 2009. Créé par les Ateliers d’art de France (AAF), chambre syndicale de professionnels des métiers d’art, il a pour vocation la valorisation des produits d’artisanat d’art en France. S’il existait déjà différents labels dans le secteur des métiers d’art (Artisans ébénistes de France, Artisans tapissiers de France, Entreprises du patrimoine vivant…), il est le premier à s’appliquer aux produits eux-mêmes plutôt qu’aux entreprises et à s’étendre à l’ensemble des métiers d’art plutôt qu’à un métier particulier.
À l’origine de la création du label, AAF souhaite élaborer un outil de communication au service des très petites entreprises de métiers d’art. Demandé par les adhérents, le label est pensé comme un outil de distinction des objets d’artisanat d’art vis-à-vis des produits industriels et des produits « amateurs ». La demande de label est en particulier liée aux contraintes spécifiques rencontrées par les entreprises de métiers d’art sur le marché : ces TPE, dont un bon nombre est constitué d’entreprises unipersonnelles, sont dirigées par des artisans d’art qui ne disposent que rarement d’une formation commerciale. Le label mis en place par AAF est donc conçu comme un outil pour de très petits entrepreneurs qui ne savent ou ne peuvent mener eux-mêmes une politique efficace de communication et de marketing. Il doit permettre aux consommateurs de distinguer les objets d’artisanat d’art à partir de l’étiquette et du logo « Talents de France » dans les différents espaces de vente. Il se présente de fait comme un signe de qualité.
Au préalable, il était toutefois nécessaire d’arrêter un certain nombre de critères caractérisant cette « qualité », ne serait-ce que pour savoir à qui attribuer le label. Après de multiples discussions, AAF a finalement décidé de ne retenir qu’un critère objectif minimal qui s’affranchit de toute appréciation esthétique : celui de la fabrication dans un unique atelier en France. La valorisation du processus productif en tant qu’il s’éloigne des modes de production industrielle apparaît ainsi comme le seul critère sur lequel parviennent à s’accorder les différents artisans d’art. En dehors du fait qu’elle exclut la sous-traitance pratiquée par certains professionnels, la caractérisation du label s’avère ainsi très consensuelle et donc peu distinctive.
Le label « Talents de France » apparaît bien comme un outil conçu au service des producteurs plus que des consommateurs. Lors des discussions menées au sein d’AAF autour de ce projet, l’objectif de convaincre le public de la qualité supérieure des produits d’artisanat d’art était davantage évoqué que l’idée de réduire l’incertitude des consommateurs qui, pour beaucoup, connaissent mal les métiers d’art. Le label vise ainsi à déplacer les choix des consommateurs. Lors de l’entretien qu’il nous a accordé en avril 2009, le responsable du projet à AAF nous confiait que le label était destiné à « challenger les croyances des gens ». Il devait se présenter comme une « promesse », proche de la notion juridique de « garantie d’authenticité », en sachant que la promesse portait sur des caractéristiques instituées comme positives par les producteurs. La persuasion prime ainsi la simple information des consommateurs.

42En dehors des organismes de promotion des métiers d’art, l’image de ces métiers est travaillée par différents types d’acteurs et notamment par les revues spécialisées, les boutiques d’artisanat d’art, etc., mais aussi l’État. À travers le ministère de l’Économie, de l’industrie et de l’emploi ainsi que le ministère de la Culture et de la Communication, l’État s’est en effet donné pour mission depuis les années 1970 la valorisation des métiers d’art français (dans le pays mais aussi à l’étranger). Le dernier rapport sur les métiers d’art, dirigé par la sénatrice Catherine Dumas [2009], insiste ainsi sur la nécessité « d’engager une véritable politique de reconnaissance et de promotion des métiers d’art » [p. 31]. La qualification des produits d’artisanat d’art s’étend donc au-delà de la sphère marchande. Les actions menées convergent pour faire du secteur des métiers d’art un monde et un marché à part.

43Néanmoins, tout comme les acteurs individuels, les acteurs collectifs ne s’accordent pas exactement sur les mêmes critères de valorisation des savoir-faire de l’artisanat d’art. Le rapport à la tradition et au passé apparaît en particulier ambivalent : tandis que la Société d’encouragement aux métiers d’art (Sema) valorise la transmission de savoir-faire ancestraux, AAF cherche à « dépoussiérer » l’image des métiers d’art en promouvant des « métiers d’art contemporains ». Ainsi, si les artisans d’art « artistes » sont plus nombreux à adhérer à AAF, la Sema représente davantage les artisans d’art « artisans ». Il n’existe donc pas de conception totalement unifiée de la qualité de l’artisanat d’art et les institutions de promotion des métiers d’art sont elles-mêmes en lutte pour imposer leurs propres critères de qualification.

4 – Conclusion : retour sur l’analyse des dispositifs marchands

44L’étude du travail individuel et collectif de singularisation mené par les artisans d’art permet d’interroger à nouveaux frais la nature et l’origine des dispositifs marchands. Le travail décrit consiste à transformer des produits a priori substituables avec ceux de l’industrie et ceux des amateurs en produits incommensurables. Les dispositifs mis en œuvre par les producteurs ne se présentent donc pas comme de simples outils de révélation d’une qualité donnée : ils apparaissent eux-mêmes comme des modes de construction de la qualité, et donc ici de la singularité. Autrement dit, la qualité ne préexiste pas aux dispositifs marchands.

