1Les marchés de permis négociables ne se sont pas constitués « historiquement » mais ont véritablement été institués ex nihilo. Il est alors intéressant d’étudier les modalités pratiques de leur institution et notamment, lors de leur mise en route, de ce qu’il est convenu d’appeler évasivement « l’émergence » des prix.
2Il s’agit dans un premier temps de revenir brièvement sur la justification théorique du recours à ce type d’instrument. L’institution de marchés de permis négociables, plutôt qu’un système de taxe notamment, est justifiée en théorie par l’efficacité de l’allocation concurrentielle garantissant l’égalisation des coûts marginaux des firmes polluantes. Toutefois, la convergence vers cette allocation dite « du moindre coût » est ordinairement postulée et c’est plus généralement la question de la formation des prix qui est éludée. Or, cette question du « tâtonnement marchand » est déterminante puisque c’est en partie au nom de son efficacité qu’il est préféré aux ajustements administratifs associés à un système de taxe.
Par ailleurs, ces difficultés théoriques sont justement celles auxquelles se heurtent en pratique les autorités publiques lorsqu’il s’agit d’instituer de tels marchés. C’est pourquoi, dans un second temps, nous proposons une étude de leur fonctionnement effectif, et plus particulièrement de leurs premiers pas, puisque c’est là que se posent avec acuité 1) la question de « l’émergence » des prix et des transactions et 2) celle des erreurs d’anticipations du niveau des émissions et des prix et donc des éventuels ajustements de la quantité de permis distribués. Ce faisant, nous nous limitons aux deux expériences les plus importantes, considérées aussi comme les plus probantes :
- celle du marché américain de permis d’émission de SO2, instituée en 1990 pour lutter contre les pluies acides. Cette expérience s’avère particulièrement intéressante au regard des thèmes qui nous concernent : elle témoigne d’une part de prix bas par rapport aux anticipations existantes et d’autre part d’un difficile développement « spontané » des échanges. En effet, une fois un système de droits de propriété établi et malgré la complète liberté de transaction accordée aux agents, les firmes échangèrent peu et adoptèrent des comportements autarciques de réduction d’émission bien au-delà des contraintes imposées.
- celle du marché européen de permis d’émission de CO2, mis en place depuis 2005 dans le cadre de la lutte contre les gaz à effet de serre. La mise en perspective de cette expérience avec son aînée américaine s’avère là aussi intéressante. En effet, elle témoigne de débuts difficiles, caractérisés aussi par des prix volatils et très bas, tendant rapidement vers zéro.
1 – Taxe versus Marché : l’allocation concurrentielle « du moindre coût »
4Le principe des marchés de permis est simple. Un seuil global d’émissions, résultat d’un compromis politique, est déterminé. Un nombre équivalent de permis est alloué – ou vendu - aux pollueurs. Ceux-ci doivent alors couvrir chaque émission par un permis ou quota, en jouant soit sur le niveau de leurs émissions (dépollution), soit sur le niveau de permis détenus (échange). Chaque stratégie suppose toujours un arbitrage entre prix du permis et coût marginal de dépollution.
5Historiquement, la première référence théorique [1] en faveur d’une négociation marchande de droits à polluer est attribuée à Dales dans son ouvrage fondateur : Pollution, property and prices (1968a). Préoccupé par les problèmes de pollution de l’eau des lacs canadiens, il semble en effet avoir été le premier à préconiser la création de droits d’émettre certaines quantités de polluants par an, de « dater » ces permis, de leur associer des échéances diverses permettant les achats et ventes à terme. L’argument principal évoqué en faveur du marché est celui des économies de coûts engendrées par rapport à une solution administrée ou un système de taxe : « Le marché assure automatiquement que la réduction de déchets polluants désirée sera atteinte au moindre coût pour la société » [Dales, 1968, p. 107].
6Traditionnellement depuis, le recours au marché pour contrôler la pollution est jugé préférable aux solutions alternatives parce qu’il permet justement d’atteindre les seuils de pollution déterminés avec un minimum de coût collectif. L’équilibre de concurrence parfaite permet l’égalisation du coût marginal de chaque pollueur au prix du permis et donc l’égalisation des coûts marginaux des pollueurs, condition de minimisation du coût total de dépollution. On doit alors à Montgomery le théorème dit « du moindre coût », qui établit en effet, sous certaines conditions assez restrictives, que l’équilibre concurrentiel d’un marché de permis respecte les seuils exogènes de pollution au moindre coût pour les industries concernées [Montgomery, 1972] [2].
7En théorie, cette condition d’efficacité peut être obtenue aussi bien par un système de taxe que par un marché de permis : que les firmes égalisent leur coût marginal – sous l’hypothèse que celui-ci soit croissant – à une taxe ou un prix de permis, elles contribuent ce faisant à l’égalisation de leurs coûts marginaux. La différence réside ailleurs : soit le nombre de permis, et donc le niveau de pollution, est fixé et on s’en remet au « tâtonnement » marchand pour établir un prix d’équilibre a priori inconnu mais supposé optimal en concurrence parfaite ; soit le niveau de la taxe est connu mais les autorités publiques ne connaissent pas le niveau de pollution qu’elles obtiendront en retour ; elles doivent alors l’ajuster pour atteindre le niveau de pollution désiré. Il s’agit donc d’une alternative entre « tâtonnement » marchand et ajustements administratifs.
8À ce propos, Montgomery souligne que l’institution d’un niveau de taxe approprié nécessite la connaissance des fonctions de coûts des firmes ; celle-ci pourrait être obtenue par un processus itératif d’ajustement du niveau de la taxe, « procédure encombrante et politiquement rébarbative » [ibid., p. 411] alors « qu’un système de permis ne nécessite pas un tel regroupement itératif d’information. Le marché fait les calculs nécessaires indépendamment dans son trajet vers l’équilibre » [ibid., p. 411]. Toutefois, dans la mesure où la démonstration de Montgomery n’établit en rien une éventuelle convergence vers l’allocation du moindre coût, celle-ci est ainsi postulée.
9Il en est souvent de même dans la littérature théorique. Ainsi Baumol et Oates affirment qu’« à mesure qu’un marché de permis se développe, un prix d’équilibre émerge, indiquant aux pollueurs le coût d’opportunité des émissions polluantes. Puisque toutes les firmes font face au même prix de permis, leurs comportements de minimisation de coût engendrent l’égalisation des coûts marginaux entre firmes » [Baumol et Oates, 1988, p. 177] [3]. Ainsi, « les permis permettent de réduire l’incertitude et les coûts d’ajustements nécessaires pour obtenir les niveaux de qualité environnementale requis ». En revanche, dans un système de taxe, « l’autorité ne peut pas être sûre de la réponse des pollueurs à un niveau particulier de taxe (…) ; la taxe peut être augmentée et modifiée engendrant un processus itératif convergeant vers le niveau d’émission plafond. Ceci signifie des ajustements et réajustements coûteux pour les pollueurs » [ibid., p. 178].
