CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Différentes formes de connaissance économique coexistent. Dans un continuum allant des plus ordinaires aux plus savantes d’entre elles [Schütz, 1983], se déploient les mentalités économiques, les réflexions, les théories matériellement rationnelles, et celles formellement rationnelles [Steiner, 1998]. À chacune est associé un type d’acteurs : la connaissance ordinaire du grand public, les réflexions des professionnels du marché, les théories matériellement rationnelles des fonctionnaires et gestionnaires publics, enfin, la rationalité formelle des économistes en titre. Depuis le xviiie siècle, l’économie politique œuvre en effet à s’autonomiser des autres formes de connaissance économique, en faisant primer la logique d’une construction théorique, poursuivie pour elle-même – et ce, grâce à la systématicité introduite par l’étalon monétaire que la théorie économique moderne prend pour unique mesure de la valeur.

2Le cas de la téléphonie, abordé ici au tournant des années 1980, permet de documenter les ambiguïtés de ce mouvement d’autonomisation d’une connaissance académique. Non seulement les acteurs sont les mêmes – des ingénieurs des télécommunications, mais la rationalisation formelle d’une économie des télécommunications est étroitement tributaire de la rationalisation matérielle des « tarifs » qui occupe les ingénieurs dès les années 1970. Les travaux menés sur les formes de performation de l’économie ont montré l’influence des écrits de la science économique sur les pratiques effectives de calcul des acteurs [Callon, 1999 ; Mac Kenzie et al., 2007]. Nous mettons ici en évidence une performation réciproque de la discipline économique par les réflexions et les calculs matériels de ces ingénieurs. Des recherches ont déjà montré, sur des périodes antérieures, le rôle décisif de l’inventivité propre à la pratique d’ingénieurs, investie dans la rationalisation de l’activité productive, pour comprendre la genèse d’une connaissance économique formellement rationnelle [Grall, 2004 ; Vatin, 1993, 1998, 2002, 2008].

3Le cas présenté ici voit toutefois, plus spécifiquement, la migration d’ingénieurs de l’Administration vers l’espace académique. Une chaire d’économie et politique des télécommunications est créée en 1993 au Centre national des arts et métiers pour l’ancien directeur général (1981-1986) Jacques Dondoux ; elle est ensuite occupée, jusqu’à aujourd’hui, par un autre ingénieur du corps, Nicolas Curien [1]. Dès 1987, le numéro de la Revue économique sur les télécommunications marque l’institutionnalisation du nouveau pan de la science économique. Les Annales des télécommunications en témoignent aussi la même année par une livraison sur la « Différenciation et concurrence dans les télécommunications », puis en 1995 par un numéro sur l’« économie pour les télécommunications ». Le directeur de la mission d’études économiques du Centre national d’étude des Télécommunications, Michel Volle, l’introduit ainsi : « Quelque chose de sérieux est en train de se passer à l’intersection des télécommunications et de l’économie. »

4Nous nous situons, dans cet article, au tournant du début des années 1980, en amont de l’institutionnalisation d’une économie des réseaux qui va promouvoir une césure entre ingénieurs et économistes, rationalisation matérielle et rationalisation formelle. Nous partons des écrits des ingénieurs des télécommunications, qui se tournent alors de plus en plus vers la question des tarifs. L’analyse s’appuie sur l’inventaire des principales publications et revues « maison » de l’époque : la revue du corps, Les Annales des télécommunications, la revue du CNET, L’Écho de recherches, enfin, le Bulletin de l’Idate. Nous avons aussi recensé les publications de l’ingénieur qui fut le principal promoteur et artisan de la « modernisation tarifaire » du début des années 1980, et réalisé un entretien avec lui au début des années 2000. Analyser ce corpus pour suivre ce que les façons de calculer des ingénieurs externalisent, ou internalisent, donc leurs choix de valeur, suppose d’articuler économie, sociologie et histoire.
Nous observerons en particulier la systématisation d’un étalon monétaire. On sait que le calcul d’ingénieur manie classiquement une autre unité de mesure – le travail mécanique, qui conduit moins à identifier des gains qu’à minimiser un coût de revient [Vatin, 1993 ; Bidet 2005a, 2009]. Or l’étalon monétaire, avant même la libéralisation du secteur, semble mieux servir le goût professionnel des ingénieurs pour le calcul. En leur permettant – tel un exercice de pensée – de dessiner avant l’heure un marché, il leur ouvre, hors du strict périmètre des réseaux, de nouveaux espaces de calcul. Le développement de « tarifs polymorphes » et la promotion des Français en « gestionnaires actifs de leurs usages » inaugure en particulier un nouvel espace de rationalisation matérielle : celui du calcul des prix et de la réglementation. Il déploie pour ce faire les figures d’un abonné susceptible de calculer et d’un tarif stratégique, susceptible d’orienter ce calcul.
Nous commencerons par présenter la façon de mesurer qu’introduisent les ingénieurs en se demandant « qui paye pour qui ? » (1). Elle démultiplie le calcul sur la base d’une morale économique renouvelée, qui reconfigure les réseaux à l’aune du marché (2). Ce faisant, elle heurte d’autres conceptions du produit et de la valeur économique en matière de télécommunications (3). Mais la connaissance économique, tant qu’elle n’a pas migré vers l’espace académique, connaît aussi des épreuves matérielles. Les ingénieurs des télécommunications ouvrent des espaces de calcul qui contribuent à la genèse d’une économie académique des réseaux ; mais ils sont aussi confrontés à des débordements matériels qui manifestent déjà les limites de ce cadrage formel, qui voudrait dissocier technique et économie (4).

1 – Quand les ingénieurs se demandent « qui paye pour qui ? ». Nouvelle mesure, nouveau sens de l’équité

5Au début des années 1980, dans les murs de la Direction Générale des Télécommunications, des ingénieurs se saisissent de la perspective concurrentielle pour faire calculer sur le papier des abonnés encore interdits de calcul. En cas de libéralisation, que se passerait-il en effet si les abonnés se mettaient soudain à calculer – à pouvoir choisir ? Les plus « rentables », répondent-ils, seront rapidement débauchés par les concurrents. Leur contribution étant supérieure au coût d’une fourniture isolée, les ingénieurs considèrent qu’ils « subventionnent » aujourd’hui les autres abonnés sans le savoir : les nouveaux entrants sur le marché pourront alors sans peine les attirer par des tarifs plus favorables.

6Le calcul d’une « rentabilité de l’abonné » va organiser ainsi un plaidoyer pour une « vérité marchande » des tarifs, appelés à se rapprocher de prix. Les ingénieurs – dont de futurs économistes des réseaux – affirment que le primat des impératifs politiques et fiscaux n’a jamais permis à la « logique économique » d’organiser la réflexion tarifaire [2].

7Le calcul qu’ils élaborent entend mettre sur la place publique, en les chiffrant, des « subventions croisées » entre catégories d’abonnés et de prestations. L’entreprise est vaste, qui veut déterminer les transferts de revenus induits par la tarification existante : « qui paye pour qui ? ». Pour mesurer un « transfert net » entre types d’abonnés ou de prestations, ils associent chaque abonné à une catégorie, selon son niveau et sa structure de consommation, et construisent un ratio, grâce à l’étalon monétaire, entre les coûts et les recettes afférentes à ce « type d’abonné ». Sont distinguées cinq catégories d’abonnés : les ménages, les résidences secondaires, les cabines publiques, les établissements du secteur secondaire et les établissements du secteur tertiaire. Et trois types de consommation : le raccordement (l’unité d’œuvre est la ligne-année), l’acheminement des communications locales et celui des communications interurbaines (l’unité d’œuvre est la taxe de base). Pour chacune d’elles, « recettes et coûts permettent d’établir des bilans annuels par type de prestations et d’usagers et de comparer les rentabilités des divers segments du marché du téléphone » [3].

