CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La contestation écologiste / environnementale est désormais bien installée, qu’il s’agisse de la mise en cause des pollutions ou des dangers technologiques (notamment nucléaires) [1]. Cette contestation s’est largement développée autour des sites industriels, le cas échéant en débordant les frontières nationales. Elle a provoqué des décisions gouvernementales inédites, comme celle, après la catastrophe de l’usine AZF de Toulouse (2001) et le conflit social conséquent, de fermer des ateliers « à risques » de la Société nationale des poudres et explosifs (SNPE) alors que leur fonctionnement n’avait pas de lien direct avec la catastrophe et qu’aucun problème de rentabilité ne pouvait être invoqué [Suraud, 2007]. Une telle décision révèle la sensibilité particulièrement forte de l’opinion publique et de la politique conventionnelle [2] à la thématique des risques industriels.

2Dès lors, la montée de la contestation environnementale a placé les entreprises et l’État (au sens du système « politico-administratif ») devant une situation nouvelle. Historiquement tournés vers le traitement des problèmes liés à la reproduction du rapport salarial et à la régulation de la concurrence marchande, les entreprises et l’État se sont vus interpellés de plus en plus radicalement par des groupes contestataires diversifiés, sur leurs décisions dans le domaine de l’environnement. Face à cette contestation, il est apparu qu’entreprises et État étaient démunis d’expérience.

3En effet, la défense de l’environnement étant marquée par des revendications rendues non marchandables par référence à des principes éthiques (sur le mode de vie), les pratiques traditionnelles des entreprises – la négociation collective, les modalités de gestion de la concurrence, les arrangements avec l’État – se révèlent décalées. De même, « les relations publiques » s’avèrent inefficaces pour éteindre la contestation. Reflétant un manque de maîtrise par les entreprises de leurs rapports avec le tissu social entourant les usines, la mise en place de multiples instances de concertation publique [3] autour des sites industriels traduit l’existence d’une tension croissante liée à la thématique environnementale.

4En s’institutionnalisant, la concertation sur les risques industriels a en effet bousculé la situation antérieure marquée par des rapports privilégiés, se développant au sein du « système » [4] entre les entreprises et l’État par l’intermédiaire des services administratifs de contrôle [Lascoumes, 1991] [5]. Cette régulation interne au « système » a été de moins en moins tenable en raison de la pression civique, certes inégale dans le temps ou dans l’espace (national ou européen), mais se servant des dispositifs de concertation et des médias de masse comme « caisse de résonnance », tout comme les médias de masse se servent de la contestation des risques industriels (et technologiques en général) pour alimenter leur besoin permanent de renouveler l’information « spectaculaire et inquiétante » [Luhmann, 2000].

5Les entreprises ont donc affaire avec une tendance à l’appropriation par la sphère civique [6] des problèmes de risques industriels – donc des produits et des façons de produire – et à une prise de distance de l’État vis-à-vis des entreprises comme en atteste la fermeture d’ateliers de la SNPE après la catastrophe de Toulouse. Du coup, les décisions et leur mise en œuvre apparaissent de plus en plus incertaines sur le plan politique face à des groupes contestataires ne se référant pas aux problèmes et aux institutions historiques de médiation.

6L’émergence de l’idée de Responsabilité sociale (environnementale) des entreprises (RSEE) doit être analysée dans cette perspective, où les pratiques établies ne conviennent pas à une nouvelle configuration sociétale. Cette dernière est caractérisée par la montée des « nouveaux mouvements de contestation », échappant au contrôle du mouvement ouvrier [Melucci, 1978 ; Luhmann, 1993]. Pour les entreprises, il s’agit donc de traiter avec une opinion publique dont le cœur de formation n’est pas situé dans le rapport salarial, comme c’était le cas avec les organisations syndicales : le travail n’est plus la seule expérience faisant germer la contestation [Offe, 1997 : p. 98-133].

7De ce point de vue, face à une opinion publique sensibilisée à la thématique environnementale, il s’agit pour les entreprises de changer les modalités de leur rapport à l’espace public. Le principe de RSEE comporte indubitablement une dimension légitimante, ayant à voir avec l’ordre du discours [Lordon, 2003] [7]. En particulier, face à la contestation, les entreprises se voient désormais dans l’obligation de justifier publiquement leur mode de traitement des risques environnementaux. La recherche d’une amélioration de leur « image » par les entreprises n’est pourtant qu’un aspect parmi d’autres : le recours à l’expression de responsabilité sociale a également pour enjeu de reformuler et de rendre cohérentes entre elles les pratiques des entreprises, c’est-à-dire de les unifier tant vis-à-vis de l’État que de la sphère publique où se forme l’opinion publique contestataire.

8On peut certes interpréter la montée d’une référence à la RSEE comme la refonte d’un rapport salarial de type fordiste [Postel et al., 2006]. Néanmoins, cette montée est aussi la reconnaissance de la « politisation de la production » [Offe, 1984 : p. 176] de même qu’une tentative stratégique de desserrer une contrainte étatique qui s’est durcie sous l’effet de la contestation environnementale. Au-delà de la perspective d’un changement de mode de gouvernance [Dupuis, 2008], la notion de RSEE recouvre alors un double enjeu : d’une part, il s’agit de redonner aux entreprises la maîtrise de leur dynamique face à la prégnance croissante de l’État dans le domaine environnemental, prégnance que traduisent un durcissement de la réglementation (européenne ou nationale) et un contrôle administratif de moins en moins arrangeant avec les pratiques industrielles ; d’autre part, il s’agit de réintroduire la dimension économique, dans un débat public qui s’est largement focalisé sur les risques environnementaux (déchets ou réchauffement climatique, par exemple) et qui, de facto, a pu conduire à minimiser les enjeux économiques de l’activité des industries à risques.

9Plus généralement, la notion de RSE(E) reflète une tentative des entreprises de reconfigurer les rapports entre la sphère économique, le système politico-administratif et l’espace public, rapports dont l’évolution est marquée par une étatisation et une publicisation croissantes de la thématique environnementale alors que, dans le même temps, les structures du capital se sont privatisées.

