1La problématique du développement durable est traitée au sein des sciences économiques, mais elle est également une notion utilisée par certains acteurs non académiques pour justifier leurs actes. En effet, depuis le rapport Brundtland, de nombreux acteurs appartenant souvent, mais pas toujours, à la sphère publique et voulant défendre l’intérêt général se réfèrent à cette notion. On peut citer l’exemple des comités 21 en France. Cependant, ce concept récent a également des échos dans la sphère privée, notamment à l’intérieur des entreprises, avec la responsabilité sociale des entreprises. Un des trois piliers du développement durable étant l’économie (avec la société et l’environnement), il n’est pas totalement incongru que certaines activités économiques s’y intéressent de près.
2L’originalité du triptyque économie, société et environnement et sa dimension de long terme connaissent des traductions dans des milieux d’affaires qui semblaient pourtant se concentrer jusque-là sur des intérêts particuliers à (très) court terme. La finance s’est par exemple emparée du développement durable et de la responsabilité sociale des entreprises et utilise leurs dimensions sociales et environnementales pour redéfinir ses techniques sur le long terme [Brito et al., 2005 ; Giamporcaro-Saunière, 2006]. Cependant, la complexité du développement durable [Brunel, 2004] rend difficile sa traduction dans le monde financier qui est par ailleurs connu pour ses normes techniques [Kleiner, 2003 ; Godechot, 2004 ; Callon et Muniesa, 2005]. En effet, le marché de l’investissement socialement responsable (ISR), apparu récemment en France et qui veut sélectionner les actions sur des critères financiers mais aussi sociaux et/ou environnementaux, est encore sous le coup de sa propre institutionnalisation. Pour fonctionner il doit relever un défi majeur : comment évaluer les caractères « socialement responsables » des entreprises. Cette action ne va pas de soi, mais relève d’une construction sociale. Par exemple, quels sont les éléments de référence que l’investissement socialement responsable peut utiliser pour juger des comportements sociaux et/ou environnementaux des grandes entreprises ? Il s’avère que ses éléments sont multiples et que, pour se coordonner, les membres de ce marché doivent choisir. Ce dernier connaît un problème de définition de sa propre qualité.
3Nous proposons d’examiner cette question à la lumière de l’apport de l’économie des conventions. Ce courant de pensée permet d’appréhender le contexte de justification d’une activité économique et la notion de qualité qu’elle utilise à cette fin [Favereau, 1989 ; Eymard-Duvernay, 1989]. Ainsi, différentes conventions de qualité de l’investissement socialement responsable seront autant de points d’ancrage possibles pour essayer de se mettre d’accord sur cette activité incertaine qu’est l’évaluation « socialement responsable » des entreprises et la gestion des fonds « socialement responsables ».
4Au travers de la construction sociale du marché de l’investissement socialement responsable, nous proposons d’aborder l’exemple d’une utilisation dans les justifications de la notion de responsabilité sociale des entreprises afin de produire une nouvelle convention de qualité financière [Orléan, 1999]. La responsabilité sociale des entreprises offre la possibilité d’observer comment la finance remet en cause son éthos et ses techniques après ses récentes crises (Enron, Vivendi, éclatement de la bulle Internet…). Elle sert de support à la création de nouvelles techniques voulant intégrer les trois critères de la « responsabilité » dans la notation des entreprises.
5Cet article propose, grâce à une étude ethnographique, d’analyser comment le marché est sous le coup d’une « régulation conjointe » [Reynaud, 1989 ; Lazega et Mounier 2002]. En effet, de nombreux acteurs hétérogènes participent au marché de l’investissement socialement responsable. Tous ces acteurs endossent un rôle spécifique sur le marché et entretiennent des liens pour se tenir informés ou être capables d’évaluer de manière « socialement responsable » les entreprises cotées. Le problème réside dans le fait que les critères du « socialement responsable » restent flous et incertains. Les acteurs hétérogènes de l’investissement socialement responsable coopèrent donc pour instaurer un consensus. Ce consensus n’est encore pas stabilisé, il hésite toujours entre différentes conventions de qualité.
6Après avoir examiné dans une première partie l’arrivée de l’investissement socialement responsable en France, nous allons, dans une deuxième partie, faire l’hypothèse qu’il existe différentes conventions de qualité en bataille pour le définir. On précise que les profils des supporters de chacune de ces conventions dépendraient de leur place sur le marché et notamment de leur inscription dans une organisation. Ainsi, les ressources et contraintes que propose et impose l’encastrement organisationnel d’un acteur influenceraient sa conception du « socialement responsable ». Nos résultats montrent qu’il existe bien des profils normatifs spécifiques au sein du marché, mais ce dernier est encore très récent et mélange les différentes conventions dont nous avons fait l’hypothèse. Ce résultat est accentué si on prend en compte la définition de la situation qui a lieu au cours des différentes interactions entre acteurs et plus spécifiquement selon le type de client. Pour finir et discuter ces résultats, nous verrons aussi que les relations au sein du marché restent primordiales. À côté de l’inscription organisationnelle, il existe un encastrement relationnel fort au sein de ce marché. Les structures relationnelles de l’investissement socialement responsable associées à la controverse qualitative, elle-même inscrite dans un contexte organisationnel, permettent donc de décrire la « régulation conjointe » de l’investissement socialement responsable.
1 – Ajustement autour d’une qualité du « socialement responsable »
7Si l’éthique est difficile à définir comme une abstraction, c’est peut-être qu’elle n’en est pas toujours une. Pour définir le côté éthique ou « socialement responsable » de cette forme d’investissement, il faut faire appel à un concept que l’analyse économique a intégré depuis Akerlof (1970) : la qualité. Dire que ce marché est « éthique » ou « socialement responsable » ce n’est pas le définir comme éthique ou socialement responsable, c’est émettre un jugement sur la substance des biens qu’il produit, c’est-à-dire prendre une posture qualitative, subjective et relative. L’incertitude sur le caractère socialement responsable du marché est un problème qualitatif, qui ne peut pas se régler totalement par le prix [Karpik, 1995]. Dans certaines situations d’incertitude, les relations personnelles viennent, en effet, compléter les mécanismes d’ajustement de l’échange marchand. Mais la qualité constitue surtout une interprétation subjective des produits : il s’agit d’un jugement [Dubuisson-Quellier et Neuville, 2003]. Ce n’est pas tant un problème d’information qu’une interaction [Goffman, 1974] qu’il faut traiter de manière sociologique. C’est dans la rencontre entre deux acteurs pris dans un milieu social qui possède ses normes et sa structure, que se règle la question de la qualité.
