CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La prégnance du chiffre sur notre quotidien est un phénomène chaque jour plus sensible. Elle n’est plus seulement celle qui procède de la diffusion par les médias de l’information statistique de nature politique ou économique ; ou celle qui naît de la prolifération des sondages ou des enquêtes d’opinion qui viennent jour après jour alimenter le débat public et égayer les discussions de comptoir. Elle tient également à cette emprise que le chiffre prend peu à peu sur l’ensemble de nos activités sociales : qu’il s’agisse de l’organisation du travail en entreprise ou des relations que les citoyens entretiennent avec les administrations et les services publics, de nos comportements de consommateur ou du moindre de nos déplacements, chacun sait que ce qu’il fait est mesuré, comptabilisé, réfléchi et utilisé afin de répondre à ses attentes de citoyen, de client ou d’usager, ou de l’inciter à améliorer sa performance dans son entreprise. En un mot, l’organisation sociale de la vie ordinaire atteste que les modes d’existence du chiffre et les occasions d’y faire référence se sont multipliés.

2Cet article s’intéresse à l’un de ces modes d’existence : l’information statistique et prévisionnelle produite au sujet des politiques publiques et de l’activité de gouvernement. Et la question à laquelle il cherchera à apporter une réponse est la suivante : comment une donnée quantifiée au sujet d’un problème politique est-elle catégorisée et dotée d’importance par ceux qui l’utilisent, indépendamment de ce qu’elle révèle du fait dont elle fournit une description objective ? Le phénomène qu’il analysera ne sera donc ni celui de l’usage social du chiffre (qui décrit les intérêts particuliers de ceux qui s’en servent à des fins pratiques définies), ni celui de la construction sociale du chiffre (qui dévoile les ficelles de la fabrication de la statistique publique) [1], ni même celui de la validité scientifique du chiffre (qui renvoie à la réalité des faits qu’une information quantifiée est censée établir). Il s’agira plutôt de la valeur sociale du chiffre. Que faut-il entendre ici par « valeur sociale » ? Tout simplement le fait que les participants à une forme d’action politique sont amenés à entretenir différents types de rapport (adhésion, rejet, critique, croyance ou indifférence) avec les diverses descriptions quantifiées dont ils prennent connaissance [2]. De ce point de vue, une valeur est sociale non pas parce qu’elle est un principe (moral ou politique) figé dans une « culture » qui le transmettrait immanquablement à un individu qui l’intériorise et règle mécaniquement ses conduites ou ses attitudes sur ce qu’il prescrit ; elle l’est en tant que catégorie descriptive inhérente au savoir pratique que les membres d’une société utilisent d’une façon qu’ils jugent correcte [Ogien, 2007a]. Bref, la valeur sociale du chiffre ne tient pas à ce qu’il est une représentation certifiée et concise d’une réalité objective [3], mais à la place qui lui est attribuée dans un énoncé formulé dans le cours des activités de la vie quotidienne.
L’enquête présentée dans ces pages portera donc sur la manière dont cette attribution se réalise dans l’ordinaire de l’action politique. Elle précisera d’abord la position de méthode à partir de laquelle la quantification y est envisagée (1) ; elle spécifiera ensuite le rôle particulier qui est assigné au chiffre dans le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir (2) ; ce qui conduira à décrire le « système du chiffre » organisé par le dispositif de la Lolf et les propriétés qu’il confère aujourd’hui aux données quantifiées relatives à l’action publique en France (3). Et, en conclusion, l’article comparera les stratégies politiques dont ces propriétés favorisent le développement avec les pratiques qui définissent l’activité de gouvernement dans un régime démocratique (4).

1 – Analyser la quantification

3La quantification peut être appréhendée sous deux angles différents. Le premier consiste à la rapporter au processus de rationalisation qui affecte les sociétés développées, dans lequel les sciences et les techniques exercent une domination de plus en plus étroite sur l’organisation de l’action humaine par le biais de la qualification des objets et de la standardisation des conduites et des produits [Vatin, 2009]. Dans ce cas, le chiffre est envisagé à partir de l’information qu’il livre, c’est-à-dire de l’élément de réalité qu’il met en évidence et auquel il confère une efficacité par la définition de normes. Sous le second angle, qui est celui de la sociologie de la quantification, le chiffre est analysé à partir du rôle que jouent l’existence et la circulation des données quantifiées dans nos vies, en suspendant toute considération pour la relation qu’elles entretiennent avec les vérités ou réalités qu’elles expriment. Telle est la perspective dans laquelle s’inscrit cet article. Cette façon de faire se différencie de la « sociologie historique de la quantification » que propose Alain Desrosières et qui se donne un tout autre objet :

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Qu’y a-t-il de commun entre, d’une part, la Statistik allemande, « science de l’État », descriptive, peu quantitative, rassemblant les savoirs utiles au Prince, et, d’autre part, la statistique inférentielle, une branche spécialisée des mathématiques, utilisée pour induire, tester et généraliser des connaissances à partir de faits observés, dans les sciences de la nature comme dans les sciences sociales ? Comment comprendre qu’un même mot, statistique, évoque pour les uns la « simple » quantification (la transformation de mots en nombres), et pour d’autres l’idée de grands nombres et de régularités tendancielles appuyées sur le calcul des probabilités (phénomènes aléatoires, ou stochastiques) ?
[Desrosières, 2008, introduction]

5L’approche de Desrosières s’intéresse essentiellement à la valeur substantielle du chiffre, en étudiant empiriquement la façon dont il est construit et en montrant comment les méthodes qui commandent son élaboration traduisent des choix techniques, théoriques ou politiques. Cet intérêt oriente son travail vers une interrogation : comment la statistique peut-elle être utilisée à la fois en tant qu’outil de preuve (sous son versant probabiliste) et en tant qu’outil de gouvernement (sous son versant descriptif) ? Ce qui intéresse la sociologie de la quantification est, on l’a dit, la manière dont le chiffre est doté d’importance (ou pas) par les individus dans le cours d’une action ou d’une délibération. Ce qui entre en jeu en ce cas est l’attitude, le plus souvent irréfléchie, qui consiste à doter le chiffre (tant que personne ne se demande s’il est vraiment objectif ou pas) de trois propriétés : celles d’être vrai, neutre et incontestable [Ogien, 1995 ; 2000a ; 2007b]. La valeur sociale du chiffre dans l’ordinaire des échanges politiques est alors déterminée par deux effets associés à cette dotation : on peut tabler sur le fait que ces trois propriétés de l’objectivité sont, en règle générale, systématiquement attribuées au chiffre ; et l’anticipation de cette attribution permet de se servir du chiffre dans toutes sortes de stratégies et de manipulations.

6Avant d’en venir à l’analyse empirique, une précision est sans doute nécessaire. Envisager le chiffre sous l’angle de sa valeur sociale n’a rien de très original. Cela ne revient ni plus ni moins qu’à respecter deux vieux principes de l’enquête sociologique. Le premier dispose que, pour comprendre la nature d’une activité (ici, celle de la quantification), il faut saisir le contexte qui en fixe un usage particulier (c’est-à-dire le cadre conceptuel, technique et institutionnel qui définit ici la manière dont une quantification des activités sociales faisant l’objet d’une politique publique doit se réaliser) avant d’étudier la façon dont les individus l’accomplissent dans ce contexte spécifique. Quant au second principe, il recommande d’admettre que, en règle générale, toute activité sociale sert de multiples finalités ; et que, en conséquence, elle peut être examinée à partir de bien des perspectives différentes. Mais il précise que rien n’interdit de limiter l’analyse à l’une de ces perspectives sans devoir prendre en considération l’ensemble des autres, pour autant que le phénomène qui y est identifié soit analysé de façon rigoureuse. C’est à partir de ces deux principes que l’usage actuel du chiffre sera examiné.

