Un retour de l’éthique au premier plan...
1À en croire les différentes manchettes des journaux, les discours politiques et même les encycliques, l’heure serait à la recherche d’une union entre éthique et capitalisme. La crise extrêmement profonde que traversent nos économies et nos sociétés nous donne en effet à voir la vérité brutale d’une accumulation du capital menée sans rime ni raison, sans retombée sociale nette, avec un déchaînement d’avidité, de mensonges, et de tromperies, qui laisse même les plus avertis pantois. Mais dans quel monde vivions-nous ? Dans un monde où personne, à aucun niveau, ne s’est assuré de concilier éthique et efficacité ou de cerner les retombées politiques et sociales de l’accumulation du capital. Dans un capitalisme sans autre raison qu’une raison instrumentale tournée vers l’accumulation financière, en deux mots, dans un capitalisme « pur ».
2C’est précisément dans ce capitalisme pur qu’est apparu, ces dix dernières années, le mouvement de la RSE [1], à savoir de la « responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise ». Par ce terme, on entend en général désigner l’engagement volontaire des entreprises à faire plus et mieux que la loi dans les domaines sociaux et environnementaux, en matière d’éthique inter et intratemporelle. Avec l’émergence de cette pratique, les plus naïfs observateurs annoncent le nouveau et définitif mariage de l’entreprise et de l’éthique, l’éclatement du traditionnel conflit entre capital et travail, la fin de la méfiance réciproque entre entreprise et société civile… Alors même que la question des rapports entre éthique et efficacité a toujours été posée au cœur du capitalisme et fait l’objet de légitimations successives. La dernière en date, qui fut aussi l’une des plus solides, prit la forme du compromis éthico-politique « fordiste » [Postel, Rousseau et Sobel, 2006]. C’est précisément l’entrée en crise de ce dernier qui fait retomber sur les entreprises la tâche de concilier objectifs de justice et de performance économique. Pas une nouvelle question donc, mais une nouvelle réponse qui se donne au niveau micro-social à défaut de pouvoir émerger au niveau macro-social.
… Qui échoit aux entreprises à la suite de la dislocation de la régulation collective fordiste…
3C’est pourquoi l’accélération de la financiarisation du capitalisme et l’émergence de la RSE sont directement liées. C’est précisément pour faire pièce à la disparition de l’encastrement social du capitalisme bâti à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, avec l’État social national, comme forme dominante [Balibar, 1990 ; Castel, 2009] et comme modalité, l’existence de règles collectives de droit du travail, de protection sociale, de service public, de calcul des salaires [2]. D’une certaine manière donc, l’émergence de la RSE nous en dit d’abord long sur ce qui ne fonctionne plus. Ce n’est pas, évidemment, que les entreprises soient, brusquement, devenues plus éthiques, plus soucieuses des retombées sociales et environnementales de leur activité…, mais qu’au contraire, libérées progressivement des carcans juridiques nationaux, elles se sont trouvées par là même confrontées au retour d’une interrogation profonde et légitime sur l’utilité sociale du mode de production capitaliste, et qu’elles ont eu à y répondre. Autrement dit la RSE n’est pas l’émergence de l’entreprise éthique, ou l’heureuse et inattendue convergence de l’esprit d’entreprise et du progrès social. Elle n’est pas un phénomène lié à une nouveauté du côté de l’entreprise… mais le reflet exact de la nouveauté institutionnelle que constituent la déréliction des États sociaux nationaux et le vide de régulation qui s’ensuit. Autrement dit, elle est le symptôme d’une mutation dans le mode de régulation et de légitimation du capitalisme. À ce titre, étudier la RSE c’est étudier cette mutation institutionnelle actuelle dont la crise ne fait, au fond, que souligner l’urgence.