10Pour étayer ce point de vue, on s’appuiera sur deux recherches menées sur les risques industriels de catastrophe [8]. Ces recherches ont permis de mettre en évidence en quoi la contestation des risques s’est fondamentalement modifiée dans le temps et a « surpris » les entreprises, puis en quoi le renouvellement des pratiques d’entreprise est largement tendu vers la reconfiguration des rapports sociaux internes et externes des entreprises.

1 – La politisation de la production : quelle mise en cause de la responsabilité des entreprises ?

11Même si les travaux des historiens français sur l’environnement ne se sont guère multipliés [Massard-Guilbaud, 2002 ; Daumas et Mioche, 2004], ceux dont on dispose montrent clairement que l’industrie a été très tôt confrontée à une contestation de ses pollutions et dangers [Corbin 1983 ; Williot 1997 ; Guillerme et al., 2004], issue de notables défendant leurs intérêts privés. Le recours fréquent aux tribunaux pour gérer les litiges a conduit l’État à assurer la protection des entreprises face aux plaintes déposées auprès des tribunaux [Williot in Massard-Guilbaud et Bernhardt, 2002 : p. 273-288]. On se propose alors de montrer en quoi il y a eu une évolution majeure dans le rapport des entreprises à la question environnementale : la contestation des risques s’est déplacée, passant d’un caractère privé à une dimension publique.

1.1 – La phase de dé-responsabilisation des entreprises

12Alors que la production industrielle se développe dans un laissez-faire écologique peu mis en cause jusqu’au début du xixe siècle, l’implantation des usines nauséabondes et polluantes suscite très rapidement des plaintes et des pétitions émanant des riverains.

a – La privatisation de la question environnementale

13À travers ces réclamations se joue une confrontation entre intérêts particuliers. En effet, les plaignants ou pétitionnaires sont généralement soit des industriels, eux-mêmes souvent responsables de pollution mais soucieux de maintenir leur activité, par exemple de brasserie, quand l’eau est menacée ; soit des propriétaires immobiliers subissant une dévaluation de leur propriété en raison des dangers ou une dévalorisation de leur environnement immédiat en raison des nuisances. Pour l’essentiel, cette contestation est privée au sens où des intérêts particuliers ont les moyens de peser à la fois sur les pouvoirs publics et sur des municipalités capables de relayer leurs réclamations. Pour l’essentiel encore, les ouvriers, pourtant exposés aux pollutions dans leur cadre de travail ou de vie (famille incluse), ne revendiquent pas dans ce domaine, au moins jusqu’aux années 1970, voire bien après.

14En d’autres termes, les risques environnementaux sont une affaire qui met aux prises les entreprises, les notables et l’État. Par conséquent, les institutions traditionnelles de l’économie et du droit suffisent pour trancher les litiges entre intérêts particuliers, industriels ou immobiliers. On peut alors affirmer, non pas que les menaces physiques des risques environnementaux pourraient être régulées, mais que les tensions sociales engendrées par les activités industrielles sont grosso modo maîtrisées par le système politico-administratif jusqu’aux années 1970. L’État français limite ainsi les possibilités laissées aux municipalités de s’opposer à l’implantation des usines (depuis un décret de 1810) [9], et les inspecteurs chargés depuis 1917 de contrôler le fonctionnement des installations sont dépourvus de moyens, voire de compétences pour rivaliser avec les grosses entreprises [Massard-Guilbaud, 1999]. Dans une dynamique de croissance industrielle, très fortement soutenue, après 1945, tant par la droite gaulliste que, pour d’autres raisons, par le mouvement communiste, les nuisances et les dangers industriels sont enfouis dans le « progrès » économique et technique, pensé comme source de « progrès social » [10].

15Dans les années 1970, à un mécontentement né d’intérêts particuliers, qui se perpétue, s’ajoute la publicisation [Gilbert ,2003] de la thématique des risques, qui traduit ce qu’on peut appeler un désintéressement du problème des pollutions et dangers.

b – Le désintéressement progressif de la contestation

16L’un des vecteurs du déplacement de la contestation, en France et dans de nombreux pays industrialisés, est le développement d’une politique nucléaire d’État, qui engendre un fort mouvement d’opposition [11]. Cette opposition est plus diversifiée qu’on ne le suppose généralement, et le terme « anti-nucléaire » apparaît trompeur pour rendre compte des contestations, qui peuvent être locales (« pas d’implantation ici »), écologiques (risques accidentels et traitement des déchets) ou générales (refus de « l’ordre répressif nucléaire ») [12]

17Par conséquent, loin d’être compréhensible à partir de catégories psychologiques (angoisses, craintes) ou comme une expression de la tradition rurale contre la modernité (même si les centrales nucléaires sont généralement construites à la campagne), la contestation du nucléaire civil est fondamentalement anti-technocratique [Halfmann et Japp, 1993]. Elle s’attaque tant au mode de prise de décision discrétionnaire qu’à l’idée évoquée d’une technologie qui serait la condition du progrès [13].

18Face à des mouvements non conventionnels dont l’objectif n’est pas la détention du pouvoir d’État, les institutions historiquement construites pour traiter des conflits du rapport salarial (au sens large) ou entre intérêts marchands, y compris sur les nuisances, ne suffisent plus. La contestation liée au thème environnemental est marquée par son désintéressement, c’est-à-dire un détachement vis-à-vis des intérêts particuliers / professionnels à défendre. Ce principe de désintéressement exprime le renouvellement et la montée en universalité de la thématique environnementale, débordant le problème de la gestion du déficit supposé des ressources disponibles à long terme, posé par le rapport du Club de Rome [Delaunay et al., 1972].

19Les enjeux économiques (menace sur la croissance) se transforment en enjeux écologiques (menace sur la planète), surtout avec la multiplication d’accidents (chimique à Seveso en 1976, nucléaire à Three Mile Island en 1979) et de catastrophes (Feyzin en 1966, marées noires répétées, Bhopal en 1984 et Tchernobyl en 1986, La Mède en 1992, AZF en 2001). Ces enjeux écologiques deviennent des enjeux politiques quand sont interrogées les décisions industrielles validées par l’État et, aussi, quand surgissent des tensions sociales entre mouvement ouvrier et mouvements écologistes [Touraine et al., 1984].