8Ce geste, qui voit la commune mesure monétaire présider au calcul d’un rendement économique, est lancé en matière tarifaire par l’ingénieur Charles Pautrat [4]. Après des recherches en physique du laser au Centre national d’étude des télécommunications durant les années 1960, l’ingénieur en chef est, en 1971, chargé d’études techno-économiques au secteur Commutation, où il participe alors aux « premières études économiques » : « Il fallait que je trouve un sujet, j’ai dit que j’allais m’occuper des francs. Parce que ce mot n’existait pas : les PTT étaient simplement une administration technique qui donnait le téléphone aux gens. » Sa première étude concerne la périodicité optimale des extensions successives de centraux [5]. En dépouillant des centaines de marchés de commandes, il veut « connaître réellement les dépenses et [de] relier leur montant aux extensions ». L’existence de frais fixes lui permet de déterminer « un optimum économique en fonction de la taille et du coût de l’argent » : « C’était le premier article de l’Écho des recherches avec le mot francs, personne ne voulait le publier [6]. » En 1976, il publie dans les Annales des télécommunications une étude sur le coût global moyen d’un abonné au téléphone, en allant « chercher tous les coûts dans toutes les régions de France » pour modéliser l’Administration comme un « convertisseur d’argent en abonnés » : le coût recherché est le rapport de conversion entre un flux entrant d’investissements et un flux sortant d’équipements d’abonnés [7]. Mettant en évidence dans cet article un délai de trois ans entre la décision d’investissement et le raccordement d’un nouvel abonné, il montre qu’on surestime les coûts d’un facteur huit en méconnaissant ce délai. Le projet d’une « opération de vérité » en matière de coûts anime ainsi ses premières études économiques.

9C’est en rejoignant la direction commerciale – le service des programmes et des études économiques, où se trouvent alors les futurs économistes des réseaux, M. Gensollen et N. Curien – qu’il va s’orienter vers l’étude des « taxes » : « il n’y avait pas d’études économiques sur les taxes à l’époque ; l’Administration étant politique, les prix étaient fixés selon l’argent dont elle avait besoin et ce que le public pouvait ressentir ». Il va diriger le groupe de travail « Modernisation de la tarification téléphonique » qui, avec ses diverses commissions, rapporte directement au directeur général des Télécommunications et rend son rapport final en 1981 [8]. Ses premiers articles prolongent alors ses travaux des années 1975-1979 autour des disparités régionales en matière de « développement téléphonique » : l’entrée est celle de « l’espace tarifaire » et des « inégalités » en matière de tarification locale [9]. Mais les articles de C. Pautrat présentent aussi un point de vue économique plus général : prix de revient, concurrence, péréquations, subventions croisées, coûts marginaux, etc., la perspective de la libéralisation imprègne rapidement la réforme tarifaire, comme l’économie naissante des réseaux. C. Pautrat co-signe d’ailleurs un article avec N. Curien en 1983 [10]. Dans l’invocation récurrente d’une « logique » et d’un « optimum économique », on ne peut manquer de lire la marque en retour de l’économie-discipline sur notre ingénieur autodidacte en la matière.

10C. Pautrat n’a pas de plus constant motif : la « mise au grand jour, objective, de la structure des prix ». La déréglementation américaine et la création de British Telecom font office de « révélateurs » : précédemment, « toutes les tarifications téléphoniques du monde entier avaient une structure très éloignée de celle des prix de revient ». Comment alors ne pas être tenté de voir dans cette distorsion l’« origine fondamentale » du mouvement mondial de déréglementation [11] ? Une maxime loue en ce sens l’efficace marchande, en inversant la hiérarchie symbolique entre technique et marché : « À court terme, la technique s’impose à la tarification ; à long terme, la tarification commande la technique [12]. » La menace d’une sanction marchande n’est pas loin. Comme une « économie de pénurie », dans laquelle « les tarifs peuvent être plus ou moins arbitraires », s’oppose à une « économie de marché », la « tarification ancienne » semble appeler sa « modernisation » : « la structure tarifaire avait été pilotée sans liaison forte avec celle des prix de revient » pour permettre la croissance du réseau [13].

11Si la perspective de libéralisation ouvre un formidable espace au calcul des prix, il la conforte en retour. L’entreprise de « modernisation » des tarifs téléphoniques des années 1980 engage ainsi une redéfinition de l’équité : « C’est un peu comme si les repas servis à bord des avions étaient taxés pour permettre de réduire les prix des repas dans les restaurants fréquentés à des fins autres que touristiques [14]. » Et de poursuivre : « qu’est-ce qui justifie l’octroi à tous les abonnés privés, indépendamment de leur situation financière, de “subventions” financées par une taxation de l’utilisation des circuits interurbains ? L’argument le plus courant est que ce système fonctionne bien depuis des années. Certains pensaient autrefois la même chose à propos de la femme au foyer ». Le projet de réduire les « inégalités » entre types d’abonnés semble autoriser à les saisir par leur consommation et leur rentabilité propre. Nul paradoxe ici : différencier des abonnés « surtaxés » ou « sous-taxés » conduit à calculer les taxes annulant ces transferts indus. La mesure des « subventions » alimente ainsi la critique d’une tarification qui « privilégie les lignes résidentielles au détriment des lignes professionnelles, principalement celles du secteur industriel » et « fait supporter au trafic interurbain une part des coûts du trafic local et surtout de ceux des lignes de rattachement d’abonnés et de cabines publiques » : les ménages sont sous-taxés de 13 %, les établissements secondaires surtaxés de 39 % et les établissements tertiaires de 27 % ; en termes de prestations, il faudrait multiplier la taxe de raccordement et l’abonnement par 2,4, augmenter de 23 % la tarification du trafic local et réduire de 58 % la tarification du trafic interurbain. Ainsi s’annonce le programme de la refonte tarifaire des années 1980.