7Un dernier mot de méthode : les données empiriques qui seront utilisées pour cette analyse sont prélevées sur un ensemble de textes (lois, réglementations, littérature grise, rapports parlementaires, recommandations pratiques, manuels techniques, etc.) qui exposent les instructions à suivre pour introduire le souci de la performance dans l’action publique. L’analyse ne s’intéressera ni à la manière dont ces instructions sont mises en application ni aux effets qui en résultent en pratique. Ce choix se justifie par une règle de méthode : décrire un projet et suivre les étapes de son élaboration permet de comprendre les principes qui orientent la conception de ce projet et les méthodes employées pour le traduire en acte ; et cette compréhension est totalement déliée de la question de savoir si les buts poursuivis par ce projet se réaliseront effectivement. L’enquête part donc d’une hypothèse : dans la structure institutionnelle mise en place pour soumettre l’activité de gouvernement au principe d’efficacité (pour « au gouverner résultat » en somme), la valeur sociale du chiffre est largement contenue dans l’élaboration des systèmes d’information et dans l’architecture de traitement des données des progiciels de gestion intégrés qui façonnent un genre de quantification essentiellement voué à la recherche de la performance [Ogien, 2009]. Il faut donc commencer par décrire cette structure.

2 – Gouverner « au résultat »

8Pour tout lecteur de Max Weber [1965], l’exercice du pouvoir politique s’accompagne toujours d’un discours de légitimation : il est en effet rare de voir des gouvernants s’abstenir totalement de justifier la domination qu’eux-mêmes ou ceux dont ils défendent les intérêts ont acquise sur un groupement politique. Selon le moment de l’histoire, ce discours est formulé en se servant d’un registre de légitimation différent : on peut gouverner à la tradition, à l’égalité, à la justice, à la grandeur, à la souveraineté, à la ségrégation, à la religion, à la guerre, à la nation, à la croissance économique, etc. Si le choix de l’un de ces registres exprime une préférence, il n’en englobe pas pour autant l’entièreté des tâches que doit remplir un gouvernement. Il donne toutefois le ton de son action et fixe la hiérarchie des problèmes politiques qu’il entend régler, ce qui ne veut pas dire qu’il ne s’occupera que de ceux-là, ni qu’il traitera tous ceux qui naissent de façon impromptue dans le cours de son mandat sur un mode unique.

9Depuis une quinzaine d’années maintenant, un nouveau registre de légitimation a fait son apparition dans les démocraties avancées : « au gouverner résultat » – en entendant la notion de résultat au sens particulier de mesure de la performance de l’action de l’État selon le degré de réalisation d’objectifs chiffrés appliqués aux politiques publiques [4]. Cette préférence accordée au « résultat » reste un peu ambiguë. Toute action produit un résultat ; et il en va de même pour toute action politique. On ne voit pas comment un gouvernement nommé à la suite d’élections démocratiques ne prendrait aucun engagement ; et il est assez improbable de voir ce même gouvernement déclarer que rien de ce qu’il voulait faire n’a réussi ou renvoyer les citoyens à leur propre faiblesse en rappelant cyniquement, devant les récriminations, que les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Dès lors, il est difficile de comprendre ce que « vouloir obtenir des résultats » veut exactement dire ; et le caractère vague de cette affirmation devrait la condamner à l’insignifiance. Or on observe que tel n’est pas le cas aujourd’hui : annoncer qu’on va soumettre l’action publique à une « obligation de résultat » est devenu un argument acceptable dans un programme électoral ou dans la défense d’une manière de gouverner [Suleiman, 2005 ; Bezes, 2009]. On doit admettre, en somme, que la notion de résultat a pris place dans le lexique politique moderne et qu’il donne lieu à trois usages. Le premier se rapporte à un problème de légitimité : s’engager à rendre des comptes transparents sur l’action conduite vise à « réhabiliter le politique », c’est-à-dire regagner la confiance de citoyens dont on suppose qu’ils sont lassés de ne pas voir se concrétiser les promesses faites les jours d’élection. Le second usage de la notion est interne au monde des professionnels de l’État : exiger des résultats des services et mettre en place un dispositif permettant de les mesurer de façon précise est un procédé dont les responsables politiques se servent comme d’un levier leur permettant de vaincre la résistance que les directions des administrations centrales opposent traditionnellement à tout changement qui viendrait remettre en cause le pouvoir qu’elles se sont taillé [Lulin, 2006 ; Pêcheur, 2006 ; Richard, 2006]. Le troisième usage est un peu plus technique : introduire la « culture du résultat » dans les administrations d’État consiste à insuffler un peu d’esprit d’entreprise, de rentabilité et de compétition dans ces univers assoupis par la routine et la sécurité de l’emploi que seraient les bureaucraties, en alignant les règles du travail qui y prévalent sur celles qui sont en vigueur dans le domaine de la production industrielle [Picq, 2000]. C’est à ce troisième usage de la notion que cet article s’intéresse.

10Faire passer l’État d’une « logique de moyens à une logique de résultat » est une opération souvent expliquée en la rapportant à la victoire du néo-libéralisme et à son corollaire : la transformation de l’État en agent d’une déréglementation généralisée au service des forces du capital financier, prônant la concurrence comme mode de régulation des rapports sociaux et favorisant la « marchandisation » du service public [Reich, 2007]. Cette explication associe généralement cette transformation aux méthodes élaborées par le Nouveau management public [5] [Hood, 1995]. Cette façon de rendre compte du mouvement de « modernisation » qui a saisi les pays développés depuis un quart de siècle renvoie sans doute à des forces et des intérêts bien réels. Mais il est difficile d’admettre que le changement qu’elles cherchent à faire advenir (réduire l’emprise de l’État sur la vie sociale et économique des sociétés en réduisant la redistribution, et laisser aux individus et au marché la responsabilité d’organiser les relations sociales) se réalise sans coup férir et de le tenir pour acquis d’avance sous prétexte que le néo-libéralisme est devenu une idéologie dominante [Dixon, 1998]. Il faut pour ce faire attribuer une efficace symbolique absolue à l’idéologie, ce qui est contestable.
Au lieu d’imputer l’entièreté de la responsabilité de cette soumission du politique au résultat et à la performance à des entités aussi abstraites que la « marchandisation », la « privatisation » ou la « globalisation », cet article explorera une autre piste : je propose, sur un mode un peu analogue à celui adopté par Mirowski (2002), d’envisager ce changement comme le produit d’un phénomène qui passe inaperçu derrière les effets de reconfiguration dont il est la condition de possibilité : la transformation de la nature et des modalités de la quantification de l’action publique.

3 – Le système du chiffre gestionnaire

11Toute activité de quantification prend nécessairement place dans un « système du chiffre », c’est-à-dire dans un cadre technique, conceptuel et institutionnel qui définit l’objet du travail arithmétique ou statistique au terme duquel une description objective d’un fait observé répondra aux attentes spécifiques de ceux qui l’ont accompli. Il existe une multitude de systèmes du chiffre. On peut cependant les regrouper en deux grands types, selon que le modèle mathématique qu’ils utilisent a, pour reprendre une distinction établie par Giorgio Israel [1999], une visée descriptive ou une visée de contrôle. Dans le premier cas (c’est typiquement celui de l’activité scientifique), les modèles mathématiques cherchent à rendre compte de manière objective des faits ou des phénomènes pour en expliquer l’existence et en prédire les effets. Dans le second cas (c’est typiquement celui de l’activité de production industrielle ou administrative), « le but principal de ces modèles n’est pas de décrire la réalité, mais de déterminer un ensemble de règles qu’il faut imposer à la réalité pour la façonner selon certains objectifs » (id., p. 87). C’est à ce second type qu’appartient le système du chiffre qui organise la quantification de l’action publique. Cette distinction ne suffit cependant ni pour caractériser le genre de données qu’il produit ni pour comprendre le genre de contrôle que la fabrication de ces données permet d’exercer.

12Si la statistique est et a toujours été une affaire d’État, on peut noter que le rôle qu’elle joue dans l’organisation de l’activité de gouvernement a totalement changé depuis l’époque de la construction des États-nations à la fin du xixe siècle [Desrosières, 2007]. Avec la remise en cause des principes de l’État social [Castel, 1998] et l’introduction des principes du management public [Ogien, 1995], la statistique publique a cessé d’être une technique de production de connaissance objective permettant d’exercer un pouvoir d’État sur l’étendue d’un territoire et sur l’ensemble de ses ressortissants (séries stables isolant des évolutions lentes ou des phénomènes émergents et permettant de matérialiser un espace national unifié) pour devenir un instrument dans une stratégie de transformation radicale de la manière de gouverner les États [Martin, 2000]. Dans cette stratégie, l’utilisation des chiffres à des fins d’évaluation de la performance des politiques publiques supplante en importance l’analyse des faits mis en évidence par les études descriptives et compréhensives de la statistique publique. C’est que le produit de la quantification est conçu comme une information qui doit directement structurer le processus de décision politique et permettre d’assujettir l’activité de gouvernement à un principe (qui est aussi une exigence et un impératif) : l’efficacité. Que dit le principe d’efficacité ?