20Cette nouvelle donne questionne d’autant plus fortement les pratiques d’entreprise et les négociations avec l’État que la réglementation européenne se durcit, en particulier à travers l’adoption de normes limitant les pollutions ou organisant (directives dites Seveso adoptées en 1982, renouvelées en 1999) de nouvelles classifications d’entreprise, selon leur niveau de danger (c’est-à-dire souvent de stocks de produits dangereux). De fait, l’européanisation de l’activité économique et de l’État national a eu des effets puissants et perturbateurs pour les entreprises, dans le domaine des risques environnementaux.

1.2 – Une phase innovante et ses effets institutionnels

21Face à la pression de l’opinion publique, les pratiques des entreprises et de l’État se modifient dans les relations avec la sphère publique où s’expriment les contestations. Elles ne s’en trouvent pas moins confrontées à une perte de maîtrise du « système de décision ».

a – L’échec de la « communication » d’entreprise classique

22L’absence d’expression unique de la contestation, visible à travers la multiplicité des groupes qui la constituent, ne contredit pas la tendance universaliste des demandes. Puisque la contestation sort des voies politiques conventionnelles, elle n’est donc pas configurée sur la base d’un critère d’évaluation de son audience électorale et de ses chances de gouverner.

23Au contraire, ce qui caractérise la dynamique de l’espace public contestataire (au sens habermassien du terme) est l’existence d’un flux de communications alimenté par des groupements qui ne sont pas organisés sur le modèle (pyramidal) des partis ou des syndicats. La diversité et la multiplicité des groupes associatifs revendiquant sur / contre les risques environnementaux est compensée par la construction de réseaux [14] ayant une revendication unifiée face au pouvoir politique fonctionnel (l’État et ses administrations) et aux entreprises.

24Cela explique que les instances de médiation bien établies – que ce soit entre les entreprises et les salariés dans l’entreprise, la branche, l’interprofessionnel, ou bien entre les entreprises et l’État, via l’administration et une série de comités de divers types – sont dénuées d’efficacité quand il s’agit de répondre aux nouvelles contestations. En ce sens, quand elle émerge [Aggeri et al., 2005 : p. 46-60 ; Acquier et Aggeri, 2008], l’idée de RSE est un reflet de l’insuffisance d’une approche de la contestation environnementale minimisant son sens civique.

25Les entreprises ont cru possible de répondre à la contestation des risques industriels en intégrant le problème environnemental dans leurs relations publiques traditionnelles, puis dans ce qu’elles ont appelé « communication ». Dans un premier temps et dans un contexte où beaucoup de riverains sont encore ouvriers des usines, les politiques de relations publiques à propos de l’environnement ont surtout, et passivement, consisté à répondre à l’injonction gouvernementale / réglementaire / européenne de fournir des données sur les rejets [Leiss, 1996]. Non moins classiquement, nombre d’entreprises ont souvent minimisé la portée des chiffres en les ramenant à la tonne produite, même quand le tonnage lui-même et, donc, les volumes des rejets polluants augmentaient [Suraud, 2007]. Pour l’essentiel, les industries et les salariés interprètent la pollution comme un signe d’activité (et d’emploi).

26La limite de ces pratiques apparaît à partir des années 1980, quand les entreprises cherchent à convaincre le public destinataire, associations de militants écologistes ou de riverains de moins en moins dépendants des usines, du bien-fondé et de la valeur des informations fournies ainsi que des décisions d’investissement dans des installations à risques. Dans cette perspective ont été mis en place les « basiques » des relations publiques, comme des « journées portes ouvertes », visant à « montrer » les usines (le plus souvent nettoyées et mises en ordre pour la circonstance). Même si ces basiques perdurent, leur efficacité s’avère faible puisque l’affichage d’une RSE, comme affirmation d’une nouvelle démarche volontaire d’ouverture vers le public et de traitement du problème des risques, est une manière d’admettre l’insuffisance des pratiques antérieures.

27Une référence à la RSE est donc une bifurcation puisqu’elle fait appel à des critères d’évaluation non immédiatement monétaires en s’adressant à une opinion publique qui ne dépend pas immédiatement de l’activité contestée, au contraire du salariat concerné. Cette référence vient se confronter au changement dans les modes de décision, c’est-à-dire l’institutionnalisation de la concertation publique sur les décisions industrielles, dans le cadre de ce qu’on appelle désormais couramment : démocratie participative ou encore, depuis le « Grenelle de l’environnement » (2007) : démocratie écologique.

28Or, en compliquant voire en bureaucratisant un processus de décision industrielle progressivement placé sous contrôle par l’opinion publique, le développement de la concertation sur les risques environnementaux questionne une critique très ordinaire selon laquelle l’ultralibéralisme serait l’horizon de la politique de l’État depuis plusieurs décennies.

b – L’institutionnalisation de la concertation sur les risques industriels

29Depuis quelques années, en Europe et en Amérique du Nord, une issue au déficit de légitimité des formes politiques conventionnelles, largement représenté par l’émergence des nouvelles contestations, se dessine autour d’une redéfinition des conditions de participation des « simples » citoyens à la vie politique. Le « désintéressement » et le durcissement de la contestation poussent l’État à instituer des formes d’expression civique sur la politique publique d’aménagement du territoire. L’institutionnalisation de dispositifs de concertation publique impliquant formellement des citoyens a conduit à une transformation de l’action étatico-administrative [Blondiaux, 2005].

30Ainsi, des lois rendent obligatoires l’engagement de débats publics en amont des décisions, amenant les parties civiques à être, de facto, « parties prenantes » [15] de la construction et de la définition des projets eux-mêmes. Cette disposition a pour intention de rendre moins probables les contestations et la cristallisation des points de vue sur des projets très formatés, ce qui ne signifie pas que des effets inattendus ne puissent pas être observés.

31La concertation publique sur les risques industriels s’inscrit dans cette perspective, en revêtant une spécificité, surtout depuis la multiplication des Secrétariats permanents pour la prévention des pollutions industrielles (SPPPI) [16], dont le premier créé est celui de Fos-Berre (Bouches-du-Rhône) en 1971. Ces structures de concertation ont pour objectif affiché de faire accepter par l’ensemble des « parties prenantes » les activités industrielles à risques, en invoquant l’information, le dialogue et la concertation – y compris dans le conflit – comme des moyens de trouver des solutions aux problèmes jugés les plus aigus. Ces instances ont alors pour visée une meilleure connaissance, donc une meilleure expertise, des sources et des causes des pollutions d’origine industrielle.