12La notion de transfert dérive du « surplus du consommateur » de Jules Dupuit, systématisé un siècle plus tard par Maurice Allais. Ce surplus étant défini comme l’excédent de la disposition à payer sur la facture effective, tout transfert croisé de revenus entre classes d’utilisateurs affecte sa répartition. Mesurer concrètement ces transferts, c’est alors comparer le surplus de chacun entre la tarification existante et une tarification de référence, « réputée économiquement juste ou efficace et choisie comme norme » [15]. On le voit, la mesure engage à spécifier le sens du juste ; la tarification réputée équitable sera ici une tarification au coût moyen [16]. Sur cette base, la variation du surplus des usagers au cours d’une transition entre la tarification aux coûts moyens et la tarification réelle, est l’opposé du bilan annuel du service téléphonique, obtenu par différence entre les recettes et les coûts annuels, par catégorie d’abonné et par prestation. Le calcul de ce bilan institue une segmentation des abonnés, qui valide de facto le principe initial de catégorisation : « la recette par abonné dépend donc sensiblement de la catégorie de celui-ci » ; « les coûts par abonné dépendent ainsi très nettement de la catégorie de celui-ci ». Il produit – par la mesure d’un transfert net – le chiffre inédit d’une injustice entre abonnés : « On constate d’une part que les pertes totales (bilans totaux négatifs) recensées par catégorie d’abonnés sont occasionnées par les trois premières catégories d’abonnés : ménages, résidences secondaires et cabines publiques, dans les proportions respectives de 69 %, 3 % et 28 %. On remarque, d’autre part, que ces pertes sont compensées partiellement, à hauteur de 33 % et de 48 % respectivement par les gains (bilans totaux positifs) réalisés sur les établissements secondaires et tertiaires. » C’est aussi un transfert entre prestations : « Les pertes totales proviennent pour 88 % du raccordement et pour 12 % du trafic local et sont compensées à hauteur de 93 % par les gains réalisés sur le trafic interurbain [17]. »
La notion de tarif « économique » s’est déplacée : un tarif optimal est désormais un tarif soutenable. À travers la référence normative à la structure des coûts, apparaît l’impératif d’une structure optimale de marché, considérant que « lorsqu’un réseau s’ouvre à la concurrence, les subventions croisées tendent à disparaître [18] ». L’idée est qu’une tarification efficiente ne peut se satisfaire du calcul d’un revenu global ; elle doit considérer la structure des prix pour s’ériger en outil stratégique face au risque de « by-pass » (les gros clients contournant le réseau commuté) et en outil commercial à même d’orienter efficacement les consommateurs. Dans la lignée de la formalisation néo-classique sous-jacente, les auteurs considèrent que la structure des prix engage non seulement « l’efficience économique, mais aussi la viabilité même du système téléphonique » : toute « distorsion des prix augmente le coût du produit final et supprime l’efficience d’allocation [19] ». Et l’économiste de chiffrer la distorsion possible : « par exemple, on a estimé à plus d’un milliard de dollars par an l’avantage économique que l’on obtiendrait en corrigeant la distorsion du prix des communications inter-urbaines et en taxant le service fourni par le central en fonction de son utilisation ». Classiquement, toute distorsion des prix relativement aux coûts entrave doublement l’optimum social : elle conduit les consommateurs à se priver inutilement des services dont le prix est supérieur au coût réel pour la société, et à gaspiller sans mesure les services dont le prix est inférieur au coût réel pour la société. La perspective est celle d’un équilibre général : « Il faut savoir qu’en “subventionnant” les abonnements privés, on ne tient pas compte de l’ampleur de la distorsion ainsi imposée au coût des autres biens et services [20]. » La régulation marchande serait ainsi garante d’un optimum social et économique, tout comme la réforme tarifaire brandit la « vérité des prix » et « l’équité sociale ». Tout en prenant ses distances avec le contexte nord-américain, l’article princeps de N. Curien et J. de la Brunetière est bien dans la continuité du Bell Journal of Economics des années 1970. À suivre J.H. Alleman sur l’imprécision de la notion de « péréquation des recettes » dans le débat américain, ils semblent même devancer les réalisations d’outre-Atlantique [21].
Le trait majeur de cette littérature est une histoire naturelle de la tarification, qui égrène de façon immuable les « âges de la vie d’un réseau » : une première phase d’apprentissage de l’usage au sein de réseaux locaux voit s’imposer un tarif forfaitaire, rémunérateur d’un usage moyen ; la découverte de l’effet de club et de la barrière à l’entrée associée à des frais fixes élevés, pénalisant les petits usagers, favorise en un second temps le remplacement du forfait par une tarification distinguant abonnement et consommation « à la pièce ». Une troisième phase s’amorce ensuite avec l’interconnexion des réseaux locaux : le nouveau réseau interurbain, doué d’une valeur élevée, peut alors supporter l’extension du réseau local et accueillir de nouveaux usagers. À cette phase de développement du service succède enfin une période de rationalisation et de régulation, où la prise en compte du « temps » vient « optimiser la satisfaction de toute la collectivité » [22]. Issue de la littérature économique nord-américaine, cette histoire naturelle de la tarification légitime sa « modernisation ». Voir dans la péréquation des recettes l’essence des « pratiques tarifaires traditionnelles » permet d’associer toute refonte tarifaire à une exigence de « vérité des prix », avancée comme nouveau principe d’équité[23]. Face à « l’apparition d’une possible concurrence », C. Pautrat opère un reformatage de la taxe et des usagers : ce qui s’énonce comme la « prise de conscience du rôle actif de la tarification » promeut les Français en « gestionnaires actifs de leurs usages » et la taxe se confond alors avec le prix – comme outil d’allocation optimale des ressources téléphoniques.
Calculer « qui paye pour qui ? » – en systématisant l’étalon monétaire – a nourri la « modernisation tarifaire » des années 1980, qui introduit des tarifs « polymorphes », devant faire en sorte que le calcul des abonnés contribue à l’optimum général. L’extension de l’espace de calcul des ingénieurs – vers le calcul des prix et de la réglementation – passe ainsi par une nouvelle morale économique, associant « équité sociale » et « vérité des prix ». Le projet de réduire les « inégalités » ou « injustices » entre types d’abonnés semble autoriser à les saisir par leur consommation et leur rentabilité propre. Plus généralement, avec cette nouvelle façon de calculer, les ingénieurs tendent à redessiner le réseau à la mesure du marché.

2 – Le réseau de télécommunications redessiné à la mesure du marché

13Dans le calcul d’une « rentabilité de l’abonné », comme dans l’économie académique des réseaux, le travail des ingénieurs pour « dessiner » le marché tend à découper le réseau de télécommunications, à l’assimiler à un marché, et à exclure la question de la production du champ économique. Il y va de la promotion de l’ingénieur en « économiste ». L’identification du réseau à un marché est au principe de l’arène académique mainstream vers laquelle le calcul économique des ingénieurs des télécommunications migre à partir des années 1980. Le nouveau découpage promu entre « ingénieur » et « économiste » s’appuie sur une singulière re-description des réseaux de télécommunications.

14L’économie « des réseaux » se présente volontiers comme un plaidoyer pour la notion de réseau : il s’agit de prendre en compte la dimension « réticulaire de l’ordonnancement des équipements et de la circulation des flux [24] ». Et de stigmatiser une modélisation économique qui ferait peu de cas du caractère « réseautique » de certains systèmes de production. La planification et la gestion des télécommunications, rappellent les auteurs, se sont développées après-guerre sur la base d’approches globales, les assimilant à une « entreprise complexe fournissant plusieurs produits-agrégats dont l’ancrage territorial n’est pas explicité ». Issue du Plan et de la comptabilité nationale, l’analyse économique agrégée aurait ainsi manqué la « texture du réseau ». Soucieux d’asseoir l’étude de la demande, de la production et de la tarification des télécommunications sur l’organisation interne et l’agencement territorial des réseaux, ces nouveaux économistes se proposent d’ouvrir la boîte noire des réseaux de télécommunications : en s’appuyant sur la « nature réseautique » du secteur, ils entendent fonder une « théorie générale des réseaux » avec les outils de la micro-économie moderne, dans la lignée de O.E. Williamson.

15Or leur première opération introduit une segmentation. La notion de réseau cède ainsi la place à des « fonctions » ou « couches ». A minima, ils distinguent transport et acheminement : « Si le réseau de transport représente l’infrastructure des routes disponibles, le réseau d’acheminement a pour rôle de concentrer le trafic, et de le répartir au mieux sur les équipements existant. » En ajoutant une plus récente fonction de traitement de l’information, ils obtiennent trois « couches » [25] : infrastructure, info-structure et services finaux. Les deux dernières sont toutefois jugées si proches que la distinction principale passe finalement entre une infrastructure et son utilisation : « réseau-support » d’une part, « service-réseau » de l’autre [26]. La « confusion » entre le réseau-support et les services rendus aurait été le fruit d’une période où le téléphone était encore le seul service offert. Chez les économistes des réseaux, ce découpage vient en fait valider un découpage économique opéré en amont, entre des structures de marché. Pour le réseau-infrastructure, caractérisé par des économies d’échelle (coûts fixes élevés) et d’envergure (complémentarité des produits), et soumis à des incertitudes principalement « techniques », le monopole serait la structure de marché la plus efficace ; pour les services-réseaux, la faiblesse des coûts fixes et le primat d’incertitudes de nature commerciale plaideraient pour une structure concurrentielle. Les différentes couches de réseau justifient ainsi in fine plusieurs marchés.

