CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les termes d’éthique et de responsabilité sociale des entreprises (RSE) sont publicisés par les firmes depuis une vingtaine d’années. Ce type d’articulation n’est pas récent. On le repère, il est vrai sous une forme très différente, dans les années 1920 aux États-Unis.

2La doctrine du « social service » prône, à cette époque, une « responsabilité sociale des systèmes productifs » [Siegfried, 1931]. L’historien André Siegfried voit dans cette doctrine un « véritable substitut de morale sociale » [op. cit. p. 176]. Cette conception arrimée sur l’idéologie du progrès est le fruit d’un compromis inédit entre les pouvoirs publics et les entreprises. Il s’agit d’une nouvelle représentation des rapports entre l’État et la grande production. Cette doctrine est l’amorce d’un compromis entre les producteurs, les entrepreneurs et les pouvoirs publics : les ouvriers admettent progressivement une déqualification compensée par une politique de hauts salaires ; l’État quant à lui commence à accepter l’idée d’une concentration de la production entre quelques mains, tandis que, en contrepartie, la doctrine assure aux trusts une légitimation de leurs bénéfices liés de plus en plus à la rationalisation de la production remise en chantier à cette époque.

3Généralisée bien au-delà des États-Unis, cette rationalisation économe de temps humain et d’autonomie dans le travail a trouvé une forme de justification garantie par les États-providence qui ont institué des modes de redistribution fondés sur une solidarité contrôlée démocratiquement à l’échelle des nations.

4La fin des Trente Glorieuses a marqué le terme de ce compromis. Libéré de ce carcan, le capitalisme a retrouvé son ardeur à accumuler les profits.

5Comme en réaction, « l’entreprise responsable » affirme en ce début du xxie siècle de plus en plus nettement sa capacité à « œuvrer pour la société et l’environnement. »

6Ce revirement s’explique en partie par le front de contestation qui s’est levé pour dénoncer les effets du capitalisme prédateur. Mais par delà cette réaction des entreprises, on peut repérer un besoin propre au capitalisme contemporain : en effet, de même que la doctrine du social service a accompagné un vaste mouvement de rationalisation du travail et de la production, de même, la mondialisation de l’économie s’accompagne de mutations profondes qui touchent le travail. Ces mutations appellent de nouveaux modes de légitimation et de régulation.

7La nouvelle organisation du travail redéfinit l’unité productive non plus sur la base d’une économie des mouvements obtenue par une division de plus en plus fine des gestes et donc par la spécialisation et le morcellement des tâches, mais sur la base d’une « gestion » des échanges et des communications. Les gains de productivité sont attendus des relations de l’entreprise avec son environnement et, en interne, des relations entre les différents services et entre les salariés. Le contrôle ne doit donc plus uniquement s’opérer sur le procès de production. Les échanges, considérés désormais comme de nouveaux facteurs de production, sont soumis à une rationalisation croissante. Cette rationalisation implique une réactivation des motivations que la déstabilisation du modèle de solidarité porté par les États-providence a fragilisées. À travers le thème de la RSE, cherche sans doute à s’instituer une « entreprise providence » dont le modèle de solidarité externe est toutefois loin de faire consensus y compris aux yeux des salariés.

8Cette rationalisation des échanges suppose aussi de nouveaux modes de coordination de l’action collective. Sur quels mobiles l’entreprise entend-elle les fonder ? Sur des mobiles économiques tels que l’intérêt ? Ou bien sur des mobiles éthiques comme le suggèrent les chartes et codes déontologiques récemment introduits ?

9La coordination marchande a inspiré le modèle de régulation des échanges internes dans les années 1980. Elle n’a toutefois pas porté les fruits escomptés comme l’ont montré Vincent de Gaulejac et Nicole Aubert dans Le coût de l’excellence [1991]. En rabattant l’échange sur sa dimension économique, la culture du nouveau management a en effet contribué à fragiliser les collectifs de travail et les coopérations traditionnelles, sans pour autant réussir à mobiliser les salariés sur les intérêts des entreprises. Pour l’entreprise, le problème des conséquences de l’introduction des logiques de concurrence et de compétition entre les salariés reste entier. Les dispositifs normatifs diffusés en interne à travers les chartes éthiques notamment seraient la réponse conçue par le management pour atténuer le déficit de coopération qu’il a contribué à creuser.