32Cependant, ces dispositifs ne débouchent pas sur un contrôle étroit des pratiques des entreprises en matière de risques d’accident majeur. Elles conduisent à des évolutions dans le domaine des pollutions et des nuisances, dont le niveau est abaissé, mais pas à une réduction du potentiel de catastrophe qui échappe largement aux discussions. Si les pollutions et nuisances sont détectables de l’extérieur des usines, il n’en va pas de même des risques de catastrophe majeure stricto sensu, dont le contrôle nécessite d’entrer au cœur même de l’espace de production. De ce point de vue, le contrôle citoyen, opéré par la concertation, sur des décisions engendrant des risques industriels se situe sur un autre plan que celui des décisions relatives à l’aménagement du territoire dont les enjeux s’avèrent plus facilement repérables. Dans le premier cas est supposé un accès aux dossiers industriels, c’est-à-dire à une levée au moins partielle des clauses de confidentialité économique.

33En d’autres termes, comparée à d’autres thématiques suscitant des controverses (incinérateurs, nanotechnologies, par exemple), celle des risques industriels de catastrophe a la particularité de mettre en relation la contestation vis-à-vis, non seulement de l’État, mais aussi de la sphère industrielle qui est moins sensible que l’État aux problèmes de légitimation. C’est pourquoi la pression civique sur l’industrie passe nécessairement par une pression sur l’État.

34La crise sociale survenue à Toulouse après la catastrophe d’AZF a largement éclairé cet aspect, tant pour les usines chimiques de type « Seveso » que pour le nucléaire civil, et elle a conduit les pouvoirs publics à reconsidérer, de façon globale, les modalités de prise en compte des risques industriels. La réglementation s’est ainsi renforcée avec la création des comités locaux d’information et de concertation autour des établissements industriels Seveso, dans le cadre de la loi Bachelot-Narquin (juillet 2003), qui ouvre plus largement l’accès des groupes associatifs aux dossiers industriels. Dans le domaine nucléaire, une loi de juin 2006 (« Transparence et sûreté nucléaires ») systématise la création de commissions locales d’information autour des sites nucléaires.

35Cette nouvelle dimension procédurale marque une inflexion significative dans les relations entre sphère civique, État et industrie. La mise en place obligatoire des nouveaux comités créés autour des usines Seveso, de par son caractère contraignant, rompt avec la contingence des instances antérieures, dont le fonctionnement dépendait de dispositions locales, concrètement de la bonne volonté des industriels ou des « bonnes relations » entre ces derniers et l’administration [Suraud, 2007]. Dans le nucléaire civil, la possibilité offerte à un CHSCT d’être auditionné par une Commission locale représente un écart marquant par rapport à un mode de relations professionnelles antérieures où les directions de centrale nucléaire avaient fait de la sûreté nucléaire un domaine réservé, donc étroitement contrôlé, un principe accepté en pratique par les organisations syndicales [17]. Ces dernières sont donc de plus en plus tendues entre leurs dimensions professionnelles, qui les confinent dans l’usine et l’entreprise [Chaskiel, 2007], et leur revendication de « transparence » qui les invite à se territorialiser et, donc, à se détacher de l’usine.

36Cette transformation réglementaire traduit un double mouvement. Elle représente un déplacement des enjeux effectifs de la concertation publique. En imposant aux entreprises d’ouvrir au moins partiellement des dossiers traditionnellement confidentiels, la concertation ouvre une « fenêtre » à travers laquelle les façons de produire peuvent être observées et questionnées en détail par les groupes associatifs, ce qui impose aux industries de justifier leurs choix techniques. La tendance à l’autonomie de la sphère économique, marquée par la privatisation extensive des structures du capital, est ici contrecarrée puisque le mode de fonctionnement des entreprises, et plus seulement leurs « effets environnementaux » hors usine, sont de plus en plus surveillés tant par l’État que par les groupes civiques. Certes, la réglementation et les procédures qu’elle organise ne suffisent pas, par elles-mêmes, à bouleverser les pratiques de terrain. Cependant, un second mouvement renforce le premier : une prise de distance du système étatico-administratif vis-à-vis du système économique.

37La catastrophe de l’usine AZF a mis au jour la manière dont l’administration a élevé son niveau d’exigence vis-à-vis des usines du site chimique demandant leur redémarrage. La pression civique, qui ne s’est pas démentie durant plusieurs mois, a poussé la DRIRE à faire en sorte que, dans les dossiers industriels, soit minimisé le volume des informations classées confidentielles sur le plan économique [Suraud, 2007]. Le processus d’ouverture publique des dossiers est ainsi allé au-delà de ce qu’impose la réglementation. Dans le nucléaire civil, le niveau de contrôle exercé par l’Autorité de sûreté nucléaire s’est accru dès la fin des années 1990 [18], et même s’il s’agit essentiellement du problème de respect des procédures, cette démarche reflète nettement la fin d’une phase d’arrangement entre « gens du même monde » [19], c’est-à-dire au sein du système.

38Par conséquent, cette tendance à l’institutionnalisation de la concertation publique conduit à poser les conditions d’une publicisation de problèmes qui ont longtemps été traités de manière discrète par les industriels et l’administration d’État. La mise en place des instances de concertation pourrait donc créer des tensions là où il n’y en avait pas ou, paradoxalement, accroître celles qui existaient déjà. Or, en mettant en avant de manière privilégiée la thématique de la sauvegarde de l’environnement, ces tensions ont (eu) pour effet de marginaliser les enjeux économiques de l’industrie.

39Le thème de la RSEE peut ainsi être interprété comme un retour de – et vers – l’économique.

2 – De l’usine vers l’espace public : manifester une responsabilité économique ?

40La nouvelle donne contestataire et institutionnelle a un effet majeur : en introduisant un « droit de regard » public sur le fonctionnement de l’industrie, elle est susceptible d’en redessiner les contours.