Et dont on doit légitimement se demander ce qu’est son potentiel régulatoire…
4Une fois dissipée l’illusion d’une « divination » de l’entreprise en sujet éthique, il convient cependant de ne pas se contenter d’une unique perspective structurelle. Depuis l’indispensable hauteur de vue que celle-ci nous apporte, on peine en effet à distinguer ce qui, plus bas, change et travaille la structure, à identifier les ferments de la nouveauté. Ainsi, ce n’est pas parce que l’essor de la RSE s’inscrit dans le très ancien et nécessaire souci de légitimation et d’apaisement social du capitalisme, c’est-à-dire d’un mode de production marqué par l’exploitation du travail, qu’il ne contient rien de nouveau et ne doit pas être pris au sérieux par les sciences sociales. La forme que prend le capitalisme importe, et est même essentielle pour les acteurs qui la vivent, et les modifications internes qu’il subit doivent donc être guettées avec vigilance. Certes la RSE a une dimension « commerciale et communicationnelle » et suppose que l’on parvienne à faire le tri entre ce qui relève de l’engagement réel et ce qui n’est que poudre aux yeux. Mais l’expérience des modifications institutionnelles du capitalisme nous enseigne que ces mutations ne sont pas brutales et peuvent se lire dans des prémisses multiples : l’embryon de régulation qu’est la RSE préfigure, peut-être, une forme plus ample de bouleversement institutionnel. Elle est une régulation en devenir, potentielle, parmi d’autres (et de manière non concurrente).
… À partir d’une posture institutionnaliste…
5Il faut alors, pour jauger, étudier, apprécier le potentiel régulatoire de la RSE, et ses risques potentiels d’éviction des régulations publiques traditionnelles, s’armer d’un cadre conceptuel adéquat. Ce sont évidemment les sciences sociales au sens général, tel que nous l’entendons au sein de cette revue, qui constituent le bon camp de base épistémologique pour traiter de cette question. Mais, plus précisément, analyser solidement la RSE suppose de sortir du contractualisme naïf qui caractérise la plupart du temps les analyses micro-sociales et micro-économiques. Bien qu’issus de sous-disciplines diverses parmi les sciences sociales (gestion, économie, sociologie, sciences de l’information et de la communication…), tous les auteurs de ce numéro choisissent un angle d’analyse différent (l’ISR, les discours responsables, les relations de sous-traitance…) et s’opposent quant à l’évaluation du potentiel régulatoire réel de la RSE… Ils affirment tous, explicitement ou implicitement, que l’importance du phénomène n’est pas mesurable dans le champ du contrat libre entre personnes morales parfaitement autonomes. Il faut analyser ce phénomène en prenant en compte concrètement les rapports de domination entre les acteurs de l’entreprise, rebaptisés « parties prenantes », et leur ancrage institutionnel. C’est ce qu’assure une approche institutionnaliste au sens large qui correspond assez bien à l’épistémologie commune des contributeurs de ce dossier.