Face à ce postulat plus ou moins implicite d’un tâtonnement marchand sans coût vers l’allocation concurrentielle, les obstacles à l’efficacité de la coordination marchande traditionnellement envisagés sont ceux que soulèvent soit un marché imparfaitement concurrentiel, soit la présence de coûts de transaction importants. L’approche adoptée consiste alors à comparer directement l’équilibre obtenu avec l’équilibre concurrentiel et à évaluer la perte d’efficacité engendrée [4].
Au regard de ces arguments théoriques, l’étude du fonctionnement effectif de tels marchés s’avère particulièrement intéressante. Tout d’abord, parce que les difficultés théoriques à penser, en concurrence parfaite, le processus de formation des prix et de l’allocation concurrentielle sont justement celles sur lesquelles achoppent les autorités publiques lors de la création de ces marchés. Ensuite, parce que le choix de l’instrument marchand n’exclut pas une forme de tâtonnement des autorités publiques sur le niveau des seuils autorisés supposé exogène. En pratique, l’allocation de permis initiale n’est pas indépendante des anticipations de coûts de conformité et de prix des permis et les erreurs fréquentes d’anticipations nécessitent alors un ajustement des seuils.
2 – L’expérience américaine d’échange de permis d’émission de SO2 : prix bas et sur-conformité aux seuils de pollution
10La première expérience à grande échelle de marché de permis négociables est inaugurée aux États-Unis à partir de 1990 par le « Titre IV » des Clean Air Act Amendments. Il s’agit de contrôler les émissions de dioxyde de soufre (SO2), émanant principalement de la combustion de charbon et de carburant dans les centrales électriques et responsables de pluies acides et de divers problèmes de santé publique. L’objectif ambitieux de ce programme d’échange était de réduire de moitié les émissions par rapport à leur niveau de 1980. Cette expérience, considérée comme l’une des plus réussies, est fréquemment citée en exemple. Il ne s’agit pas ici d’en proposer une analyse exhaustive [5] mais de revenir sur sa mise en œuvre et notamment sur la difficile « émergence » des prix et des transactions. En effet, l’institution d’un système de permis et la complète liberté des participants n’ont pas suffi, dans un premier temps, à amorcer le développement espéré des transactions. Le niveau des prix s’est par ailleurs avéré bien inférieur aux estimations existantes, et les émissions témoignent d’une sur-conformité des firmes aux seuils de pollution autorisés.
2.1 – L’organisation des échanges
11Le Titre IV définit des seuils d’émissions agrégés au niveau national et crée des permis négociables donnant droit chacun à l’émission d’une tonne de SO2 pour une année déterminée. Le mode d’allocation initiale de ces permis est relativement compliqué et de peu d’intérêt pour notre propos ; notons simplement que les permis sont distribués gratuitement, et ce, principalement pour faciliter l’adoption politique du programme.
12Les seuils de conformité sont annuels mais les permis sont « datés » et peuvent être mis en réserve – c’est le « banking » – en vue d’une utilisation ou d’une vente future. Ainsi, chaque installation peut se livrer à des arbitrages intertemporels. À la fin de chaque année, elle doit avoir déposé, sous peine de sanctions, le nombre de permis nécessaire pour couvrir ses émissions. Les échanges internes entre sources polluantes d’une même firme sont aussi autorisés, permettant donc des arbitrages « géographiques » en fonction des différences de coûts marginaux de dépollution. Le programme de réduction d’émissions comprend deux phases : la phase I, de 1995 à 1999, ne concerne que les 263 centrales les plus polluantes, plus des installations volontaires ; la phase II, débutant en 2000, élargit le contrôle à l’ensemble des sources et durcit les seuils d’émissions autorisés.
13Les échanges sont libres de toute contrainte : chacun vend ou achète au partenaire de son choix et l’accès au marché est ouvert à tout tiers tel que courtier, spéculateur, ou association de défense de l’environnement. Les prix pratiqués sont librement négociés entre partenaires : aucun prix n’est fixé initialement par une instance particulière et la forme d’organisation des échanges est véritablement décentralisée. Notamment, contrairement à l’expérience européenne, comme nous le verrons, il n’y a pas de bourse ou de plate-forme d’échange.
14En laissant une telle liberté aux agents concernés, l’Environmental Protection Agency (EPA) cherchait à développer toutes les initiatives possibles. Néanmoins, la peur d’une absence de développement spontané des échanges, d’une trop grande frilosité de la part des intéressés – peur dont nous verrons qu’elle était justifiée – a poussé l’EPA à instituer parallèlement un système d’enchères annuelles afin de « guider » le marché : tous les ans, 2,8 % des permis alloués sont mis aux enchères et les revenus retirés sont reversés aux centrales en proportion du nombre de permis qu’elles détiennent. Les centrales sont par ailleurs autorisées à vendre leurs permis lors de ces enchères (ventes qui viennent donc s’ajouter aux 2,8 % proposés par l’EPA). L’EPA a toujours affirmé que la grande majorité des négociations devaient se faire spontanément sur le marché et que le rôle de ces enchères devait rester marginal – elles étaient d’ailleurs absentes de la version initiale du Titre IV et ne furent instituées qu’en 1993. Leur institution fait écho au problème de « l’émergence » des prix et des transactions dans la mesure où elles sont explicitement organisées afin « d’amorcer le marché par des échanges forcés », de jouer le rôle d’un market starter [Joskow et al., 1998, p. 673], en fournissant notamment un signal de prix en l’absence duquel les échanges spontanés risquent de ne pas se développer [6]. Et effectivement, dans les premiers temps, les échanges ne se développèrent pas « spontanément ».
2.2 – L’évolution des prix et des transactions
15L’EPA disposait, avant la mise en pratique du Titre IV, d’estimations des prix futurs, fondées sur des modèles de minimisation de coûts dans le secteur électrique. Ces estimations reposaient sur certaines hypothèses ou projections quant aux prix futurs du fuel, à la demande d’électricité, et aux différents coûts de dépollution. Elles anticipaient un prix compris entre 250 et 350$ dans la phase I et entre 500 et 700$ dans la phase II [Schmalensee et al., 1998]. Par ailleurs, une enquête de l’EPA de 1990 anticipait des coûts marginaux de dépollution compris entre 580 et 760$ [Burtraw et Palmer, 2004 , p. 50]. Il est important de noter que ces prix estimés, publiés ex ante, constituaient la première information disponible pour les firmes lors des premiers échanges et auraient pu leur servir de signal.
16Or, les prix effectifs se sont avérés nettement inférieurs aux projections établies. Bien que la phase I et les contrôles d’émissions ne prennent effet qu’en 1995, les deux premiers échanges bilatéraux ont lieu en 1992 aux prix de 265 $ et 300 $, prix relativement proches des estimations qui semblent alors avoir servi de signal. Néanmoins, les premières ventes aux enchères en mars 1993 s’établissent singulièrement à 131 $, témoignant en outre de l’absence de prix uniforme. C’est en effet seulement à partir de 1995 que les prix annoncés par les différentes sources d’information (enchères, divers intermédiaires et courtiers) s’uniformisent.
