1 – Introduction
1Les diverses disciplines des sciences sociales que sont l’économie, la sociologie ou le management peuvent-elles, individuellement ou collectivement, aider à comprendre et à analyser l’entrepreneuriat dans son essence, ses visées et ses fonctions ? Individuellement, difficilement, car les efforts de théorisation rattachés à chacune de ces disciplines s’avèrent incomplets et tendent à privilégier une facette du phénomène eu égard à leur préoccupation dominante : le marché et l’équilibre, la production sociale de l’entrepreneur, le souci du développement rentable de l’activité. Collectivement toutefois, bien des progrès ont été réalisés, et il n’est sans doute pas usurpé de considérer que nombre d’ingrédients sont là pour que l’on puisse s’engager dans une quête fructueuse de l’entrepreneur. Swedberg [2006] voit même dans l’acte d’entreprendre un objet de rapprochement prometteur de l’économie et de la sociologie.
2La position retenue, d’une certaine façon la thèse avancée, est que la problématique de l’entrepreneuriat s’inscrit dans un effort plus large de théorisation de l’entreprise ou de l’action collective, fondé sur la reconnaissance d’un agir anthropologique riche, c’est-à-dire d’un agir projectif, à la fois créatif et d’anticipation. Ce faisant, on dépasse les réductions symétriques opérées par l’économie et la sociologie [Thévenot, 2006]. Pour tenter de préciser notre position, nous dirions que l’effort de théorisation de l’action collective nécessite d’articuler conception et régulation de l’action. Dit autrement, il s’agit de rapprocher la perspective artificialiste défendue par Simon dès les années 1960 et ce que l’on pourrait appeler une lecture régulationniste d’inspiration sociologique (au sens de J.-D. Reynaud), à laquelle travaillent des économistes [Postel, 2003], plus largement, nous semble-t-il, les auteurs du courant conventionnaliste [Eymard-Duvernay et al., 2006]. Nous considérons que l’approche régulationniste trouve l’essentiel de ses fondements en sociologie avec la théorie de la régulation sociale de Reynaud [1] (désormais TRS), théorie particulièrement ouverte au dialogue entre les sciences sociales, ce que semblent admettre bien des auteurs [Terssac, 2003]. Dans ce cadre, l’action collective met en jeu un agir projectif [Desreumaux et Bréchet, 1998, 2009 ; Bréchet et Desreumaux, 2004] qui reconnaît la créativité de l’agir [Joas, 1999], et qui permet de penser les phénomènes d’émergence organisationnelle et de façonnement conjoint de l’acteur et du contexte. Comme le souhaitent Eymard-Duvernay et al. [2006], les questions liées de la rationalité, de la coordination et des valeurs engagées dans l’action retrouvent toute leur place dans l’effort de théorisation. À bien des égards, la problématique qui sous-tend notre propos pourrait s’exprimer sous une forme ramassée en posant la question : d’où viennent les règles, et notamment celles qui sont au fondement du fait organisationnel ? La réponse que nous apportons se fonde sur la reconnaissance du phénomène entrepreneurial sous ses diverses facettes constitutives.
3Parce qu’il ne saurait être question dans cette contribution de dresser un tableau exhaustif des contributions disciplinaires multiples, nous prendrons appui sur une synthèse du regard de l’économie pour en retirer les arguments de la place pour le moins problématique qu’y occupe l’entrepreneur. À partir de ce diagnostic critique, nous tenterons de tracer les voies du dépassement que nous suggèrent les efforts de théorisation hétérodoxe en provenance du monde de l’économie, de la sociologie et du management.
2 – La place problématique de l’entrepreneur en économie
4L’économie en tant que champ scientifique entretient une relation complexe avec l’entrepreneur. L’importance de son rôle a été maintes fois reconnue, à l’exemple d’Edgeworth [1925] qui soulignait que « la figure centrale dans le système productif est l’entrepreneur ». D’importants travaux lui ont été consacrés qui font référence au-delà des frontières de la discipline. Néanmoins, l’entrepreneur brille par son absence du paradigme néoclassique dont l’empreinte est majeure dans la pensée économique contemporaine. Casson [1991] parle ainsi de « lacune » dans la théorie économique et Baumol [1993] observe que l’entrepreneur « est le spectre qui hante les modèles économiques ». Le paradoxe d’une telle situation mérite d’être interrogé. Tel est l’objet de cette première section. Nous y rappellerons d’abord succinctement les principales approches qui constituent l’héritage de plus de deux siècles de travaux économiques sur l’entrepreneur. Nous porterons ensuite notre attention sur l’ignorance dans laquelle la théorie néoclassique standard tient l’entrepreneur. Nous soutiendrons que cette ignorance relève de la place qu’elle accorde à l’équilibre et au modèle du choix rationnel. Théoriser le phénomène entrepreneurial exige alors une autre conception de l’action.
2.1 – Les approches économiques de la fonction entrepreneuriale : un bref rappel
5Il convient tout d’abord de rappeler que les approches économiques de l’entrepreneuriat ont très largement adopté un point de vue fonctionnel [Schumpeter, 1983b]. C’est par conséquent sous l’angle du rôle qu’elles attribuent à l’entrepreneur qu’elles se distinguent entre elles. Corrélativement, on peut ajouter que ces approches y sont inextricablement mêlées à l’explication du profit, la question étant de savoir à quelle fonction entrepreneuriale peut être imputé ce type de revenu (et plus particulièrement le profit « pur »).
6L’examen de la littérature économique sur le sujet montre que quatre grandes fonctions entrepreneuriales ont été envisagées. La première, dont la paternité est attribuée à Say [2006], ressortit à la combinaison des facteurs de production. Certains auteurs [Hebert et Link, 1982 ; Blaug, 1998] ont vu dans l’analyse de Say une source de confusion entre l’entrepreneur et le manager. Schumpeter [1983a] porte sur cette question un jugement plus nuancé. Pour lui, la combinaison des facteurs de production ne saurait être appréhendée de la même manière selon qu’elle s’inscrit dans le cadre de l’administration courante d’une entreprise déjà en activité ou qu’elle relève de l’organisation d’une nouvelle entreprise. C’est uniquement dans le second cas qu’elle peut être considérée comme procédant de l’entrepreneuriat. Schumpeter ne dénie donc point toute pertinence à la définition de l’entrepreneur en termes de coordination des facteurs de production, mais il en restreint le domaine de validité à des circonstances particulières.