10La question de la construction de l’intérêt ou de l’éthique, dont Albert O. Hirschman [1986] précise les modalités, se pose avec acuité dans les organisations. En effet, c’est paradoxalement au plus fort de l’introduction du marché au sein des entreprises, que les directions des grands groupes multinationaux se dotent de chartes éthiques qu’elles diffusent auprès de leurs salariés et d’un plus large public.

11Si la construction de l’intérêt ainsi que le souligne Hirschman vise à économiser le « bien éthique » comme mobile de l’action, l’introduction de ces nouveaux discours managériaux est-il le signe d’un changement susceptible de libérer les mobiles éthiques ? (partie 1). Faut-il au contraire considérer que la régulation marchande est toujours au cœur des rapports sociaux dans les entreprises ? Et, dans ce cas, quelle est la signification des normes et des valeurs produites par les entreprises (partie 2) ?

1 – Vers une régulation éthique ?

12L’ouvrage d’Albert Hirschman Vers une économie élargie est particulièrement précieux pour clarifier les enjeux théoriques de la construction institutionnelle de deux modes de régulation, l’un guidé par le mobile de l’intérêt, l’autre par des mobiles éthiques. Sur le plan empirique, l’analyse portera sur la signification des dispositifs éthiques et de RSE introduits dans les entreprises. Nous nous appuierons notamment sur deux recherches que nous avons réalisées dans le secteur des industries électriques et gazières (IEG) [1].

1.1 – Mobiles éthiques et intérêt

13Ainsi que l’explique Hirschman, une partie non négligeable des économistes admet désormais que le système économique implique l’adjonction d’un ingrédient extra-économique comme condition à la bonne marche des affaires. Qu’il soit nommé morale ou bien civisme, ou encore confiance, cet ingrédient est considéré comme l’input nécessaire au bon fonctionnement du système. Cet ingrédient aux « propriétés régulatoires » est susceptible, en tant que facteur de production, d’entrer dans le cadre traditionnel des raisonnements économiques utilitaristes. Les biens moraux sont alors considérés comme des ressources données en quantité fixe et incorporées aux produits. Le désaccord porte essentiellement « sur ce qui arrive à cet input quand on l’utilise » [Hirschman, op. cit. p. 102]. Selon cet économiste, deux positions s’opposent.

14Dans le modèle de Kenneth Joseph Arrow, la morale est identifiée à une compétence et, de ce fait, sa mise en œuvre a des chances de l’accroître. En conséquence, moins l’ordre social mobilise cette compétence et plus elle tend à s’atrophier. C’est du moins ce qu’affirme le sociologue anglais Richard Morris Titmuss [1970] s’inscrivant dans le prolongement de cette thèse.

15La morale peut être considérée d’une tout autre façon. Dennis Holme Robertson [1956] l’assimile pour sa part à une « ressource strictement limitée ». La tâche revient ainsi à l’économiste de l’économiser, comme le souligne Hirschman résumant cette seconde position :

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« En s’appuyant sur des exemples bien choisis de son époque, Robertson affirmait qu’il incombait à l’économiste de créer des institutions et des motivations telles que, pour son bon fonctionnement, la société ait à s’en remettre le moins possible à cette chose qu’il baptisait « amour », raccourci sous lequel il entendait désigner la moralité, le civisme, etc. Son argument reprenait bien sûr celui d’Adam Smith qui louait l’aptitude de la société à se passer de la bienveillance (du boucher, du brasseur, du boulanger) puisque la poursuite de l’intérêt individuel suffisait à la faire fonctionner correctement. » [Hirschman, op. cit., p. 104]