8Nous souhaitons utiliser ici l’apport du courant hétérodoxe français de l’économie des conventions, qui a formulé la notion de convention de qualité [Eymard-Duvernay, 1989 ; 2002 ; 2003 ; Favereau, 1989 ; Favereau et al., 2002 ; Orléan, 1999]. Afin de faire émerger une analyse sociale des phénomènes économiques, il propose d’étudier la coopération des acteurs, nécessaire à l’acte marchand à partir de trois niveaux : celui de la coordination, celui des valeurs et, enfin, celui des justices. La stabilisation du marché émergeant de l’investissement socialement responsable peut être analysée autour de la problématique de sa coordination. Nous souhaitons souligner ici le fait que cette coordination s’appuie sur des structures sociales dans lesquelles s’enracinent des processus sociaux comme la diffusion de l’innovation relative à cet investissement, la mobilisation de son entrepreneuriat institutionnel ou sa régulation. Le but de ce dernier processus, que nous allons plus particulièrement examiner, est de poser une (ou des) règle(s) relative(s) à la qualité de l’investissement socialement responsable et aux manières de faire qui en découlent [Reynaud, 1989 ; Lazega et Mounier, 2002]. La règle étant interprétable, il faut la justifier, la défendre ou la soutenir. Pour comprendre la coordination, nous examinerons les justices qui sont invoquées pour légitimer celle-ci, ces justices s’exprimant dans différents systèmes de valeurs. La future règle de l’investissement socialement responsable, dans ce contexte incertain et émergent, prend la forme d’une convention, qui reflète un consensus quant au projet collectif du marché.
9Une convention peut être définie comme « une représentation sociale de ce qui peut être argumenté, si cela est requis, comme un niveau satisfaisant de coordination, à l’intérieur d’une entité collective pertinente [1] » [Favereau et al., 2002]. Ce principe de justification n’est toutefois pas toujours requis. Pourtant, l’incertitude et la jeunesse de l’investissement socialement responsable nous amènent à affirmer que, si l’investissement responsable veut émerger et exister, il faut que s’impose sa nécessité. La convention rend possible l’action collective et autorise l’agir individuel dans le collectif. Sans ce principe de justification, l’investissement socialement responsable resterait un type d’investissement mineur, où les pratiques se cumuleraient sans sens. Il ne pourrait alors pas convaincre des clients potentiels ou se présenter comme objet économique cohérent pour lui-même et pour le reste de la finance. La convention donne les moyens aux acteurs de l’investissement socialement responsable de s’organiser en communauté et de devenir un milieu social qui soutiendra l’institutionnalisation du marché.
10Cependant, il existe à l’heure actuelle plusieurs principes de justification à l’investissement socialement responsable. Ces principes, qui varient de l’éthique à l’efficience technique, ne peuvent coexister sous peine de dissonance cognitive : l’objectif est qu’un seul arrive à s’imposer. Cette domination normative engendrera une possible domination pour certains acteurs, mais surtout donnera une cohérence et donc une substance à un marché qui, pour l’instant, peut être perçu par ses détracteurs comme une coquille vide [2]. Une coordination n’est jamais idéalement stable. Mais elle permettrait au marché d’atteindre un nouveau stade de développement.
11Pourquoi introduire la notion de convention là où la règle semblerait suffire ? C’est parce qu’une règle est non seulement mouvante, mais aussi et surtout incomplète [Reynaud, 1989]. Elle doit être interprétée par une convention. Il faut un jugement qui rende la règle appropriée en se référant à son interprétation et au collectif qui la soutient [Favereau et Lazega, 2002]. Poser la règle de l’investissement socialement responsable est une tâche ardue, mais non suffisante. Pour rendre une règle légitime plutôt qu’une autre, dans ce contexte où la qualité n’est pas encore institutionnalisée, il faut se donner la convention comme outil d’analyse. La convention possède la caractéristique d’être intrinsèquement liée à la règle, quand on considère cette dernière comme encastrée dans le milieu social [Favereau et al., 2002]. Elle met ainsi l’accent sur les structures sociales et les processus qui s’y déroulent. Ces structures rendent possible la promotion et l’avènement d’une des conventions en bataille pour produire la définition légitime de l’investissement socialement responsable.
2 – Construire une finance « responsable »
12L’investissement socialement responsable est apparu en France au milieu des années 1990. Il est le fruit d’une importation des fonds éthiques américains, où des investisseurs souvent religieux refusent d’investir dans certains secteurs d’activité (alcool, tabac, pornographie…) pour des raisons morales. Cet aspect religieux était présent dans les tout premiers fonds français, œuvres de groupements religieux pour s’assurer une retraite. Mais rapidement, la finance éthique française s’est démarquée de cette définition des critères d’investissement pour lui préférer une version plus « responsable » fondée sur le développement durable et la responsabilité sociale des entreprises. Cette définition des critères de sélection des actions demeure cependant assez floue : il reste à définir quelles entreprises sont plus ou moins respectueuses de l’environnement et de la société et ce, selon les secteurs d’activité [3].
13De plus, il faut souligner que l’apparition de l’investissement socialement responsable sous cette forme en France est due à l’action d’acteurs particuliers. En effet, c’est grâce à la création d’une agence de notation extra-financière : Arese, devenue depuis Vigeo, que le marché de l’investissement socialement responsable a émergé et que les sociétés de gestion se sont laissées convaincre par ce type d’investissement original [Gond et Leca, 2004]. De même des groupes de promotion de l’investissement socialement responsable ou de la responsabilité sociale des entreprises comme Novethic, filiale de la Caisse des dépôts et consignations, ont vu le jour au même moment et ont aidé l’Arese dans son travail de conversion de la place parisienne à l’investissement socialement responsable [Giamporcaro-Saunière 2006]. De nombreuses associations ont organisé des événements, comme des groupes de travail thématiques ou des colloques financiers appelés « road-show », pour promouvoir le marché. Celui-ci s’est alors appuyé sur une vie relationnelle parfois informelle et à l’extérieur des frontières des sociétés de gestion. Il faut donc confronter les ressources issues des organisations à celles offertes par cette forme d’encastrement relationnel.
14Le problème principal de l’investissement socialement responsable est lié à sa qualité, c’est-à-dire à la définition des critères sociaux et/ou environnementaux qui vont permettent de sélectionner les actions. On distingue quatre grands types de processus de gestion destinés à parer à ce problème. Premièrement l’exclusion également appelée « screening négatif » [4] qui s’inspire des fonds éthiques américains et qui refuse par principe d’investir dans certains secteurs d’activité jugés immoraux. Deuxièmement, le « screening positif » qui veut sélectionner les actions des entreprises selon leurs bonnes pratiques économiques, sociales et environnementales. Quand on sélectionne secteur d’activité par secteur d’activité, cette pratique se nomme le « best-in-class », le fonds est composé au sens littéral des « meilleurs de la classe » et ce, dans une perspective d’émulation entre entreprises. Cette pratique est apparemment la plus usitée en France, du moins les gérants s’y réfèrent généralement pour faire la promotion de leurs fonds. Mais, dans les faits, la différenciation entre les pratiques est difficile car les méthodologies de gestion sont uniques et mélangent souvent, parfois sans l’avouer, différentes pratiques. Ensuite, il existe une troisième pratique : l’activisme actionnarial. Dans ce cas, la sélection se fait en amont dans une relation privilégiée entre le gérant et l’équipe dirigeante de l’entreprise. Concrètement le gérant intervient de plus en plus dans la gestion de l’entreprise, ce qui peut aboutir à un vote-sanction en assemblée générale d’actionnaires. Enfin, notons l’existence de l’investissement communautaire, au cours duquel une partie des bénéfices est reversée sous forme de dons. L’investissement communautaire n’est pas tout à fait de l’investissement socialement responsable au sens où il ne porte pas sur les processus de gestion. Cependant ces deux processus peuvent cohabiter dans les fonds.