41Pour les entreprises, le problème est alors de gérer la tension entre cette « intrusion » du public au sein des usines et une tradition d’opacité des organisations industrielles à risque. Cette opacité, entretenue, a été ou est encore le fruit d’une stratégie visant à se protéger vis-à-vis de tout œil extérieur, celui de l’administration notamment, privilégiant – en reprenant une expression revenant couramment et constamment dans les usines – « le lavage du linge sale en famille », la famille s’étendant aux syndicats et aux salariés en général.

42Cependant, l’institutionnalisation de la concertation publique interroge très concrètement cette opacité organisationnelle, compte tenu des faibles marges de manœuvre industrielles, à court et moyen terme. À ce stade, le changement se dessinant est une reconfiguration des rapports politiques des entreprises aussi bien aux salariés qu’à l’ État et l’opinion publique.

2.1 – Une stratégie « conservatrice »

43Dans le mouvement de mondialisation de la production, les industries à risques ont une caractéristique qui les spécifie de manière surprenante dans la mesure où l’une des difficultés pour ces industries est de conserver des sites de production malgré la contestation. Alors que de nombreuses industries à process (sidérurgie lourde par exemple) se sont délocalisées au cours des années 1970, pour abaisser les coûts de production et échapper à l’emprise du rapport salarial établi, l’évolution des activités chimiques et nucléaires répond à des déterminants stratégiques qui leur sont propres, parfois différents de ceux d’autres industries à process.

a – Produire localement

44Ainsi, la production d’énergie nucléaire civile est, au moins à ce stade, très inégalement transférable. Plus explicitement, dans la mesure où le transport d’électricité a un coût monétaire élevé et engendre une déperdition énergétique liée au transport, c’est la distance (moyenne) entre la centrale nucléaire et la zone de fourniture d’électricité qui apparaît comme le critère de choix de la localisation, s’ajoutant à d’autres aspects géographiques (disponibilité d’eau de refroidissement, dans certains cas) ou sociaux (capacité de surmonter les contestations locales). Du coup, la stratégie adoptée par les producteurs d’électricité est de produire au plus près des zones à desservir, rendant inefficiente (au moins à ce jour) une politique de délocalisation (dans un désert, par exemple) susceptible d’éviter la contestation civique.

45L’industrie chimique, de son côté, n’a pas mené une politique de délocalisation systématique de ses activités les plus « lourdes » et a, au contraire, tenté de préserver les sites existants. En effet, la réglementation française et européenne de même que la contestation environnementale ont depuis longtemps durci les conditions d’implantation de nouvelles unités, au point qu’aucune création d’un nouveau site à risques n’est envisageable [20], ce qui perpétue une tradition de concentration géographique des zones industrielles [21]. Du coup, les entreprises de la chimie (au sens large) sont prises dans la tension entre les contraintes administratives croissantes et les marges de manœuvre réduites en termes de mobilité des installations.

46Ces marges de manœuvre sont limitées pour plusieurs raisons : le coût croissant des transports (navires à double coque et assurances anti-catastrophe) ; la perte technologique liée à la contrefaçon d’usines sur le continent asiatique [22]) ; les délais nécessaires pour mettre en route une nouvelle installation ; le tour de main non aisément transférable « avec » les installations surtout quand les certifications sont draconiennes (activité spatiale [23] ou pharmaceutique) ; l’harmonisation des réglementations administratives dans l’Union européenne, mais aussi la contestation qui tend à gagner des zones en voie de démocratisation, même très progressive (Europe de l’Est ou Chine) [24]. Pour toutes ces raisons, les industries chimiques ou pétrochimiques ont certes délocalisé des productions mais bien moins systématiquement que la sidérurgie, surtout de base, ce qui implique de conserver des sites répondant aux classifications réglementaires en termes de « risques ». Cela suppose des adaptations qui apparaissent en pratique mesurées.

47En effet rares sont, dans l’industrie chimique française, les grandes transformations tendues vers la réduction du danger à la source, réduisant le potentiel de destruction, relevant d’un changement de paradigme technologique comparable à l’automatisation des process, mise en œuvre à la fin des années 1970. La réduction relative des stocks de produits dangereux, sous la pression de la réglementation et de l’administration de contrôle, s’est accompagnée du déplacement des stocks, transportés d’un site à un autre, c’est-à-dire aussi de stockages « mobiles » dans les gares de triage, moins strictement règlementées que les usines à risques.

48Les modifications des entreprises portent alors principalement sur la sécurité des installations (éviter l’accident et contenir les effets de ce dernier). Cependant, du point de vue de l’opinion publique, la gestion de la sécurité [25] comporte une dimension manquant de visibilité.

49Cela a deux conséquences.

b – Les limites de la sécurisation

50La première conséquence tient à ce que, dans les instances de concertation publique, l’affichage des mesures de sécurité ne pèse pas autant qu’une réduction du potentiel de destruction. En effet, la multiplication des dispositifs de sécurité ne peut jamais garantir qu’un accident ne déborde pas des enceintes foncières de l’usine et donc que ses effets ne puissent pas atteindre les zones habitées voisines. On peut expliquer ainsi la radicalité du conflit sur le nucléaire, qui ne laisse guère de place à des positions médianes jouant sur la configuration, la taille par exemple, des installations. Dans le cas de la chimie (ou pétrochimie), la possibilité que des espaces connexes à l’usine, y compris une route longeant une usine, puissent être atteints par un accident est source de tensions et engendre des conséquences directes sur l’urbanisation. Dans la mesure où la réglementation [26] impose de tracer des zones susceptibles d’être affectées par une catastrophe en vue de réguler les implantations d’équipements collectifs ou de résidences dans ces zones, le « niveau » des risques est un enjeu de politique urbaine, qui dépasse largement le seul aspect de la sécurité.

51Or, les calculs de risques, c’est-à-dire la mise en probabilité de la survenue d’un accident, fondée sur la fréquence d’occurrences d’événements constatés et sur l’ampleur de leurs conséquences, constitue une sorte de boîte noire difficilement ouverte à la concertation publique. D’une part, certaines données sont estampillées « confidentielles », pour des raisons liées à la concurrence ou au « secret défense » ; d’autre part, la méthode de traitement des données est bien plus intuitive que scientifique compte tenu de la difficulté d’établir des probabilités à partir d’événements observés dans un très petit nombre d’installations identiques dans le monde [27].