17Si les experts, surpris par des prix aussi bas, attendent néanmoins une hausse des prix du marché en 1995, date de début des contrôles du Titre IV par l’EPA, les prix poursuivent leur chute : ils gravitent entre 150 et 200 $ jusque mi-1994 pour décroître régulièrement jusqu’à 63 $ en 1996, leur niveau le plus bas. Ils remontent enfin à plus de 200 $ en 1999, mais rechutent à 150 $ en 2000. Les prix témoignent de manière générale, et même pendant la phase 2 c’est-à-dire après 2000, de variations d’amplitude importante – entre 70 et 210 $ (pour une évolution plus précise des prix, voir par exemple [Burtraw et Palmer, 2004]).
18Les explications avancées à ces prix bas sont alors diverses. Certains expliquent l’écart entre prix effectifs et prix anticipés par de rapides changements technologiques ayant permis la baisse du coût marginal de dépollution. Cet argument doit être nuancé : « le fossé dramatique entre les prix effectifs et anticipés est simplement trop grand pour être imputé aux changements technologiques observés » [Schmalensee et al., 1998, p. 467]. D’autres invoquent alors la forme d’organisation choisie pour les enchères, accusée d’introduire un biais dans la formation des prix [Cason, 1995]. Par ailleurs, est invoqué aussi le fait que les investissements en dépollution, souvent irréversibles, se font généralement de manière anticipée : décidés avant 1995 sur la base d’anticipations de prix hauts, ils n’ont pas pu ensuite être ajustés face aux prix bas constatés et ont donc alimenté la baisse des prix par une forte réduction d’émissions. Ensuite, est invoquée l’incapacité des modèles à estimer correctement les coûts de mise en conformité des firmes – problème de révélation d’information des entreprises, censé se poser surtout avec un système de taxe, mais dont on voit ici qu’il a pu jouer un rôle. Enfin, l’une des explications les plus plausibles réside dans la baisse du prix des combustibles, ayant permis une conformité à moindre coût. En effet, les sources polluantes disposent de deux moyens de dépollution : le switching – utilisation, plus coûteuse, de charbon pauvre en soufre – ou le scrubbing – technique de désulfurisation. Or, le prix du charbon pauvre en soufre a baissé rapidement entre 1990 et 1994, entre autres grâce à la dérégulation du transport ferroviaire qui a réduit son coût de transport.
Toutefois, si cette dernière explication s’est finalement imposée comme une des plus consensuelles, on ne peut chercher à comprendre ces bas prix sans les relier plus étroitement aux niveaux des transactions et des émissions.
2.3 – La rareté des échanges et la « sur-conformité » des firmes aux seuils de pollution
19Ces prix bas non anticipés auraient dû inhiber les réductions d’émission et soutenir la demande de permis. Or, paradoxalement, ils vont de pair avec un faible niveau de transaction et une sur-conformité aux seuils de pollution autorisés.
20Avant le début de la phase 1 en 1995, les firmes se sont comportées comme si les permis n’étaient pas échangeables : elles ont d’une part réduit leurs émissions pour respecter les seuils ; d’autre part, elles ont utilisé la compensation interne – utilisation de la sur-conformité d’une source pour compenser l’excès d’émissions d’une autre source appartenant à la même centrale ; cette stratégie ne peut être qualifiée de marchande dans la mesure où elle concerne des échanges internes et qu’elle était déjà pratiquée avant la création des permis négociables. Par ailleurs, « un décideur a besoin de peu d’imagination pour réaliser que manquer de permis pour couvrir ses émissions en phase 1 aura des conséquences bien plus lourdes que de dépenser un peu plus, que de réduire plus » [Ellerman, 1998, p. 4].
21En début de phase 1, très peu de permis sont échangés : on peut penser que le peu d’informations sur les prix, et surtout l’absence de prix uniforme, découragent les agents et ce malgré l’amorce provoquée par les premières enchères censées jouer un rôle de market starter. On assiste donc à des comportements de sur-conformité aux seuils de pollution de la part des centrales ; elles investissent en dépollution, même si cette stratégie est plus coûteuse, et les premières années, deux fois plus de permis que nécessaire sont accumulés. Ce sur-investissement en dépollution est aussi accentué par le comportement de certains États fédérés, producteurs de charbon à haute teneur en soufre qui imposaient la désulfurisation aux installations pour préserver leur marché. Cette indifférence aux opportunités d’échange et ces surinvestissements coûteux en dépollution sont confirmés par certaines études qui montrent qu’en début de phase 1, les installations ont continué à contrôler leurs émissions, quand l’achat de permis était clairement plus avantageux [Burtraw et Palmer, 2004] [7].
22Ces stratégies de sur-conformité sont d’ailleurs exacerbées par « le banking » qui autorise les arbitrages intertemporels : la réduction d’émissions était aussi guidée par des anticipations de hausse de prix des permis importante à l’ouverture de la phase 1, hausse sur laquelle tous les experts s’accordaient. La suraccumulation de permis et la sur-conformité précédant la phase 1 contribuèrent d’ailleurs à ce que cette hausse ne se produise pas, et l’irréversibilité de nombreux investissements en dépollution freina effectivement les ajustements aux prix bas du marché. Ainsi, 31 % des permis distribués en phase 1 sont mis en réserve en phase 2 et on assiste à de « dramatiques réductions » des émissions, à la fois par rapport aux émissions de référence de 1980 mais aussi par rapport aux émissions contrefactuelles, i.e. celles qui auraient prévalu en l’absence du programme d’échange [Burtraw et Palmer, 2004]. Par ailleurs, les prix des permis étaient aussi censés grimper en seconde phase, et il pouvait toujours être rationnel de dépolluer, même au-delà des seuils imposés, afin de mettre les permis accumulés en réserve [Schmalensee et al., 1998].
23Au cours de la phase 1, quand l’incertitude sur les valeurs de marché des permis se dissipe peu à peu, que les prix du marché et ceux des enchères semblent converger, les transactions en volume se développent. Et si les émissions continuent à baisser, y compris pendant les deux premières années de la phase 2, les installations vont ensuite épuiser leurs réserves et les émissions vont dépasser les allocations annuelles. On assiste alors à un mouvement des industries d’une « conformité autarcique vers une conformité marchande » [Ellerman, 1998].