7C’est précisément au nom de Schumpeter qu’est indéfectiblement associée la deuxième approche de l’entrepreneur qui se voit alors investi de la fonction d’innovation. En 1911, dans sa Théorie de l’évolution économique, cet auteur définit en effet les entrepreneurs comme « les agents économiques dont la fonction est d’exécuter de nouvelles combinaisons et qui en sont les éléments actifs » [Schumpeter, 1999, p. 106]. L’exécution de nouvelles combinaisons recouvre plusieurs cas possibles : la fabrication d’un bien nouveau, l’introduction d’une méthode de production nouvelle, l’ouverture de débouchés nouveaux, la conquête de nouvelles sources de matières premières ou de produits semi-ouvrés, la réalisation d’une nouvelle organisation, comme la création d’une situation de monopole. L’entrepreneur est ainsi considéré comme le moteur du développement économique, puisqu’il n’hésite pas à rompre avec les routines du « circuit ». Par ce terme, Schumpeter entend traduire l’état d’une économie en équilibre statique dans laquelle « chaque agent économique est sûr de sa base, et […] est porté par la conduite que tous les autres agents économiques ont adoptée en vue de ce circuit, agents auxquels il a affaire et qui, de leur côté, attendent qu’il maintienne sa conduite accoutumée » (ibid., p. 113).
8Une troisième approche fait de l’entrepreneur celui qui assume le risque inhérent à l’activité économique. Cantillon, dans son Essai sur la nature du commerce en général publié en 1755, est l’initiateur de cette tradition en décrivant l’entrepreneur comme un individu qui achète à des prix certains pour vendre à un prix incertain « parce qu’il ne peut prévoir la quantité de la consommation » [Cantillon, 1995, p. 30]. Von Thünen, au milieu du xixe siècle, apportera une contribution importante à cette approche en voyant dans le gain entrepreneurial la rémunération d’un risque non susceptible d’être pris en charge par les compagnies d’assurance [Hebert et Link, 1982]. En cela, il annonce l’analyse ultérieure que fera Knight dans son ouvrage Risk, Uncertainty and Profit. On sait que Knight y distingue le risque, probabilisable, de l’incertitude qui ne l’est pas. C’est cette dernière, et elle seule, qui est au fondement de la fonction entrepreneuriale et du revenu qui lui échoit. L’incertitude résulte du caractère fondamentalement changeant de l’environnement économique dont il est impossible d’anticiper avec précision les configurations futures : « Le profit naît de l’imprévisibilité absolue des choses, du pur fait que les résultats de l’activité humaine ne peuvent pas être anticipés et seulement dans la mesure où un calcul de probabilité les concernant est impossible et dénué de sens » [Knight, 1921, p. 311, notre traduction].
9La quatrième manière d’envisager l’entrepreneur consiste à le doter d’une fonction d’arbitrage. Les prémices d’une telle analyse remontent à Cantillon [Blaug, 1998 ; Hebert et Link, 1982], mais c’est incontestablement Kirzner qui en est la figure contemporaine la plus significative. Pour lui, les informations dont disposent les agents sur le marché sont partielles et leurs anticipations peuvent être erronées. Par conséquent, ils prennent leur décision en ignorant certaines opportunités qui, de ce fait, restent inexploitées. Mais le marché est un lieu d’apprentissage, d’acquisition progressive d’informations additionnelles qui vont conduire les agents à modifier leurs plans d’offre et de demande. C’est ce mouvement permanent, et jamais achevé, de correction de l’ignorance initiale des agents qui est au fondement d’un « processus de marché […] intrinsèquement concurrentiel » [Kirzner, 2005, p. 9] recelant des opportunités dont tireront bénéfice ceux qui les découvriront. Par exemple, si « “quelque chose” est vendu à des prix différents sur deux marchés, du fait d’une communication imparfaite entre les deux marchés » [ibid., p. 67], une occasion de profit apparaîtra dont se saisira l’entrepreneur qui aura su faire preuve de la vigilance (alertness) requise pour déceler l’arbitrage à opérer. L’entrepreneur est donc celui qui, grâce à la vigilance dont il fait preuve, sait découvrir les opportunités de profit, contribuant ainsi à réduire l’ignorance des agents.
10Cette présentation nécessairement très lapidaire n’a évidemment pas pour prétention de rendre compte de toute la richesse des travaux réalisés sur l’entrepreneuriat en économie au cours de plus de deux siècles Elle suffit néanmoins à souligner tout à la fois que les économistes ne se sont pas désintéressés de la figure de l’entrepreneur et que l’attention qui lui a été portée conduit à une diversité d’approches. Mais, et nous retrouvons le paradoxe évoqué dans l’introduction de cette section, il convient dans le même temps de souligner que ces travaux ont largement été conduits aux marges des grands courants qui ont structuré la pensée économique, à savoir l’économie classique puis le courant néoclassique issu de la révolution marginaliste.
L’économie classique ignore l’entrepreneur. C’est notamment le cas des principaux auteurs anglais de ce courant et en particulier de Ricardo [Blaug, 1986 ; Hebert et Link, 1982 ; Schumpeter, 1983a]. Chez eux, la figure de l’entrepreneur est entièrement subsumée sous celle du capitaliste [2]. Cette confusion, que pratique également Marx, trouve peut-être son explication dans l’importance que joua l’autofinancement des firmes familiales dans les premières phases du capitalisme industriel en Europe. Mais l’argument n’est pas forcément très probant [Blaug, 1998], puisqu’une telle situation n’empêcha nullement certains auteurs du continent (Say, von Thünen, Mangoldt) de distinguer les deux rôles.
Il n’y a pas davantage de théorie néoclassique de l’entrepreneuriat, même si l’importance de celui-ci a bien été reconnue par les premières générations d’auteurs représentatifs de ce courant. Pourquoi ce vide ? Du fait de la place privilégiée qu’occupe le paradigme néoclassique dans la théorie économique contemporaine, cette question n’a pas seulement un intérêt rétrospectif. La suite de cette section est par conséquent consacrée à son examen.
2.2 – La microéconomie standard ou l’entreprise sans entrepreneur
11Barreto [1989] et Blaug [1998] font remonter aux années 1930 la disparition de l’entrepreneur de la microéconomie néoclassique. Blaug [1998] met cette disparition en relation avec la place importante que vont prendre les configurations d’équilibre dans l’analyse économique. Il souligne qu’à partir des années 1930 puis dans les années 1950 les études de statique comparative sous les hypothèses de la concurrence parfaite exercent une emprise croissante sur la discipline. Il identifie plus particulièrement trois facteurs à l’origine de cette emprise : le triomphe d’une conception achevée (end-state) de la concurrence au détriment d’une conception processuelle ; l’attention de plus en plus soutenue accordée au cours de cette période à la théorie walrasienne de l’équilibre général ; la mathématisation croissante de la discipline.