13Il admet qu’une allocation de ressources (ou une décision) peut être optimale, c’est-à-dire la meilleure possible relativement aux conditions qui définissent un état du monde et à l’information disponible sur cet état. Appliquée à l’action publique, l’efficacité (conçue comme quête de cette optimalité) est directement fonction de la relation mesurable entre un résultat (de nature politique) et son coût (apprécié en termes de dépense publique) ; et fournir les éléments de cette mesure est la tâche de ce qu’on nomme aujourd’hui « l’évaluation ». Ce souci de l’efficacité, assis sur la mesure de la performance, place l’activité de quantification au cœur de l’action publique : c’est que, sans chiffres, on ne peut ni fixer des objectifs, ni définir des indicateurs de performance, ni contrôler la productivité, ni annoncer des résultats, ni évaluer le degré de réussite d’une disposition de politique publique [Ogien, 2009a]. Autrement dit, sans chiffres, il n’est possible ni de justifier ni de concrétiser l’idée que l’action publique peut être soumise au principe d’efficacité au moyen de la mesure de la performance. Cette dépendance à la quantification est un élément de la valeur sociale que les gouvernants attribuent au chiffre, en le dotant d’une propriété : celle d’être tout bonnement indispensable à qui veut conduire les affaires publiques de façon « moderne ». Et cette « indispensabilité » est d’autant plus forte qu’a vu le jour un marché de l’étude et du conseil qui a pris les dimensions d’une véritable industrie [Power, 1997 ; Lascoumes et Lorrain, 2007 ; Lorrain, 2007] livrant à ses multiples commanditaires et à la société des données quantifiées à la pelle [6]. C’est l’usage qui est fait de cette propriété dans la redéfinition de l’activité de gouvernement que la description du système du chiffre institué par la Lolf essayera maintenant de préciser.

3.1 – Le politique en régime de performance

14La Lolf est la « nouvelle constitution financière » de la France. Elle fixe un nouveau cadre à la dépense publique, qui cesse d’être le ministère pour devenir la « mission ». Dans cette nouvelle distribution, l’État cesse d’être une institution chargée d’assurer des « fonctions collectives », pour devenir une organisation qui remplit trente-trois missions de la façon la plus efficace possible. Chacune de ces missions regroupe trois à cinq « programmes » (qui sont des politiques publiques concernant un ou plusieurs ministères) eux-mêmes divisés en « actions » pour lesquelles des objectifs quantifiés sont fixés, dont le degré de réalisation est mesuré par des indicateurs de performance. Cette décomposition intégrale de l’action publique dans le détail de sa chaîne de production et la mise en chiffre de chacun de ses éléments constitutifs s’accompagnent d’une modification de la hiérarchie de pouvoir : la Lolf instaure la fonction de « responsable de programme », qui doit proposer au Parlement un « projet annuel de performance » (PAP) dont la bonne exécution est validée après l’examen du « rapport annuel de performance » (RAP) qu’il lui remet en fin d’exercice [7]. Détail important : il est prévu que le Responsable de programme rende compte de son activité non pas au ministre qui l’a nommé, mais au Parlement qui évalue son action [8]. Voilà donc comment l’efficacité en mode gestionnaire pénètre, par le truchement du contrôle de la performance par la mesure du résultat, les rouages de l’action publique et s’inscrit, peu à peu, dans la routine des activités administratives.

15La Lolf abat donc un ordre de catégorisation ancien (une architecture de pouvoir datant de 1958 et qui donne aux ministères et à leurs administrations centrales la capacité de dépenser les sommes allouées un peu à leur guise) et en instaure un nouveau (une architecture de pouvoir imposant une quantification détaillée de l’action de l’État et donnant un pouvoir élargi à des managers – les Responsables de programme – qui appliquent la culture du résultat aux activités dont ils surveillent et contrôlent la réalisation en étant rémunérés au mérite). Ce changement est conforté par la reconfiguration totale de l’appareil comptable de l’État : au système ancien se substitue une comptabilité analytique et patrimoniale, qui s’apparente à celle qui est en vigueur dans les entreprises et introduit l’idée de rentabilité dans l’allocation budgétaire. Pour être complet, il faut dire qu’un argument démocratique justifie la réduction de l’action publique à une bordée d’objectifs [9] permettant d’en mesurer la performance. Cet argument affirme que le dispositif nouveau est le seul à même de rendre l’action publique complètement transparente en donnant enfin au Parlement le moyen d’exercer une des missions que la Constitution lui confie : contrôler ce que fait le gouvernement. Et pour conforter l’empilement des contrôles, la Lolf donne à la Cour des comptes mission de rendre un rapport d’audit annuel sur la totalité de l’exécution du budget de la Nation (alors que ses contrôles annuels ne portaient auparavant que sur quelques secteurs de l’action publique) [Écaille, 2007].

16Dans l’esprit de la Lolf, les institutions d’État sont des entreprises comme les autres, qui doivent s’acquitter de la mission qui leur est confiée de la façon la plus efficace possible. Et cette efficacité (qui n’est au fond que de l’efficience) oblige à faire passer les pratiques administratives en régime de performance. C’est ainsi que la Lolf, au-delà des accommodations, ratés et échecs qu’elle accumule [10], fait pénétrer, dans le fonctionnement quotidien de l’État, trois principes de management qui prévalent dans l’entreprise : la quantification détaillée en objectifs et en indicateurs de performance de toutes les dimensions de l’activité de production ; l’institution de niveaux de pouvoir intermédiaires confiés à des « managers » exerçant un contrôle direct sur le secteur d’activité qu’ils ont mandat de coordonner à partir du contrôle qu’ils exercent sur la production et la diffusion de l’information statistique et prévisionnelle [Benamouzig, 2005] ; une nouvelle organisation comptable, qui oblige les administrations à se plier aux nouvelles normes budgétaires et financières d’une comptabilité analytique préfigurant l’émergence d’une « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences » dans la fonction publique [Colasse, 2005 ; Chiapello, 2005]. La visée de ce projet est explicitée dans cet extrait d’un rapport de la commission des Finances de l’Assemblée nationale :

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Le texte même de la Lolf ne prévoit pas de tenue de comptabilité analytique. Elle impose la tenue de trois comptabilités : une comptabilité budgétaire, une comptabilité d’exercice et une « comptabilité d’analyse des coûts » (CAC). La comptabilité budgétaire organisée en missions et programmes offre un premier niveau d’analyse des dépenses de l’État, qui constitue un progrès majeur par rapport à l’organisation en chapitres budgétaires qui prévalait avant la Lolf. La CAC permet chaque année au Parlement dans les PAP et les RAP de disposer d’une présentation plus fine que la comptabilité budgétaire en opérant la réaffectation de certaines dépenses (fonctions support, délégation de gestion) afin de les imputer sur la mission ou le programme principal porteur d’une politique publique à coût complet.
Couramment pratiquée dans les entreprises commerciales, la comptabilité analytique va au-delà de la comptabilité d’analyse des coûts en « exploitant les informations de la comptabilité d’exercice dans le but soit d’interpréter la gestion au cours d’une période révolue, soit de préparer pour l’avenir des décisions pertinentes ». Elle permet de suivre les dépenses organisées selon certains axes d’analyse préalablement définis, afin d’élaborer des tableaux de bord contenant des ratios de gestion (coût d’une fonction, coût d’un acte, coût d’un agent). Elle fournit au gestionnaire les données nécessaires au contrôle de gestion, autrement dénommé l’aide au pilotage par la performance. C’est par la comptabilité analytique que l’on établit un lien entre comptabilité d’enregistrement et le dispositif de performance (objectifs et indicateurs).
[Bouvard et al., 2009]

18Qu’est-ce donc que ce régime de performance auquel la Lolf soumet l’action publique et qui définit la nature du système du chiffre qui l’alimente en données élaborées et traitées à cet effet ? Pour le comprendre, on peut situer la loi dans un contexte plus large : celui du programme, obstiné et de longue durée, qui vise à « moderniser l’État ».