En résumé, ces débuts chaotiques sont le résultat de divers facteurs – surinvestissements en dépollution irréversibles et parfois imposés par les États, baisse du coût du transport du charbon, frilosité des participants devant un programme nouveau, etc. Toutefois, il s’agit ici de souligner le fait qu’en situation d’incertitude et face à l’absence de signal de prix, les firmes ont adopté les stratégies les moins risquées, bien que coûteuses : ignorer le marché, fonctionner en autarcie en réduisant leurs émissions. Ensuite, les erreurs d’anticipations de prix ont été déterminantes en incitant les firmes à planifier l’accumulation de permis, accumulation rendue possible et même rationnelle par le banking.
2.4 – Bilan
24Le succès de tout programme de lutte contre la pollution repose sur la conciliation de deux objectifs : économique et environnemental. Il s’évalue donc à l’aune 1) des réductions d’émissions constatées par rapport aux objectifs fixés – efficacité environnementale –, 2) du coût nécessaire pour atteindre ces objectifs de réduction – efficacité économique – et plus précisément des économies de coûts imputées à ce programme par rapport à d’autres instruments alternatifs. Toutefois, l’efficacité d’un tel programme de marché de permis repose aussi sur le niveau des prix et des transactions – permettant d’évaluer l’effectivité des gains à l’échange.
25L’efficacité environnementale s’évalue à l’aune du respect des seuils autorisés. Et contrairement aux systèmes de taxe, par la distribution du nombre de permis désiré, les programmes d’échange garantissent la conformité. L’efficacité économique est plus nuancée puisque les comportements de sur-conformité autarcique et les réductions drastiques d’émissions sont en réalité coûteux. Toutefois, les économies de coût liées au programme d’échange ont semble-t-il été substantielles, même si elles restent nettement inférieures aux attentes. Ellerman et al. (2000) les estiment à 350 millions $, par rapport à un système de « command-and-control ». Carlson et al. les évaluent à 250 millions $ par rapport à une absence de programme. « Toutefois, il est aussi évident que le marché n’a pas fonctionné parfaitement les premières années » [Burtraw et Palmer, 2000]. Et notamment qu’on est loin d’avoir obtenu « la solution du moindre coût » résultant de l’égalisation théorique des coûts marginaux. Carlson et al. (2000) estiment aussi que les coûts de conformité des deux premières années ont excédé ceux de la solution du moindre coût de respectivement 280 et 339 millions $. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise puisque ce résultat n’est théoriquement établi qu’en concurrence parfaite. Ainsi, « l’évidence suggère que le marché de permis n’a pas atteint la solution du moindre coût pendant les premières années, même si les prix de permis et les coûts marginaux de réduction furent approximativement égaux. Carlson et al. semblent confirmer ce que beaucoup d’autres suggèrent, que l’absence de familiarité avec le programme en amena beaucoup à poursuivre une politique d’autarcie et de conformité auto-suffisante » [Burtraw et Palmer, 2004, p. 54].
26Par ailleurs, l’efficacité du programme s’évalue aussi à l’aune des gains à l’échange réalisés. En effet, les économies de coûts constatées peuvent ne pas être imputées à l’échange mais à des facteurs exogènes. Par exemple, Burtraw et al. (2000) montrent que 50 % des économies de coûts de conformité sont dues à la baisse des prix du charbon pauvre en soufre et aux changements technologiques et que, effectivement les premières années, les gains potentiels à l’échange n’ont pas été réalisés. Notons toutefois que « la flexibilité associée aux systèmes d’échanges peut apporter des économies de coûts qui paradoxalement ne nécessitent aucun échange. La possibilité de choisir entre divers moyens de réductions, la possibilité de ne pas réduire mais d’utiliser un permis, créent une concurrence entre offreurs, laquelle semble réduire les coûts relativement à ceux obtenus sous une régulation command-and-control » [Ellerman, 2005, p. 79]. Toutefois, ce type d’incitation et d’arbitrage entre payer et dépolluer aurait pu être obtenu de manière similaire avec un système de taxe.
3 – L’expérience européenne de permis d’émission de CO2 : prix bas et sur-allocation initiale
27Le programme d’échange de quotas européen est né de l’échec de la Commission européenne à imposer un système de taxe face au lobbying industriel et à la réticence des États craignant de perdre leur autonomie fiscale. Étant donné de surcroît que l’instauration d’une taxe en Europe requiert l’unanimité des 27 gouvernements, alors que la création d’un marché de permis ne nécessite qu’une majorité, l’instrument marchand s’est donc imposé en raison de sa plus grande faisabilité politique. Ce système d’échange concerne les émissions de CO2, soit 40 % des gaz à effet de serre couverts par le protocole de Kyoto. Sont concernés les secteurs de l’énergie, la métallurgie, l’industrie du ciment, du verre, et du papier notamment, soit 50 % des émissions européennes de CO2 – des secteurs importants étant exclus, comme celui du transport. C’est néanmoins à ce jour l’expérience la plus importante d’institution de marché de permis négociables, devant l’expérience américaine. Elle concerne plus de 10 000 installations, contre 3 000 aux États-Unis. Toutefois, l’objectif européen de réduction d’émissions est, au départ, bien plus modéré : l’allocation initiale devait couvrir 95 % des émissions, contre une réduction de moitié recherchée aux États-Unis. À l’instar de ce qui a été mis en place outre-Atlantique, les échanges se déroulent sur deux périodes séparées : une première période d’essais de 2005 à 2007, une seconde période de 2008 à 2012.
28Nous nous intéressons à la première période, instituée dans la perspective d’une conformité avec les objectifs du protocole de Kyoto pendant la seconde phase [8], en nous attardant sur l’évolution des émissions et des prix. En effet, ces derniers se sont avérés là aussi bien inférieurs aux anticipations, très volatils, révélant une éventuelle sur-allocation initiale de permis.
3.1 – Le processus d’allocation
29En phase 1, la détermination des seuils est décentralisée : aucun seuil global au niveau européen n’est préétabli. Chaque pays membre définit, dans un plan d’allocation national (NAP), un nombre total de quotas, la part de ces quotas distribués au secteur échangiste, celui qui participe au programme, et au secteur non échangiste, puis la répartition de ces quotas entre les installations. Ce NAP est alors soumis pour approbation à la Commission européenne, qui a le pouvoir, dont elle a fréquemment usé d’ailleurs, de le réduire afin de garantir une certaine rareté des permis [9].
30Comme aux États-Unis, les permis furent surtout alloués gratuitement, ce qui prêta le flanc à de nombreuses critiques. Un système d’enchères a pourtant été autorisé à hauteur de 5 % en phase 1 et de 10 % en phase 2, mais, de crainte de défavoriser leur industrie soumise à une concurrence internationale, peu de pays y ont recours. En général, l’allocation de permis se fit en faveur des industries (papier, métal, etc.) au détriment du secteur électrique, ce dernier étant censé 1) bénéficier de plus grandes facilités de réduction d’émissions, 2) ne pas être soumis à une concurrence internationale – sauf pour la frontière est-européenne – et pouvoir reporter le coût de réduction sur les consommateurs. L’allocation se fit aussi en faveur des États membres d’Europe de l’Est qui ne connaissaient a priori aucun problème de conformité avec les objectifs de Kyoto, l’effort de réduction étant surtout demandé aux Quinze.