17Dans les deux cas, les auteurs considèrent que les changements institutionnels peuvent avoir un impact sur les formes de régulation de l’action économique, soit que l’on souhaite favoriser la bienveillance et le civisme, soit au contraire, que l’on cherche à libérer le mobile de l’intérêt. L’autre point commun consiste à considérer la valeur économique des biens moraux :

  • en tant que compétence, la morale est un bien particulier qui a la propriété de ne pas s’user lorsqu’on la pratique.
  • en tant que bien rare et cher, la moralité doit faire l’objet d’une économisation dans le cadre d’une rationalisation des coûts.
Le constat d’un déficit d’esprit public est partagé par ces deux courants. Mais les remèdes préconisés divergent radicalement. Dans le premier cas, le fonctionnement du système économique peut s’appuyer sans aucun danger sur des configurations institutionnelles favorables à l’épanouissement des compétences morales. Dans le second cas, il doit au contraire engendrer de nouvelles configurations institutionnelles pour reposer davantage sur l’usage de l’intérêt que sur celui du civisme afin d’économiser ce bien.

18Cette discussion permet de repérer les liens entre l’organisation du système économique et les comportements attendus, mais aussi le caractère construit de l’intérêt comme mobile principal de l’action. Loin d’être donné, il est tout au contraire le produit d’un aménagement établi afin d’économiser d’autres valeurs jugées rares et donc coûteuses. Que le système économique puisse être organisé en vue de libérer l’intérêt, la lutte et la concurrence, permet de souligner le rapport, chez les économistes eux-mêmes, entre les changements au sein des organisations et les qualités d’ordre moral ou de l’intérêt que l’on entend privilégier. Cette discussion constitue un bon analyseur pour examiner la multiplication des chartes éthiques ou des accords de responsabilité sociale mis en avant dans la communication institutionnelle des firmes. Sont-ils le signe d’une reconfiguration qui se traduirait concrètement par des évolutions organisationnelles constatables empiriquement ?

1.2 – L’entreprise providence : quelle solidarité ?

19Les notions d’éthique et de responsabilité sociale largement publicisées sont fortement imbriquées dans les discours managériaux des différents groupes du secteur de l’énergie que nous avons étudiés [2]. Ils le sont aussi dans d’autres entreprises et dans d’autres secteurs. Ainsi pour ne prendre qu’un exemple, celui de la défense, la présentation de la RSE par EADS est indissociable de la démarche éthique engagée auprès des salariés.

Entreprise d’envergure mondiale, EADS offre des produits et services dans les domaines de l’aéronautique, de l’espace et de la défense, avec l’ambition de définir les standards de son secteur. Cette position implique une création de valeur à long terme et la reconnaissance de la responsabilité sociale et éthique du Groupe. De ce fait, la stratégie du Groupe vise à établir un équilibre durable entre la performance économique, la prise en compte des intérêts des parties prenantes et le respect de l’environnement. (…)
En 2004, EADS a entrepris de mettre en lumière sa pratique responsable des affaires. EADS a défini une politique CSR qui identifie un ensemble de domaines dans lesquels l’ensemble du Groupe vise une amélioration continue. La vision d’EADS est conforme aux accords-cadres internationaux, tels que la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Déclaration de l’Organisation internationale du travail et la Convention de l’OCDE. EADS, signataire du Pacte mondial (« Global Compact ») des Nations unies, s’est engagée à promouvoir, dans sa sphère d’influence, l’application de valeurs fondamentales en matière de droits de l’homme, du travail, de l’environnement et de la lutte contre la corruption. EADS s’engage à rendre compte des réussites du Groupe en matière de mise en œuvre de sa stratégie pour un développement durable.
La politique CSR d’EADS reprend les principaux éléments de la CSR définie pour l’ensemble du Groupe. Elle se base sur les meilleures pratiques existantes, ainsi que sur le Code éthique d’EADS qui définit des orientations pour les responsables opérationnels et les salariés.
Source : www. eads. co. za/ 1024/ fr/ csr/ approach/ approach. html

20Ainsi que le rappelle un rapport récent, introduit par Günter Verheugen, vice-président de la Commission européenne [3], ce terme « a été initialement créé par et pour les grandes entreprises » [4].