16Or l’hypothèse même de séparabilité technique, organisationnelle et économique de l’activité d’un réseau ne va pas de soi. Lui prêter d’emblée un sens économique, c’est faire peu de cas des relations de production : « L’adoption du principe de séparation comme principe de base de l’économie des réseaux repose fondamentalement sur la négation de toute spécificité de la production par rapport à l’échange dans le sens où l’ensemble des caractéristiques techniques et organisationnelles du réseau est exclu de l’analyse économique [Barale, 2000]. » L’opération qui consiste explicitement à « isoler le service de transport de l’information en le séparant des services de traitement de cette information en vue de sa transmission » souffre d’une définition restrictive du « réseau-support » [27]. F. Barale invite ainsi à revenir aux « qualités intrinsèques d’un réseau » : « Qu’on le veuille ou non, le réseau est avant tout un centre de production que cette dernière soit matérielle ou immatérielle ». On ne peut juger a priori de l’efficacité d’une production intégrée ou segmentée, poursuit-il, sans une « analyse technique et organisationnelle » des effets de complémentarité et de substituabilité entre « couches » du réseau. Cette tentative pour redistribuer la valeur économique dans les arcanes du réseau est aussi celle d’A. Le Diberder [28], qui réinvestit le principe du monopole naturel dans sa thèse d’économie des télécommunications. À l’opposé d’un cadrage marchand du réseau, il identifie le produit des télécommunications au réseau lui-même, comme bien d’équipement indivisible en l’absence de phénomènes d’encombrement [Le Diberder, 1983]. Prenant le parti de la « production des réseaux », sa définition du produit distingue la télécommunication d’une marchandise (seul le couple individu émetteur-individu récepteur produit la télécommunication) et sa tarification d’un prix : « c’est un bien non marchand, dont le réseau de télécommunications n’est que le support matériel. Ainsi, la tarification à l’unité d’une conversation téléphonique n’a pas la nature d’un prix correspondant à une marchandise (la télécommunication) puisque celle-ci n’a pas de valeur, mais a la nature d’un péage correspondant à un droit d’accès au réseau » [Le Diberder, 1983].

17Pour N. Curien, au contraire, le réseau, en plus de justifier des structures de marché, est aussi un marché. C’est là pour lui ce qui oppose les « visions de l’ingénieur et de l’économiste », le réseau de l’ingénieur et celui de l’économiste. Là où les ingénieurs et gestionnaires ne voient qu’un objet technique d’interconnexion, l’économiste doit identifier un support d’intermédiation économique : « l’instrument d’une allocation des ressources », « une plate-forme transactionnelle permettant la confrontation d’une offre et d’une demande » [29]. Du réseau-interconnexion au réseau-intermédiation, une simple stylisation fait saillir « la finalité économique du réseau en tant que support d’échanges marchands » entre offreurs et demandeurs. La légitimation de ce reformatage du réseau transite par les sciences sociales : la référence à deux cultures professionnelles permet à N. Curien de définir le champ économique en excluant les problèmes de coordination de la production. Le paradoxe est de taille : comme le souligne l’économiste F. Barale, « ce courant s’affranchit de toute référence à la production alors qu’il étudie justement son mode d’organisation » [Barale, 2000].
L’économie académique mainstream redessine bien le réseau à sa mesure. Évaluant l’efficacité du réseau à l’aune de l’intermédiation marchande, elle est même tentée d’étendre l’analyse morphologique en trois couches aux réseaux « non techniques », qui opèrent une « intermédiation économique » sans réseau d’interconnexion physique [30]. En s’éloignant ainsi du sens commun, elle a alors besoin d’une « batterie de critères » et de nouvelles mesures pour pouvoir reconnaître un « réseau ». Au premier rang, la mesure des subventions croisées.
Mais cette entreprise de re-description du réseau à l’aune du marché va se heurter à d’autres façons de mesurer. Loin de réussir à fermer la question de la valeur économique sur l’échange marchand, elle alimente dans les années 1980 des controverses sur la valeur économique en matière de télécommunications. L’opération par laquelle les ingénieurs ouvrent de nouveaux espaces de calcul les confronte simultanément aux limites d’une définition strictement marchande de la valeur : peut-on dissoudre la production dans l’échange, le réseau dans le marché ?

3 – L’impossible fermeture de l’économie-discipline sur elle-même

18De prime abord, décrire une morphologie stylisée des réseaux semble réduire efficacement les enjeux de localisation de la valeur économique ; l’ingénieur, nouvel économiste industriel, peut en effet distinguer entre « centres de coûts » et « de profits ». Mais la « matière économique » est-elle dissociable ? La question traverse déjà en 1954 un aide-mémoire de l’Administration « sur la création éventuelle d’un comité de productivité » et d’une documentation « d’ordre économique » :

19

« Pratiquement inexistante à l’heure actuelle, parce qu’elle ne se compose que d’éléments épars recueillis au hasard de lectures ou d’études particulières, [cette documentation économique] devrait être établie par une recherche systématique lui assurant l’homogénéité et la cohérence nécessaires. Si cette documentation était créée, il serait d’ailleurs vain et “improductif” de vouloir l’organiser au seul profit de la productivité. La ‘matière économique’ ne se laisse pas si facilement dissocier. De toute manière, l’Administration des P.T.T. y trouverait des renseignements précieux pour la poursuite d’autres objectifs et pourrait d’autre part participer avec plus d’efficacité aux grandes enquêtes nationales, telles que celle actuellement entreprise par le service d’économétrie du ministère des Finances et des Affaires économiques ».

20Et l’auteur de répondre : « On arrive tout naturellement au problème de l’étude du marché. » Avec l’établissement de courbes de coûts et de demande, « on saurait enfin ce qu’on dit en parlant de coût ou de prix marginal ! ». Le marché serait le critérium de la « matière économique ».

21De même, l’économie académique des réseaux localise la valeur en segmentant le réseau, à l’opposé du geste qui distribue la valeur dans un réseau indivisible. D’un côté comme de l’autre, dresser la cartographie d’un réseau, c’est aussi statuer sur la valeur. Tracer les contours d’un « marché de la valeur ajoutée », ou de réseaux et services dits « à valeur ajoutée », c’est redistribuer les marges bénéficiaires entre les acteurs. Dans la littérature de l’époque, les stratégies descriptives se multiplient et s’opposent, comme autant de thèses sur la valeur économique, exacerbées par la libéralisation du secteur dès les années 1980 [31].

22En 1986, le Bulletin de l’Idate consacre ainsi un dossier à la déréglementation des télécommunications sous-titré « Régulation des valeurs et valeur des réglementations », dont l’introduction fait référence aux différentes théories de la valeur, associée à un processus d’échange ou de production. L’auteur – L. Gille [32] – reprend la question dans le numéro que la revue Réseaux consacre en 1995 à l’économie des télécommunications pour récuser la dimension productive des réseaux de télécommunications : de producteurs, ils seraient devenus distributeurs de trafic [33]. Dans ce « métier de distributeurs », la valeur du réseau serait moins matérielle que « commerciale ». Et la valeur marchande, celle d’un « réseau de distribution de valeurs économiques ». On trouve chez M. Volle [34] une perspective proche : « De moyen de communication qu’il était jusqu’alors, le réseau devient un lieu d’échange, analogue à la place de marché d’un village : des offreurs de services viennent sur le réseau rencontrer leur clientèle ». Mais son analyse du RNIS (Réseau numérique à intégration de service) le conduit aussi à souligner la valeur économique de l’intégration technique : « Le monopole technique du réseau intégré apparaît comme une condition de la différenciation concurrentielle des services [35]. » Pour favoriser la différenciation qualitative de l’offre, il faudrait associer des coûts fixes bas et un vaste marché : l’intégration d’un réseau unique diminue le coût fixe de l’offre, tout en évitant « les cloisons qui limiteraient l’offre d’un service à l’intérieur d’un ‘réseau à valeur ajoutée’ fermé ». Alors que N. Curien et M. Gensollen intègrent dans les services-réseau une partie des fonctions de commutation et d’acheminement, M. Volle les conserve donc dans le réseau-support, ne laissant ainsi guère de place pour une éventuelle structure concurrentielle [36].