45Compris dans le cadre d’une stratégie entrepreneuriale, ces dispositifs se présentent ensuite davantage comme des outils de persuasion plutôt que comme des repères cognitifs. Aussi ne constituent-ils pas une unique réponse fonctionnaliste à un problème d’incertitude du consommateur sur la qualité des biens qu’il peut acheter [Hatchuel, 1995 ; Karpik, 2007]. Dans le secteur de l’artisanat d’art, les producteurs cherchent moins à informer qu’à persuader et davantage à modifier les goûts qu’à développer la connaissance. Plus précisément, ils informent pour persuader et instruisent pour transformer la demande. Si les consommateurs peuvent tout à fait s’appuyer a posteriori sur les dispositifs mis en place pour effectuer leurs décisions d’achat, il nous paraît important de noter que ceux-ci sont originellement perçus par les producteurs comme des outils de singularisation de leurs biens dans la sphère marchande.

46Enfin, les dispositifs mis en place par les artisans d’art visent davantage à créer une incertitude qu’à réduire une incertitude préexistante. C’est essentiellement sur ce point que notre analyse s’éloigne de l’économie des singularités de L. Karpik [2007]. Puisque nous nous intéressons aux tentatives de singularisation des biens d’artisanat d’art et non à des biens déjà institués comme singularités, la signification que nous attribuons aux dispositifs marchands diffère. Si l’incertitude est inhérente à la singularité, conformément à ce qu’affirme L. Karpik, alors, selon nous, tout processus de singularisation résulte logiquement en une nouvelle forme d’incertitude. Singulariser un bien, c’est proposer de nouveaux critères de qualification et donc de nouvelles sources d’incertitude. Dans le cas de l’artisanat d’art, les dispositifs mis en place tendent à provoquer une incertitude dans l’esprit des consommateurs en les incitant à être attentifs au processus de production et à la personnalisation des biens qu’ils achètent. Ces dispositifs font ainsi entrer les produits d’artisanat d’art dans un régime de singularité. Ce faisant, ils restent des dispositifs d’équipement du marché qui offrent simultanément aux consommateurs des repères lors de la recherche a posteriori du « bon » produit, celui-ci étant alors défini en référence aux caractéristiques spécifiques de l’artisanat d’art. Si de tels dispositifs marchands peuvent donc être analysés comme des repères cognitifs du point de vue des consommateurs, ils doivent également être pensés comme des vecteurs de singularisation dans la perspective des producteurs-entrepreneurs.

Notes

  • [1]
    Nous remercions les deux rapporteurs anonymes de cet article pour leurs critiques et suggestions.
  • [2]
    Par commodité, nous utilisons indifféremment ici les termes « artisan d’art » et « professionnel des métiers d’art ». Il faut néanmoins noter que ces qualificatifs ne sont pas employés de manière indifférente par les acteurs étudiés, selon la connotation qu’ils attachent à chacun de ces termes. En particulier, certains n’y ont jamais recours dans la mesure où ils préfèrent se qualifier en référence à un métier spécifique (céramiste, ébéniste, vitrailliste,…).
  • [3]
    Le nombre d’entreprises de métiers d’art est estimé à près de 20 000 en France [Entreprises en bref, 2002]. Selon notre étude statistique fondée sur la passation en décembre 2009 et janvier 2010 d’un questionnaire par internet, 77 % des 840 artisans d’art répondants n’ont pas de salariés.
  • [4]
    La représentation politique du secteur des métiers d’art, placé sous la double tutelle du ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi et du ministère de la Culture et de la Communication, traduit la tension entre visées culturelle et économique qui le caractérise.
  • [5]
    Dans une note de bas de page, P. Bourdieu [1977] écrit d’ailleurs : « Il est probable que le métier d’écrivain ou de peintre, et les représentations corrélatives, seraient totalement différents si les producteurs devaient assurer eux-mêmes la commercialisation de leurs produits » [p. 6].
  • [6]
    La valorisation du processus productif n’est pas sans rappeler la qualification d’autres produits tels que ceux issus du commerce équitable [Le Velly, 2006].
  • [7]
    Pour reprendre une distinction proposée par M. Weber [1921], l’activité des artisans d’art s’inscrit dans une logique budgétaire plutôt que dans une logique lucrative : elle vise à « couvrir des besoins budgétaires » [p. 137] plutôt qu’à « s’orienter en fonction des chances d’un gain » [p. 137].
  • [8]
    Comme pour les œuvres d’art, le caractère distinctif des objets d’artisanat peut relever en partie de leur prix. En cela, ils s’apparentent à des « biens de Veblen » dont la demande augmente avec le prix.
  • [9]
    Les croyances partagées par les artisans d’art (goût du travail bien fait, valorisation de la patience dans le travail, etc.) reflètent leur illusio : selon les termes de P. Bourdieu [1994], les professionnels sont ainsi « pris au jeu, (…) pris par le jeu » de leur propre métier.
  • [10]
    Ateliers d’art de France, chambre syndicale d’artisans d’art, propose à ses adhérents des formations pour apprendre à mettre en scène leur stand dans les salons et expositions.
  • [11]
    À cette image, les sites internet des artisans d’art mettent en avant leurs savoir-faire dans le processus de fabrication à travers des photographies, vidéos ou textes explicatifs.
Français

Résumé

La singularité des produits d’artisanat d’art est le fruit d’une stratégie entrepreneuriale. En mettant l’accent sur la qualité, les artisans d’art se protègent de la concurrence de l’industrie et de celle des amateurs sur le marché. Ils peuvent ainsi justifier des prix élevés ajustés à leurs importants coûts de production. Pour cela, ils s’investissent dans un travail de persuasion et mettent en place des dispositifs marchands qui valorisent leurs spécificités productives en les présentant comme des critères essentiels d’achat pour les consommateurs.

Mots-clés

  • artisans d’art
  • entrepreneuriat
  • marché
  • qualité
  • dispositifs

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Anne Jourdain
CURAPP, Université de Picardie Jules Verne
anne.jourdain@gmail.com
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/rfse.006.0013
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