15Malgré cette typologie des pratiques des fonds, il est concrètement difficile de définir la qualité « socialement responsable » de l’investissement socialement responsable, car chaque gérant possède une méthodologie qui lui est propre. Cependant, il existe un point commun à toutes ces méthodologies, c’est qu’elles nécessitent d’avoir accès à de l’information extra-financière. Un gérant seul ne peut faire de l’investissement socialement responsable. Il a besoin pour créer, juger et alimenter son fonds de nombreux autres types d’acteurs qui font tous partie du système d’action concret de l’investissement socialement responsable [Crozier et Friedberg, 1977]. Ces acteurs possèdent des rôles variés sur le marché : producteurs, fournisseurs d’informations, clients, certificateurs… Citons en premier lieu les agences de notation extra-financière qui vendent aux gérants de l’information normée et standardisée sur les critères socialement responsables. Le problème est que si ces critères ont été nécessaires à l’émergence du marché et diffusés avec Arese, ils sont aujourd’hui retravaillés dans chaque processus de gestion. Pour être davantage en adéquation avec leurs besoins ou se démarquer de leurs concurrents, les gérants font donc appel à d’autres types d’acteurs plus originaux pour leur donner accès à l’information extra-financière. Les organisations non gouvernementales, les syndicats ou la presse, font alors leur entrée en Bourse à Paris par le biais de la finance responsable.
16Ensuite, au moment de notre enquête, l’investissement socialement responsable est principalement destiné aux investisseurs institutionnels et plus particulièrement au monde de l’épargne retraite. Par exemple, le Fonds de réserve pour les retraites (FRR) a reçu l’obligation d’investir une partie de ses encours sous forme « socialement responsable ». De plus, la loi Fabius de 2001 et la réforme des retraites Fillon de 2003 préconisent l’orientation socialement responsable pour certains plans d’épargne salariale.
17Le marché de l’investissement socialement responsable a certes pris son essor à la fin des années 1990 avec le travail d’Arese, mais depuis d’autres types d’acteurs y sont entrés. C’est le cas des « brokers » ou courtiers, métier traditionnel de la finance qui sert d’intermédiaire entre émetteurs et investisseurs. Depuis quelques années, certains de ces acteurs importants de la finance se sont mis à l’investissement socialement responsable en proposant de la recherche extra-financière sur les entreprises. Enfin, il existe un certain nombre de sociétés ou d’associations d’informations ou de promotion de l’investissement socialement responsable, de la responsabilité sociale des entreprises ou du développement durable qui peuvent intervenir sur le marché.
18Ce système d’action concret a la particularité de réunir des acteurs très hétérogènes et originaux pour un monde financier. Ces derniers tiennent des rôles qui dépassent l’opposition entre offre et demande. Ils ont été étudiés notamment lors d’une enquête ethnographique, qui repose sur une observation participante de presque deux ans (2004-2005) dans une association de lobby pour l’investissement responsable. À cette observation viennent s’ajouter des analyses documentaires, des entretiens semi-directifs et la soumission d’un questionnaire à des membres du marché. On a pu circonscrire ce milieu à une centaine d’acteurs, quel qu’en soit le rôle au sein du marché, et 85 ont accepté de répondre au questionnaire [5].
3 – Les conventions en bataille dans l’investissement socialement responsable
19Ce « cadre » qualitatif de l’investissement socialement responsable, qui reste à établir, ne possède pas qu’une dimension normative. Il implique des processus sociaux qui rendent notamment possible la définition des règles du jeu ou le fait d’ériger un principe supérieur commun. Avec la notion de convention, il convient également d’observer l’analyse de la structure produite par les interdépendances de ressources et les processus sociaux qui s’y déploient [Lazega et Mounier, 2002]. Nous allons donc à présent préciser les hypothèses descriptives qui relient les principes soutenus par les acteurs à leurs ressources, issues de la place qu’ils tiennent dans le système d’action du marché. Ces hypothèses proposent une sorte de plan de la régulation du marché de l’investissement responsable où les positions normatives des acteurs sont associées à leur positionnement organisationnel, ce dernier leur procurant les ressources à l’action.
20Nous pouvons dégager de l’observation du marché de l’investissement socialement responsable quatre conventions de qualité : la convention militante, la convention d’émulation, la convention de compétition et enfin la convention marketing. Ces conventions ont été formulées en fonction des résultats de l’enquête ethnographique et de la littérature sur la pluralité des formes de coordination [Eymard-Duvernay, 1989 ; 2002 ; 2003 ; Boltanski et Thévenot, 1991]. À partir de ces conventions de qualité, des hypothèses descriptives sont rédigées. Elles présupposent que chaque convention est soutenue par un certain groupe d’acteurs, défini par l’appartenance organisationnelle dont il tire ses ressources [Lazega, 2006]. Avant de relier chaque groupe d’acteurs à une conception spécifique de l’investissement socialement responsable et à ses différentes techniques sous-jacentes, formulons une hypothèse générale et préalable :
21H0 : Le choix de soutenir une convention de qualité particulière de l’investissement socialement responsable dépend de la position des acteurs dans la structure des interdépendances.
La convention militante
22Il s’agit de la convention de qualité originelle issue du modèle américain. Elle repose sur la pratique d’exclusion de titres jugés, selon un principe moral, non socialement responsables comme le tabac, l’armement, le nucléaire… Les ressources des acteurs soutenant la convention militante se fondent sur la connaissance d’échelles de valeurs extérieures à la finance. Les religieuses qui ont créé les premiers fonds français peuvent, par exemple, définir des critères éthiques selon la morale catholique. Ces investisseurs veulent mettre leur argent dans une autre finance. De plus, les ressources extérieures de ces acteurs leur permettent d’apporter de l’information différente. Ainsi, les associations environnementalistes apportent au débat une définition et une mise en œuvre normée de ce qu’est un critère environnemental. La position organisationnelle, mais aussi la justification de ces acteurs, sont extérieures au monde de la finance. Nous pouvons alors rédiger l’hypothèse qui relie les ressources organisationnelles des acteurs militants à leurs choix normatifs.
23H1 : Les acteurs justifiant leurs actes par rapport à la convention militante, sont des acteurs issus d’organisations du monde religieux, d’organisations non gouvernementales ou de syndicats.
24On peut faire le parallèle entre la convention militante de l’investissement socialement responsable et la convention de qualité « industrielle » qu’Eymard-Duvernay a développée, dans sa typologie des modes de production (1989). En effet, la convention industrielle utilise le standard comme mode de justification. Ce standard est symbolisé par le mode de production industriel mis en place par Henry Ford : la standardisation des modes de production définit la qualité de la Ford T. De même, elle organise les rapports avec les salariés. Dans le cas de la convention militante de l’investissement socialement responsable, le standard est défini par un tiers : Église, syndicats, organisations non gouvernementales… La standardisation n’est certes pas industrielle, mais religieuse, environnementale ou syndicale. Elle organise la qualité des fonds par la pratique de l’exclusion et les rapports entre les clients et les gérants. Ces fonds mettent souvent en place un comité éthique, composé de clients et d’experts qui donnent leur avis sur la composition des fonds et la définition des critères de sélection.