52La seconde conséquence tient à l’existence d’une tension manifeste entre sécurité et valorisation financière. Dès lors que la sécurité a une dimension productivement non efficiente, puisque ses dispositifs représentent un ensemble d’équipements « qui pourraient être retirés sans abaisser la performance normale d’un atelier » [28], elle influe négativement sur les résultats financiers, provoquant des tensions spécifiques au sein des directions d’entreprise, entre industriels et financiers, ou entre gestionnaires eux-mêmes selon qu’est privilégiée une approche commerciale ou une approche technique. Le recours à la sous-traitance a certes allégé la charge de maintenance, tout en « déresponsabilisant socialement » les entreprises donneuses d’ordres [Thébaud-Mony, 2007], notamment en leur permettant de s’affranchir du poids syndical pour réduire les délais d’arrêt de tranche, comme c’est le cas dans le nucléaire civil. Cependant, la sous-traitance ne concerne pas le fonctionnement des process eux-mêmes.

53Dans ces conditions, compte tenu des limites multiples (économiques, politiques, technologiques) liées à la rigidité des installations ou du coût de la sécurité, les entreprises se trouvent confrontées à un autre enjeu : rendre économiquement discutables les problèmes d’acceptabilité du risque.

2.2 – Réintroduire la dimension économique

54Dans l’objectif du maintien de sites à risques et compte tenu des marges de manœuvre industriellement circonscrites, le principe de RSEE doit être inscrit dans une perspective générale : mobiliser salariés et organisations syndicales vis-à-vis des critiques portées par l’espace public civique et, dans le même temps, reprendre la main, d’une certaine façon, dans le rapport au « public ».

a – D’une tendance à mobiliser les syndicats …

55La signature, avec des représentations syndicales variables (fédérations syndicales nationales ou internationales), d’accords collectifs consacrés à la RSE est une curiosité. D’une part, cette signature ne correspond à aucune demande syndicale ; elle n’est le résultat d’aucune « négociation » régulant une confrontation et elle relève d’une initiative directe des directions de groupe [29]. D’autre part, le contenu de ces accords s’avère dépourvu de sources de tensions, aucune opposition ne pouvant s’exprimer sur, par exemple : l’amélioration de la « transparence » en matière de risques, celle des performances environnementales des entreprises, ou encore celle du « dialogue social » avec les salariés ou les riverains (sans parler, dans un autre registre, du non-recours au travail des enfants, …) [30].

56La question se pose alors de comprendre pourquoi les directions de groupe développent la machinerie des accords collectifs sur des sujets aussi peu conflictuels, alors même que des chartes d’entreprise ou toute autre formule pourraient faire l’affaire. En d’autres termes, pourquoi les directions patronales cherchent-elles à sensibiliser les organisations syndicales dans un domaine (l’environnement) qui relève de leur propre gestion et que le syndicalisme a, en partie, délaissé ?

57Cette question a d’autant plus d’acuité que, dans la pratique, ce type d’accords RSE n’a guère d’écho dans les usines, où leur existence peut même être parfaitement ignorée, par les syndicalistes ou par les industriels.

58Ainsi, sur le terrain, le problème de la pollution n’est pas un objet de négociation collective ou même un thème traité en détail dans les instances de représentation du personnel (CHSCT ou Comité d’entreprise), même si, rarement, des entreprises ont pu mettre en place des groupes de travail sur l’environnement. De manière complémentaire, le risque industriel de catastrophe est laissé au ressort de la direction, si on s’en tient à l’examen de la manière dont sont traités les incidents et accidents. On peut en effet séparer le traitement des incidents liés à des opérations de travail, pris en charge par les organisations syndicales, et les incidents industriels (une émanation toxique hors de l’usine) renvoyés à la gestion de la direction [Chaskiel 2007]. Cependant, une telle situation apparaît paradoxale.

59En effet, si d’un côté les risques environnementaux sont du domaine réservé des directions, de l’autre ces dernières visent à obtenir le soutien explicite des organisations syndicales dès que survient un incident / accident afin de tenir une position uniforme vis-à-vis de « l’extérieur », surtout dans les instances de concertation où les organisations syndicales ont une place attribuée, bien qu’elles ne l’occupent pas systématiquement [31].

60On peut alors considérer que, du point de vue de la thématique environnementale [32], les accords collectifs RSE ont pour enjeu de façonner une alliance de fait, autour et à partir de la tradition industrielle [33]. Ces accords RSE enregistrent ainsi l’idée de politisation de la production puisqu’ils invitent les organisations syndicales à aborder des thèmes n’entrant pas immédiatement dans la problématique historique du salariat. Du coup peut être ouverte, du point de vue des entreprises, la perspective de déplacer les problèmes posés dans l’espace public de discussion. Il s’agit de passer des questions soulevées en termes de potentiel de destruction (de danger) ou de dégradation de l’environnement à celles des enjeux économiques et, ainsi, de trouver un « compromis raisonnable » entre les deux facettes des risques industriels : l’économique comme ressource, l’environnement comme thème public « contestable ».

61Dans cette optique, la notion de RSEE, en tant que déclinaison de celle de développement durable, constitue un retournement de l’intention initiale du rapport Brundtland qui était d’introduire des dimensions autres qu’économiques dans les perspectives de développement.

b – … À la légitimation économique des risques

62Compte tenu de la montée de la confrontation sociale sur les risques industriels, la concertation publique se présente, en première analyse, comme un réducteur potentiel des tensions entre, d’une part, une tendance à autonomiser le fonctionnement des usines vis-à-vis de l’État et, d’autre part, la dimension « publique » des risques.

63Du point de vue de l’État, la concertation constitue, un mode de gestion paradoxal de cette tension et de l’asymétrie entre sphère économique (évaluant la profitabilité) et sphère civique (portant des critères à prétention universelle). D’un côté, on peut voir dans la mise en place des dispositifs de concertation une exigence imposée aux entreprises de fournir des réponses aux demandes associatives. De l’autre, le fonctionnement effectif de ces dispositifs interpelle les groupes civiques sur les conditions de fonctionnement et de développement des industries à risques, en particulier à travers la présentation publique des « études de danger » [34] ou des comptes rendus d’incidents / accidents de type industriel [35].