6Cette posture méthodologique n’est pas neutre. Elle est radicalement opposée à l’approche standard de la RSE qu’incarnent les travaux de Richard E. Freeman (1984, 1994, 2007, pour ne citer que quelques-unes de ses contributions), concepteur et prosélyte de l’approche contractualiste en termes de parties prenantes. Ce dossier prouve ainsi, d’une certaine manière, la fécondité d’une approche alternative, qui ne pense pas naïvement les rapports entre acteurs sous le sceau de l’égalité postulée et de l’identité cognitive et éthique, mais cherche au contraire à relier les trajectoires d’acteurs aux institutions en vigueur, diverses et concurrentes, et à l’existence de rapports de force qui caractérisent le capitalisme et le distinguent d’une idéale et fantasmatique économie de marché. Au-delà des aspects heuristiques de cette approche qui nous fait apparaître sous un jour nouveau le phénomène de la RSE, il faut aussi ici en souligner les aspects sociopolitiques. L’approche à la Freeman s’inscrit résolument dans le courant de pensée libertarien et pense la RSE contre l’intervention publique et régulatoire. La théorie standard des parties prenantes est ainsi une arme de guerre pensant la régulation spontanée entre acteurs contractant librement contre le Leviathan publique, coercitif et liberticide. Ainsi, sur le plan du droit, la RSE est pensée comme une soft law engendrée par les acteurs, souple et adaptée à leurs contraintes et autoentretenue (sur le mode d’une convention) rendant sans objet l’intervention du législateur. Au contraire, l’approche institutionnaliste insiste sur la fragilité des processus de RSE et nous invite à ne pas lâcher la proie pour l’ombre, c’est-à-dire à ne pas opposer intervention et législation publiques et engagement volontaire… Mais, plus encore, elle permet de plaider pour une institutionnalisation des processus RSE. L’inadaptation du cadre législatif national et de la forme politique encore dominante de l’État-nation à un capitalisme arc-bouté sur une finance mondialisée légitime la recherche de formes de régulations non publiques qui peuvent transcender les problématiques nationales… La RSE est ainsi le symptôme de l’inadaptation du périmètre d’intervention de l’État-nation et une forme de prémisse à une régulation collective transnationale. Elle ne sera porteuse d’effectives régulations que si elle évolue non pas vers une forme de liberté toujours favorable aux puissants (les détenteurs de capitaux) mais vers une forme de liberté tournée vers la production de règles et d’institutions communes. Véritable laboratoire de régulation collective, la RSE doit être pensée avec la forme institutionnelle et surtout pas contre elle, comme nous y invitent le plus souvent les approches gestionnaires dominantes.
… Qui réunit les contributeurs au-delà de leur différence d’analyse
7Les huit articles présentés dans ce dossier ne forment certes pas un tout parfaitement homogène.
8Ils sont divers de par leur démarche qui emprunte à l’approche pragmatiste (Michel Renault), à l’approche sociologique wébérienne (Anne Salmon), à l’approche institutionnaliste (Jean-Claude Dupuis et Christian Le Bas), à la sociologie des réseaux (Élise Penalva), à l’économie industrielle (Vincent Frigant), à la philosophie de la communication (Catherine Loneux), à la sociologie des discours sociopolitiques (Patrick Chaskiel et Marie Gabrielle Suraud), ou bien encore à l’approche en termes d’économie politique (Antoine Rémond).
9Ils sont divers par leur objet : la réflexion générale sur l’émergence de la morale incarnée dans des institutions (Michel Renault), les processus de légitimation des entreprises (Anne Salmon), l’analyse de la dynamique institutionnelle (Jean-Claude Dupuis et Christian Le Bas), l’étude du secteur de l’investissement socialement responsable (Élise Penalva), l’analyse des relations industrielles (Vincent Frigant), des discours de la RSE (Loneux), des risques industriels (Patrick Chaskiel et Marie Gabrielle Suraud), la réflexion sur la (non-) régulation du capitalisme (Antoine Rémond).
10Ils sont enfin divers par leurs thèses et conclusions, depuis des analyses relativement optimistes portant sur l’ouverture des espaces de négociation au sein des processus de RSE jusqu’à une nette dénégation de son potentiel régulatoire.
11Cependant, et malgré leurs divergences, ils forment une très bonne image des débats théoriques et politiques autour de cet objet mal identifié qu’est la RSE, prouvant ainsi, dans leur diversité même, la fécondité des analyses menées dans le champ des sciences sociales à partir d’une posture institutionnaliste. Une analyse qui permet des fertilisations croisées plutôt que des replis et raidissements disciplinaires qui, la plupart du temps, sont un obstacle pour penser les évolutions du capitalisme contemporain, dont la RSE est un des aspects.
12À l’issue de ce dossier, le lecteur attentif n’aura certes pas toutes les réponses à ses interrogations diffuses sur la RSE. Mais il aura à coup sûr de nouvelles et pertinentes questions à poser ! C’est pourquoi nous pouvons espérer que ce dossier et l’approche novatrice du phénomène de la RSE qu’il défend pourront lui être utiles et agréables.