25L’encadré suivant, un extrait d’article du site Internet de Novethic, illustre cette convention militante. Il établit un lien étroit entre les valeurs de l’association les petits frères des pauvres et ses choix d’investissements socialement responsables.
Encadré 1 – Illustration de la convention militante
« Interroger le CAC 40 sur sa « gestion » des plus de 50 ans, telle était l’ambition des petits frères des Pauvres. Cette association qui veille sur les personnes âgées en difficulté a voulu ainsi mettre en pratique ses choix ISR. Il s’agit, pour elle, de concilier le placement des dons qui lui sont confiés et ses valeurs comme le respect de ceux qui ont passé le demi-siècle. »
26On peut enfin ajouter que l’investissement communautaire entre dans cette catégorie. Par exemple, le label Finansol qui certifie les investissements solidaires représente une forme de standard. Outre des membres de la finance solidaire, on trouve dans ce comité des acteurs appartenant au monde associatif ou des partenaires sociaux : CFDT, AGIRC-ARRCO, Éthique et investissement, Solidarités nouvelles face au chômage… [6]
La convention d’émulation
27En France, l’investissement socialement responsable est principalement conçu comme un remède aux dérives financières. Ces dérives sont parfois vécues comme morales, mais elles possèdent surtout une dimension technique. Confrontés lors des scandales financiers et de la crise boursière de 2001 à l’inefficacité régulatrice du marché, les acteurs veulent trouver un moyen de perfectionner leurs techniques financières pour permettre une meilleure régulation du monde économique, mais aussi de la société. Cette conception de l’investissement socialement responsable se traduit par l’utilisation de la technique du screening positif, voire du best-in-class, comme solutions à ces dérives. La qualité « socialement responsable » se développe alors, dans ce principe de justification, autour des techniques financières et de leur capacité de régulation du capitalisme. On cherche à générer une nouvelle performance financière qui concerne l’économie et, à terme, la société. L’investissement socialement responsable relève d’un mythe progressiste, qui induit une technique d’émulation, d’où la dénomination que nous avons choisie pour cette deuxième convention.
28Les acteurs impliqués dans cette conception de qualité seraient des financiers marqués par la crise de 2001 et convertis à l’investissement socialement responsable. L’éthique de ces fonds relève de l’éthos financier : elle se traduit par un élargissement des techniques de gestion, qui peuvent à présent porter sur des aspects sociaux et/ou environnementaux et ce dans une perspective de long terme. Cet élargissement se traduit par l’utilisation du screening positif. Une des contraintes des acteurs soutenant cette convention d’émulation reste liée au fait qu’ils n’ont, a priori, pas de connaissance sur la société et l’environnement.
29Cette convention d’émulation se rapprocherait de la convention « domestique » pour reprendre la typologie d’Eymard-Duvernay. En effet, elle s’inscrit dans la tradition financière de la sélection et se justifie par l’action d’un acteur : le gérant. Dans la convention domestique, un produit est défini à travers la relation qu’il entretient avec son producteur, par exemple, sa marque. De même, pour les défenseurs de la convention d’émulation, la marque du gérant est présente dans l’élaboration du processus de gestion. La qualité du fonds est objectivée par le fait que la sélection des titres est passée entre les mains de cet individu. C’est la routine de son travail de sélection qui donne sa valeur au fonds.
30En effet, chaque technique de screening positif reproduit une construction spécifique élaborée par la société de gestion. C’est en fonction de ce particularisme que la société de gestion peut différencier et vendre son fonds « socialement responsable ». Certaines sociétés ont longuement pensé leur processus de sélection des actions. Ces mois de réflexion ont été mis à profit pour mathématiser la démarche socialement responsable et l’intégrer dans l’ordre d’évaluation mathématique normée du monde financier. La responsabilité finale de la sélection est toutefois laissée au gérant qui s’aide, dans sa prise de décision, du travail des analystes extra-financiers. La technique financière suppose que le processus de gestion, ou « process », soit au fondement de la justification. En effet, la logique financière, notamment la sélection du gérant, s’appuie sur divers algorithmes, pondérations de secteurs d’activité, univers d’investissements, indicateurs de performance et seuils de sélection… Ces techniques objectivent la qualité et la rendent crédible en termes « socialement responsables ». L’objectif de coordination de cette convention renvoie à une finance et par extension à une économie et une société plus efficientes. Un extrait de la rubrique « Le mot du président », provenant du site internent de la société de gestion I.DE.A.M, spécialisée en investissement responsable, (encadré 2) illustre ce phénomène :
Encadré 2 – Illustration de la convention d’émulation
« J’attache personnellement une grande importance à notre engagement en faveur du développement durable au sein d’I.DE.A.M comme au sein des entreprises, que je considère comme de vrais partenaires. Notre but, chez I.DE.A.M est, en effet, de favoriser le développement intégral de l’homme dans son entreprise, mais aussi dans la cité et sur notre planète. […] I.DE.A.M apporte, à son échelle, un début de réponse à une quête de sens qui se fait de plus en plus pressante et espère convaincre un nombre croissant d’investisseurs institutionnels et privés de la suivre dans cette voie. »
31Conformément à cette convention d’émulation, nous formulons l’hypothèse suivante :
32H2 : La convention d’émulation est la convention de qualité des financiers et notamment des sociétés de gestion et des agences de notation extra-financière. Sa ressource est la connaissance des techniques financières.
La convention de compétition
33Certains acteurs n’étaient pas présents à l’origine du marché : il s’agit des consultants et des courtiers. Ces deux types d’acteurs essaient pourtant maintenant de s’y créer une place. Ils se démarqueraient en se justifiant par la convention de compétition. Cette convention décrit une stratégie proactive : ses défenseurs veulent aller plus loin que l’émulation. Nous appelons cette troisième convention : « convention de compétition », car elle entre en concurrence avec la pratique majoritaire en lui intimant l’ordre d’aller plus loin. Il s’agit de pousser l’investissement socialement responsable vers une phase technique ultime : l’activisme actionnarial, que l’on peut déjà observer en Grande-Bretagne ou aux États-Unis.
34Les consultants et les courtiers sont inscrits dans des réseaux internationaux. Ces deux types d’acteurs partagent en commun une proximité avec les pays où se pratique l’activisme actionnarial. De plus, ils occupent les uns et les autres une position d’intermédiaire avec les entreprises. Les courtiers ont l’avantage d’appartenir au monde financier. Revendiquer cette pratique comme la phase finale de l’investissement socialement responsable leur offre la possibilité de tenir une position sur le marché, alors qu’ils n’y avaient originellement pas pris part. Ils peuvent relater les pratiques « socialement responsables » des entreprises et proposer des consignes de vote lors des assemblées générales d’actionnaires.