23L’enjeu de ces re-descriptions du réseau n’échappe pas à leurs auteurs : « À l’extrême, on pourrait partir du réseau élémentaire constitué par un faisceau de liaisons spécialisées, séparant ainsi les fonctions de transmission (transport au sens strict) des fonctions de commutation qui, avec la signalisation, constitueraient alors un premier niveau d’intelligence ou de valeur ajoutée : un réseau commuté serait alors déjà un réseau à valeur ajoutée ! [37]. » Et de recenser de multiples définitions de la « valeur ajoutée », allant des différents types de marges dégagées aux divers critères d’évaluation, associés à des valeurs fonctionnelles, elles-mêmes variées selon qu’elles concernent l’accès au service, la communication, le stockage du contenu ou la gestion des usages. D’aucuns s’interrogent même : « Qu’est-ce qui fait la valeur des services à valeur ajoutée ? [38]. » S’il est « stratégique pour l’offre d’imposer le principe de la valeur ajoutée comme une donnée de fait », interprétée en termes de réduction de coûts, de valorisation de l’information ou de gain de productivité, l’analyste a quant à lui parfois du mal à discerner un « produit » : en l’absence d’offre et de demande effectives, comment identifier a priori une valeur d’échange ? Et si la valeur est « ajoutée » à un système technique déjà existant (le réseau téléphonique commuté), n’est-elle pas plutôt une « valeur travail » ? Quand la valeur d’usage risque de ne pas apparaître comme « un attribut du produit, mais une simple contingence », les acteurs de l’offre peuvent bien être tentés de maintenir une définition marchande de la valeur ajoutée en excluant l’utilisateur du processus de valorisation du service. Il faudra attendre, estime ainsi J. Arlandis, « la mesure des effets économiques correspondant au processus de valorisation des services à valeur ajoutée », pour trancher cet impossible débat sur la valeur des services dits à valeur ajoutée. Si G. Dang Nguyen dresse une typologie de ces services, il juge aussi toute approche à la Williamson prématurée tant que les transactions n’ont pas cristallisé l’innovation en un « standard de marché » [39].
Ces disputes autour de ce qui fait la valeur économique des télécommunications montrent que segmenter le réseau, c’est offrir d’autres bases au calcul. Le travail fait pour séparer les réseaux en « couches » – pour dessiner le marché – permet aux ingénieurs d’ouvrir de nouveaux espaces au calcul économique. Mais cette reconfiguration marchande ne peut se clore sur elle-même. En confrontant les organismes de tutelle à « la difficulté de réglementer et d’arbitrer », la concurrence les reconduit aussi ironiquement du marché vers « l’économie interne » des opérateurs de télécommunications. Après s’être consacré au domaine tarifaire, le groupe « Principes généraux de tarification/tarification nationale », institué en même temps que le principe de « vérité des prix » par la Conférence européenne des postes et télécommunications de 1979, lance ainsi à la fin des années 1980 un questionnaire sur « l’économie interne des services des télécommunications », destiné à équiper la nouvelle économie de la (dé/re)réglementation [40]. L’économie gestionnaire resurgit aussi, comme nous allons le voir, au cœur même de la réforme tarifaire. Il semble ainsi que la nouvelle forme de calcul, associée à la rationalisation d’une « économie des réseaux » et à la réforme tarifaire des années 1980, engage autant l’éviction de la production qu’une figure renouvelée de la gestion industrielle. Pour la mettre en évidence, nous allons nous pencher à présent sur la place faite aux prix de revient, aux coûts, par les artisans de la réforme tarifaire. D’un même mouvement, ils brandissent en effet la référence au marché et la « vérité des coûts ».

4 – « Vérité » ou évanescence des coûts ? L’incontournable économie gestionnaire

24Le plaidoyer pour une « vérité marchande » des tarifs déploie une vaste rhétorique de la « vérité des coûts ». La tarification du service téléphonique, pour devenir « soutenable » doit se rapprocher de son prix de revient. En particulier, C. Pautrat évoque l’entreprise colossale pour « désapprendre la distance » aux tarifs, comme aux usagers [41]. Le prix de vente de l’heure de conversation téléphonique à grande distance étant, en 1985, vingt fois supérieur à celui de l’heure d’appel local, il a pu chiffrer des transferts de recettes de dizaines de milliards de francs par an, principalement supportés par les entreprises ayant une forte consommation interurbaine : « 3 % des lignes fournissent 55 % du chiffre d’affaires [42]. » Or, se souvient-il, « même à l’Idate, les gens acceptaient le poids de la distance dans les tarifs ; ils voyaient toutes ces tours hertziennes, tous ces fils et ils me disaient “tu te trompes, tes calculs sont erronés… Tu ne te rends pas compte de tous les câbles enterrés !” ». L’ingénieur s’emploie à rassurer : tous les coûts de la direction des lignes à grande distance ont bien été pris en compte, et ne totalisent pas 5 % des frais de la DGT, « et encore, il y a de l’écoulement local dans la grande distance, des coûts ont été affectés à la grande distance alors qu’ils relèvent du voisinage ». Le transport aérien a alors force d’exemple : « Quand l’avion a décollé, quelle que soit la distance, c’est le même prix ; l’essence ne compte pas, tout ce qui est lourd c’est avant le décollage. » Rompre avec la naturalité d’un prix de revient fonction linéaire de paliers de distance, c’est faire oublier le lourd travail de production du réseau. Pour effacer « des têtes » le poids de la distance, le discours tarifaire clame donc la « découverte » des coûts : « l’interurbain est facturé au double de son coût réel », alors que « la commutation temporelle et la transmission numérique entraînent un effondrement du prix de revient ».

25Or cette « vérité des coûts » ne peut masquer l’effacement du prix de revient du champ du calcul économique – de ce qui compte. Plus personne ne s’attache désormais à une comptabilité serrée des « coûts » ni à calculer le prix de revient en propre. L’« approche globale » des promoteurs de la « modernisation tarifaire » a remplacé l’étude empirique des coûts de production par une analyse statistique de données comptables, reliant directement coûts et recettes. L’étude comparatiste des pratiques tarifaires européennes et internationales lui permet ainsi de court-circuiter les méandres de la comptabilité analytique [43]. Autant C. Pautrat analyse finement l’état du « marché » des structures tarifaires, autant il rappelle avec malice la part d’arbitraire du calcul économique : « le prix de revient n’existe pas » ; « d’où le conseil de certains économistes de ne jamais calculer un prix de revient quand on n’en a pas besoin » : « Un prix de revient ne doit être calculé et invoqué que dans un but très précis et en considération de ce but [44]. » Le manuel d’économie des télécommunications dirigé par E. Brousseau, P. Petit et D. Phan conclut toutefois son chapitre consacré à la fonction d’offre sur une appréciation moins « économe » du mythe du prix de revient : « Auguste Duteuf affirmait à juste titre que “le prix de revient est un mythe, quelque chose comme un de ces termes métaphysiques qui ont pour chaque philosophe un contenu personnel”. Mais, ajoutait-il, “il importe que de ce mythe on fasse une réalité. Il faut que le dieu s’incarne”. Aucune entreprise, et a fortiori les entreprises de télécommunications, ne saurait se passer d’une connaissance précise des prix de revient de ses services sans se mettre en péril » [Brousseau, Petit, Phan, 1996]. Si le Livre vert de la CEE sur la gestion et la tarification des télécommunications en Europe recommande en 1987 « une tarification fondée sur les coûts », la volonté de « traduire la vérité économique dans la structure tarifaire » confronte l’ingénieur à l’évanescence des coûts. Le chantre de la « vérité des coûts » en dénonce aussi le « mythe ».