12Qu’il n’y ait aucune place pour l’entrepreneur dans le paradigme de l’équilibre, les théoriciens de la fonction entrepreneuriale l’ont largement souligné, chacun à leur manière. Knight et Schumpeter ne déniaient point tout intérêt aux modèles d’équilibre et le second vouait une haute estime à Walras ainsi qu’à ses travaux. Mais leurs analyses de la fonction entrepreneuriale la situent clairement en dehors de l’équilibre. Schumpeter [1999, p. 134] observe ainsi que « la conduite de notre type [l’entrepreneur] ne peut pas être incorporée, au même sens que la conduite de l’“exploitant pur et simple”, dans le schéma d’un état d’équilibre, ou d’une tendance vers lui ». L’équilibre ne peut accueillir que des managers car c’est en dehors du « circuit » que les entrepreneurs déploient leurs activités.
13L’entrepreneur kirznerien est tout aussi incompatible avec l’équilibre dont le rôle qui lui est accordé dans l’analyse économique est vivement critiqué. Kirzner observe ainsi qu’il y a quelque inconséquence à parler d’équilibre concurrentiel puisque, dans une telle situation, la « concurrence » renvoie à une situation figée dans laquelle il n’y a plus d’opportunités pour de nouvelles entrées sur le marché. Il regrette alors « qu’en se référant à la situation où il n’y a plus de place pour des avancées du processus concurrentiel, le mot [concurrence] ait fini par signifier exactement l’opposé de ce en quoi consiste ce processus » [Kirzner, 2005, p. 21]. Comme pour Schumpeter, c’est bien hors équilibre que l’entrepreneur trouve sa place, même si Kirzner appréhende de manière différente la dynamique entrepreneuriale puisqu’il lui prête une vertu équilibrante alors que Schumpeter la conçoit à l’inverse comme un facteur de déséquilibre.
En relation étroite avec la prégnance croissante des analyses en termes d’équilibre, la manière qu’a la microéconomie standard de concevoir l’entreprise, réduite à une fonction de production, est un autre facteur d’occultation de l’entrepreneur que Barreto [1989] s’attache particulièrement à examiner. À cette fin, il revient sur l’itinéraire de recherche qui a conduit à la consolidation de ce qu’il appelle la « théorie moderne de la firme ». Il présente cette dernière comme le résultat de l’intégration dans un ensemble cohérent, sous les efforts conjugués d’économistes tels que Hicks, Allen et d’autres à la fin des années 1930, des trois aspects du problème d’optimisation conduisant à la détermination du niveau de production d’une entreprise :
- le premier aspect est relatif au choix de la combinaison d’inputs qui minimise les coûts ;
- le second concerne les quantités d’inputs à acquérir pour maximiser le profit ;
- le troisième envisage le niveau de l’output qui maximise le profit.
En d’autres termes, le comportement entrepreneurial n’est pas « soluble » dans la logique de l’action rationnelle telle qu’elle est définie par la microéconomie néoclassique, ce que Kirzner souligne lorsqu’il écrit que l’« élément entrepreneurial » est une composante de l’action humaine qui « ne peut être analysée en termes d’“économisation”, de maximisation ou de critère d’efficience » [Kirzner, 1985, p. 24]. Cette impossibilité de subsumer la figure de l’entrepreneur sous la logique de la rationalité telle qu’elle est définie par la microéconomie appelle quelques explications.
2.3 – L’entrepreneur, figure irréductible au modèle du choix rationnel
15Levons tout d’abord ce qui pourrait être une ambiguïté. Notre propos n’est pas ici de nier tout intérêt heuristique au paradigme du choix rationnel mais de souligner qu’il représente un modèle d’action dont le domaine de validité est circonscrit à certains contextes de coordination. Un domaine de validité dans lequel, à bien des égards, l’entrepreneur ne trouve pas sa place. Plus précisément, nous entendons soutenir que le type de rationalité qui le fonde, et qui peut se prêter à un large usage des mathématiques, n’a de pertinence que lorsque le problème à résoudre est un problème d’allocation des ressources dans un espace transparent, « immédiatement intelligible aux acteurs » [Orléan, 2005]. Ce n’est en effet que dans une perspective d’affectation de moyens complètement identifiés à des fins qui le sont tout autant que la maximisation a un sens. Plus la situation réelle s’éloigne de cet état limite et moins l’action humaine se montre susceptible de relever du choix rationnel ainsi défini.
16La théorie de la firme ne peut se soumettre à cette seule logique d’action qu’au prix d’une réduction de la production à un pur problème d’allocation des ressources en situation de transparence. Il revient à la fonction de production de permettre cette opération, ce qu’elle fait en communiquant toutes les données adéquates pour arrêter un choix qui se réduit alors à un calcul passif [Baumol, 1968]. Des inputs sont transformés (nous devrions dire « échangés ») contre des outputs, sans que les conditions de la transformation fassent l’objet d’investigations particulières.
17Ce parti pris de réduire les problèmes de la firme à de purs choix d’allocation est en cohérence avec la manière dont est considérée la production dans le cadre de l’équilibre général. Schumpeter [1983b, p. 342] observe, à propos de la théorie de la production chez Walras, qu’elle constitue une tentative « pour ramener la production au cas plus général de l’échange entre biens et services ». Dans sa critique des fondements épistémologiques de l’économie néoclassique, Mirowski [2001, p. 365] accorde une place particulière à la mise en cause de la symétrie production-consommation en soulignant qu’elle conduit nécessairement à une conception de la production « instantanée, virtuelle, statique et indépendante du chemin ». Nous pouvons ajouter : sans entrepreneur.
18Dès lors que l’entreprise n’est pas réduite à un espace exclusivement allocatif, mais doit être également envisagée comme un lieu de production et donc de création, le modèle de l’action doit être reconsidéré. Le facteur X de Leibenstein [1966] acquiert alors toute sa place puisque la fonction de production se révèle très largement incomplète. Certains inputs, telle la motivation des salariés, ne relèvent pas de l’échange marchand et ont ex ante un caractère intrinsèquement vague qui ne pourra être défini qu’au cours du procès de production [Leibenstein, 1968]. En d’autres termes, l’entreprise est une organisation qui ne se contente pas d’allouer des ressources préexistantes, mais qui crée elle-même, à travers les compétences qu’elle déploie, une partie de ses ressources [Favereau, 1989]. L’entrepreneur retrouve ses droits.