35H3 : La convention de compétition est le fait d’acteurs qui ont des liens étroits avec l’étranger et/ou ont des liens spécifiques avec le milieu de l’entreprise et/ou ne sont pas des acteurs historiques du marché français, à savoir les consultants et les courtiers. Ils doivent trouver une stratégie nouvelle et concurrente pour s’inscrire dans ce marché.
36Cette convention de qualité constitue le prolongement de l’émulation. Elle la concurrence pour la rendre encore plus proactive. La convention d’émulation se rapporte à la convention domestique. La convention de compétition, dans sa filiation avec la convention d’émulation, s’y réfère également. Dans le cas de l’émulation, la domesticité de ce mode de justification se réalise grâce à la marque du gérant. Dans le cas de la convention de compétition, la domesticité s’établit dans l’importance de la relation entre l’entreprise et le gérant. La convention de compétition est domestique, parce qu’elle insiste sur l’établissement d’une relation interpersonnelle qui passe par le gérant. Sa marque était technique lors de l’émulation, elle devient relationnelle dans le cas de la compétition. En effet, l’activisme actionnarial suppose d’établir une nouvelle forme de finance, où le gérant est en relation avec l’entreprise par l’intermédiaire de l’actionnaire qu’il représente [7]. C’est autour de cette relation que cette pratique se fonde. Ces défenseurs imaginent un gérant en contact constant avec l’entreprise qu’il évalue, posant des questions directement aux dirigeants, proposant des recommandations au conseil d’administration et votant activement lors des assemblées générales. Le gérant suit alors le mode du « voice », lorsqu’il est en désaccord avec la politique de l’entreprise, plutôt que de s’exprimer par « l’exit » en vendant ses actions, comme il en a l’habitude.
37Un extrait du site de la société de courtage CM-CIC Securities (encadré 3) présente son offre socialement responsable créée récemment (2002) autour de sa capacité à mettre en relation les émetteurs et les investisseurs. Ils organisent des forums ou des « one-to-one », c’est-à-dire des rendez-vous en tête-à-tête entre émetteurs et investisseurs. Par ailleurs, ce courtier insiste sur son implantation dans un réseau global de courtage et sur son expertise financière pour concurrencer les agences de notation extra-financières :
Encadré 3 – Illustration de la convention de compétition
« Dès 2002, CM-CIC Securities a intégré l’investissement socialement responsable (ISR) dans sa démarche globale et a ainsi confirmé sa volonté de prendre en compte le développement durable dans sa recherche.
L’engagement de CM-CIC Securities sur cette thématique, s’inscrit dans la continuité de sa stratégie. En effet, la convergence à long terme de la recherche fondamentale et de l’ISR associée à une connaissance historique des valeurs permet d’offrir une double expertise très recherchée par la communauté financière.
La force de la recherche ISR vis-à-vis des agences de notation se trouve renforcée par l’implantation géographique du réseau ESN. Notre structure multi locale assure une proximité permanente avec les différentes parties prenantes, investisseurs et émetteurs en premier lieu. »
38L’activisme actionnarial suppose que la finance responsable puisse avancer plus loin que ses techniques ne le lui permettent aujourd’hui. Elle pourrait devenir une forme de relation particulière de l’activité économique. Cette pratique relationnelle met la finance au centre de nos sociétés capitalistes. Toujours intermédiaire entre les entreprises et les investisseurs qu’elle représente et pour qui elle endosse une responsabilité fiduciaire, elle contrôlerait toutes les activités économiques.
La convention marketing
39La convention marketing correspond à l’échelle de qualité qui présuppose l’absence de qualité de l’investissement socialement responsable. On doit en effet également tenir compte, sur ce nouveau marché, des financiers classiques « non convaincus », bien qu’ils semblent moins nombreux que deux ou trois ans avant l’enquête. Certains de ces financiers sont obligés de créer un fonds socialement responsable pour ne pas perdre leur légitimité sur le marché classique. Mais, ils ne vont pas forcément dans le sens d’un développement de l’investissement socialement responsable. La création du fonds correspond alors à une démarche marketing. Il faut simplement suivre les tendances, être présent sur ce marché, sans forcément croire en sa stabilisation ou dans un principe qui lui permettrait de trouver son mode de coordination.
40H4 : Cette convention de qualité est défendue par les acteurs d’organismes de gestion classique, non spécialisés en investissement socialement responsable, ou qui ne sont pas les sociétés historiques du marché.
41En effet, de nombreux événements, notamment la création du Fonds de réserves pour les retraites ou le développement de l’épargne salariale, ont transformé le marché de l’investissement socialement responsable en un incontournable de la gestion pour compte de tiers. Certaines sociétés se positionnent donc pour ne pas passer à côté de ce marché potentiel, comme nous le confirme cet extrait d’entretien (encadré 4) qui illustre la convention marketing :
Encadré 4 – Illustration de la convention marketing
« Il y a toutes les réformes de l’épargne salariale, qui poussent dans la direction de l’investissement socialement responsable, et il y a le Fonds de réserve des retraites, vous avez vu, qui vient de lancer un appel d’offres sur l’investissement socialement responsable. Ça a été un déclenchement, les gens sont de plus en plus intéressés. »
42Cette dernière convention de qualité correspond à la convention de qualité « marchande » d’Eymard-Duvernay. Dans ce cas, la qualité n’en devient une qu’uniquement à cause de l’objectivation des mécanismes classiques du marché.
43Répondre à la question de la construction sociale du marché équivaut à analyser des justifications variées et leurs défenseurs respectifs. Les acteurs de l’investissement socialement responsable s’observent, se jaugent et se positionnent en fonction les uns des autres [White, 1981]. Comprendre comment ils institutionnalisent le marché revient à analyser leurs oppositions ou leurs convergences, dans les argumentations sur la qualité du « socialement responsable ». Une seule qualité, a priori la convention d’émulation, devra à terme émerger pour coordonner l’action sur le marché, et ainsi permettre sa stabilisation. C’est ce que nous allons maintenant vérifier.
4 – Entre activisme et technicisme
44Après avoir fait l’hypothèse du lien entre les positions normatives et organisationnelles des acteurs, nous allons examiner les résultats de notre enquête. L’exposé des résultats se déroule en trois temps. Premièrement, l’examen de la réalité du marché témoigne de six classes d’acteurs où s’entremêlent les quatre conventions de qualité dont nous avons fait l’hypothèse. Le plan de la régulation de l’investissement socialement responsable se révèle donc plus complexe que prévu. Deuxièmement, on observe que, selon la définition de la situation et notamment le type de clients auquel on a affaire, les justifications varient fortement. L’interaction est donc fondamentale dans le recours à un certain type de conventions de qualité. Ce phénomène est affiné dans la troisième et dernière partie de nos résultats grâce à la notion de position relationnelle. En effet, l’objectif de cette partie est de vérifier le lien entre la position organisationnelle des acteurs et les valeurs qu’ils soutiennent. En contrôlant grâce aux caractéristiques des acteurs (sexe, âge, etc.), on observe que ce lien s’avère fragile et qu’il existe également une troisième forme de position qu’il faut prendre en compte dans la régulation, c’est la position relationnelle des acteurs. Nous saisissons cette dernière par la variable qui décrit si l’interviewé appartient à l’une des nombreuses associations qui organisent une forme originale de vie sociale au sein du marché.