26En délaissant leur traditionnelle focalisation sur le prix de revient, les ingénieurs tirent aussi les leçons des difficultés rencontrées par l’économétrie des fonctions de coûts dans les télécommunications. Alors que la théorie des marchés contestables, qui innerve le Bell Journal of Economics quand débute la déréglementation nord-américaine des transports aériens et des télécommunications, entend déterminer la structure optimale d’une industrie en analysant sa fonction de coût, les analyses économétriques de la fonction de coût ne sont jamais parvenues, dans les débats autour d’ATT (American Telephone & Telegraph) à valider ni à infirmer l’hypothèse de monopole naturel. Il faudrait en effet disposer de séries temporelles cohérentes relatives au prix des facteurs et au niveau du progrès technique, eux-mêmes variables pour les entreprises d’un même secteur. La fonction de coût théorique n’est pas accessible à la mesure comptable, ni aux ajustements économétriques, alors que « la fonction de coût historiquement constatée, qui seule est accessible à la mesure et rend compte des dépenses consacrées par l’entreprise à satisfaire l’évolution de la demande, diffère en général de la fonction de coût ‘théorique’ qui décrit le processus de production d’une manière pertinente pour discuter de la structure optimale d’une industrie ». Dans les réseaux de télécommunication, cet écart de définition entre la fonction de coût observée et la fonction de coût théorique est décisif ; si les produits ne sont pas juxtaposables, « une caractéristique importante de la production n’est pas traduite par le vecteur d’outputs observé » :

27

« La juxtaposition d’un réseau reliant N usagers et d’un réseau reliant M usagers ne constitue pas un réseau permettant aux N+M usagers de communiquer entre eux. Dans ces conditions, les déséconomies d’échelle exhibées par la fonction de coût d’une entreprise unique, au cours de son développement, ne sont pas un argument pour répartir la production entre plusieurs entreprises, puisqu’alors le service rendu ne sera pas comparable à celui fourni par un seul gestionnaire [45]. »

28Enfin, la fonction de coût d’une firme peut-elle se définir indépendamment de la structure industrielle qui l’environne ? Les auteurs avancent ici une « logique retournée » : loin de déterminer l’organisation industrielle souhaitable, la structure des coûts est plutôt déterminée par l’organisation industrielle, c’est-à-dire la structure du marché, le statut juridique de l’entreprise et les dispositifs de régulation : « Selon cette logique retournée, c’est l’existence institutionnelle d’un monopole de fait qui engendrerait une structure économique de monopole naturel, et non pas une situation présumée de monopole naturel qui pourrait justifier le maintien d’un monopole de fait ! [46] »

29Cette critique de la fonction de coût en fait une variable dépendante. Si la structure du marché n’est pas sans effet sur le prix des facteurs ni sur le progrès technique, la fonction de coût n’est pas principalement « technique ». Le calcul des structures de marché a donc toute légitimité à court-circuiter la lourde exploration des fonctions de coût. Le calcul est ainsi relancé et déplacé : des coûts de production vers ceux de transaction. Leur critique de la théorie des marchés contestables, attachée aux « contraintes techniques » de la fonction de coût, poursuit donc la dissolution de l’organisation productive dans l’organisation du marché. La segmentation verticale ouvre ainsi l’espace du calcul des prix. Comme le note F. Barale, « l’essentiel de l’analyse se porte sur le calcul de la meilleure tarification de l’infrastructure ». L’évaluation marchande est promue : les faits organisationnels et réglementaires ressortissent d’une économie des transactions ou des incitations [47]. Ainsi que la fonction stratégique du prix : libéré du calcul des coûts, il doit garantir une structure de marché optimale, incitant les agents à adopter le comportement « souhaitable ». Il est significatif que F. Barale se refuse à voir ici une « tarification économique » : elle ne peut exister « car l’infrastructure est indissociable économiquement de son utilisation ». Or la théorie des incitations ne cherche pas « le prix économique », mais un moyen incitatif pour éliminer tout comportement de passager clandestin [Barale, 2000].
La « vérité des coûts » apparaît ainsi – paradoxalement – comme une vérité marchande plutôt qu’afférente à la production. Entendons par là que la « politique de vérité des coûts » recouvre pour partie, comme l’écrit C. Pautrat lui-même, la crainte d’un écrémage des tarifs les plus rentables par la concurrence [48], plus qu’une étude approfondie des prix de revient. Mais ce glissement du regard est autorisé par des mutations structurelles de la production du service téléphonique. Les années 1980 voient en effet l’aboutissement du mouvement d’automatisation : la production du service n’étant plus associée qu’à des coûts fixes, la logique d’optimisation glisse naturellement des coûts au produit : « aucun coût direct ne s’attache à l’écoulement individuel d’une communication » [49]. Que la promotion du coût marginal s’accompagne toujours du rappel de l’arbitraire du calcul économique témoigne bien du deuil sous-jacent d’une conception physicaliste des coûts. Quand la « logique économique » émancipe la tarification du cumul statique des coûts pour le cumul dynamique d’usages sans coûts, l’économie-physique cède le pas à l’économie-politique : la « découverte » du coût marginal est celle du « rôle actif de la tarification » [50]. L’application par British Telecom en 1982 de deux tarifs différents aux communications à longue distance, qui concède un rabais de 20 % sur les voies à fort trafic, ne s’explique ainsi pas seulement par la crainte d’un écrémage mais « aussi par le souci de respecter une logique économique » [51]. Si, en déplaçant l’espace du calcul vers l’usage effectif du réseau, l’automatisation met en lumière des usages hétérogènes, l’exigence d’une optimisation du trafic, qui traverse l’ensemble des réformes tarifaires des années 1980, va passer par des tarifs « polymorphes ». En même temps, se déploie avec l’automatisation du service une figure renouvelée de la gestion industrielle. Centrée sur la « fluidité » du trafic, elle ne rabat pas la valeur économique sur le marché, mais entend optimiser, avec l’écoulement fluide du trafic, une création continue de valeur, sans solution de continuité entre production et marché [Bidet, 2009].
Ainsi, la réforme tarifaire des années 1980 apparaît à l’interface des rationalisations – matérielle et formelle – de l’activité téléphonique, qui commencent alors à se scinder. Si l’économie académique des réseaux, en re-décrivant le réseau comme un marché, plonge dans l’ombre le trafic, simultanément, la norme de fluidité du trafic fait surgir les débordements gestionnaires de ce cadrage formel de l’économie.

5 – Conclusion

30En dessinant le marché – en faisant calculer sur le papier des abonnés encore interdits de calcul – les ingénieurs des télécommunications démultiplient le calcul à un moment, le tournant des années 1980, où il est doublement menacé : par l’évanescence des coûts, puisque les transformations de longue durée de la production privent d’objet la traditionnelle logique de minimisation des coûts variables. Et par une théorie susceptible de ruiner le calcul économique et toute économie de la réglementation : les perspectives de libéralisation du secteur favorisent la diffusion de la théorie des marchés contestables.