64Avec le mouvement d’ouverture « au public » du processus de décision, le fonctionnement des usines est de moins en moins couvert par le principe de confidentialité (stratégique ou réglementaire), et les points faibles, en termes de dangers et de risques, du fonctionnement des usines peuvent être plus facilement mis au jour par les groupes associatifs. Pour dire les choses autrement, la concertation publique peut certes aider les entreprises et l’État à repérer et canaliser les revendications associatives, mais elle fournit, aussi, la possibilité que soient soulevées des questions de risques, jusque là confinées à l’intérieur des usines et dans les relations des industriels avec les services administratifs de l’État.

65Du coup, la levée du caractère « discret » des négociations des entreprises avec le système étatico-administratif implique de produire une argumentation publique légitimant les pratiques industrielles. Face à la sphère civique, par hypothèse détachée des calculs économiques et tournée vers la définition de normes universelles non marchandables, les entreprises peuvent faire de la notion de RSE un facteur de réintroduction de la dimension économique à côté des dimensions sociales (le travail) et environnementales (la planète) largement mises en avant dans la critique des pratiques d’entreprises.

66Dès lors, si la thématique du « développement durable » avait pour objet, dans les années 1980, de faire entrer les caractéristiques sociales et environnementales dans un paradigme fondamentalement économique de la croissance, on interprétera la notion de RSE comme un retournement de cette intention : il s’agit de réintroduire le principe des avantages économiques (emplois, revenus, marchandises) dans un débat public qui a progressivement problématisé la croissance en termes de risques environnementaux, professionnels, sanitaires.

67Dans cette perspective, la manière dont les entreprises assurent cette réentrée de l’économique passe par la valorisation de la notion de risque et la dévalorisation de celle de danger (les conséquences), sur la base d’une transposition du raisonnement économique aux calculs de risques industriels.

68Depuis plusieurs décennies, la sphère industrielle et l’État ont en effet dépassé l’affirmation courante, trop ordinaire pour être efficace, selon laquelle « le risque zéro n’existe pas ». La légitimation du risque est ainsi plus sophistiquée. En pratique, alors que la contestation met en cause les conséquences potentielles d’un accident engendré par une installation (d’une centrale nucléaire par exemple), les entreprises (et l’État) ajoutent, autrement dit insistent sur, la probabilité d’occurrence d’un tel événement [36]. En d’autres termes, avec des matrices « probabilité / gravité », qui visent à déterminer des seuils de risques acceptables malgré la gravité des conséquences potentielles, c’est un principe d’optimisation qui est ainsi explicitement appliqué aux risques industriels.

69Dans le domaine des risques industriels, la rationalité économique prend la forme technique d’un raisonnement du type « aussi bas que possible ». Ainsi, la sécurité industrielle recourt-elle à des méthodes comme celle dite de l’ALARP (As Low As Reasonably Practicable) pour évaluer les coûts maxima d’un accroissement du niveau de sécurité. De même, la radioprotection nucléaire utilise-t-elle la méthode dite de l’ALARA (As Low As Reasonably Achievable) pour évaluer le niveau des doses raisonnablement acceptables pour les salariés, compte tenu des coûts marginaux engendrés par la recherche d’un abaissement de ce niveau.

70Cette optimisation formalise un rapport entre « niveau » de sécurité et montant des dépenses (c’est-à-dire une analyse de type coûts-bénéfices), postulant que l’accroissement des dépenses ne conduit pas linéairement à celui de la sécurité. Du coup, l’économique comme facteur de décision, à travers le principe des choix rationnels (économiser ou sécuriser), peut être remis sur le devant d’une scène largement occupée par la contestation.

Conclusion : vers une nouvelle configuration sociale

71En invitant les entreprises à développer volontairement des politiques environnementales, l’idée de RSEE apparaît comme un résultat de la tension entre une tendance générale à l’autonomisation des structures de la production vis-à-vis des contraintes étatiques et une tendance à la constitution des risques environnementaux comme problème public. Cependant, la dynamique engendrée par cette tension n’est pas maîtrisée par les entreprises qui ne peuvent négocier avec des groupes associatifs qui n’ont, par hypothèse, rien à offrir sauf leurs points de vue. C’est pourquoi l’État assure, à travers un durcissement de ses positions, une fonction de protection du système économique en combinant une pression sur les entreprises pour qu’elles réduisent les risques face aux exigences civiques et sur l’opinion publique pour qu’elle accepte ces risques jugés suffisamment réduits.

72De ce point de vue, la question de la RSEE ne saurait être ramenée à un simple effet de « communication ». Elle doit être comprise comme l’expression de la recherche de l’unité politique des entreprises face à un État qui gère la tension générée par la politisation de la production.

73On peut alors affirmer que la notion de RSEE est, à son échelle, une conséquence des déplacements de la confrontation sociale, qui n’est plus centrée sur la dynamique du rapport salarial puisque elle s’est ouverte au problème des options technologiques comme facteurs de risques vitaux. Se joue alors l’émergence d’une nouvelle configuration entre « système et contestation », ce que traduit l’expansion des pratiques d’appropriation politique de la production.