Les différents groupes normatifs
45Le discours de promotion de l’investissement socialement responsable se révèle formaté. Il passe le plus souvent par le screening positif [8]. Pourtant, les pratiques des gérants sont personnelles et la règle de l’investissement socialement responsable reste encore ouverte. Il faut un autre dispositif pour comprendre les justifications de chaque acteur quant à ses conceptions et pratiques. Nous avons donc interrogé les acteurs sur leurs « pratiques idéales » [9] de l’investissement socialement responsable. Il leur était demandé de classer les « bonnes pratiques » de l’investissement socialement responsable selon huit modalités de réponse qui représentaient des pratiques emblématiques de chaque processus de gestion. Ces modalités se référaient aux quatre conventions de qualité (deux par convention). De plus, à chaque modalité était associé par l’enquêté un rang d’ordre des « meilleures » pratiques de l’investissement socialement responsable selon sa vision. Celles-ci rendent possible le flottement normatif qui existe autour des quatre conventions de qualité dont nous avons fait l’hypothèse dans l’établissement de la grammaire de l’investissement socialement responsable.
46La pédagogie de l’investissement socialement responsable autour de la convention d’émulation vaut pour la situation, très fréquente, où il faut faire la publicité de l’investissement responsable. Mais d’autres situations au cours desquelles il faut définir l’investissement socialement responsable existent. En appeler aux « pratiques idéales » des acteurs conduit à créer une situation d’ordre général, nécessitant la mobilisation d’une définition justifiée de l’investissement socialement responsable. Cela permet de dénombrer six classes [10], dans lesquelles les justifications utilisées par les acteurs varient. Ces six classes sont plus complexes que les quatre conventions de qualité que nous avions jugées nécessaires lors de l’élaboration des hypothèses descriptives (H1, H2, H3, H4).
47La première classe présente est celle des actifs. Nous l’avons dénommée ainsi car c’est une classe où conventions d’émulation et de compétition se côtoient. De plus, les acteurs appartenant à cette classe refusent le militantisme ou l’appel au marketing, quand ils doivent justifier leurs « bonnes » pratiques. Les actifs constituent une classe qui rassemble 13 acteurs : il s’agit de la classe de certains financiers historiques importants, de représentants d’agences de notation et d’associatifs très investis sur le marché, qui ont participé au lancement de l’investissement socialement responsable en France et qui y consacrent aujourd’hui la totalité de leur travail.
48La deuxième classe est celle des proactifs qui se rapprochent des actifs, à la différence qu’ils ont davantage tendance à mettre en avant la convention de compétition. Selon nos hypothèses, cette classe devrait rassembler les consultants et les courtiers, acteurs non historiques et moins légitimes, qui mettraient les dominants au défi. Les proactifs favorisent le screening positif correspondant à l’émulation, mais mettent parfois plus en avant l’activisme actionnarial. On dénombre 18 acteurs dans cette classe dont des représentants des courtiers, des consultants et des investisseurs institutionnels (notamment un représentant du Fonds de réserve pour les retraites).
49La troisième classe est celle des techniciens. Elle regroupe 25 acteurs se référant uniquement à la convention d’émulation. On peut penser que nous allons retrouver ici gérants et analystes, dont la principale ressource pouvant justifier ce technicisme repose justement sur le fait que ce sont eux qui possèdent et utilisent cette technique. En effet, nombre des techniciens sont des financiers, analystes ou gérants.
50La quatrième classe rassemble 12 technico-commerciaux, nommés ainsi car ils mélangent arguments techniques et marketing. On retrouve ici des financiers, des responsables d’associations de place ou de promotion de l’investissement socialement responsable et d’agences de notation. Ces acteurs ont besoin du marché pour subsister, il n’est donc pas étonnant qu’ils fassent la promotion du marché grâce à des arguments marketing, tout en étant empreints de la définition technique de l’investissement socialement responsable.
51La cinquième classe regroupe 7 technico-militants, qui possèdent des justifications qui certes passent par la technique, et donc la convention d’émulation, mais qui ne renient pas la convention militante. Cette position est assez étonnante et témoigne de la complexité de la définition de l’investissement responsable, où peuvent cohabiter – selon la situation – des justifications apparemment contradictoires. Ce sont principalement des chargés de mission d’associations ou d’organisations non gouvernementales, qui essaient de devenir légitimes sur le marché. On retrouve également un responsable de finance solidaire.
52Enfin, on peut citer les finéthiques, petit groupe de 3 acteurs, dont le nom est la contraction de finance et éthique. Nous avons tenu à garder cette petite classe, car elle contient la personne la plus active et importante sur le marché. Cet individu a une conception très personnelle de l’investissement socialement responsable, fondée sur un technicisme du développement durable pensé comme une forme d’éthique de la finance. Il semble bien que la persistance de la référence au concept de développement durable dans l’investissement socialement responsable ait à voir avec cet acteur très central.
Des justifications contextualisées : qui essaie-t-on de convaincre ?
53Quand on interroge les acteurs, non plus sur leurs pratiques idéales de manière générale mais dans un contexte particulier, comme par exemple sur celles dont ils se serviraient pour convaincre différents types de clients, leurs réponses varient [11]. Les justifications sont appréhendables, si l’on tient compte de la définition de la situation et donc du contexte politique. En effet, la définition de la situation [Thomas et Znaniecki, 1918] est primordiale dans l’interaction. On n’utilise pas la même convention pour se justifier face à un syndicaliste ou face à un patron. Les arguments changent de références.
54Ainsi, quand on demande aux interviewés les justifications qu’ils emploieraient pour convaincre différents types de clients des bienfaits de l’investissement socialement responsable : client institutionnel lambda, client de l’épargne salariale de type « patron » et client de l’épargne salariale de type « syndicat » [12], on obtient des réponses qui varient selon le contexte. Elles témoignent de la bataille normative et de l’utilisation de différentes conventions pour peser sur la régulation selon l’interaction dans laquelle les acteurs sont encastrés.
55De manière générale, on observe dans le cas de l’investisseur lambda, une anomalie par rapport à la suprématie de la convention d’émulation. La convention de compétition s’avère plus importante que celle-ci, pourtant majoritaire sur le marché. La relation avec la clientèle occupe un lieu privilégié pour comprendre le sens que les acteurs de l’investissement socialement responsable veulent donner à ce dernier. La suprématie de l’émulation est fragilisée. La convention de compétition paraît plus importante dans l’identification et la construction d’une demande.
56Assez étonnamment, étant donné son rejet a priori communément admis au sein du marché, le militantisme est régulièrement cité dans les arguments pour convaincre les clients. La morale des fonds « socialement responsables » est reniée dans les processus techniques, mais elle demeure invoquée quand il s’agit de trouver des débouchés. Peut-être y a-t-il une conscience que la convention française d’émulation est majoritaire pour l’industrie de la gestion, mais pas pour les clients et surtout pour le grand public. L’investissement socialement responsable est technique quand il est produit mais peut rester éthique quand il est vendu.