19À l’aune de ces considérations, peut-on dire que les développements qu’a connus la microéconomie ces dernières décennies offrent des horizons nouveaux pour une théorisation du phénomène entrepreneurial ? Les critiques auxquelles ont été soumises la microéconomie néoclassique standard et sa conception de la firme ont en effet stimulé de nombreux travaux qui ont conduit à l’élaboration de nouvelles théories de l’entreprise [Coriat et Weinstein, 1995 ; Baudry et Dubrion, 2009]. Il est hors de question de sous-estimer l’intérêt que représentent ces riches développements, tout particulièrement ceux relatifs à l’économie de l’information et à l’économie de l’innovation, qui ont renouvelé l’économie industrielle [Levet, 2004] et fondent une « nouvelle microéconomie » [Cahuc, 1998]. Le fait que l’entreprise n’y soit plus appréhendée sous le seul angle d’une fonction de production mais comme une organisation, au sein de laquelle les relations entre agents sont rendues complexes par l’imperfection et l’inégale distribution de l’information, offre un cadre a priori plus favorable à la reconnaissance de l’entrepreneur. Pourtant, cette dernière a bien peu tiré bénéfice de ces développements théoriques, lesquels restent influencés, dans des proportions variables il est vrai, par le modèle d’action de la microéconomie standard. Cette influence est particulièrement forte sur les théories de l’agence [Jensen et Meckling, 1976] et des droits de propriété [Alchian et Demetz, 1972] qui, en définissant l’entreprise comme « nœuds de contrats », ne la considèrent qu’en tant que lieu d’échanges entre des individus dont les comportements sont régis par une rationalité substantielle. La théorie des coûts de transaction [Coase, 1937 ; Williamson, 1975, 1985] retient au contraire un principe de rationalité limitée inspiré de Simon, mais elle s’inscrit elle aussi dans une vision essentiellement allocative de l’entreprise au caractère fondamentalement statique [Levet, 2004 ; Coriat et Weinstein, 1995]. C’est la théorie évolutionniste [Nelson et Winter, 1982] qui marque probablement le plus nettement sa distance à l’égard de l’héritage néoclassique, si l’on fait abstraction d’autres courants hétérodoxes comme l’économie des conventions. L’accent y est mis sur la rationalité limitée et sur les processus dynamiques bien plus que sur les états d’équilibre [Arena et Lazaric, 2004]. L’approche évolutionniste définit l’entreprise comme un répertoire de connaissances productives [Winter, 1988] et ouvre un espace à la conjugaison d’une économie de l’échange et d’une économie de la production [Coriat et Weinstein, 1995]. Mais, malgré la filiation revendiquée avec Schumpeter, peu de travaux ont traité de l’entrepreneur. Peut-être parce que l’attention a davantage porté sur le rôle des routines plutôt que sur celui de la conception et de l’émergence. Tel est le point de vue défendu par Witt [1998], l’un des auteurs de ce courant, qui suggère de voir dans l’entrepreneur celui qui conçoit et met en œuvre de nouveaux cadres cognitifs.
20Ainsi, malgré les évolutions substantielles que nous venons d’évoquer, la place attribuée à l’entrepreneur reste des plus discrètes. Sa réintégration dans l’analyse requiert en effet une idée de l’action plus fondamentalement encline à reconnaître l’aptitude de l’acteur à concevoir et à créer, et pas seulement à calculer et allouer, dans un univers où les moyens (mais aussi, nous le verrons, les fins) sont susceptibles d’être transformés et redéfinis au cours de l’action. C’est dans le dessein de rendre compte de cette capacité créative que Shackle [1979] mettait l’accent sur le pouvoir de l’imagination, considérée par Bachelard [2004] comme une « puissance majeure de la nature humaine ». Réfutant la conception néoclassique du choix limité au calcul, Shackle en fait un travail de l’imagination conduisant à des prises de décision qui contribuent à construire un avenir jamais écrit par avance. Si l’acteur prend sa décision sur la base d’une variante imaginée de l’avenir à laquelle il aspire, les suites (sequels) de son choix ne s’avèrent guère prévisibles, exposées qu’elles sont à l’influence des décisions ultérieures des autres et de soi-même. C’est sur la base de ces aptitudes imaginatives et créatrices, en articulant prise de décision, temps et incertitude, que Shackle aborde l’entrepreneuriat qu’il appréhende comme un processus [Batstone et Pheby, 1996], ce qui, eu égard aux approches fonctionnalistes dominantes dans la discipline (voir supra), mérite d’être souligné.
La conception de l’action dans laquelle l’entrepreneur trouve sa place gagne alors à être envisagée à la manière des approches régulationnistes en sociologie [4] : l’organisation se comprend comme la réponse toujours contingente et singulière que trouvent les acteurs face aux incertitudes de l’action collective. Dans ce cadre, on peut appréhender l’entrepreneuriat en termes d’un agir projectif, non simplement calculatoire, encore moins programmé [Bréchet, 1994]. L’analyse de cet agir projectif appelle une attention toute particulière aux situations de l’action, lesquelles ne peuvent être réduites à des environnements purement extérieurs à l’individu auxquels il conviendrait seulement qu’il s’ajustât. Les relations qu’entretient l’acteur avec les autres acteurs et les objets impliqués dans la situation d’action sont susceptibles de transformer ce contexte à la fois sur le plan des relations entre les acteurs et sur le plan cognitif. Arrow avait bien compris que la prise en compte de l’information, lorsque les incertitudes et les évolutions sont introduites, impliquait de réviser considérablement la théorie de l’équilibre général. Il s’agissait notamment pour lui de prendre en compte les relations entre les individus et d’introduire explicitement l’organisation et le contenu de règles, et donc de confiance et d’éthique, qu’elle représente [Postel, 2003, p. 55 sqq.]. L’école dite de Carnegie (Simon, March…) s’est bien saisie de cette construction problématique de l’organisation avec ce qu’elle met en jeu comme éloignement des hypothèses du modèle rationnel autour des questions de préférences et d’information incomplètes et instables tout aussi bien que des dimensions de pouvoir inéluctablement au cœur du modèle politique de l’organisation [cf. Perroux, 1973]. Il faut alors bien mesurer que ce n’est plus seulement le cours de l’action qui devient problématique mais aussi le panier de finalités, les intentions et les buts que l’acteur poursuit et que l’action engage [Desreumaux et Bréchet, 1998, 2004 ; Kechidi, 2005].
Capacité à imaginer, à créer, à concevoir et mener des projets, prise en compte des valeurs engagées dans et par l’action, tels sont certains des attributs du modèle de l’action susceptible de rendre compte de l’entrepreneuriat. Ce sont ces quelques pistes de dépassement que nous voudrions maintenant instruire plus précisément.