31Faire calculer sur le papier les abonnés va leur permettre de relancer, avec la réforme tarifaire, une rationalisation matérielle de la connaissance économique, mais aussi, avec l’établissement de passerelles vers le monde académique, d’inaugurer une économie formelle des réseaux de télécommunications. Entre ces deux types de rationalisation, matérielle et formelle, nous nous sommes attachés à montrer les liens à double sens : si la rationalisation matérielle ouvre la voie à la rationalisation formelle, celle-ci la conforte en retour.
Très intriquées au tournant des années 1980, ces deux formes d’enquête se heurtent en effet aux externalités de leurs cadrages respectifs, qui les empêchent de se refermer sur elles-mêmes. Ainsi, l’économie académique des réseaux ne peut dissoudre entièrement le réseau dans le marché : dans son effort pour réduire la question de la valeur économique à celle de sa réalisation sur un marché, elle est rappelée à l’épaisseur de l’organisation productive et à la matérialité des réseaux. Réciproquement, l’économie gestionnaire ne peut plus calculer sans faire aussi calculer les abonnés : l’automatisation même du service téléphonique, au cœur des enquêtes des ingénieurs [Bidet, 2005b], a achevé d’épuiser l’espace offert de longue date à l’addition d’unités de dépense ; en déplaçant le regard des ingénieurs vers l’aval du processus productif, la rationalisation matérielle les amène ainsi à dessiner un marché et pour certains à rejoindre l’espace académique.

Notes

  • [1]
    N. Curien et M. Gensollen font paraître en 1986 leurs premiers articles sur l’économie des réseaux dans des revues « maison » (« Économie des réseaux : la mutation des télécommunications », in Bulletin de l’Idate, n° 24 ; L’Écho des recherches, n° 124), alors qu’ils occupent respectivement les postes de chef adjoint et de chef du groupement « Études et prévisions » à la direction des Programmes et Affaires financières de la direction générale des Télécommunications. Mentionnons trois publications : Revue économique, « L’économie des télécommunications », vol. 38, n° 2, 1987 ; N. Curien et M. Gensollen, Économie des télécommunications, ouverture et déréglementation, Paris, Economica-ENSPTT ; N. Curien, Économie des réseaux, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2000.
  • [2]
    N. Curien et C. Pautrat, « Une approche économique de la tarification des télécommunications », Journal des télécommunications, UIT, n°50, 1983, p. 187-194. Cette idée est très largement répandue dans les publications de l’époque, et s’origine probablement dans la remise en cause du principe du monopole naturel par le débat américain : « l’industrie du téléphone n’a jamais cherché à pratiquer une tarification qui soit véritablement efficiente ». Cf. J.H. Alleman, « La tarification des télécommunications » (économiste, université du Michigan, tr. fr. par l’Union internationale des Télécommunications), Bulletin de l’Idate, n°24, 1986.
  • [3]
    N. Curien et J. de la Brunetière, « Les transferts de revenus induits par la tarification téléphonique entre catégories d’abonnés et types de prestations », Annales des télécommunications, vol. 38, n°11-12, 1984.
  • [4]
    Directeur régional et vice-président de l’Idate (Institut sur l’audiovisuel et les télécommunications en Europe) en 1981, il est le sous-directeur du service de la tarification de la direction générale des Télécommunications, puis chef du service en 1985, et président durant les années 1980 de plusieurs groupes de travail européens sur la tarification. Nous avons mené avec lui un entretien en mai 2000 et procédé à l’analyse de ses articles relatifs aux questions économiques.
  • [5]
    J. Duquesne, J. Guiraud, C. Pautrat, « Croissance optimale des autocommutateurs », L’Écho des recherches, 1971. L’ingénieur en chef J. Duquesne est l’adjoint au directeur du Centre national d’étude des télécommunications pour la commutation.
  • [6]
    Si la modélisation fonctionnelle est inédite, on observe toutefois que cette forme d’optimisation est appliquée dès les années 1920 au calcul des extensions de conduites en câbles, lequel compare le « manque à gagner » associé à l’immobilisation de capitaux dans des équipements temporairement improductifs et le coût économisé par une pose immédiate, c’est-à-dire les frais supplémentaires associés à la pose ultérieure d’une autre conduite ou d’un autre câble en cas de saturation.
  • [7]
    C. Pautrat, « Approche du coût global de l’abonné français au téléphone », Annales des télécommunications, t. 29, nos1-2, 1974.
  • [8]
    Outre un groupe plénier, des commissions spécialisées sont en effet constituées pour l’examen d’une série d’aspects : analyse, modélisation et simulation du comportement des usagers ; équipements de taxation ; prise en compte de la télématique ; mesures des flux de trafic ; géographie tarifaire, zone locale et distance ; tarification des appels locaux ; étude statistique des consommations ; l’Île-de-France ; le débat tarifaire. En 1979 est également créé le premier groupe international dédié à la question tarifaire : le groupe européen de travail « tarification nationale » de la Conférence européenne des Postes et Télécommunications se donne pour mission la constitution de documentations homogènes et commentées et la confrontation des structures tarifaires ; constitué et présidé par la France, il regroupe jusqu’à dix-sept administrations téléphoniques nationales et se réunit en France une fois par an.
  • [9]
    C. Pautrat et G. Lafarge, « Vers la simplification spatiale des tarifs téléphoniques (un exercice de style) », Annales des télécommunications, t. 36, nos 9-10, 1981 ; « L’espace tarifaire du téléphone en France », Le Bulletin de l’Idate, n° 7, 1982.
  • [10]
    C. Pautrat, « Tarification, prix de revient et péréquations », Bulletin de l’IREST, n° 25, 1982 ; N. Curien et C. Pautrat, « Une approche économique de la tarification des télécommunications », Journal des télécommunications, vol. 50, n° 4, 1983.
  • [11]
    C. Pautrat et P. Delangle, « Aspects tarifaires de la déréglementation », Bulletin de l’Idate, n°18, 1985.
  • [12]
    C. Pautrat et G. Lafarge, 1981, art. cité. Cette maxime vient conclure l’article.
  • [13]
    C. Pautrat et B. Hurez, « Place de la tarification dans la stratégie des télécommunications », Bulletin de l’Idate, n°22, 1986. Les auteurs rappellent que si le mouvement de déréglementation existe déjà de jure en Amérique du Nord, au Royaume-Uni et au Japon, « où de nouvelles entreprises de télécommunications peuvent venir concurrencer le transporteur traditionnel », « il faut se rendre compte que cette évolution peut se produire aussi de facto dans les pays monopolistiques comme la France ou l’Allemagne, pour peu que la distorsion tarifaire y soit excessive ou non corrigée ».
  • [14]
    J.H. Alleman, 1986, art. cité.
  • [15]
    L’exemple privilégié est alors celui d’une tarification optimale aux coûts marginaux ou d’une tarification dite « de second rang » optimisée sous la contrainte de couvrir les coûts (quand les rendements sont croissants, le coût marginal est en effet inférieur au coût moyen, si bien qu’une tarification au coût marginal ne permet pas de couvrir le coût moyen, donc de satisfaire une contrainte d’équilibre budgétaire). Cf. N. Curien et J. de la Brunetière, 1984, op. cit.
  • [16]
    Elle suppose que les tarifs soient égaux ou du moins proportionnels aux coûts moyens de chaque prestation.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    N. Curien, 2000, op. cit.
  • [19]
    J.H. Alleman, 1986, art. cité. La traduction de cet article constitue, dans le premier dossier consacré par le Bulletin de l’Idate à la question de la déréglementation des télécommunications, une introduction des plus pédagogiques à la théorie néo-classique en même temps qu’aux problèmes posés par la tarification des télécommunications.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    « Dans les réponses d’un grand nombre de parties à l’enquête de la F.C.C. (Federal Communications Commission) concernant la réglementation à long terme d’ATT (American Telephone & Telegraph) (1984), les subventions croisées, la fixation de prix exorbitants et la discrimination tarifaire sont autant d’épouvantails. Aucune définition n’est donnée ni mentionnée », ibid.