Ce processus d’établissement des NAP est central puisqu’il détermine l’offre de permis disponible dans chaque pays et pour chaque installation. Toutefois, à l’ouverture de la première période début 2005, seuls cinq NAP étaient validés par la Commission. En effet, le processus d’allocation a achoppé sur un problème de données. Les seuils établis reposent sur les projections sur la période d’échange des émissions récentes. Or, les données disponibles sur les émissions récentes concernent les niveaux agrégés nationaux et non les émissions par installation. Il fallait donc mettre en place un processus de collecte de données reposant in fine sur la bonne volonté des installations, aucune autorité légale n’ayant été mise en place à cet effet. Le processus d’allocation se fit ainsi sur la base de ce va-et-vient itératif entre gouvernements et installations [10]. Par ailleurs, les modèles de projection, à partir des émissions historiques ne concernent pas nécessairement les installations soumises à l’échange et restent très dépendants de l’activité économique, des prévisions de croissance comme de la météo. Ces difficultés d’établissement des NAP sont déterminantes dans la sur-allocation ultérieure.
3.2 – L’organisation des échanges
31Les permis sont valides sur toute la période d’échange, même s’ils sont établis annuellement. Ainsi, au sein de chaque période, les quotas disponibles pour l’année suivante peuvent être empruntés – le banking est donc autorisé. Toutefois, contrairement à l’expérience américaine, le banking n’est autorisé qu’au sein d’une même période d’échange et non entre les deux périodes. Il s’agissait notamment d’éviter trop de reports en seconde période – à l’instar de ce qui se produisit aux États-Unis – et donc l’échec de conformité aux objectifs de Kyoto entrant en vigueur en 2008. La mise en réserve sera néanmoins possible entre la seconde et les prochaines périodes.
32Les échanges ont lieu au comptant ou à terme [11]. Toute transaction doit être inscrite sur un registre national, livre comptable du système d’échange qui garantit la traçabilité des transferts effectifs de quotas en volume [12].
33En 2005, une vingtaine de firmes sont actives sur le marché, essentiellement des producteurs d’énergie et des banques, mais un grand nombre d’intermédiaires apparaît rapidement. Les échanges ont lieu, de gré à gré, via un courtier – par exemple, Point Carbon, firme norvégienne, qui reporte transactions et prix afin de diffuser l’information et faciliter les transactions – ou sur une plate-forme d’échange. Les plates-formes d’échange se développent dès l’ouverture de la première période : ce sont des bourses électroniques centralisant les offres et demandes et donc censées réduire les coûts de transaction, assurer la transparence des prix, etc. Elles collaborent souvent avec un registre national particulier, Powernext avec le registre français par exemple. Les six plates-formes existantes se distinguent alors par une spécialisation dans certains types d’échanges, au comptant ou à terme, ou par des modalités de cotation [Frémond, 2005]. Elles restent minoritaires, avec un rôle moins important qu’attendu : 10 % des transactions en 2005 et 28 % aujourd’hui.
En 2006, entrent sur le marché des hedge funds américains ou européens, dont l’activité est essentiellement spéculative. « Les données de marché ne donnent aucune information sur les échanges effectifs entre acheteurs et vendeurs pour des raisons de conformité. L’activité observée sur les marchés de biens est souvent motivée par des considérations financières. Les transactions financières reflètent le désir des sources d’émissions de couvrir leurs positions de même que les activités des échangistes, de l’autre côté, spéculent sur les mouvements de prix de marché. Ces transactions supposent des contrats futures dont la plupart sont liquidés avant leur maturité, évitant tout transfert physique. L’échange pour des questions de conformité constitue toujours une part des échanges observés mais ce peut être une petite part » [Ellerman et Joskow, 2008, p. 18]. Ce développement de la spéculation est d’ailleurs conforme à ce qui se passe plus généralement pour les échanges d’actifs carbone ou crédits d’émissions dans le cadre du protocole de Kyoto. Si le secteur était jusqu’à 2005 dominé par les gouvernements européens, apparaissent des investisseurs financiers qui, contrairement à certains fonds d’investissement réunissant des industriels soumis à contraintes CO2, n’ont pour stratégie que la réalisation d’une plus-value à la revente de leurs actifs carbone [De Dominicis, 2005].
3.3 – La volatilité des prix
34Contrairement à l’expérience américaine, les transactions se sont développées rapidement, en volume et en fréquence. Peut-être parce que, contrairement à l’expérience américaine justement, courtiers et plates-formes d’échange sont apparus dès l’amorce de la première période et que cette organisation assez centralisée a permis d’établir rapidement un signal de prix unique. Peu importantes en 2005, les transactions sont rapidement multipliées par quatre en 2006 pour atteindre 1,5 milliard de tonnes en 2007. Par ailleurs, ce sont les contrats à terme qui dominent rapidement les échanges – 85 % des transactions en 2007. En valeur, les échanges au sein du programme européen représentent, selon la Banque mondiale, 80 % de l’ensemble des échanges d’actifs carbone et leur prix joue donc un rôle de référent.
35En revanche, les prix se sont rapidement effondrés pour finir par tendre vers zéro en fin de période et ont témoigné d’une grande volatilité. Les anticipations de prix avancées prévoyaient un prix compris entre 8 et 12 €. Début 2005, le prix est d’environ 8 € et augmente de manière assez chaotique jusqu’à un pic de 30 € en avril 2006 [13]. Là, il chute spectaculairement en mai, pour décroître progressivement et s’établir à 0,02 € fin 2007. Au-delà de cette forte volatilité générale des prix, deux phénomènes restent à expliquer plus particulièrement : les prix finalement assez hauts de 2005, largement supérieurs à ceux escomptés ; et la chute rapide à partir de fin avril 2006.
3.3.1 – La chute des prix
36La chute brutale d’avril 2006 s’explique par l’annonce officielle à cette période des niveaux d’émissions effectives de 2005. En effet, chaque cycle de conformité se clôt par l’annonce des émissions annuelles ; or, cette annonce révèle un surplus de permis de 44 millions. « L’annonce de ces données sensibles pour le marché est considérée comme la révélation de la véritable image du marché et d’une indication claire pour le reste de la période d’échange (…) Étant donné la chute dramatique du prix qui s’ensuivit, on peut conclure que peu avaient anticipé un surplus global de permis » [Convery et Redmond, 2007, p. 104]. En effet, ce n’est pas seulement l’existence d’un surplus global de permis par rapport aux émissions qui explique la forte baisse – auquel cas les prix auraient dû être bas dès le début de la période – mais surtout le fait qu’un tel surplus n’ait pas été anticipé.
