1 – Revivifier le débat au sein de notre discipline
1En poste en université ou dans les organismes publics de recherche, les économistes sont de plus en plus nombreux à regretter l’orientation académique et intellectuelle qu’a prise l’économie comme discipline scientifique depuis plusieurs années en France, à l’image sans doute – mais avec « retard » – de ce qui se passe à l’étranger. Le champ scientifique de l’économie prend le risque de se fermer à tout débat pluraliste, tant sur le plan de la recherche que sur celui de l’enseignement supérieur. Si ce processus se poursuit, les risques sont, à terme, les suivants :
- rigidification des canons de scientificité autour d’un unique paradigme [2] – et stigmatisation académique de tout autre positionnement théorique ou méthodologique ;
- fuite en avant de la théorie dans la technicité, afin de se conformer à l’image des sciences de la nature, mais au risque de couper définitivement l’économie des autres sciences sociales et de la priver des richesses de l’interdisciplinarité [3] ;
- disparition de la culture économique en histoire des faits et des idées au profit de la seule virtuosité technique, au risque de marginaliser, voire de tarir, toute réflexion de critique interne et de critique externe du « modèle économique » [4] ;
- affadissement du débat philosophique, méthodologique, théorique et politique à l’intérieur d’un champ qui peut s’enorgueillir d’avoir connu de grandes controverses scientifiques et qui devrait désormais se contenter de simples disputes techniques entre chercheurs. Ces derniers seraient d’accord sur l’essentiel et n’auraient finalement plus grand-chose à proposer pour éclairer les différentes positions d’un débat de société pluraliste [5] ;
- homogénéisation voire appauvrissement de l’enseignement supérieur des savoirs économiques, ce qui conduirait à se cacher derrière d’autres disciplines, souvent proches et amies (par exemple les sciences de gestion), pour continuer malgré tout à attirer des étudiants dans les cursus économiques de l’université.
2Plusieurs économistes, connus et moins connus, ont considéré qu’il est encore temps de sortir de ce qui pourrait constituer une impasse disciplinaire et sociétale, mais à une condition nécessaire et dont rien ne dit qu’elle sera suffisante : il faut s’organiser afin d’agir collectivement et essayer de reprendre en main l’avenir. C’est la raison pour laquelle des économistes de sensibilités théoriques et méthodologiques différentes, mais partageant le même diagnostic et l’envie de se mobiliser, ont décidé de créer une association professionnelle, pluraliste et ouverte, l’Association française d’économie politique (Afep), présidée par André Orléan [6]. Un lancement officiel de cette association a eu lieu le 17 décembre 2009 à la Maison des sciences économique (Paris 1), en présence de plus de 120 économistes [7]. Ce succès et l’inhabituel écho médiatique qu’a eu ce lancement démontrent à eux seuls la nécessité d’une telle initiative, pour la science économique mais plus encore pour la société civile.
2 – Quels objectifs pour cette nouvelle association ?
3L’Afep a pour objectif la construction, la consolidation et la promotion, dans le champ académique, d’une analyse économique et de pratiques professionnelles pluralistes à visées non hégémoniques et ouvertes à la collaboration interdisciplinaire de l’économie avec les autres sciences sociales.
4Il s’agit ainsi de renouer avec l’esprit du projet inaugural de « l’Économie politique », entre philosophie politique et sciences sociales et historiques. Cette association entend faire collaborer davantage et mieux tous les courants d’analyse critique qui partagent cette exigence, comme par exemple la théorie postkeynésienne, la théorie marxiste, la socio-économie, l’économie des conventions, l’économie sociale et solidaire, la théorie de la régulation, les théories institutionnalistes, les théories évolutionnistes, l’économie autrichienne, la critique de l’économie politique, la philosophie économique – bien évidemment, cette liste n’a rien d’exhaustif. Mais aussi, et peut-être surtout, elle a vocation à offrir un ancrage collectif à tous les économistes qui combinent différentes approches conceptuelles ou méthodologiques en fonction des objets investigués et qui ne se reconnaissent pas bien dans le formatage qui tend actuellement à dominer la discipline.