19Si on retient la périodisation proposée par Bernard Perret [2006], trois époques marquent, en France, la réalisation de ce programme : celle de la Commission de rationalisation des choix budgétaires (RCB, 1970-1985), à laquelle a succédé celle du Conseil national de l’évaluation (CNE, 1990-2002), qui s’est éteinte en 2001, au moment où le Parlement a adopté la Lolf. Perret fait remarquer que les deux premiers dispositifs ont simplement cessé de fonctionner au moment où celui qui leur a succédé est entré en vigueur. Mais il soutient qu’un enchâssement des dispositifs a eu lieu, le nouveau tirant la leçon des acquis, erreurs et ratés qui ont conduit à l’échec (dans le cas de la RCB) ou à la déliquescence (dans le cas de l’évaluation) du précédent. Si ces trois dispositifs institutionnels poursuivent le même objectif : contrôler la dépense publique à partir de la production d’une information statistique permettant de savoir exactement pourquoi, comment, pour qui et avec quels effets sont utilisés les deniers publics, ils se distinguent sur deux points essentiels.

20Le premier tient au fait que le travail de quantification n’est pas de même nature dans chacun de ces trois dispositifs. Au temps de la rationalisation, il s’agissait, pour les gouvernants, de disposer de plusieurs scénarios construits pour les éclairer au moment où ils faisaient des choix d’allocation de ressources en fondant leurs arbitrages sur les résultats des études coûts-avantages. Au temps de l’évaluation, la production de chiffres entendait établir une relation compréhensible (et arithmétiquement objectivée) entre une décision et l’ensemble de ses conséquences probables dans l’intention affichée d’augmenter l’intelligence collective des agents engagés dans le processus de modernisation et de favoriser le débat public sur les choix du gouvernement. Au temps du management, les responsables politiques et administratifs utilisent la statistique pour définir des objectifs chiffrés et des indicateurs de performance leur permettant d’exercer un contrôle étroit et direct sur l’action publique afin de la rendre efficace [11].

21Bref, chacun des trois systèmes du chiffre qui se sont succédé en France depuis les années 1970 reflète et sert une manière particulière de concevoir l’exercice du pouvoir. De façon idéalisée, on peut dire que le mode RCB exprime sa nature décisionniste (la croyance dans la toute-puissance du dirigeant qui exercerait son droit de trancher au nom de l’intérêt général en justifiant son geste par des raisons objectives) ; que le mode CNE manifeste son caractère pluraliste (tabler sur la négociation en mettant la définition de l’intérêt général en débat et en invitant l’ensemble des partenaires concernés à y participer) ; et que le mode Lolf trahit sa tentation autoritariste (il impose une définition experte de l’intérêt général, réduit à sa dimension financière, et l’actualise sans atermoiement en recourant aux instruments de gestion qui agissent directement au niveau de l’allocation des moyens financiers).
Au-delà de cette divergence, il existe, entre ces trois dispositifs, une différence qui fait toute la différence : la Lolf a été délibérément élaborée pour lier procédure budgétaire et évaluation. Ce que cette liaison modifie, c’est que le nouveau dispositif est le cœur de l’appareil d’État au lieu d’exister sur ses marges (le Budget en est la représentation et le principe d’organisation) ; qu’il possède la force contraignante que lui donne la maîtrise de l’allocation budgétaire (pouvoir dont étaient dénuées la RCB et l’évaluation) ; et qu’il donne au Parlement la possibilité de contrôler l’action du gouvernement, en validant les objectifs chiffrés consignés dans les PAP et en en contrôlant la bonne réalisation à l’examen des RAP [12].
Le passage de la RCB à la Lolf illustre ainsi la manière dont, en l’espace d’une trentaine d’années, les outils de la statistique administrative se sont mués en instruments de gestion utilisés comme autant de « leviers » de la réforme de l’État [Arkwright et al., 2007] [13]. Et comment, au terme de cette mutation, l’évaluation de la performance, qui accompagne désormais ex ante et ex post la décision politique, s’est imposée comme technique d’imposition de l’efficacité en jouant, pour le secteur non-marchand, la fonction de substitut de ce qu’est le prix pour le marché [14]. Ce passage spécifie donc la nature du phénomène identifié qui avait été postulé au début de l’analyse : dans le système du chiffre institué par la Lolf, la quantification est la source des règles qui déterminent la forme de l’activité de gouvernement. Pour saisir comment il remplit cette fonction, il faut examiner l’architecture intégrée des systèmes d’information qui doit assurer leur « interopérabilité » [15] et imposer le régime de performance auquel la Lolf est censée soumettre l’action publique.

3.2 – Le dispositif Chorus

22La mise en œuvre de la Lolf s’accompagne de l’installation d’un système d’information unique, intégrant toutes les données produites par toutes les administrations (nationales et territoriales) en matière d’activité des services, de personnel employé et de comptabilité. Après l’échec d’un premier système (Accord 2), une Agence pour l’informatique financière de l’État (AIFE) a été créée, dont la mission fut, en urgence, d’adapter les systèmes d’information existants dans les administrations pour permettre de respecter les dispositions de la Lolf au jour de son entrée en vigueur (« Palier 2006 » [16]) ; et, dans un second temps, de construire un système d’information unique chargé de gérer les dépenses, les recettes non fiscales et la comptabilité de tous les services centraux et déconcentrés de l’État : Chorus [17], présenté comme un « monstre informatique » :

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Un progiciel comptable de 35 000 utilisateurs couvrant les activités de 2,5 millions de fonctionnaires. Une base informatique contenant les données budgétaires de 15 ministères et, à terme, de centaines d’établissements publics. Un système d’information capable de suivre 266 milliards d’euros de dépenses aux niveaux national, régional et départemental. Chorus, le futur système d’information financière de l’État, ce sera, demain, tout cela en même temps. Ce qui explique que même les directeurs de projet les plus aguerris ont quelques sueurs froides lorsqu’ils évoquent le chantier. « Face à un tel programme, inutile de chercher à tout contrôler, commente l’ancien directeur d’un cabinet de conseil, il faut simplement tenter d’appuyer là où on sent qu’il y a des avancées possibles ou souhaitables et voir comment le tout évolue ». La dimension du projet impressionne et ce n’est sans doute pas un hasard si aucun pays ne s’y est attelé jusqu’ici à l’exception de… la France. « Surtout qu’il ne s’agit pas de consolider des comptes comme dans une multinationale ayant plusieurs filiales à l’étranger, relève Jacques Marzin, directeur de l’Agence pour l’informatique financière de l’État (AIFE) et chef d’orchestre de cette vaste opération, mais bien de tenir la comptabilité de l’ensemble des services de l’État dans un même système informatique. »
[Fargues, 2009]