21Ces dernières entendent convaincre qu’elles peuvent assumer le rôle d’une harmonisation sociale dans le périmètre économique sous leur contrôle. Le champ d’application des accords RSE négociés (c’est le cas d’EDF [5] et de Suez [6]) ou non (c’est le cas de Total) avec les syndicats, détermine les frontières au sein desquelles les entreprises maisons-mères décident d’exercer leur fonction modératrice.

« I - Champ d’application de l’accord

Le présent accord s’applique aux sociétés dans lesquelles le Groupe EDF exerce directement le contrôle, c’est-à-dire les sociétés dans lesquelles EDF détient la majorité du capital, ou dispose de la majorité des voix attachées aux parts émises, ou encore nomme plus de la moitié des membres des organes d’administration, de direction ou de surveillance. Lorsqu’une modification de l’actionnariat ou du pacte d’actionnaire du groupe EDF a pour effet de faire sortir une société du périmètre ainsi défini, l’accord cesse d’y être applicable. À l’inverse, lorsqu’une nouvelle société entre dans ce périmètre, possibilité est offerte aux parties prenantes concernées localement de rejoindre l’accord si elles le désirent. Si cela devait nécessiter une modification de l’accord, les signataires pourront faire jouer la clause de négociation d’un avenant prévue au IX. Dans les sociétés où EDF est présente de façon significative sans exercer le contrôle direct, les signataires s’engagent à promouvoir le présent accord pour en faire reprendre et appliquer au mieux les dispositions.
Les sociétés du groupe s’engagent à respecter strictement les lois nationales et locales ainsi que les autres accords collectifs, tout particulièrement lorsque ceux-ci comportent des obligations plus étendues que celles du présent accord. » [7]

22L’espace économique international constitué du réseau de filiales devient non seulement l’espace d’application des différents articles des accords RSE mais aussi des normes et des valeurs. Cette tendance lourde témoigne d’une montée non négligeable des interventions directes et volontaires des entreprises privées. Cette notion, reconnue par différentes organisations internationales (OIT, ONU, OCDE, CCE), comprend des engagements sociaux et environnementaux qui vont au-delà des obligations légales, point sur lequel insiste la CCE qui la définit de la façon suivante dans un texte publié en 2006 [8] :

« La responsabilité sociale des entreprises (RSE) est un concept qui désigne l’intégration volontaire, par les entreprises, de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes. [9] Les entreprises ont un comportement socialement responsable lorsqu’elles vont au-delà des exigences légales minimales et des obligations imposées par les conventions pour répondre à des besoins sociétaux. La RSE permet aux entreprises, quelle que soit leur taille, de contribuer à concilier les ambitions économiques, sociales et environnementales en coopération avec leurs partenaires. À ce titre, la RSE est devenue un concept de plus en plus important tant dans le monde que dans l’Union européenne et s’inscrit dans le débat sur la mondialisation, la compétitivité et le développement durable. En Europe, l’encouragement à la RSE reflète la nécessité de défendre des valeurs communes et d’accroître le sens de la solidarité et de la cohésion. » [CCE, 2006].

23Les chartes et les accords RSE, n’apparaissent toutefois pas à n’importe quel moment.