Au-delà de cette ouverture « interne » du champ scientifique, cette association entend défendre et développer une double ouverture « externe » à destination des autres sciences sociales, d’une part, et de la société civile, d’autre part. Elle est, sur ce point, parfaitement en phase avec le projet éditorial de la RFSE. L’ouverture aux autres sciences sociales et la recherche d’une authentique transdisciplinarité, sont un objectif majeur de la recherche d’un pluralisme en économie. Le repli sur un paradigme mécaniste empêche en effet la mise en place d’un véritable travail de compréhension de l’économique et du social auquel doivent viser les sciences sociales. Ce travail en commun est indispensable pour tenir ensemble les multiples aspects des crises. Il devrait permettre de s’ouvrir véritablement à la société civile, non pas sous l’angle de la préconisation « docte » et unilatérale à laquelle les économistes ont habitué les citoyens. L’Afep entend ainsi, dans les institutions publiques de l’enseignement supérieur et de la recherche et par tous les moyens appropriés, remettre en selle les valeurs intellectuelles du pluralisme, de la critique et du débat qui sont au cœur de l’Université et de sa mission, décisive et délaissée, de contribution au débat politique au sein de la Cité.
3 – Une méthodologie de travail en commun
5L’Afep est une association ouverte à tous ceux qui partagent ce constat. Elle est pluraliste dans sa texture profonde, c’est sa raison d’être, sa modalité du vivre-ensemble et son moteur. Une très large majorité d’économistes et de spécialistes des sciences sociales souhaitent que prennent place le débat et la controverse, dans un esprit pluraliste et ouvert, ne rêvant pas d’une illusoire « mécanique » de l’économie. Ils étaient dispersés et sans stratégie collective. Organisés, ils font le pari qu’ils constitueront une force avec laquelle il faudra compter dans le paysage académique et intellectuel. L’Afep se veut donc porteuse de renouveau en théorie mais aussi dans les pratiques régissant sa reproduction académique, étape indispensable à une revitalisation du débat en politique économique et sociale.
6L’envie et le plaisir de travailler ensemble, le volontarisme sont bien là. Pour l’heure, plusieurs initiatives ont été prises pour donner du grain à moudre à cette association, celle-ci ayant finalement la même devise que la RFSE : « Prouver le mouvement en marchant ». Plusieurs commissions de réflexion ont été mises en place sur les sujets suivants : les conditions des métiers de chercheur et d’enseignants-chercheurs en économie aujourd’hui ; l’évaluation et donc la hiérarchisation des supports de publications ; la mise à plat de l’enseignement de l’économie dans les universités ; le rapport de l’économie aux autres sciences sociales et la place de l’économie dans le débat public [8]. L’ambition est de dresser un diagnostic clair et commun, et, partant, de faire des propositions constructives à même de peser dans le sens de la culture, de la réflexion et du pluralisme, à la fois sur le champ académique de la recherche et sur la structuration de l’enseignement supérieur.
Le Premier Congrès de l’Afep « Pour un renouveau de l’économie politique » se tiendra à Lille les 9 et 10 décembre 2010 : les lecteurs de la RFSE y sont bien évidemment attendus nombreux.
Notes
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[1]
Les auteurs de cet éditorial sont membres de l’Afep.
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[2]
L’hégémonie est revendiquée par un auteur comme Lazear (2000). On trouvera une analyse très poussée des deux âges de l’impérialisme néoclassique dans Fine (1999) et Fine et Milonakis (2009).
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[3]
Voir les éditoriaux du n°01 « Prouver le mouvement en marchant » et du n°03 de la RFSE « L’enseignement des SES et l’unité des sciences sociales », ainsi que l’introduction du n°03 « Mobiliser les grands auteurs en sciences sociales, un point de vue épistémologique ».
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[4]
Voir : Van Parijs (1984), Laval (2007).
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[5]
Voir le dossier qu’a consacré L’Humanité dans la rubrique des débats (16 janvier 2010) : « Le néolibéralisme a-t-il tué le débat économique ? »
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[6]
Voir le site de l’Afep : http://www.assoeconomiepolitique.org/.
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[7]
Voir le compte-rendu de cette réunion sur le site de l’Afep ainsi que le compte-rendu de Christian Chavagneux sur son blog (http://alternatives-economiques.fr/blogs/chavagneux), et son article « Quatre voies de sortie pour une science en crise » (Alternatives économiques, n°287, janvier 2010).
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[8]
Pour plus d’information, se reporter au site de l’Afep.