24La mise en place d’un tel système a été justifiée par les gains financiers qu’il ne manquerait pas de produire car elle portait la promesse d’une rationalisation de la dépense publique qui, outre d’importantes économies d’échelle, doterait les administrations d’outils de gestion leur permettant la programmation et l’analyse prospective de l’exécution de leurs budgets. Or, ces dividendes escomptés tardent à se matérialiser, même si la perspective de « retour sur investissement » (mesuré en nombre d’« Équivalents temps plein » supprimés dans la fonction publique [18]) figure toujours l’horizon de ce projet. Un rapport de la Cour des comptes remis aux députés en janvier 2009 fait litière de toutes ces promesses. Il estime que la dépense engagée durant la période d’élaboration et d’installation du progiciel (de 2006 et 2015) s’élèvera à un peu plus d’un milliard d’euros, en précisant que « ces coûts n’ont pas encore été évalués dans leur totalité », puisque ne sont pas pris en considération le fonctionnement de l’AIFE (80 millions d’euros par an) et les coûts engagés par les ministères (entre 10 à 20 millions d’euros) pour réaliser leurs propres raccordements. Le rapport émet de sérieux doutes quant à la réalité des suppressions de postes prévues dans la mesure où la mise en place du système requiert des ajustements constants au sein des ministères, que les réorganisations nécessaires prennent du retard, que la reconversion des personnels coûte en formation ou indemnisations. De plus, la complexité du projet fait craindre que les entreprises informatiques se retrouvent en position de fixer les coûts de maintenance à leur gré. En définitive, la Cour des comptes juge que l’État sous-estime le coût réel de l’opération, ne sait pas s’il est rentable, l’enjoint de présenter des comptes plus fidèles en s’assurant qu’il remplira sa fonction de transparence (car il doit également faciliter le travail des auditeurs de la Cour et des parlementaires chargés de contrôler l’activité du gouvernement) et alerte les gouvernants sur le caractère dangereux et inadmissible de la dépendance que l’État contracte à l’égard des fournisseurs de logiciels.
Et de fait, trois années après le début de l’implantation de Chorus, l’entrée en vigueur totale du système initialement prévue pour le début de 2009 a été reportée à la fin de 2010 ; et encore, dans une version limitée de ses applications. Les prévisions de gains se sont évanouies : le nombre d’Équivalents temps plein que le passage à Chorus devait permettre de supprimer ne cesse de se réduire et l’idée se répand qu’il faudra sans doute y renoncer durant les dix premières années de déploiement du système, dont l’extension à l’ensemble des fonctions financières de l’État a par ailleurs été mise en veilleuse. Il est aujourd’hui admis qu’il faudra conserver des systèmes propres à certains ministères et créer des sous-systèmes pour les ministères importants, comme la Justice, la Défense et l’Éducation nationale (ce qui ne manque pas d’engendrer de nouvelles dépenses en équipement et en personnel). Quant à l’intégration des données financières et de celles relatives aux ressources humaines, elle est remise à une phase ultérieure de déploiement [19]. S’il est encore trop tôt pour savoir comment cette affaire finira (et certains pensent que le projet initial a peu de chances de se concrétiser dans toute son ampleur), on peut néanmoins saisir ce que la réalisation de l’interopérabilité suppose et implique en termes de recueil et de traitement de données quantifiées en présentant un exemple examiné dans sa phase actuelle de mise en œuvre.

3.3 – Un cas d’application : l’enseignement supérieur

25La loi relative aux libertés et aux responsabilités des universités (LRU), votée en août 2007, a accru l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur, en plaçant leur président en position de patron de son établissement, libre de mettre en œuvre une politique de ressources humaines fondée sur des rémunérations variables, de créer des filières spécifiques, de lever des fonds pour son développement propre, d’instituer des partenariats avec des entreprises privées. Mais cette liberté est gagée sur des responsabilités nouvelles, qui se résument essentiellement en un engagement : tenir une gestion saine du budget de l’établissement (qui reste public, donc sous contrôle comptable de l’État) [Ogien, 2009b]. La tâche est d’autant plus cruciale que, dans le nouveau cadre institutionnel, la gestion de la paie est confiée à chacun des établissements ayant opté pour l’autonomie (ce qui augmente considérablement le budget que les universités doivent gérer, tout en réduisant les missions de l’administration centrale). La LRU requiert donc l’installation d’un nouveau système comptable et financier pour répondre à la fois aux normes de gestion publique fixées par la Lolf et à celles qui traduisent l’autonomie en termes de financement et de ressources humaines. Pour remplir cette double mission, les universités doivent se doter d’outils informatiques permettant l’interopérabilité des différentes sources statistiques. Le versant financier est assuré par Sifac (Système d’information financier, analytique et comptable), qui est présenté comme un « outil de pilotage des universités permettant à ses dirigeants de fonder leurs décisions sur des tableaux de bord complets, fiables et clairs dont les éléments permettent un suivi précis de la gestion des diverses composantes basées sur une comptabilité analytique ». Cette présentation est reprise par des acteurs impliqués dans cette « réforme » :

26

« L’introduction d’une comptabilité analytique est d’autant plus importante que les universités connaissent très mal leurs coûts, ont de réels progrès à faire au niveau du benchmarking d’établissements et doivent remplir des obligations de tenue de comptabilité analytique demandée par l’Union européenne au niveau de certains programmes [20]. »

27Sifac a été conçu par SAP, l’entreprise qui a élaboré Chorus, et, bien qu’il soit en concurrence sur ce marché, il devrait équiper la majorité des universités d’ici 2012. C’est que, comme le dit le directeur de l’Agence de mutualisation des universités et des établissements (AMUE) qui l’a validé :

28

« SAP offre des capacités d’interfaçage importantes avec d’autres logiciels, un point essentiel car chaque université est autonome dans ses choix informatiques et il existe beaucoup de produits sur le marché. Par ailleurs SAP présente des garanties de pérennité et des possibilités d’évolution importantes. Enfin, ce progiciel a fait ses preuves dans le domaine public et surtout, a été mis en œuvre dans un projet similaire en Autriche qui portait sur 21 universités [21]. »

29Ce nouveau système vient remplacer Nabuco, en vigueur depuis 1995, qui ne permettait pas l’échange et l’agrégation de données émanant de différentes sources. Sifac est compatible avec Chorus, intègre des opérations de groupement d’établissements et des partenariats avec des acteurs publics ou privés et permet de remplir les obligations d’échanges de données requises par l’internationalisation des universités (qualité, formations, diplômes, etc.). Sifac promet encore une dématérialisation des flux d’information génératrice d’importantes économies structurelles. Et l’entreprise qui a conçu le progiciel met en place la possibilité de combiner son système de gestion financière à un système gérant les ressources humaines, ce qui permettrait de hâter la réalisation d’un des objectifs de la nouvelle « gouvernance » des universités instituée par la LRU : la gestion prévisionnelle du personnel et la modulation des services des enseignants en fonction de leurs mérites. Cela implique de fixer les paramètres qui définissent le contenu des métiers d’enseignant, de chercheur, et des différentes tâches administratives ou académiques que ces agents doivent accomplir pour les évaluer, instaurer des modes de rémunération attractifs et obtenir un avantage compétitif sur les établissements concurrents.

30C’est un peu ce travail, consistant à associer gestion financière et ressources humaines, que réalise un nouveau système d’information mis au point pour fixer la dotation globale attribuée à chacune des universités par l’État : Sympa (SYstème de répartition des moyens à la performance et à l’activité) qui se substitue au système San Remo qui était construit pour allouer leur budget à partir de la déclaration des besoins des établissements. Dans le nouveau système, l’État devient un financeur de la dépense d’enseignement supérieur parmi d’autres, calculant le montant de sa contribution en fonction d’objectifs chiffrés dont la réalisation est mesurée par des indicateurs de performance, ce qui réclame une quantification de plus en plus fine de l’activité d’enseignement et de ses résultats, laquelle introduit des « biais défavorables aux universités de petite taille et pluridisciplinaires. » [Adnot et Dupont, 2009].

31Cette présentation rapide de la reconfiguration institutionnelle et, surtout, informationnelle de la politique publique de l’enseignement supérieur donne une petite idée de la manière dont l’emboîtement des progiciels de gestion (celui de la Lolf, puis celui du ministère, puis celui des universités [22]) sert à intégrer l’ensemble des niveaux de régulation des activités d’un domaine d’action publique dans une chaîne gestionnaire unique [McKenna, 2006]. Cette intégration, qui construit un véritable instrument de mesure de la performance, requiert un traitement croisé de trois types de données rendues compatibles : celles relatives à l’activité accomplie (enseignement et recherche) ; celles relatives à son coût (détaillé par poste de dépense) ; et celles relatives aux ressources humaines qu’elle mobilise (impliquant une décomposition fine du service accompli par chaque individu) [23]. Dans un système du chiffre organisé sur le mode de l’interopérabilité, l’information produite ne sert pas uniquement un souci de transparence. Le processus de décomposition/recomposition sur lequel le recueil et le traitement des données reposent, et leur intégration mécanisée et structurée remplissent une autre fonction : celle de permettre la surveillance, en temps aussi réel que possible, de l’évolution de la productivité de chacun de services rendus par l’établissement et, selon l’analyse de leurs résultats, d’ajuster son « offre » (en renonçant à certains d’entre eux ou en engageant des restructurations) afin de répondre aux indications du « marché ». Ce dispositif sert également à anticiper le changement et à préfigurer l’organisation que les établissements d’enseignement supérieur devraient adopter pour survivre dans la compétition. C’est pourquoi le chiffre, lorsqu’il est produit par un système de ce genre, est devenu un instrument stratégique dans l’exercice du pouvoir.