24Dans les pays développés, la précarisation du travail est l’une des conséquences de l’externalisation des emplois organisée à grande échelle par les entreprises. Cette externalisation contribue à soustraire massivement les salariés aux conventions collectives et aux réglementations du travail les plus avantageuses. Ces protections sociales attachées aux grandes entreprises, dans le cadre du compromis fordiste garanti par l’État-providence, ne s’appliquent désormais qu’à un nombre restreint de salariés. Il est essentiel de rappeler ce contexte de fragmentation tendancielle du salariat pour resituer les engagements des entreprises éthiques et responsables à aller au-delà de la loi. La naturalisation des contraintes économiques, qui justifie l’affaiblissement des protections légales au travers d’un « assouplissement » du droit du travail, n’est pas remise en cause par les solidarités volontaires des firmes. Au contraire. Face aux contestations montantes, l’entreprise providence entend redéfinir les bases d’un compromis particulier dont l’éthique et la responsabilité sociale de l’entreprise sont la clef de voûte : le moindre poids des dispositions réglementaires générales dont elle affirme qu’elles grèvent sa compétitivité économique, serait compensé par des initiatives plus souples et tout aussi efficaces. Une sorte de combinatoire entre l’État-providence et l’entreprise providence serait ainsi préconisée. La part de ce qui revient à l’un ou à l’autre, c’est-à-dire le poids de la régulation publique ou privée n’est toutefois pas encore établi. Il est probable qu’il dépendra beaucoup des rapports de forces et des débats à venir. Ces questions font l’objet d’une attention toute particulière de l’OIT :

« Analyse de la relation entre les initiatives privées volontaires et la réglementation publique. Étant donné que la mise en œuvre de normes internationales du travail ratifiées et l’application de la loi incombent au premier chef aux gouvernements, qu’elle est la relation entre les réglementations et inspections publiques et le phénomène grandissant de l’évaluation privée et de l’audit social » [BIT, 2006].

25Dans les pays en voie de développement, la situation est différente mais néanmoins problématique. En effet, les États y sont fragiles et la législation du travail peu développée. Dès lors, il est certain que les initiatives de l’entreprise providence peuvent parfois correspondre à des avancées sociales. Mais, les effets sur la cohérence des politiques sociales à l’échelle nationale et les progrès de la démocratie restent eux, très incertains.

26La solidarité privée défendue par l’entreprise providence, faiblement instituée, relève d’initiatives volontaires diverses qui vont de la philanthropie (France Telecom, par exemple, intègre ce type d’action dans ses déclarations de RSE [10]) à des engagements concernant le respect du droit syndical (EDF intègre la liberté syndicale à son accord de RSE [11]). Il est donc difficile de repérer un nouveau modèle de régulation derrière les affirmations de principe sur le rôle normatif des firmes dans le cadre de la mondialisation de leurs activités.

27La solidarité mise en œuvre par les entreprises ne peut établir sa légitimité ni sur la démonstration de son efficacité, ni sur son ancrage démocratique. Elle doit donc mobiliser d’autres ressources.

1.3 – L’éthique d’entreprise : quel système normatif ?

28Comme nous l’avons souligné, les accords RSE sont indissociables des valeurs éthiques consignées dans les chartes et autres codes déontologiques. Les directions entendent prendre en charge deux missions orientées l’une vers l’externe, et l’autre vers l’interne, l’adhésion des salariés aux normes et aux valeurs éthiques faisant partie intégrante du dispositif. Cette adhésion, toujours suggérée, entend asseoir l’édifice normatif de l’entreprise providence en lui fournissant une base sociale dont elle a besoin pour légitimer et développer ses initiatives solidaires envers la société.

29Le nouveau discours managérial affirme effectivement une dimension éthique, cette fois-ci interne aux entreprises. Il est tentant de n’y voir qu’un enjeu de communication. Cette ligne interprétative est d’ailleurs assez partagée par les salariés [Salmon, 2007], mais aussi par les syndicalistes interviewés dans le cadre de la recherche « Éthique et luttes sociales » que nous avons menée dans le secteur des industries électriques et gazières.

30Cette perception est confortée par l’aspect publicitaire que revêtent souvent les chartes éthiques : des coffrets luxueux, pour un contenu souvent déconnecté des enjeux concrets des salariés dans un contexte pourtant riche en mutations. De ce point de vue, en ce moulant sur les discours convenus des chartes et des codes publiés actuellement par les grandes entreprises, les textes diffusés par EDF, la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et la Société hydroélectrique du Midi (SHEM) [12], manquent les préoccupations des salariés et des syndicalistes.