  • [22]
    C. Pautrat et G. Lafarge, « La tarification locale du téléphone dans le monde face aux évolutions techniques, économiques, sociales et réglementaires », Le bulletin de l’Idate, n° 5, 1981.
  • [23]
    L’identification est formulée explicitement in J.H. Alleman, 1986, art. cité.
  • [24]
    N. Curien et M. Gensollen, 1986, art. cité.
  • [25]
    La description de ces trois réseaux la plus avancée figure in N. Curien et M. Gensollen, 1987, art. cité.
  • [26]
    Les transformations récentes des technologies de transmission et de commutation viendraient à l’appui de ce découpage en renforçant la séparation entre transmission et traitement, et la convergence entre info-structure et services finaux. Cf. Économie des réseaux, op. cit., p. 10.
  • [27]
    Les auteurs l’argumentent en affirmant que « les services de traitement n’appartiennent pas en effet en propre au réseau-support : s’il est vrai qu’ils peuvent être rendus dans le réseau, au niveau de la commutation (signalisation, constitution de paquets…) ou à celui de la transmission (compression du signal), ils peuvent également être fournis chez certains correspondants tels les serveurs vidéotex, ou bien même chez l’abonné sous une forme intégrée aux procédures d’élaboration des messages ». N. Curien et M. Gensollen, 1986, op. cit. Toutefois, ils notent plus récemment que « la frontière entre transport et services se brouille à son tour, les équipements de transmission devenant de plus en plus intelligents et pouvant remplir certains fonctions de brassage et de traitement des flux de trafic », op. cit., 2000, p. 10.
  • [28]
    Ancien élève de l’ENSET, agrégé de sciences sociales, il est le futur directeur de la recherche et des études de France Télévision (1992-1994), puis des nouveaux programmes sur Canal + (1994-2001).
  • [29]
    Op. cit., 2000, p. 5-8. Cette définition marchande du réseau est un développement récent. Elle occupe la leçon inaugurale au CNAM de N. Curien en 1993, reprise dans le chapitre 4, « Coordination et réseaux : de l’interconnexion à l’intermédiation » [Callon et al., 1999]. Soulignons que le Commissariat général du Plan fait paraître simultanément un rapport sur L’intermédiation électronique, Paris, Sirius, 1994.
  • [30]
    Sur ces « réseaux non techniques », op. cit., 2000, p. 13.
  • [31]
    Parmi un nombre de controverses, autant entre experts qu’entre acteurs économiques [Coutard, 1995].
  • [32]
    Alors responsable du département « Économie et Stratégies industrielles » de l’Idate, il est lui-même auteur dans ce numéro d’un article intitulé « Information et communication : dissipation et délocalisation de valeur ».
  • [33]
    « Le réseau n’est donc plus un monde clos qui relie des abonnés dont il ‘produit’ le trafic. Le réseau écoule des trafics qui ne sont plus générés seulement par ses abonnés et n’écoule plus de bout en bout qu’une partie du trafic de ‘ses’ abonnés (…) Tant que les communications interpersonnelles dominaient, tant que les réseaux étaient dotés de frontières correspondant à des zones de chalandise autonomes, on a pu avoir l’illusion qu’un réseau de télécommunications ‘produisait’ les flux qu’il traitait et que cette fonction de production primait sur ses fonctions de distribution ». Cf. L. Gille, « De la télécommunication à la distribution de trafic », Réseaux, « L’économie des télécommunications », nos 72-73, 1995.
  • [34]
    Alors responsable au Centre national d’étude des télécommunications de la mission études économiques (1983-1988).
  • [35]
    Le Réseau numérique à intégration de services (Numéris) est inauguré en France en 1988. Cf. M. Volle, « Qualité des services et équilibre du marché des télécommunications », Bulletin de l’Idate, n°28, 1987. Pour une modélisation du « nouvel équilibre économique » qu’il incarne : « Services de télécommunication : intégration technique et différenciation économique », Revue économique, vol. 38, n° 2, 1987.
  • [36]
    Une analyse des interprétations variées du périmètre des « couches » est disponible [Encaoua, Kobel, 1987]. Une confrontation plus large des multiples définitions du « service à valeur ajoutée », rapportées aux stratégies des différents opérateurs, est aussi livrée en 1986 par J. Arlandis, alors chef de département au Service de la prospective et des études économiques (SPEE) de la DGT : « Le marché de la valeur ajoutée », Bulletin de l’Idate, n°25, 1986.
  • [37]
    F. Kretz, « Des services et des réseaux qui ne manquent pas de ‘valeurs’ », Bulletin de l’Idate, n°24, 1986. L’auteur est alors conseiller technique au département Études et Expérimentations de services du centre commun d’études de télédiffusion et télécommunication.
  • [38]
    J. Arlandis, art. cité.
  • [39]
    Cf. G. Dang Nguyen, « Scénarios pour le marché de la valeur ajoutée », L’Écho des recherches, n°131, 1988. Ingénieur civil des Mines et docteur en économie, l’auteur a exercé des fonctions d’ingénieur économiste au sein du groupement Études et Prévisions de la direction générale des Télécommunications ; il est en 1988 enseignant chercheur à l’École nationale supérieure des télécommunications de Bretagne et responsable du département « Économie et Sciences sociales ».
  • [40]
    Des méthodes, comme celle du « price cap » permettent néanmoins « d’imposer de l’extérieur, une marche vers les prix de revient… même si la tutelle ignore ceux-ci ! ». Elle consiste, à partir d’un panier de consommation, à obliger l’exploitant à réduire ses prix d’un certain pourcentage par an. Ibid.
  • [41]
    Suivant le titre d’un article de C. Pautrat : « Les tarifs désapprennent la distance », Revue française des télécommunications, n° 65, 1988.
  • [42]
    C. Pautrat et B. Hurez, 1986, art. cité.
  • [43]
    Citons, entre autres exercices de panorama tarifaire : C. Pautrat et G. Lafarge, « Les grandes tendances de la tarification dans le monde », in Prospective et Télécommunications, Lettre du SPES (DGT), n° 1, 1982. ; C. Pautrat, « La modernisation des structures tarifaires en France et en Europe », Revue française des télécommunications, n° 70, 1989.
  • [44]
    C. Pautrat et al., « Tarification, prix de revient et concurrence », Revue française des télécommunications, n° 74, 1990.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    N. Curien et M. Gensollen, 1987, op. cit.
  • [47]
    « L’analyse techno-économique des réseaux de télécommunication vise en particulier à éclairer le type de transactions qui pourraient coordonner les décisions des diverses entreprises actives sur un marché des communications point à point », ibid.
  • [48]
    C. Pautrat, « Les tarifs désapprennent la distance », Revue française des télécommunications, n° 65, 1988 (nous soulignons).
  • [49]
    C. Pautrat et al., « Tarification, prix de revient et concurrence », op. cit.
  • [50]
    C. Pautrat et B. Hurez, « Place de la tarification dans la stratégie des Télécommunications », Bulletin de l’Idate, n°22, 1986.
  • [51]
    Ibid.
Français

Résumé

Dans les années 1970-1980, les ingénieurs des télécommunications français dessinent un marché avant l’heure, en introduisant sur le papier les figures d’un abonné calculateur et d’un tarif plus stratégique que déterminé par le calcul d’un prix de revient. Le goût du calcul conduit les ingénieurs à élaborer de nouveaux découpages, impliquant des choix de valeurs et une morale économique renouvelée. Ils se donnent ainsi un espace de calcul élargi, en lançant à la fois une « réforme tarifaire » et une économie académique des réseaux. Entre ces rationalisations matérielle et formelle, nous montrons que le lien est à double sens.

Mots-clés

  • valeur économique
  • mesure
  • connaissance
  • rationalisation
  • économie des réseaux

Bibliographie

Nota : Les références des articles issus des revues « maison », qui composent notre corpus, sont intégrées en notes dans le texte afin de documenter l’analyse.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 19/05/2010
https://doi.org/10.3917/rfse.005.0165
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