32L’exemple de l’enseignement supérieur illustre la manière dont le travail statistique a changé de nature et de vocation (et les recherches menées dans d’autres domaines de service public attestent que les mêmes méthodes y sont employées). Et ce changement est crucial : le genre de quantification qu’impose le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir est désormais orienté, pour reprendre le terme employé par un directeur de cabinet conseil, vers des fins « prédictives ».

33

Le principe de l’analyse prédictive est simple. Il s’agit d’exploiter les informations dont disposent les administrations, non seulement pour nourrir des statistiques, mais pour servir l’action. Comment ? En analysant plusieurs millions de données disponibles, les logiciels prédictifs établissent un modèle explicatif des comportements des administrés, citoyens ou entreprises. Ils en déduisent des probabilités de comportements futurs, et formulent des recommandations d’action, selon les priorités fixées par les utilisateurs. La matière première ne manque pas : s’il est bien une chose dont les administrations sont riches, c’est l’information. L’autre matière nécessaire, c’est la matière grise de nos experts, indispensable pour paramétrer les logiciels prédictifs et interpréter les résultats obtenus […] l’analyse prédictive « industrialise » les pratiques des meilleurs experts (ce « flair » que confèrent des années d’expérience) […] nos élites [méconnaissent le] potentiel des nouvelles technologies. Nous avons déjà informatisé l’administration française, disent-ils – et ils semblent sincèrement persuadés que leurs modèles sont optimums. Quelle erreur ! Certes, ces modèles sont parfois brillants. Mais, construits par des statisticiens, ils ne peuvent trouver que ce qu’ils cherchent… Tandis que les outils d’analyse prédictive peuvent analyser les données sans a priori et de façon dynamique, trouver des caractéristiques communes insoupçonnées et prédire des comportements.
[Dhélin, 2008]
Cette brève description de la mutation imposée au domaine de l’enseignement supérieur a illustré la manière dont le système du chiffre gestionnaire participe aujourd’hui à l’introduction, dans l’action publique, de méthodes (de management, de marketing et de communication) censées garantir l’« optimalisation » des facteurs de production. Mais, aussi sommaire qu’elle puisse paraître, cette description suffit à formuler une interrogation : comment la conception du service public et de l’État est-elle affectée par cet alignement du travail administratif sur les techniques de gestion élaborées pour les entreprises ? Autrement dit, qu’arrive-t-il au politique lorsque l’action publique est soumise à un régime de performance ?

4 – Conclusion : registre de performance et registre de démocratie

34La quantification de l’action publique peut être appréhendée comme une conséquence normale du mouvement de rationalisation qui assure le progrès des pays développés. Elle est le moyen dont les dirigeants se servent aujourd’hui pour « moderniser » l’État, allouer les ressources budgétaires de façon efficace, en contrôler la bonne utilisation et réduire les pratiques politiques arbitraires et clientélistes. Cette façon de voir les choses repose sur une idée : la mise en chiffres est, par essence, un exercice scientifique et neutre qui fournit des descriptions objectives des faits sociaux et économiques ; et les gouvernants ont tout intérêt à les prendre en considération pour conduire les affaires publiques de façon avisée et convaincre les citoyens qu’ils le font vraiment. Cet article a envisagé le chiffre dans une tout autre perspective, définie par deux postulats. Le premier affirme que le concept de chiffre possède, en tant que tel et indépendamment de la réalité des faits qu’il révèle, des propriétés sociales, au sens où elles sont des éléments ordinaires des échanges entre individus ; et ces propriétés (vérité, neutralité, « indiscutabilité ») sont liées à la relation directe qu’il entretient avec le concept d’objectivité (envisagé comme catégorie de pensée et pas comme exactitude arithmétique). Une conséquence de cette caractéristique du chiffre est qu’elle peut être intégrée à des stratégies de transformation, de communication ou de manipulation [Goffman, 1970]. Et l’analyse a établi, je l’espère, que c’est ce qui arrive dans l’activité que les gouvernants déploient pour atteindre un objectif : rendre l’action publique efficace (au sens gestionnaire du terme). Ainsi, pour prendre un exemple, on observe que les gouvernants, pour réaliser cet objectif qu’ils tiennent pour prioritaire, en viennent à recourir à deux tactiques : faire toutes sortes de concessions pour obtenir les données de quantification indispensables à l’alimentation des systèmes d’information intégrés qui assurent la surveillance et le contrôle de la performance ; et tabler sur le fait que tout le monde admet le souci de la transparence pour mobiliser la force de contrainte du chiffre au service de la réorganisation des administrations d’État [Strathern, 2000]. Dans les deux cas, la réussite de l’opération repose moins sur la conviction qu’emporte l’exposition de la valeur substantielle du chiffre que sur la mobilisation implicite de sa valeur sociale, au sens où ce qui est escompté est la déférence et la fascination que l’invocation et l’affichage du chiffre ne devraient pas manquer d’exercer.

35La deuxième proposition prolonge la première en la précisant : la valeur sociale du chiffre est un objet public qui se manifeste à l’occasion des querelles et des conflits que soulèvent les avancées de la quantification du politique. On constate, par exemple, que l’introduction des techniques de l’évaluation de la performance dans les administrations attise régulièrement des enjeux de savoir (pourquoi quantifie-t-on tel problème plutôt que tel autre ; les données quantifiées présentées sont-elles sincères ou biaisées [24] ?), d’autorité (à qui est reconnu le droit légitime de quantifier ?) et de pouvoir (qu’est-ce qui justifie les formes d’évaluation imposées ; les décisions prises sur une base parfaitement rationnelle sont-elles nécessairement justes ?). Et dans la négociation de ces enjeux, c’est la valeur sociale du chiffre qui est l’objet du débat, pas la justesse de son contenu substantiel.

36Cette négociation s’inscrit aujourd’hui dans un cadre particulier : celui d’un dispositif statistique structuré sur le mode de l’interopérabilité et directement associé à la contrainte financière (ce que réalise la Lolf). L’institutionnalisation de ce dispositif permet (idéalement) d’atteindre et de maintenir l’efficacité de l’action publique (au sens financier défini par l’impératif de performance) en accélérant le temps de réaction aux baisses de productivité sans devoir nécessairement recourir à des dispositions réglementaires faisant l’objet d’une délibération publique [25]. Cette innovation a une conséquence pratique importante : dans le gouvernement au résultat et à la performance dont l’interopérabilité est un des instruments déterminants, c’est dans la décomposition d’une activité en paramètres pertinents et l’élaboration d’algorithmes de recomposition que la nature des tâches administratives et l’étendue des missions de service public sont reconfigurées. C’est également de cette manière que s’impose la redéfinition du travail d’une institution ou d’un établissement comme celle des modalités d’exercice d’un métier (celui d’enseignant, de professeur, de médecin de chercheur ou de juge). Et ces transformations finissent par prendre la force de l’évidence dans la routine des saisies et des traitements informatiques qui se réalisent, une fois le dispositif « calibré », de manière automatique.

37Telle est la manière de gouverner, technique et un peu clandestine, dans laquelle nous entrons avec la mise en place des instruments qui instituent la numérisation du politique, c’est-à-dire cette façon de conduire les affaires publiques d’action publique en assujettissant le plus étroitement possible la décision à une information statistique produite à partir de données intégrées et qui, parce qu’elles sont homogénéisées et stockées dans des bases rendues compatibles, peuvent être traitées de façon particulière selon les requêtes et les circonstances, sans limite dans le temps. L’émergence de cette nouvelle manière de gouverner accentue aujourd’hui la tension qui oppose traditionnellement valeur substantielle et valeur sociale du chiffre. C’est un mouvement de ce genre qui a été décrit en rendant compte de ce qui se passe dans le domaine de l’enseignement supérieur. Et il faut ajouter qu’il est également à l’œuvre dans tous les autres secteurs du service public, qu’il s’agisse de l’école, de l’hôpital, de la justice ou de la défense.