37La chute reflète donc l’ajustement des prix à cette annonce, chute d’autant plus importante que la période d’échange est déjà bien entamée et qu’aucune mise en réserve pour la période suivante n’est autorisée. En effet, l’amplitude des variations de prix s’explique ici à la fois par l’ampleur de l’ajustement des anticipations face aux émissions annoncées mais aussi par la longueur de la période pendant laquelle les prix peuvent s’ajuster [Ellerman et Joskow, 2008]. Ainsi, l’absence de banking entre les deux périodes explique que les installations ont eu peu de temps pour écouler leurs permis inutilisés et ont accepté de les vendre même à des prix dérisoires, proches de zéro. L’évolution du prix de phase 2 confirme cette interprétation : le prix pour des permis délivrables en décembre 2008 apparaît dès mi-2005 [14]. Ce prix part de 20 €, pour suivre approximativement la courbe des prix de phase 1. Toutefois, la chute en 2006 se fait moins brutale (-33 % contre -50 % pour les prix de phase 1) probablement parce que l’horizon n’est pas bouché comme en phase 1 et que les ajustements peuvent se faire plus progressivement. Ainsi, plus généralement, l’absence de mise en réserve entre périodes a été considérée comme un facteur aggravant la volatilité des prix. On peut d’ailleurs avancer sans risque que, en l’absence de banking entre les deux périodes, les prix du SO2 américain auraient chuté de manière bien plus spectaculaire. Néanmoins, le banking est aussi considéré comme un facteur d’accroissement des réductions d’émissions : « le manque de banking peut entraver les plans de dépollution de long terme car les firmes ont peu d’incitations à créer des réductions supplémentaires par rapport à leurs niveaux alloués » [Kruger, 2005, p. 16], ce qui laisse présager qu’une autorisation de mise en réserve aurait davantage réduit le niveau des émissions…
3.3.2 – Des prix initialement trop hauts ?
38Reste à expliquer pourquoi, malgré une réelle surabondance de permis, les prix ont paradoxalement été si hauts en 2005 – avec un prix moyen de 2 € entre les deux pics de juillet 2005 et avril 2006 – quand rappelons-le, les estimations ex ante l’établissaient à 10 € environ.
39Les déterminants considérés comme fondamentaux des prix peuvent alors être mobilisés : la météo avec un hiver long et froid et un été chaud, laissant présager une forte consommation d’énergie et le prix relatif du gaz élevé, favorisant le recours au charbon [15]. Tous ces éléments permettaient d’anticiper de fortes émissions et donc une demande soutenue de permis. À tel point que l’éditorial du journal spécialisé Carbon Market Europe titrait, alors que le prix atteignait un pic à 30 €, « Pourquoi le prix du CO2 est-il encore si bas ? [16]. » Toutefois, si tous ces facteurs imprévus permettent d’expliquer les prix hauts, il faut noter que, paradoxalement en leur absence, les émissions auraient été encore plus faibles, le surplus global, plus important et la chute des prix ultérieure, encore plus drastique.
40Les prix hauts s’expliquent aussi par les comportements d’offre et de demande, et notamment par un déséquilibre « institutionnel » entre les installations en position courte, acheteuses potentielles et celles en position longue [Ellerman et Joskow, 2008]. Le secteur électrique, sous-doté volontairement en permis par les gouvernements et responsable à lui seul de 90 % de la demande, était obligé d’acheter, même à prix élevé, pour couvrir ses émissions immédiates. Or, les offreurs potentiels, essentiellement l’industrie et les installations d’Europe de l’Est, n’étaient pas encore actifs sur le marché : tout d’abord parce qu’ils pouvaient toujours attendre ; ensuite, parce que nombre d’entre eux étaient petits, peu enclins à échanger ; enfin parce que beaucoup étaient situés en Europe de l’Est où les registres n’étaient pas encore établis. C’est à partir de 2006 que l’offre s’établit progressivement.
3.4 – L’éventuelle sur-allocation
41Après l’annonce des émissions effectives de 2005, la chute des prix témoigne de la surprise créée par le surplus annoncé de 44 millions de permis. En effet, l’Europe se trouve globalement dans une position longue. Évidemment, cette position masque une grande hétérogénéité, entre secteur électrique en position courte et industrie mieux dotée, et entre pays d’Europe de l’Est et reste de l’Europe. Notons par ailleurs que, par exemple, la France, la Pologne et l’Allemagne, sont en position longue quand l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni, sont en position courte. Cette hétérogénéité explique l’existence simultanée d’un véritable développement des échanges et d’une sur-allocation globale.
42Cette sur-allocation s’explique par de nombreux facteurs. L’allocation initiale a été volontairement généreuse : tout d’abord, dans la mesure où l’allocation était gratuite, les installations ont réclamé un nombre maximum de permis ; ensuite, il n’était pas question de grever sérieusement la compétitivité des firmes et comme la conformité avec les engagements de Kyoto n’intervenait pas avant la seconde période, l’allocation n’avait pas à être immédiatement contraignante. Enfin, il faut rappeler que la période d’essais n’était pas censée garantir de fortes réductions d’émissions mais bien amorcer le programme : « Son premier objectif était de développer l’infrastructure et l’expérience nécessaire au succès du système pour limiter les émissions de gaz à effet de serre pendant une seconde période, 2008-2012, correspondant à la première période du protocole de Kyoto. (…) On n’a jamais attendu de réductions significatives d’émissions de CO2 en seulement trois ans [Ellerman et Joskow, 2008]. » Toutefois, le véritable problème n’est pas tant que les seuils n’aient pas été établis pour produire de fortes réductions. Pour expliquer la chute brutale des prix, il faut que cette sur-allocation, cette position longue, ait été involontaire et imprévisible. Il s’agit davantage de comprendre pourquoi, alors que tous les protagonistes connaissaient a priori les objectifs de réduction peu ambitieux, la révélation des émissions a alors créé une telle surprise.
43La modestie des seuils augmente l’incertitude quant à leur caractère effectivement contraignant. En effet, l’établissement des seuils repose sur des estimations d’émissions usuelles ou historiques : « Établir un seuil égal ou juste inférieur au niveau des émissions usuelles suppose une capacité à prévoir les émissions usuelles. De telles projections sont nécessairement incertaines, mais quand les projections concernent un sous-ensemble des émissions totales, le problème de définition d’un seuil contraignant devient insurmontable [Ellerman et Joskow, 2008, p. 32]. » Toutefois, si les estimations d’émissions sont incertaines, l’incertitude joue a priori dans les deux sens et n’explique pas nécessairement la sur-allocation. En effet, les seuils auraient tout à fait pu être, à l’inverse, bien plus exigeants qu’attendus. Les arguments avancés plus haut pour justifier les prix élevés – prix du gaz élevé, hiver rude, etc. – vont d’ailleurs plutôt dans ce sens : les émissions auraient dû être a priori plus élevées que prévu au départ et les seuils plus contraignants. En d’autres termes, sans ces facteurs exogènes non anticipés, la sur-allocation aurait même été supérieure.