3 – De l’agir projectif au processus entrepreneurial [5]
21L’action collective ne va jamais de soi : ni son émergence à travers une impulsion initiale et des conditions constituantes, ni son existence à travers son maintien ou son renouvellement, ni sa construction elle-même qui implique toujours une instrumentation gestionnaire (la nature artefactuelle de l’organisation mise en exergue par Simon). Les auteurs du courant conventionnaliste partagent sans doute cette assertion quand ils reconnaissent aux fondements des sciences économiques et sociales une question commune : la coordination problématique des actions [Eymard-Duvernay et al., 2006]. Nous pouvons ainsi légitimement entrer dans l’effort de théorisation par la question de l’émergence de l’action collective à des fins de production de biens et services. Nous allons le faire mais en privilégiant tout d’abord la question de la rationalité qu’il est nécessaire de reconnaître aux acteurs pour aborder ces processus d’émergence. Nous comprendrons ensuite ces processus comme relevant d’un façonnement conjoint de l’acteur et du contexte. Dans ce cadre, nous appréhenderons enfin l’action collective comme expression d’un projet collectif défini comme processus de conception et de régulation de l’action.
3.1 – Le creuset de la rationalité projective
22On a précédemment mesuré l’incapacité dans laquelle se trouve la rationalité maximisatrice pour penser les phénomènes de conception et d’émergence. Ces phénomènes nous confrontent assez immédiatement à plusieurs facettes caractéristiques.
23Une première de ces facettes est de constater la créativité de certains acteurs qui, individuellement ou collectivement, de façon plus ou moins opportuniste ou visionnaire, vont faire preuve d’une énergie de changement en lien avec une certaine dose d’inventivité personnelle ou qu’ils auront su mobiliser.
24Une deuxième facette est d’observer la variété des processus d’émergence et des créations elles-mêmes. Quels que soient les secteurs d’activité que l’on puisse considérer, les choix et les pratiques d’entreprise diffèrent. Plusieurs motifs imbriqués fondent cette diversité. Si l’on prend, par exemple, l’univers des services à domicile aux personnes âgées ou celui des produits de l’agriculture biologique [6], leur variété interne met en jeu des valeurs ou des grandeurs [Boltanski et Thévenot, 1991], on pourrait dire aussi des cadrages de l’action forts différents [Benford et Snow, 2000], qui participent de l’explication des phénomènes de genèse et de morphogenèse constatés. On ne saurait non plus exclure de l’explication de ces phénomènes les aspects de calcul ou instrumentaux, tout comme les dimensions de pouvoir, mais ils ne sauraient, à eux seuls, expliquer la variété des choix des entreprises et des formes organisationnelles.
25Une troisième facette, implicite et presque cachée, prend en compte l’inscription dans le temps. Les projets des acteurs s’inscrivent dans un temps plus ou moins long, irréversible, qui participe de leur formation et de leur transformation. Toute action collective engage un rapport au temps historique.
26L’objet d’étude est un processus à multiples facettes, un projet aux dimensions individuelles et collectives qui appelle une lecture développementale ou processuelle [Desreumaux et Bréchet, 2009]. La recherche de l’entrepreneur nous engage dans la quête du processus entrepreneurial, lui-même forme d’expression de l’action collective en tant qu’elle met en jeu des phénomènes d’apprentissage.
27L’acception de la rationalité de l’acteur susceptible de convenir à l’élucidation de ces phénomènes d’émergence dans leur diversité doit donc être à même d’intégrer ces dimensions de créativité, de valorisation et de rapport au temps.
28Une première contribution, fondamentale, nous vient de l’anthropologie, et notamment de l’anthropologie du projet [Boutinet, 1993]. Pour en prendre la mesure, il faut quitter la seule compréhension instrumentale et dominante du projet, associée au management de projet dans l’univers des techniques, pour comprendre le projet dans ses dimensions existentielles et opératoires. La constitution historique du concept que nous restitue Boutinet exprime bien la richesse d’un concept qui trouve ses racines dans les univers biologique, philosophique, politique, sans oublier bien sûr l’univers architectural puis pragmatique [7]. Pour un acteur, mobiliser le projet c’est s’inscrire dans le temps d’une histoire singulière et lui donner sens, se confronter à la complexité et aux aléas de la réalisation, affirmer les multiples facettes qu’inéluctablement l’action engage. L’action routinière, prévisible, qui produit un output sous la forme d’une réalisation qui la conclut, n’appelle pas le projet au sens riche où nous le mobilisons ici. Nous conclurons provisoirement avec Boutinet : en valorisant la création, la recherche de sens, l’innovation et l’anticipation, la référence à la figure du projet s’opposent respectivement à la sclérose, l’absurde, la marginalisation et l’improvisation.
29Une deuxième contribution remarquable nous vient de la sociologie. On évoquera en premier lieu Joas [1999] qui plaide pour la reconnaissance de la créativité de l’agir, en s’inscrivant dans la conception pragmatiste de l’agir humain, d’inspiration américaine notamment (Sanders Peirce, Dewey, James, Mead …). Pour cette conception, il s’agit « d’ancrer la créativité dans l’agir de l’homme, de l’homme compris comme un organisme situé au sein d’un environnement naturel et social » [Joas, 1999, p. 142]. Dans cette conception, l’acteur doit être saisi dans ses dimensions biologique, anthropologique et sociétale [8], agissant sans être mû par des logiques identitaires dont il serait le véhicule ou par des logiques extérieures qui détermineraient ses comportements. Cet acteur n’est pas non plus libre de toute contrainte. Comme le rappelle Touraine, soucieux de fonder la sociologie (préface du livre de Joas [1999, p. V], l’action humaine échappe aux déterminismes sociaux ou naturels et ne saurait se réduire à la recherche de moyens rationnels pour atteindre des buts clairement définis. Ce qui peut se comprendre comme l’imbrication des rationalités impliquées dans l’action, ce que va retenir Joas. Mais surtout, cet auteur met en exergue une dimension créative de l’agir humain qu’il est alors nécessaire de prendre en considération. La créativité sur laquelle insiste Joas nourrit un modèle de l’action qui se situe ainsi dans une position englobante par rapport aux modèles dominants de l’action rationnelle et de l’action à visée normative. Il s’agit de faire place à la créativité comprise comme une ouverture à de nouvelles façons d’agir. L’art peut apparaître comme l’activité privilégiée de l’expression de la créativité mais toute activité quotidienne se montre potentiellement confrontation à de l’inattendu (objectifs inaccessibles, incompatibles, contestés…) [9]. L’expression de la créativité peut alors se comprendre comme une problématisation, une abduction au sens de Sanders Peirce, la formation d’une hypothèse par laquelle on s’affranchit de la pression du réel perçu et du poids des interprétations traditionnelles. On ne peut s’empêcher ici, avant de quitter Joas, de souligner l’apparition du concept de projet, au sens précédemment évoqué avec Boutinet, dans la traduction française de son ouvrage, concept qui reste de compréhension et de traduction difficiles dans le monde anglophone.