38Ce mouvement est actuellement guidé par une certitude, qui se laisse résumer en une maxime : l’État doit être géré comme on gère une entreprise. Cette analogie se traduit directement dans l’activité des administrations, comme en attestent les récentes lois qui réorganisent le fonctionnement de l’université, de l’hôpital ou de l’école en plaçant ces institutions sous la direction d’un président doté des pouvoirs d’un « vrai patron ». Ce détail est symptomatique du changement en cours, tant ce retour de la figure du chef, dont la puissance repose en partie sur la maîtrise des données que produit le système du chiffre gestionnaire, vient contredire un ensemble de croyances qui avaient imposé leur évidence depuis un quart de siècle : que les sociétés modernes sont individualistes au sens où le respect des préférences personnelles est au fondement de l’ordre qui y prévaut ; que les citoyens portent un regard informé et critique sur les affaires du monde et les agissements de ceux qui les dirigent ; qu’ils se sont accoutumés à une pratique pluraliste de la démocratie dans laquelle les sphères de la décision politique se sont étendues en favorisant leur participation à la délibération collective. Bref, pour remplir les exigences de la performance, on en vient à justifier le rétablissement de l’autoritarisme. Et ce geste nous replace dans une société agonistique, fondée sur la lutte de tous contre tous. Ce à quoi semble également correspondre l’introduction récente des notions de concurrence et de salaire au mérite dans le lexique administratif. D’où on peut tirer la conclusion que la conception gestionnaire du chiffre valorise une série de propriétés particulières : résultat, individualisation, compétition, profit, égoïsme, négation de la gratuité, etc.

39La domination de cette conception gestionnaire n’est pourtant pas complète. On observe que les propriétés qu’elle cherche à faire prévaloir, dans les entreprises privées comme dans le service public, provoque des contestations et des conflits [Beauvallet, 2009]. Cette opposition ne se réduit pas simplement à la traditionnelle résistance au changement de personnes dont la rationalisation saccage les habitudes. On peut suggérer qu’elle exprime également un refus du régime de performance auquel leur domaine d’activité est soumis, et des critères retenus pour évaluer le travail qu’ils y accomplissent [Ogien, 2010]. Et ce refus peut être motivé (lorsqu’il l’est) par la défense de principes qui caractérisent les régimes démocratiques modernes (libertés individuelles, droits sociaux, égalité des chances, paritarisme, pluralisme des opinions, place des associations et de la société civile, etc. [26]) dont on ne retrouve pas trace dans les propriétés sociales contenues dans la conception gestionnaire du chiffre.
La quantification du politique n’est donc pas un phénomène qu’on peut analyser comme s’il était univoque. Les modalités sous lesquelles il se manifeste se distribuent sur une sorte de continuum : à un pôle, celui du registre de la performance, le chiffre est conçu comme un facteur contribuant à encadrer l’action, en restreignant les options soumises à délibération et les choix ouverts à la décision collective ; à l’autre, celui du registre de la démocratie, il est envisagé comme un facteur d’extension du débat public et d’accroissement des sphères d’exercice de la responsabilité politique des citoyens. D’une certaine manière, on peut dire que c’est un peu entre ces deux pôles que se situe la façon dont les gouvernants contemporains utilisent le système du chiffre afin de réformer l’action de l’État en la soumettant au principe d’efficacité.
Cette position est cependant délicate à tenir. On constate en effet que, alors même que la transparence est devenue un constituant essentiel de la définition et de la mise en œuvre de l’action publique, les formes de recueil et de traitement de cette information échappent, en grande partie, au contrôle des agents et des professionnels de service public dont l’activité est précisément mesurée et évaluée par cette information. Une conséquence de ce paradoxe est l’écart qui se creuse entre registre de la performance et registre de la démocratie. Une manière de le combler consisterait à amplifier les pratiques de la démocratie en garantissant aux citoyens le droit de participer activement au processus complet d’élaboration du système du chiffre qui sert à rendre compte de leur existence et de leur destinée [27]. Autrement dit, à instituer et financer le droit politique de définir le genre de valeur sociale que la collectivité veut voir être exprimée par le chiffre et par les propriétés qui lui sont associées. La question reste cependant ouverte de savoir s’il est possible de faire de la nature et de la visée de la statistique publique un thème de mobilisation politique dont la pertinence serait évidente aux yeux des citoyens.