57De même, quand le client est spécifiquement un syndicaliste qui s’occupe d’épargne salariale, les arguments sont beaucoup moins tranchés. Ils sont influencés par trois conventions. La compétition reste la première justification, mais elle est talonnée de près par le militantisme qui est cité par certains acteurs comme premier argument pour convaincre un syndicaliste.
58Ainsi, les justifications militantes sont utilisées pour créer les débouchés du marché, là où les justifications techniques primaient pour organiser les produits. Le fait que l’investissement socialement responsable soit en train de construire sa demande, après avoir construit son offre dans un premier temps [Giamporcaro-Saunière, 2006], entraîne des conséquences pour la structure et les conventions du marché. La prégnance des justifications militantes, pour convaincre les investisseurs des avantages de l’investissement socialement responsable, ne constitue qu’un premier indice de ce phénomène à venir. L’avenir de ce marché est encore à inventer avec de nouveaux acteurs qui se réfèrent à d’autres principes que ses principes originels. Le marché se pérennisera quand ce paradoxe entre technique et éthique sera réglé.
59L’argument du marketing est en revanche renié dans les justifications utilisées pour convaincre les clients. Cette situation marchande « socialement responsable » demande de trouver d’autres raisons d’être, que le simple appel au marché. On ne peut admettre, devant les clients, faire de l’investissement socialement responsable parce qu’il le faut. Pourtant, les clients sont souvent à l’origine d’un positionnement marketing des sociétés de gestion. Ils représentent surtout une bonne mise en situation pour comprendre les justifications. La relation de clientèle demande, en effet, d’instaurer un sens à l’action et ce sens n’est pas forcément celui de l’éthos financier revendiqué dans l’organisation des fonds.
60Dans le cas d’un client d’épargne salarial de type « patron », le schéma général de mélange entre compétition et émulation prévaut. On observe moins de différences entre les justifications qu’avec des clients syndicalistes, peut-être parce que des patrons sont proches des clients institutionnels lambda. Cependant, on trouve dans ce cas de figure une propension singulière à placer le marketing derrière la convention de compétition. Les interviewés utilisent avec ces clients une argumentation de « nouveau marché ». Parler marketing à un chef d’entreprise semble être, aux yeux des interviewés, une bonne stratégie pour convaincre ce dernier.
61Étant donné ces résultats, on peut penser qu’il existe une forme d’argumentation particulière pour ceux qui comprennent les codes de la finance. Elle s’oppose à une autre forme élaborée pour les acteurs extérieurs. L’investissement socialement responsable possède un discours pédagogique interne qui a été utile lors de sa phase d’émergence. Quand il est confronté à des acteurs extérieurs à son monde, il adapte néanmoins ce discours. Cette phase de confrontation du mythe originel technique s’avère primordiale pour la pérennisation du marché. En fonction de la convention qui imposera un consensus, le marché existera et trouvera les moyens de fonctionner. La convention gagnante ne le sera pas parce qu’elle est meilleure, mais parce qu’elle est justifiée par des acteurs plus importants dans la structure. Être important ici ne signifie pas être le plus fort mais être celui qui possède les moyens, en gérant les interdépendances de ressources, d’imposer ses vues.
Quels acteurs pour quelles conventions ? Le rôle de l’encastrement relationnel
62Maintenant, nous devons vérifier la diffusion des conventions de qualité dans le système d’action concret de l’investissement socialement responsable. Conformément à H0, nous voulons relier les positions normatives (les six classes) avec les positions organisationnelles, examinées ici grâce à des variables comme le métier, le diplôme ou l’organisation d’appartenance [13]. Une autre variable, comme le fait d’appartenir à une association, permet cependant d’interroger ces positions organisationnelles en introduisant la notion de position relationnelle, plus informelle. En effet, sur ce marché, il existe de nombreuses associations de promotion de l’investissement socialement responsable auquel tous les types d’acteurs adhèrent. Ces derniers profitent ainsi de la vie sociale qu’elles organisent, par exemple lors de groupes de travail. L’analyse des systèmes d’acteurs des marchés est complétée par leurs structures relationnelles.
63Identifier les défenseurs de chaque convention revient aussi à évoquer leurs caractéristiques classiques (sexe, âge, primo-accédant) en tant que variable de contrôle.
64Il s’agit de valider les hypothèses descriptives qui établissent un lien entre la convention de qualité soutenue et la place des acteurs dans le système. Les six classes de conventions s’avèrent plus complexes que nos quatre hypothèses de départ. Nous pouvons cependant vérifier si ces catégories sont bien relatives à des groupes spécifiques d’acteurs, en fonction de leurs caractéristiques, de leurs organisations d’origine et de leur activité relationnelle grâce à des régressions logistiques.
65Tout d’abord, nos résultats montrent, de manière générale, que peu de variables viennent expliquer les différences entre conventions de qualité soutenues. Il semble que les acteurs du marché ne prennent que rarement le parti d’une convention selon leur caractéristique ou leur position dans le marché de l’investissement socialement responsable. En effet, le sexe, l’âge, le fait d’être un primo-accédant, mais également l’organisation, le métier, le diplôme et enfin le fait d’appartenir à une association, n’expliquent guère les classes relatives aux conventions de qualité. Peu importe qui l’on est, peu de chose influence véritablement la composition des classes. La technique, présente de manière variable dans chacune des six classes décrites ci-dessus, relève bien d’un présupposé à l’action dans ce marché. Cette interprétation peut expliquer que les six classes ne sont pas réellement expliquées par les caractéristiques des acteurs, ni par leur position organisationnelle, comme nous en avions fait l’hypothèse.
66Cependant, la classe des actifs permet d’établir un lien entre ce que pensent les acteurs de l’investissement socialement responsable et leur profil conformément à H0. En effet, certaines catégories d’âge – les âges intermédiaires – sont significativement celles qui décrivent le moins les actifs. L’investissement socialement responsable est un milieu où les plus jeunes comme les plus mûrs ont une carte à jouer pour entamer ou terminer une carrière avec brio. De plus, les acteurs ayant fait une école de commerce sont plutôt des actifs, ce qui dévoile une stratégie normative d’appropriation du marché comme accélérateur de carrière par certains acteurs. L’investissement socialement responsable n’est pas qu’un espace de possibles pour la finance, c’est également un espace de possibles pour les professionnels qui y participent. Les résultats des régressions logistiques sur la variable « actif » sont présentés dans le tableau suivant.