30Malgré cette difficulté, c’est pourtant, en second lieu, la sociologie américaine qui va venir renforcer notre propos. Emirbayer et Mische [1998], dans leur réflexion sociologique fondamentale, nous engagent vers des conclusions très proches de celles de Boutinet ou Joas, au point qu’ils proposent le concept de project au sens où nous l’entendons. S’interrogeant sur le comportement de l’agency, mobilisant une littérature européenne autant qu’américaine dans les champs philosophiques, anthropologiques, sociologiques et économiques, ces auteurs le comprennent comme le fruit d’un processus d’engagement social situé, à la fois informé par le passé, orienté vers le futur – les auteurs parlent d’une capacité projective d’imagination des diverses possibilités – et ancré dans le présent, cet ancrage se comprenant comme une capacité de mêler et de contextualiser les arguments des choix dans le temps « rassemblé » que l’acteur vit. La question du temps se trouve ici pleinement intégrée.
Finalement, ce qui ressort de ces travaux, c’est une idée-force, nécessaire pour fonder l’existence d’un comportement entrepreneurial : la rationalité de l’acteur, en jeu dans les comportements humains en général et dans l’activité entrepreneuriale en particulier, est bien cette rationalité projective, à la fois créative, anticipative et située. Elle met en jeu ce que le concept de projet recouvre dans la pensée européenne qui l’a vu naître, notamment dans les disciplines les plus fondamentales des sciences humaines (les sciences du vivant, la philosophie – existentialiste ou de l’action – …) : les dimensions existentielles, instrumentales et axiologiques qui font que l’agir humain n’est pas qu’un faire aux accents appauvris [10]. Les perspectives fondatrices de Simon sur les sciences de l’artificiel et l’activité de conception qui les définissait auraient pu être sollicitées pour constituer le creuset de ces enrichissements. On comprend que l’activité de conception, que Simon met au cœur de l’artificialisme, ne saurait être simplement l’expression d’une rationalité instrumentale et calculatrice, a fortiori maximisatrice [Simon, 1991].
La dimension créative, très présente dans l’œuvre de Joas, constitue une dimension essentielle à identifier, mais nous préférons retenir l’expression de rationalité projective [11], mieux à même de rendre compte de la dimension temporelle de l’agir. Elle présente aussi le mérite de mobiliser le riche concept de projet, en tant qu’anticipation à caractère opératoire d’un futur désiré pour l’acteur individuel ou collectif qui le conçoit et le porte [12]. Il reste maintenant, dans ce creuset de la rationalité projective, à comprendre comment on peut se saisir de l’émergence de l’action collective.
3.2 – Le façonnement conjoint de l’acteur et du contexte
31L’expression de « façonnement conjoint de l’acteur et du contexte » exprime positivement ce que beaucoup d’auteurs mettent sous l’idée, sans doute plus générale encore, de « récusation du dualisme acteur-système ». Elle est employée récemment par Thévenot [2006] qui, à la suite de nombreux auteurs et de nombreux débats sur ces questions [13], oppose deux schémas contrastés de l’ordre social et de la coordination, étant entendu que cette opposition ne rend pas justice à nombre de développements sociologiques ou économiques actuels [14]. Comme nous l’avons suggéré, l’économie traditionnelle, fondant ses raisonnements sur l’hypothèse d’une rationalité instrumentale, comprend l’intégration comme un équilibre résultant de l’ajustement de choix rationnels et calculés. Du côté du réductionnisme sociologique, l’action perçue traditionnellement comme le résultat du poids des normes sociales conduit à penser l’intégration d’actes comme un ordre régissant les pratiques. Dans les deux cas, le phénomène entrepreneurial ne peut trouver qu’une place pour le moins secondaire, l’action collective elle-même n’ayant pas de statut théorique.
32On mesure alors que l’entrée par l’action collective, la perspective que l’on pourrait qualifier d’actionniste, engage le dépassement du dualisme système-acteur. Ce dépassement est connu, à bien des égards accepté, et nombre d’auteurs [Boudon, Crozier, Friedberg, Giddens, Reynaud …] ont à leur façon compris qu’il était incontournable pour faire une place à l’inventivité des acteurs, à leur capacité créative et, au bout du compte, à l’idée même qu’ils participent de la construction du monde économique et social. Ce dépassement se trouve au cœur des courants cognitifs et interprétatifs qui nourrissent actuellement le renouvellement des sciences sociales (l’économie, la sociologie, la sociologie économique…) comme le rappellent les auteurs du courant conventionnaliste ou hétérodoxe en France [Eymard-Duvernay et al., 2006]. Il s’agit de se saisir de ce qui se joue dans les interactions, dans l’articulation des niveaux d’analyse, dans cet entre-deux où la problématique de la coordination et de l’action trouve sa place [15].
33Pour conclure sur cette récusation du dualisme, présente dans les travaux des théoriciens de l’action [cf. Joas, 1999], on ne peut qu’observer qu’elle recouvre une diversité de positions, malgré la proximité que fondamentalement ces théoriciens entretiennent. Les postures théoriques et méthodologiques peuvent s’éloigner assez nettement. Ainsi, par exemple, la posture méthodologique affirmée de l’analyse stratégique des organisations (ASO) conduit ses auteurs à privilégier les aspects de pouvoir qui bloquent les systèmes d’acteurs sur un mode synchronique, délaissant largement, en contrepartie, les facettes de conception et d’émergence de l’action collective. Quant aux auteurs plus soucieux des dimensions cognitives, ils tendent à négliger ces mêmes dimensions de pouvoir, préoccupés qu’ils sont de la constitution des savoirs et des cadrages interprétatifs requis pour que la coordination puisse se faire [16]. On sera d’accord sur le fait qu’une véritable théorie de l’action nécessite que le contexte n’ait pas que le statut d’un décor dans lequel s’exprimerait la rationalité économique traditionnelle [Le Velly, 2002] ; l’agent doit saisir la situation et l’action des autres à l’aide de cadres conventionnels – représentations, règles, objets, dispositifs divers – avant de pouvoir se coordonner, cette saisie n’étant pas comprise seulement comme cognitive mais aussi évaluative, ce qui fait alors une place à la question des valeurs collectives et des biens communs [Eymard-Duvernay et al., 2004, p. 1] [17]. Le concept d’action justifiable prend alors tout son sens pour faire valoir les bonnes raisons au sens de Boudon [cf. Boudon, 2003 pour une discussion de synthèse] que les acteurs ont d’agir comme ils le font. Reynaud [1997] exprimait cela d’une autre façon en disant que toute action que revendique l’acteur a prétention à faire valoir une légitimité généralisable ou perçue comme telle. Mais il ne s’agit pas d’exclure de ces lectures cognitivistes et interprétativistes le poids des rapports de pouvoir qui contribuent à imposer les visions légitimes, ce que la sociologie des organisations de Crozier et Friedberg retient de longue date en ne réduisant pas les règles à du cognitif [18], mais en privilégiant, quant à elle, les aspects de pouvoir plus que la dynamique des savoirs [Hatchuel, 1994].