Notes

  • [1]
    À l’exemple de ce qu’ont fait Desrosières et Thévenot (1988), ou McKenzie (1990).
  • [2]
    Ces descriptions peuvent émaner de différentes sources d’information statistique (administration, agences, observatoires, partis, syndicats, groupes de pression, consultants, associations, etc.) et sont rendues disponibles dans le monde social par d’innombrables canaux (médias, internet, bouche à oreille, etc.). Il faut également tenir compte du fait que tous les individus mis en contact avec ces descriptions n’en retiennent pas l’existence ou ne reçoivent pas ce qu’elles annoncent de façon littérale ou univoque.
  • [3]
    Objectivité qui peut être mise en doute par des professionnels qui examinent la validité des calculs et des procédures employées pour l’établir.
  • [4]
    La centralité de la notion de résultat en politique a été conceptualisée dans le projet de Al Gore en 1993 dont le titre était From Red Tape to Results (De la bureaucratie aux résultats). Il a été développé dans la Grande-Bretagne de Tony Blair, avec un luxe de raffinements dans les méthodes d’évaluation des performances. Elle a donné naissance à la LOLF en France. Elle est également au cœur du programme de modernisation de l’État coordonné par l’OCDE qui diffuse ses règles de réforme de l’État et de bonne gouvernance aux élites de pouvoir de ses pays membres. Voir à ce sujet, OCDE [2003] Lascoumes et Le Galès [2004] et Dardot et Laval [2009].
  • [5]
    Ces méthodes sont bien connues maintenant : restriction du « périmètre » des interventions de l’État, réduction du nombre des fonctionnaires, « responsabilisation » des managers, introduction de critères de rentabilité dans l’activité des services publics, mesure de la productivité de ses agents, nomination de vrais « patrons » à la tête des institutions publiques, « externalisation » des missions traditionnelles de l’État, recours à des formes de financement par un partenariat public-privé.
  • [6]
    Ce marché a produit ses experts et ses spécialistes, engendré l’émergence d’une forme hybride d’utilisation des techniques de la statistique (qui mêle l’économique, le financier, le sociologique, l’organisationnel et le psychologique), suscité la croissance du recours au marketing et permis l’invention, à un rythme de plus en soutenu, de méthodes d’ingénierie sociale et de management dont les préconisations imaginées pour organiser la vie des entreprises s’appliquent désormais à celle des administrations d’État.
  • [7]
    Pour mener à bien sa tâche, le Responsable de programme est à la tête d’une petite équipe : il dispose « d’une cellule de pilotage budgétaire, d’une cellule de pilotage des ressources humaines et d’une cellule de contrôle de gestion ». Il supervise l’activité de « Responsables du budget opérationnel de programme » dont le travail consiste à faire respecter la programmation des crédits, de telle sorte que les résultats obtenus correspondent bien à ceux de la prévision. Ces responsables désignent à leur tour des « Responsables d’unités opérationnelles », chargés de mettre en œuvre la programmation et d’engager les actions en affectant les crédits qui lui sont attribués.
  • [8]
    La Lolf fait naître une contradiction nouvelle : si elle préfigure la disparition des ministères, la résistance que l’anticipation de cette disparition a suscitée s’est traduite par des décisions qui, un peu contre l’esprit de la loi, visent à conforter leur pouvoir. La première est que la majorité des responsables de programme nommés sont, aujourd’hui, des directeurs d’Administration centrale, c’est-à-dire qu’ils restent soumis à l’autorité de leur ministre ; la seconde est que la réalisation des mesures de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) a été confiée aux ministres, ce qui rétablit provisoirement une hiérarchie que la Lolf menace à long terme.
  • [9]
    Il y en avait 1400 en 2006, près de 1200 aujourd’hui et les instructions de l’actuel ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique visent à les réduire encore plus : « J’ai demandé à la Mission d’évaluation des politiques publiques d’examiner les indicateurs sous l’angle de leur fiabilité (qualité de la documentation, des systèmes d’information…) et de leur impact opérationnel sur la gestion des politiques publiques et des services. Ceux qui ne répondent pas à ces critères devront être supprimés ou modifiés. Les efforts de lisibilité des documents budgétaires et de priorisation des enjeux de performance doivent être approfondis : cet objectif doit conduire, dans un certain nombre de cas, à simplifier la maquette « objectifs/indicateurs », en réduisant leur nombre ou en rationalisant leur présentation […] Afin de faciliter l’appropriation de la démarche de performance, je crois nécessaire d’identifier une centaine d’indicateurs emblématiques de l’action de l’État, qui intéressent directement nos concitoyens, et dont le suivi relève de l’autorité publique. À cette fin, je vous demande de choisir quelques indicateurs de programme particulièrement illustratifs des politiques publiques de votre ministère et des priorités de votre action. Ces indicateurs (entre 2 et 4 par mission) seront présentés en introduction de chaque mission ministérielle ou interministérielle. » [Woerth, 2009].
  • [10]
    Sur les difficultés de la mise en œuvre de la LOLF, voir Lambert et Migaud [2006].
  • [11]
    Fixer des objectifs chiffrés n’est peut-être pas une démarche répréhensible en elle-même. Ce qui est critique, c’est le rapport que ceux qui les fixent entretiennent à leur réalisation : simple indication ou moyen de rétribution ou de sanction.
  • [12]
    Et il faut dire que la tâche n’est pas aisée : le document qui rend compte, pour l’année 2008, des programmes et actions relevant de la seule « mission Enseignement supérieur et Recherche » fait plus de 750 pages. Et il y a trente-trois missions à contrôler.
  • [13]
    La traduction institutionnelle de ce déplacement est la transformation de la mission de modernisation de l’État qui était confiée à un ministère ou un secrétariat d’État dans les années 1990 et qui est aujourd’hui totalement annexée par le ministère du Budget, en y devenant la Direction générale de la modernisation de l’État.
  • [14]
    Comme l’a signalé, il y a plus de vingt ans maintenant, E. Monnier [1987]. C’est d’ailleurs cette fonction qu’une méthode de comparaison reprise du management contribue à remplir : le benchmarking [Weill, 2001]. Pour son application à l’action publique, voir I. Bruno [2008].
  • [15]
    L’interopérabilité est une technique qui permet de structurer le croisement des données relatives à la performance de chaque politique publique, à ses coûts détaillés et à la productivité des agents qui les accomplissent. Elle est réglementée par les dispositions de l’ordonnance n° 2005-1516 du 8 décembre 2005 et du décret n° 2007-284 du 2 mars 2007. La manière de la mettre en application est décrite par le Référentiel général d’interopérabilité - version 1.0. publié en 2009 (lire sur www.modernisation.gouv.fr).
  • [16]
    En ajustant les 80 systèmes d’information ministériels et interministériels existants, « Palier 2006 » a permis la présentation et l’exécution de la loi de finances 2006 dans une nomenclature budgétaire et comptable conforme à la légalité, en établissant un circuit de la dépense intégrant les nouveaux acteurs (responsables de programme, responsables de budget opérationnel de programme, responsables d’unité opérationnelle), la globalisation et la « fongibilité asymétrique » des crédits, une comptabilité budgétaire des dépenses et des recettes, une comptabilité générale en droits constatés et une préfiguration de la comptabilité d’analyse des coûts.
  • [17]
    Le projet a été confié à une entreprise privée allemande (SAP) spécialisée en progiciels de gestion intégrée pour un coût de près de 600 millions d’euros.
  • [18]
    Le ministère du Budget évalue à 5 000 le nombre de postes de fonctionnaires supprimés avec l’arrivée de Chorus, soit une économie d’environ 400 millions d’euros. Il est prévu que chaque agent traiterait en moyenne 3 000 actes de gestion par an, soit une hausse de 15 actes par jour pour chacun et un doublement de la productivité actuelle. Chorus devrait faciliter la tâche des gestionnaires et automatiser certains contrôles ; il ne sera plus obligatoire de tenir plusieurs comptabilités parallèles ou de saisir plusieurs fois les mêmes données. Ce qui conduit à anticiper une suppression de 1 000 emplois au titre des « gains mécaniques ». Le second gisement d’économies viendrait d’une refonte de l’organisation des services budgétaires de l’État (regroupement des services de plusieurs ministères dans une même région ; hausse de leur productivité ; généralisation des services manufacturiers ; dématérialisation des documents comptables ; regroupement des services d’achats des administrations).
  • [19]
    C’est le constat dressé par deux rapports parlementaires de janvier et juin 2009.
  • [20]
    P. Dumaz (président de l’association des agents comptables de l’université), cité dans Le décideur public.
  • [21]
    J. Bernard, directeur de l’AMUE, cité dans Le décideur public. Le coût de Sifac est de 19 millions d’euros, dont 11 millions financés par l’AMUE et 8 millions par les établissements sous forme d’achats de licences et de redevance annuelle versée à l’AMUE.
  • [22]
    Et c’est encore sans compter avec le fait que ces données de quantification doivent être compatibles au niveau européen, comme l’indique le Référentiel général d’interopérabilité.
  • [23]
    Pour donner une idée de cette intégration, un court extrait de « littérature grise » suffit. Il est tiré d’un rapport d’audit portant sur l’école, affirmant que la Lolf « n’a pas eu encore d’effet structurant sur les systèmes d’information : le croisement entre les données de la sphère de la gestion et celles du champ pédagogique n’est pas actuellement réalisé. Les deux systèmes d’information sont encore cloisonnés ; ils obéissent chacun à leur propre logique. […] Il ne peut y avoir deux systèmes d’évaluation, l’un pour les besoins de la gestion des moyens et l’autre pour les élèves et leurs maîtres. L’objectif de l’évaluation est de mesurer les résultats acquis par les élèves et de s’assurer que ces résultats ont été obtenus à un coût satisfaisant soit par rapport à d’autres méthodes qui auraient pu être utilisées (i.e : le redoublement) soit en valeur absolue par rapport à l’effort que la Nation accepte de consentir. » (Rapport d’audit sur Le pilotage du système éducatif dans les académies à l’épreuve de la LOLF, 2006, p. 16 et 34)
  • [24]
    Cette question n’est pas celle de la validité scientifique de la mesure réalisée.
  • [25]
    Parfois à l’insu des citoyens, de leurs représentants et des agents de service public. C’est ce qui se passe avec l’emboîtement en cascade des systèmes Chorus, Sifac et ceux qui traitent des carrières individuelles (comme Sympa à l’université ou Sirhus au CNRS).
  • [26]
    C’est ce refus et cette défense qui se manifestent dans le cadre de forums ou de conférence de consensus comme dans les initiatives de contre-expertises visant à opposer à la force d’imposition du chiffre officiel la « réalité » des choses telle qu’elle peut être présentée à l’aide d’autres chiffres (ou les mêmes, mais ordonnés d’une façon différente) dont la valeur sociale est définie par des propriétés différentes de celles qui relèvent du régime de performance.
  • [27]
    En attendant ce droit, des initiatives se développent, dont la légitimité est parfois reconnue et soutenue par les autorités publiques. Voir Jany-Catrice et Zotti [2009].
Français

Résumé

Cet article envisage la quantification de l’action publique sous un angle singulier. Il ne s’intéresse en effet ni à l’usage social du chiffre (ou aux intérêts particuliers de ceux qui s’en servent), ni à la construction sociale du chiffre (ou aux ficelles de la fabrication de la statistique publique), ni à la validité scientifique du chiffre (ou à la réalité des faits qu’il est censé décrire), mais à la valeur sociale du chiffre. Ses analyses s’articulent donc autour d’une question : comment une information quantifiée au sujet d’un problème politique est-elle catégorisée et dotée d’importance par ceux qui l’utilisent, indépendamment de ce qu’elle révèle à propos du fait dont elle fournit une description objective ? Pour répondre à cette question, l’article commence par identifier l’ordre de catégorisation qu’impose le « système du chiffre gestionnaire » ; puis, à partir de données empiriques extraites d’une enquête sur la mise en place de la Lolf et son application au domaine de l’enseignement supérieur, il rend compte de la reconfiguration de l’action de l’État qu’induit le passage d’une quantification descriptive à une quantification prédictive. L’article met ainsi en évidence le genre de propriétés sociales qui est conféré au chiffre lorsque l’action publique est soumise à un impératif de performance, et suggère que ces propriétés s’opposent à celles qui lui sont attribuées dans l’ordre de catégorisation de la démocratie.

Mots-clés

  • sociologie de la quantification
  • système du chiffre
  • statistique publique
  • statistique prédictive
  • modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir
  • modernisation de l’État
  • Lolf
  • LRU
  • performance
  • démocratie
  • ordre de catégorisation

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Albert Ogien
CEMS-IMM, EHESS
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/05/2010
https://doi.org/10.3917/rfse.005.0019
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