Régressions logistiques sur la classe des actifs

Régressions logistiques sur la classe des actifs
67Néanmoins, le fait d’appartenir à une association est significatif pour l’explication de plusieurs conventions : les technico-commerciaux et, dans une moindre mesure, les actifs et proactifs. Les interviewés se révèlent moins proactifs et technico-commerciaux s’ils appartiennent à une association et, inversement, davantage actifs. Ce résultat place au centre de l’analyse le rôle des relations formelles et informelles et prouve bien que les interactions jouent un rôle prépondérant dans la régulation. Il se passe quelque chose de primordial dans les groupes de travail ou les réunions associatives organisées au sein du marché et cela développe les relations. Un tissu relationnel informel et hors des frontières classiques des organisations et de la division des tâches est créé par les associations. Il permet à la qualité de l’investissement socialement responsable de circuler sur le marché pour se définir. Ce résultat met au jour l’importance de l’encastrement relationnel dans l’institutionnalisation du marché de l’investissement socialement responsable. Le tableau suivant (tableau 2) présente les résultats des régressions logistiques sur les actifs, proactifs et technico-commerciaux avec la variable « appartenir à une association ».
L’importance du tissu relationnel créé par les associations

L’importance du tissu relationnel créé par les associations
68Sachant que les actifs s’avèrent plutôt être les fondateurs originels du marché, on peut confirmer que le marché a émergé grâce à ce tissu relationnel qui dépasse les frontières organisationnelles. Arese a, par exemple, tenu de nombreuses réunions d’information au tout début du marché pour développer la notion chez les financiers et les acculturer [Gond et Leca, 2004]. Dans le même ordre d’idées, plusieurs sociétés ou associations de promotion de l’investissement socialement responsable se sont créées au tout début du marché. On voit le résultat de leur action dans le lien positif entre la convention des actifs et le fait d’appartenir à une association.
Conclusion
69Nous avons tenu ici à vérifier que la construction sociale du marché de l’investissement socialement responsable avait besoin d’imposer une convention de qualité du « socialement responsable ». La définition de cette convention devait dépendre du poids des acteurs qui la soutiennent dans le système d’action concret. Nous avons notamment fait l’hypothèse que chaque type d’acteur, possédant des ressources dépendantes de l’organisation dans laquelle il s’inscrit, défendrait une position normative particulière. Nos hypothèses ne sont pas entièrement vérifiées. On ne peut affirmer qu’il existe une définition claire des profils normatifs des acteurs en fonction de leurs attributs organisationnels. Cependant, certaines variables comme le diplôme ou le fait d’appartenir à une association font exception et pèsent dans le fait de soutenir une conception de l’investissement socialement responsable plutôt qu’une autre. Cette dernière variable est particulièrement déterminante dans la construction des profils normatifs. Le rôle de l’encastrement relationnel dans la construction sociale du marché de l’investissement socialement responsable en est renforcé.
70Cependant, les six conventions de qualité que nous avons mises au jour expriment une forme de tension. Eymard-Duvernay (1989) a mis au point le concept de convention de qualité, en laissant une place à une possible tension entre ces modes de coordination : « le partage entre les différentes conventions de qualité n’est jamais parfaitement stabilisé et il en résulte des risques de tension continuels. La pluralité des conventions de qualité explique la diversité des formes de coordination simultanément en vigueur, le tissu économique se présentant comme un écheveau de liens de natures différentes ». Multiples, interconnectées et en bataille, ce qui peut induire que, pour l’instant, elles semblent inexplicables, les conventions de qualité de l’investissement socialement responsable témoignent de la lutte politique dans la construction sociale du marché.
71Il existe un véritable enjeu politique et social à observer : quelle sera la définition finale du « socialement responsable ». Le potentiel régulatoire de la responsabilité sociale des entreprises sur le capitalisme repose sur la création de sens que la bataille normative autour des conventions de qualité de l’investissement socialement responsable nous dévoile en partie. Pour l’instant, le sens du « socialement responsable » semble plutôt s’orienter vers une logique marchande et ne décrit pas de révolution « éthique », si ce n’est celle de l’application de l’éthique libérale à des objets sociaux et/ou environnementaux. En effet, entre activisme et technicisme, l’investissement socialement responsable tend à se définir à terme comme une technique financière plus performante car elle applique les processus de gestion de la finance classique à des objets sociaux et/ou environnementaux.
721) Question posée aux enquêtes sur leurs pratiques idéales de l’investissement socialement responsable :
73Pouvez-vous, lire la liste de pratiques suivantes, et me dire celles qui correspondent, selon vous, à une bonne pratique de l’Investissement Socialement Responsable, en les classant de 1 à 8 du plus important (1), au moins important (8) :

742) Question posée aux enquêtés sur leurs arguments selon le type de clients :
75Voici une liste d’arguments qui serviraient à convaincre un de vos clients privilégiés – si vous n’êtes pas gérant : un investisseur que vous connaissez bien – qu’il serait intéressant pour lui d’investir de manière socialement responsable. Pouvez-vous la lire et classer les arguments de 1 à 4, de celui que vous seriez le plus enclin à utiliser (1) à celui que vous seriez le moins enclin à utiliser (4) :

76Pouvez-vous répondre encore deux fois à cette question en considérant qu’il s’agit d’un client de l’épargne salariale :
77Soit vous vous adressez à quelqu’un qui vient du monde syndical
78Soit vous vous adressez à un patron d’entreprise, ou à un directeur RH, financier d’une entreprise
Notes
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[1]
Traduction par nos soins : « A social representation on what could be argued, if required, as a ‘satisficing’ level of coordination, inside a relevant collective entity ».
-
[2]
Par exemple, il ne représente encore que de très faibles encours [Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004].
-
[3]
Il est par exemple difficile de comparer l’activité d’un groupe pétrolier et celle d’une banque.
-
[4]
Le terme « screening » est utilisé par les acteurs pour se référer à une méthode de gestion des fonds fondée sur une forme de filtrage des actions.
-
[5]
Ce chiffre d’une centaine de membre a été obtenu en couplant l’observation, la confection d’une liste nominative et l’opinion des membres du marché. Sur les 85 questionnaires recueillis, 78 étaient exploitables.
-
[6]
Source : www. finansol. org.
-
[7]
Rappelons ici que si le gérant vend un service aux investisseurs institutionnels, il devient lui-même un investisseur institutionnel par ce contrat. En gérant les titres des investisseurs institutionnels, le gérant épouse leurs intérêts et leur rôle, alors qu’il n’est au départ qu’un prestataire de service.
-
[8]
Ce discours est celui des sites Internet, des plaquettes de promotion ou de présentations, etc. L’analyse de contenu de ces documents montre que le screening positif est la norme principale de justification, dans un souci de « pédagogie », comme le disent les acteurs. Elle est utilisée pour faire la publicité de l’investissement socialement responsable.
-
[9]
Cf. le dispositif d’enquête, en annexe.
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[10]
Ces classes sont le fruit d’une classification ascendante hiérarchique, effectuée sur les rangs des réponses à la question des pratiques idéales de l’investissement socialement responsable.
-
[11]
Cf. annexe pour les questions sur les pratiques idéales contextuées selon le type de clientèle.
-
[12]
Nous avons tenu ici à différencier les clients de l’épargne salariale de type patron ou syndicat, car ces deux types d’acteurs peuvent intervenir dans la mise en place d’un plan d’épargne salariale.
-
[13]
Rappelons que les organisations valent comme centre de ressources, d’où le choix de ces trois variables.