34Sur la prise en considération liée des aspects de savoir et de pouvoir, Hatchuel et Weil [1992] puis Hatchuel [2000, 2001, 2005] apportent, nous semble-t-il, une contribution décisive en posant une épistémologie de l’action collective sur une base axiomatique : « Le principe fondamental d’une théorie de l’action collective est l’inséparabilité des savoirs et des relations » [Hatchuel, 2000, p. 33]. Principe qui récuse donc l’autonomie de la connaissance par rapport aux relations et nie, symétriquement, toute possibilité de reconnaître des relations indépendamment des savoirs détenus par les acteurs. Sur cette base, il est d’ailleurs possible d’envisager les diverses figures de l’entrepreneur, porteur du projet sur le plan cognitif ou sur le plan relationnel [Bréchet et al., 2009].
C’est sans doute sur la base de cette position, plus ou moins affirmée ou explicitée selon les auteurs et les travaux, que l’on peut réfléchir aux fondements d’une vision unifiée des sciences sociales, souhaitée par certains [Eymard-Duvernay et al., 2004 ; Hatchuel, 2007], mais qui reste problématique et prématurée pour d’autres [Swedberg, 2006].
À ce point de nos développements, observons que peu de travaux théoriques à caractère fondamental se préoccupent directement de la question même de l’émergence des organisations et des collectifs productifs, même si la question de l’origine des règles et des régulations est maintenant directement posée [Postel, 2003 ; Postel et Sobel 2006] à la suite des propos précurseurs de Favereau [1989]. On accordera ici un statut privilégié à la TRS de par sa posture d’ouverture et surtout parce qu’elle fait de la question même de l’apparition des collectifs et des régulations une question centrale. Ce sera notre point d’entrée pour aborder directement la question de l’émergence des collectifs et faire une place au processus entrepreneurial.
3.3 – Le cadre englobant d’une théorie de l’action collective fondée sur le projet
35À l’échelle collective, il faut immédiatement dire avec Reynaud [1997] dans le cadre de la TRS qu’il promeut, que les acteurs sociaux (entreprises, associations, syndicats, hôpitaux…) ne sont pas donnés par la nature. Ils se constituent dans la mesure où ils entreprennent une action commune en se reconnaissant des règles qui tirent leur légitimité de l’action ou du projet qu’ils envisagent. Ces propos peuvent fort bien constituer le socle des développements qui vont suivre car ils mettent immédiatement l’accent sur la question de la genèse des collectifs. Il faut alors clairement poser le concept de projet collectif ou projet d’action collective et le comprendre comme processus de conception et de régulation de l’action.
36Les projets que les acteurs nourrissent, les projets à finalité de production de biens et de services notamment, ne peuvent être tenus comme acquis ou rester un impensé de l’effort de théorisation. Les entrepreneurs doivent faire preuve d’initiative, décider de transformer une intention privée de faire quelque chose en un engagement dans une action collective. Comme nous l’avons développé, un agir projectif est en jeu dans toute sa richesse anthropologique, à la fois pour définir le projet interne (les modalités relationnelles internes) et le projet externe (les modalités relationnelles externes). Dans le cadre d’une théorie de l’action collective comme apprentissage, c’est bien la conception en tant qu’elle met en jeu l’élaboration des savoirs et la construction des relations qui la permet, qui doit être pleinement endogénéisée [19].
37On fait alors le lien entre conception et régulation : par les projets qu’ils imaginent, conçoivent et adoptent, les acteurs collectifs s’autonomisent ; ils se reconnaissent des règles qu’ils vont devoir faire vivre. Ils se constituent comme source autonome de régulation dans les univers régulés dans lesquels ils s’inscrivent et qu’ils participent à construire. On reconnaît ici les arguments de la TRS qui, à travers son positionnement ouvert au dialogue entre les disciplines (sociologie, économie, gestion, droit notamment), occupe une place centrale pour penser à la fois le calcul et la norme, l’acteur et le système et dépasser les réductionnismes dominants. Comme le rappelle souvent Reynaud : « Comment s’établit une régulation commune ou comment plusieurs régulations d’origine différente entrent-elles en conflit ou se composent-elles ? Le paradigme qui permet de le comprendre est moins celui du marché que celui de l’entreprise, moins celui de l’agrégation des décisions individuelles que celui de la négociation, du contrat et du conflit. » [Reynaud, 1997, p. XVIII.]
38À ce stade de nos développements, on retient donc que l’effort de théorisation de l’action nécessite d’articuler une théorie de la conception et une théorie de la régulation. Cette articulation comporte en son cœur la question de l’invention et de la dynamique des règles et des phénomènes organisationnels.
Sur ces points, dans l’esprit de nos propos de départ, il a été souligné les insuffisances des théories dites de la firme (révélant ainsi leur origine économique), d’inspiration contractualiste ou évolutionniste, pour envisager un dépassement à travers la proposition d’une théorie de l’action collective fondée sur le projet [20]. La thèse avancée peut s’exprimer simplement : on ne peut se saisir des phénomènes d’émergence organisationnelle, ou d’apparition des collectifs, sans comprendre que ces derniers se constituent sur la base de projets nourris sur l’environnement et sur eux-mêmes ; les projets d’action collective articulent des dimensions existentielles et opératoires, dit autrement des dimensions politiques, économiques et organisationnelles. Ils se définissent comme effort de conception et de régulation de l’action collective fondé sur l’anticipation [21]. Il ne s’agit pas de dire que tout est projet, et que l’organisation n’est que projet au sens instrumental, mais bien de retenir que la genèse et la morphogenèse des collectifs ne peuvent être pensées sans le recours à la notion de projet dans une vision anthropologique riche. Cette position n’exclut nullement le poids des habitudes et des normes, Favereau et Le Gall [2003] nous fournissant d’ailleurs les clés d’une lecture théorique possible et tout à fait stimulante des processus de routinisation et de réactivation des projets [22].
4 – Conclusion
39Le phénomène entrepreneurial associé dans nos propos à la question de l’émergence des collectifs et des organisations ne peut qu’être un élément central de tout effort de théorisation de l’action et des régulations.
40Au terme de cette contribution, nous retenons que le phénomène entrepreneurial comme objet d’étude nécessite le dépassement du réductionnisme économique qui ne permet pas de penser une véritable théorie de l’action collective. La question de l’émergence et de la construction des collectifs ne peut être abordée que dans un cadre épistémologique et théorique ayant valeur de dépassement du modèle du choix rationnel. Nous avons tenté d’en relever et d’en préciser certains traits constitutifs. On ne saurait dire que les diverses facettes en jeu dans l’effort de théorisation suggéré soient toutes ignorées par les diverses disciplines, économie, sociologie, gestion notamment. Nous avons privilégié la mise en exergue d’un chaînon manquant : à savoir que l’action collective, son émergence et sa construction, ne peuvent être pensées sans introduire un agir projectif, à la fois créatif et d’anticipation.