Si la surabondance de permis distribués relativement aux émissions constatées ne fait aucun doute (4 % d’excédent net de quotas révélés en 2006 [Convery, Ellerman et Perthuis, 2008]), le concept même de sur-allocation a toutefois été contesté. En effet, on ne peut pas imputer à une sur-allocation l’écart entre permis distribués et émissions constatées ex post uniquement ; cet écart peut être dû à des stratégies de réduction d’émissions de la part des installations, en réponse notamment aux prix relativement élevés de 2005. C’était déjà, on l’a vu, un argument avancé pour expliquer les prix bas du SO2 aux États-Unis. C’est aussi l’hypothèse qu’avancent Ellerman et Buchner (2007), même s’ils reconnaissent par ailleurs que les réductions effectives sont difficiles à estimer puisqu’elles nécessitent une analyse contrefactuelle : estimer l’écart entre les émissions historiques et celles qui auraient prévalu en l’absence du programme d’échange, en prenant en compte toutes les variables sensibles, comme la croissance de l’activité, la météo, les prix relatifs des différentes énergies et même l’intensité en carbone de la production. Ils estiment notamment que les émissions de 2005 et 2006 ont été inférieures aux émissions historiques établies pour construire les NAP, malgré la croissance économique, la hausse de prix du gaz, etc. Ils concluent donc à une légère réduction de 2 à 5 % des émissions couvertes. Ces réductions ne peuvent être que limitées : étant donné la courte période envisagée et l’absence de mise en réserve possible entre les deux périodes, aucun investissement de long terme n’a vraisemblablement pu être stimulé.
3.5 – Bilan
44L’efficacité environnementale est indiscutable puisque, évidemment, par construction, les seuils sont nécessairement respectés. Toutefois, rétrospectivement, les prix bas et les faibles réductions laissent penser que ces seuils auraient pu être nettement plus contraignants. En effet, les seuils ne sont jamais adoptés uniquement au regard de considérations environnementales, mais aussi au regard de leur soutenabilité économique. En d’autres termes, les objectifs fixés intériorisent les contraintes économiques et notamment le coût supposé de la réduction. La sur-allocation relative révèle qu’un effort plus ambitieux de réduction aurait pu être demandé. Ce n’est donc pas la coordination marchande en soi qui est en cause – elle fait peser l’incertitude sur les prix et non sur les seuils – mais les nécessaires tâtonnements dans la détermination des seuils inhérents à la mise en œuvre d’un tel instrument, dès lors que l’établissement des seuils n’est en pratique pas indépendant des anticipations de prix.
45L’efficacité économique est plus discutable. « Des marchés bilatéraux liquides et des plateformes d’échange émergent rapidement et la “loi du prix unique” pour les permis de même type prévaut [Ellerman et Joskow, 2008, p. iii]. » Contrairement à l’expérience américaine, le marché européen s’est en effet développé rapidement, sans heurt, avec un prix uniforme et des transactions importantes, gage d’efficacité ou de gains à l’échange réalisés. Toutefois, la grande volatilité des prix pose problème. « La période d’essais a connu de dramatiques mouvements de prix (…). De tels mouvements et la volatilité induite soulèvent des questions quant à la capacité des prix de permis à fournir une incitation fiable pour la dépollution et d’autres changements de comportements pouvant réduire les émissions » [Ellerman et Joskow, 2008, p. 40]. Cette volatilité n’est pas l’apanage des marchés de permis, elle caractérise notamment les marchés d’électricité ou de gaz [Ellerman et Joskow, 2008, p. 42]. Mais si les agents peuvent se couvrir sur les marchés à terme, elle soulève toutefois la question du lien entre prix et coût marginal de dépollution, condition théorique d’efficacité-coût de ces marchés
4 – Conclusion
46Ces deux expériences d’échange de permis d’émissions témoignent donc de débuts difficiles, et notamment d’une grande volatilité des prix liée en partie à des erreurs d’anticipations. À cet égard, la chute des prix européens « reflète un phénomène bien connu dans les programmes d’échange : les anticipations initiales de prix sont souvent fausses. Le problème n’est pas le seuil, qui est connu depuis le départ, mais les émissions agrégées qui déterminent la demande effective de permis. L’incertitude concernant la demande est particulièrement grande au début de tout programme parce qu’elle reflète non seulement les variables imprévisibles de l’activité économique, du temps, des prix de l’énergie, mais aussi – et peut être est-ce plus important – le niveau de réduction en réponse au nouveau prix des émissions » [Ellerman et Joskow, 2008, p. 14]. L’incertitude sur les prix renvoie donc au niveau des émissions effectives qui conditionne la demande. À l’instar d’un système de taxe, on ne connaît donc pas le niveau de réduction associé à un certain prix, même si on est sûr du respect des seuils autorisés.
47Ainsi, « les mouvements de prix observés pendant la phase d’essais [de l’expérience européenne] ne sont pas inhabituels pour les systèmes d’échange de permis » [Ellerman et Joskow, 2008, p. 40]. Toutefois, cette volatilité n’est pas l’apanage des premiers pas. L’expérience américaine connaît encore aujourd’hui de grandes variations de prix, avec un bond de 200 $ en 2004 à 1 600 $ en 2006, puis une chute à 400 $ en 2007 par exemple. Cette volatilité pose problème puisqu’elle rend moins plausible l’hypothèse que le prix révèle le coût marginal de dépollution des firmes. Par ailleurs, elle est source pour ces dernières d’incertitude et on peut donc douter de l’efficacité d’un tel « signal » pour guider leurs stratégies de conformité. Ce point est important dans la comparaison taxe versus marché : en effet, en théorie, le système de taxe garantit le niveau de prix – la taxe ; mais en l’absence de connaissance sur les coûts marginaux des firmes, il fait peser une incertitude problématique sur le niveau de dépollution induit par un certain niveau de taxe, d’où les ajustements nécessaires du niveau de la taxe. Le système marchand, lui, garantit la conformité – ce qui constitue un avantage précieux – mais reporte l’incertitude sur le niveau des prix. Or, cette incertitude – et la volatilité associée – grèvent l’efficacité du système et des stratégies de dépollution des firmes. C’est d’ailleurs pourquoi certains proposaient des mécanismes qui agiraient comme une soupape de sécurité, encadrant les évolutions de prix, anticipant – au regard notamment de l’expérience américaine – la possible volatilité des prix avant même l’ouverture du programme européen [Pizer, 2002 ; Jacoby et Ellerman, 2004 ; Ellerman, 2005 ; Kruger, 2005].