Notes

  • [1]
    Nous remercions les deux lecteurs anonymes qui nous ont conduits à amender significativement une première version de ce texte.
  • [2]
    Au sens de [Offe, 1984] s’inspirant de Luhmann, c’est-à-dire respectant le codage de la politique par la polarisation électorale « majorité / opposition » au Parlement et dans l’exécutif.
  • [3]
    Par exemple : Commission locale d’information autour des sites nucléaires, Comité local d’information et de concertation autour des sites « Seveso » (chimie et pétrochimie), Commission locale d’information et de surveillance autour des sites de stockage de déchets, sans oublier des initiatives propres aux entreprises (« Conférences riveraines », …).
  • [4]
    On se réfère ici à la dualisation « système / monde vécu » de Habermas.
  • [5]
    Pour l’essentiel, et en ce qui concerne l’environnement, les Directions régionales de la recherche, de l’industrie et de l’environnement (DRIRE), mais aussi l’Inspection du travail et les services sanitaires et sociaux.
  • [6]
    Définie ici, selon un point de vue habermassien, comme étant constituée par l’ensemble des discussions qui, tendues vers la définition de normes universelles, sont détachées des contraintes fonctionnelles.
  • [7]
    Dans un autre registre [Saint Lambert, 2006].
  • [8]
    Menées dans le cadre de la Fondation pour une culture de la sécurité industrielle (Foncsi) et du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire (programme « Risques, décisions, territoires »).
  • [9]
    Bien entendu, ceci n’implique pas que la réglementation n’ait pas en partie échappé à ses objectifs fondamentaux.
  • [10]
    Entretiens répétés et convergents avec d’anciens responsables syndicaux. Cela explique pourquoi la CGT a pu se considérer, et se considère encore, comme un pilier du nucléaire civil.
  • [11]
    Voir notamment et parmi d’autres [Jaspers, 1990 ; Hecht, 2004]. Notons que manquent les travaux menés sur la France par des historiens français, significativement dans un pays qui est pourtant, en proportion, le plus nucléarisé du monde.
  • [12]
    Cette variété ressort notamment d’une enquête menée sur une centrale nucléaire et sur la contestation à laquelle elle a donné lieu.
  • [13]
    Cette idée est elle-même fortement controversée dans les théories inspirant, parfois d’assez loin, la contestation du nucléaire. On sait que Marcuse et Habermas s’affrontent, théoriquement, sur la possibilité (Marcuse) ou non (Habermas) d’utiliser les sciences et techniques pour émanciper l’humanité.
  • [14]
    Le réseau « sortir du nucléaire » comprend huit cents associations, partis et syndicats.
  • [15]
    L’expression courante de parties prenantes, non seulement est dotée d’incomplétude [Dupuis, 2008], mais aussi et surtout elle occulte une asymétrie sociale fondamentale entre des parties se situant de part et d’autre du pouvoir de décision contraignante. Le terme anglophone de stakeholder n’est pas meilleur de ce point de vue.
  • [16]
    Sur ce point, voir [Andurand, 1996].
  • [17]
    Les interventions syndicales dans les commissions locales d’information ont historiquement relevé de démarches entamées personnellement de publicisation des problèmes au sein des centrales, démarches plus ou moins bien reconnues par la structure syndicale d’appartenance. Entretien avec des syndicalistes, membres de CLI.
  • [18]
    « Ils sont de plus en plus pénibles, pour ne pas dire autre chose … » (entretien avec un industriel du nucléaire lors d’une observation in situ).
  • [19]
    Selon une expression d’un industriel en fonction dans les années 1980.
  • [20]
    Entretien avec des industriels.
  • [21]
    C’est explicitement la stratégie de groupements de communes, à Dunkerque ou à Lacq, par exemple. D’un point de vue historique, voir [Massard-Guilbaud, 2002].
  • [22]
    « Quand on implante une usine en Chine, on a la même deux ans après, deux kilomètres plus loin ». Entretien avec un industriel.
  • [23]
    Pour ne prendre qu’un exemple, la fabrication d’un comburant pour les boosters de la fusée Ariane, qui s’effectue à Toulouse, a été tentée aux États-Unis et en Chine, sans résultat satisfaisant.
  • [24]
    Ces éléments sont listés à partir de conversations avec des industriels, responsables ou anciens responsables de groupes.
  • [25]
    Un terme d’ailleurs sans concept propre aux théories sociales, tout comme celui de bien-être.
  • [26]
    Depuis 1987 surtout, la constructibilité des zones jouxtant une usine à risques est soumise à des interdictions partielles.
  • [27]
    En ce sens, aucune comparaison n’est possible avec le passage « fréquences/probabilités » des incidents-accidents, effectué à partir de l’existence de centaines de milliers de véhicules construits en très grandes séries. Cette conclusion est tirée de nombreux échanges, très libres, avec des industriels au sein de l’Institut pour une culture de la sécurité industrielle (ICSI).
  • [28]
    Entretien avec un industriel. Cette sécurité renvoie aux dispositifs de détection (capteurs) ou de redondance (double confinement), etc.
  • [29]
    Entretien avec un secrétaire de comité de groupe européen, ayant « négocié », tout au moins signé, le texte.
  • [30]
    On se réfère ici, notamment, aux accords signés à EDF (janvier 2005) et chez Rhodia (février 2005, reconduit en 2008).
  • [31]
    Ce constat résulte d’enquêtes menées en 2007-2009 sur la thématiques des risques industriels (voir également : Chaskiel 2007).
  • [32]
    Une analyse plus extensive permettrait de montrer que, sur un autre plan, ces accords « internationaux » offrent des leviers d’harmonisation « vers le haut » aux syndicats des pays où sont implantées des unités de production d’électricité. Entretien avec un responsable syndical.
  • [33]
    C’est un scénario imaginé dans [Offe, 1997 : p. 127-132].
  • [34]
    Les études de danger constituent un document explicitant l’analyse des risques engendrés par l’activité industrielle, devant conduire à délimiter sélectivement des périmètres d’urbanisation autour des usines.
  • [35]
    Cette obligation résulte de réglementations, d’abord destinées au nucléaire civil, puis étendues aux industries « Seveso ».
  • [36]
    Évaluée selon des calculs qui tiennent plus de la boîte noire que du calcul scientifique.
Français

Résumé

La question environnementale de la Responsabilité sociale des entreprises renvoie à d’autres problèmes que ceux, classiques, du rapport salarial ou de la concurrence marchande. On peut considérer que la manifestation d’une responsabilité environnementale vise à desserrer la contrainte politique que font peser tant l’État que l’opinion publique sur la production : produits et manières de produire. En ce sens, la référence à une responsabilité environnementale peut être interprétée comme étant un moyen de réintroduire la dimension économique dans un débat public qui, sous l’effet de la pression étatique et civique a mis quelque peu de côté les enjeux de la croissance industrielle.

Mots-clés

  • risques
  • environnement
  • état
  • production
  • concertation

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Patrick Chaskiel
CTPS/LERASS, Université Toulouse III
Marie-Gabrielle Suraud
CTPS/LERASS, Université Toulouse III
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https://doi.org/10.3917/rfse.004.0099
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