41La conception de l’action apte à rendre compte du rôle de l’entrepreneur et du processus entrepreneurial ne s’épuise pas dans l’instrumental et le calcul. Elle requiert d’autres exigences, notamment la prise en compte de la question même de la capacité d’invention et de création des acteurs tout comme celle du poids de ce que les acteurs valorisent. Quels que soient les choix et les pratiques, ils manifestent des dimensions éthiques et politiques. Dans le paradigme de la rationalité optimisatrice, les valeurs sont en dehors de l’action. Elles n’interviennent qu’en amont, par l’empreinte qu’elles laissent sur le contenu, les « arguments », de la « fonction objectif » des agents. Avec Reynaud et Richebé [2007], nous n’envisageons pas la prise en compte des valeurs sur un mode déterministe ou d’extériorité. C’est, avec Joas [1999], du côté de la mise en évidence de l’agir créatif dans une position englobante par rapport à l’agir axiologique et instrumental qu’il nous faut aller chercher la compréhension de la rationalité en jeu. On mesure aussi qu’avec la reconnaissance d’un agir projectif, et donc créatif, on introduit un temps nullement prévisible et réversible comme le retient la science économique d’inspiration néoclassique [23]. Cette question du traitement du temps nous paraît à bien des égards comme une perspective stimulante pour des recherches futures.
42Finalement, comme l’ont bien exprimé Perroux [1973], lorsqu’il retient que l’unité active est mémoire et projet, Martinet [1984], quand il travaille aux fondements du management stratégique, Favereau [1989], lorsqu’il réfléchit à la place de l’organisation dans la théorie économique, l’entreprise est d’abord projet. Il nous faut prendre la mesure d’une telle assertion pour théoriser l’action collective et le processus entrepreneurial qui lui est associé.
L’entrée par l’action collective, en tant que celle-ci met en jeu des dynamiques liées de constitution de savoirs et de relations, est incontournable. La quête de l’entrepreneur ne saurait être fructueuse en dehors d’une théorie englobante de l’action fondée sur le projet. Une telle théorie articule conception et régulation de l’action et il reste encore beaucoup à faire pour en préciser la nature entrepreneuriale, développementale et multidimensionnelle [24]. L’effort de théorisation est à poursuivre pour appréhender le processus entrepreneurial dans sa complexité.
Notes
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[1]
Cf. Reynaud [1989/1997], Terssac [2003] et, pour une synthèse : Bréchet [2008]. Sans oublier de mentionner ici l’analyse stratégique des organisations (ASO) de Crozier et Friedberg en France, très proche sur bien des fondements conceptuels de la TRS de Reynaud.
-
[2]
Si Mill introduisit le terme français « entrepreneur » dans la littérature économique anglaise, la contribution qu’il fait à l’étude de son rôle est très limitée [Hebert et Link, 1982 ; Blaug, 1998].
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[3]
L’introduction du risque n’affecte pas la théorie standard de la firme, dès lors que les états du monde susceptibles de se réaliser sont identifiés et peuvent se voir attribuer des probabilités.
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[4]
Analyse stratégique des organisations (ASO de Crozier et Friedberg) ou théorie de la régulation sociale (TRS de Reynaud).
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[5]
Cette partie mobilise nombre de réflexions et parfois des éléments de contributions empruntés à des travaux menés en collaboration avec A. Desreumaux que nous tenons ici à remercier (cf. bibliographie).
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[6]
Bréchet et Schieb-Bienfait [2006] ; Bréchet et al. [2006].
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[7]
Cf. Bréchet et Desreumaux [2006].
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[8]
Ce qu’affirme aussi depuis longtemps Edgar Morin quand il définit l’homme par le triptyque individu-société-espèce.
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[9]
Cf. par exemple Certeau [1990] et l’invention du quotidien.
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[10]
Pour la distinction entre l’agir et le faire, cf. Baechler [2008].
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[11]
Cf. aussi les travaux de Bréchet et Desreumaux en bibliographie.
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[12]
En nous inspirant ici directement de la définition de Boutinet [1993].
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[13]
Cf., par exemple, Crozier et Friedberg [1977], Boudon [1977], Elster [1989], Friedberg [1993], Giddens [1987], Reynaud [1988], Van Parijs [1990], etc.
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[14]
Thévenot parle de tentatives symétriques de réduction, indiquant en cela que des auteurs portent toujours ces débats et visent l’extension des sphères d’influence des axiomatiques fondatrices.
-
[15]
Il est à noter que, sur la base d’une posture singulière, la théorie de l’acteur-réseau associée aux noms de Callon et Latour vise aussi directement à se saisir des pratiques concrètes par lesquelles les collectifs d’acteurs se font et se défont [Latour, 2006].
-
[16]
On renvoie ici aux synthèses récentes proposées par les auteurs du courant conventionnaliste au sens large en France [Orléan, 2004 ; Eymard-Duvernay, 2006] et pour une synthèse sur la question des cadrages interprétatifs dans l’action en sociologie : [Benford et Snow, 2000, pour ce qui est des mouvements sociaux].
-
[17]
Ainsi, par exemple, les travaux de Boltanski et Thévenot [1991] portent tout particulièrement sur l’articulation de registres de légitimité fort différents que l’on retrouve engagés dans l’action et au fondement même des régimes d’engagement [Thévenot, 2006]. Mais cette place indiscutable dans les pratiques pour tous les auteurs reste très discutée sur ses modalités d’intégration théorique [Reynaud et Richebé, 2007].
-
[18]
Cf. Friedberg [1993] à propos des règles comme dispositif cognitif (notion de DCC proposée par Favereau), acception qui lui paraît parfaitement réductrice.
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[19]
Cf. Le Masson et al. [2006] pour des développements récents sur ces points.
-
[20]
Cf. les travaux de Bréchet et Desreumaux en bibliographie.
-
[21]
On pourrait dire aussi dans le cadre de l’épistémologie de l’action collective promue par Hatchuel, que le projet se comprend comme processus de rationalisation de l’action fondé sur l’anticipation, donc comme effort de construction des savoirs et des relations.
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[22]
Problématique appliquée dans leur cas à une modification des pratiques de ressources humaines, problématique qui met en jeu des normes, des habitudes et des conventions.
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[23]
Cf. Postel [2003, p. 226].
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[24]
Cf. Desreumaux et Bréchet [2009].