48Enfin, les émissions constatées et la révélation progressive, à travers le prix, des coûts marginaux réels de dépollution des firmes peuvent nécessiter des ajustements du seuil autorisé et donc du nombre de permis alloués. Là aussi, l’opposition théorique entre efficacité des ajustements marchands et ajustements administratifs associés à un système de taxe doit être nuancée : en théorie, rappelons-le, le système de taxe nécessite que les autorités publiques ajustent ex post le niveau de taxe pour atteindre l’objectif de réduction fixé, quand le système d’échange, en fixant les seuils de pollution, ne nécessite que les ajustements de prix attribués aux « mécanismes concurrentiels ». Or, en pratique, dans un système d’échange, la détermination des seuils et des allocations de permis n’est jamais absolue ou exogène mais étroitement dépendante des prix : elle est toujours le résultat d’un compromis politique relatif aux coûts de conformité supposés des firmes et donc aux prix anticipés qu’ils sont censés refléter. C’est pourquoi des prix trop bas ou des coûts marginaux sous-évalués appellent un ajustement des seuils. L’instrument marchand ne suppose donc pas seulement un ajustement de prix mais aussi, de la part des autorités, la révision des seuils. Toutefois, ces seuils sont assez rigides. Ainsi, à propos de l’expérience américaine, Burtraw et Palmer remarquent qu’« une limite du programme d’échange réside dans son incapacité à s’adapter à de nouvelles informations scientifiques ou économiques. Même si une nouvelle information sur les bénéfices ou coûts relatifs des réductions de SO2 est disponible, le seuil ne peut être modifié sans acte du Congrès » [Burtraw et Palmer, 2004, p. 59]. C’est pourquoi certains proposent des seuils s’adaptant constamment aux nouvelles informations ou des valves de sûreté, durcissant ou relâchant le seuil en fonction des prix de permis, et fonctionnant finalement un peu sur le principe d’une taxe.
L’opposition entre efficacité du tâtonnement marchand et ajustements administratifs coûteux du niveau de taxe est donc peu fondée en pratique. D’une part, parce que, si le marché garantit le respect des seuils, l’incertitude sur le niveau des prix se révèle tout aussi problématique que l’incertitude pesant sur le niveau de pollution dans un système de taxe [Weitzman, 1974]. D’autre part, parce que, au-delà de l’incertitude sur les prix inhérente au système d’échange, c’est leur volatilité qui pose question. Enfin, parce que les systèmes d’échange n’impliquent pas seulement des ajustements de prix, mais peuvent nécessiter aussi un ajustement administratif du niveau des seuils – en l’occurrence, ici, par une révision de l’allocation entre les différentes périodes d’échange.
Notes
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[1]
Si l’article de Coase (1960) est incontournable dans la littérature, sa proposition est différente : l’échange direct entre pollueur et pollué afin de déterminer un niveau Pareto optimal d’externalité, et non l’échange entre pollueurs respectant un niveau d’externalité exogène.
-
[2]
Pour une analyse détaillée du résultat de Montgomery et de son statut dans la littérature, se référer à Berta (2006).
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[3]
Ou encore, « tant que les coûts de transactions sont nuls, que les permis sont librement transférables et que les agents sont price takers, un tel marché permet d’obtenir l’allocation du coût minimum » [Tietenberg, 1982].
-
[4]
Hahn (1984), afin d’analyser formellement les effets du pouvoir de marché d’une firme sur l’équilibre obtenu propose par exemple une étude de statique comparative directement à l’équilibre. Ou encore Stavins (1995), afin de montrer que « les déclarations d’efficacité-coût des systèmes de permis négociables ont souvent excédé ce qu’on pouvait raisonnablement anticiper » [ibid., p. 133], intègre, dans un modèle de concurrence parfaite, des coûts de transaction et compare alors les équilibres avec et sans coût de transaction.
-
[5]
Pour une analyse détaillée de ce marché d’émissions de SO2, se référer aux publications du Center for Energy and Environmental Policy Research du MIT, et pour l’étude des premiers développements de ce marché, à Joskow et al. (1996), Ellerman (1998) ou Bailey (1998). Se référer aussi à Stavins (2000) et Ellerman (2000) pour une synthèse complète.
-
[6]
À partir de 1993, et pour quelques années seulement, l’EPA institua aussi une Direct sales reserve, réserve de permis offerts à un prix fixé – bien supérieur à ceux pratiqués. Là aussi, cette réserve fut créée pour se protéger d’un éventuel « échec majeur du marché », « d’imperfections du marché, pouvant inclure des comportements irrationnels et anti-marché de la part des centrales » entraînant l’incapacité de certaines centrales d’acquérir les permis nécessaires à leur développement [Joskow et al., 1998, p. 672].
-
[7]
La chute des coûts de transport du charbon pauvre en soufre est bien sûr aussi responsable des fortes réductions d’émissions, mais nous voulons montrer ici que les firmes n’ont pas nécessairement choisi la stratégie la plus économe, mais davantage celle qui minimisait leur risque.
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[8]
Une directive de 2004, la « Linking Directive », établit par ailleurs des passerelles entre les deux programmes. Pour plus de détails, se référer au Journal officiel d’octobre 2004 ou à Convery et al. [2008].
-
[9]
En phase 2, l’allocation est plus centralisée, avec un seuil global déterminé par la Commission et une volonté d’harmonisation des pratiques entre États membres. C’est aussi une période soumise simultanément au seuil de Kyoto, plus large puisqu’il concerne les émissions totales de CO2 d’un pays au niveau agrégé.
-
[10]
Ainsi, « l’effort de collecte de données était largement volontaire de la part des industries concernées et fut conduit sous une pression de temps sévère qui ne permit pas autant de vérifications que souhaité » [Ellerman et Buchner, 2006, p. 17]. De la même manière que les firmes n’ont pas intérêt à révéler leurs coûts marginaux, elles n’ont pas intérêt à révéler leurs émissions effectives. Sur ces problèmes de biais dans la collecte des données, se référer à Ellerman et Buchner 2006 et 2007, Convery, Ellerman et Perthuis, 2008.
-
[11]
Via alors des contrats futures – contrats standard, anonymes avec date de maturité fixe – ou forward – contrats négociés, bilatéraux avec date de maturité spécifiée.
-
[12]
Ainsi, sur ces registres, ne figurent pas les contrats à terme ne donnant lieu à aucun véritable transfert de propriété.
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[13]
Plus précisément, il monte à 30 € en juillet 2005, chute à 20 € puis remonte chaotiquement jusqu’en avril. Les évolutions de prix sont issues des publications de Point Carbon et reprises par Ellerman et Joskow (2008), Convery et Redmond (2007). À titre indicatif, il est remonté à l’été 2009 à environ 15 €.
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[14]
Il représente un bien différent des permis de phase 1 puisque la mise en réserve d’une période sur l’autre est impossible, autrement dit puisque les deux périodes sont totalement étanches.
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[15]
Ainsi, le prix du switching, prix du CO2 pour lequel le passage du charbon au gaz dans le secteur électrique est profitable, a toujours été supérieur au prix du permis, laissant présager une forte demande de permis.
-
[16]
Cité par Ellerman et Joskow (2008), p. 15.