31Ce ne sont pas seulement les aspects contradictoires des chartes et autres engagements à l’égard des réalités de terrain qui choquent, c’est aussi la dimension abstraite des documents. Qu’ils prennent la forme de charte éthique comme chez Total, ou d’accord RSE d’EDF par exemple, ces textes font souvent référence aux droits de l’homme ou à d’autres principes de nature universelle.

Charte éthique du groupe Total :
« D’une manière générale Total adhère :
  • Aux principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948
  • Aux principes de l’Organisation internationale du travail
  • Aux principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales »
Accord de responsabilité sociale du groupe EDF :
« II – Normes universelles
Article 1 Le respect des droits humains.
Les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT)
Le Groupe EDF fait siens les engagements internationaux de protection et de défense des droits humains des Nations-unies : la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la Déclaration sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1967, ainsi que la Déclaration sur les droits de l’enfant de 1959.
Il réaffirme son adhésion aux dix principes du Pacte mondial (Global Compact) des Nations-unies de juillet 2000 (10e principe adopté en juin 2004). Il s’engage à respecter et à faire respecter, dans toutes les sociétés où il exerce le contrôle, les conventions fondamentales de l’OIT. »

32La démarche éthique de l’entreprise EDF devenue récemment un groupe international comporte les mêmes traits généraux que ceux des autres firmes. Les raisons invoquées pour lancer ce type de démarches ne diffèrent pas non plus des autres entreprises. EDF met en avant le sentiment d’une nécessité de construire des repères communs à l’ensemble des salariés dans un contexte de mondialisation, de concurrence accrue sur le marché international.

33En effet, l’entreprise n’a pas échappé à la remise en question des formes d’articulation de l’économique et du social portées par les Trente Glorieuses. Ici plus nettement qu’ailleurs, les mutations sont perceptibles. Les changements ramassés sur une période plus courte bouleversent les pratiques. Tandis que d’autres entreprises les ont subis de manière plus progressive. « L’éthique de l’entreprise » est formalisée à des fins d’accompagnement de ces mutations. Elle vise à fournir aux salariés des normes d’action qui doivent inspirer leurs comportements et préserver l’entreprise des « risques éthiques » que les directions associent à la pression des marchés et de la concurrence : comme par exemple les risques de fraude ou de corruption mais aussi de « dissensus interne ».

34Ces démarches ne concernent pas uniquement les IEG. En témoigne, la démarche de la Société générale qui est, en de nombreux points, comparable à celles communément adoptées.

35La Société générale a, elle aussi, élaboré un code fixant ses principes de conduite. La direction revendique que ce « code de conduite » est propre à garantir une « culture déontologique » au sein de l’entreprise. Intégré aux politiques de responsabilité sociale de l’entreprise, ce document est diffusé en interne mais également en externe auprès d’un large public via internet [13]. La banque affirme donc clairement s’être dotée de règles de conduite « répondant aux meilleurs standards de la profession ». Elle serait en mesure de préserver le groupe de comportements susceptibles d’entacher sa réputation y compris dans le cas où les législations plus permissives qu’en France les toléreraient :

« Ces règles vont au-delà de la stricte application des dispositions légales et réglementaires en vigueur, en particulier quand celles-ci, dans certains pays, ne sont pas conformes aux standards éthiques que s’impose le groupe Société générale. »
Source : www. socgen. com:rse:#la-déontologie

36La mobilisation de l’éthique est justifiée par les entreprises qui argumentent que cette forme de régulation est plus adaptée que les régulations publiques pour encadrer leur activité dans un contexte de mondialisation.

37Son efficacité présuppose toutefois que les salariés intègrent effectivement le système normatif institué par les directions. La fraude historique d’un salarié soulève la question plus générale de l’efficacité de ces dispositifs. Faut-il considérer, comme le laisse entendre la direction, que le risque éthique ne relève que de cas isolés ? Ou bien la responsabilité incombe-t-elle aussi à ces outils managériaux dans un contexte de réorganisation du travail reposant sur d’autres principes que ceux consignés dans les chartes ?

2 – L’éthique, un bien qui s’économise ?

38Les directions ont effectivement tendance à dénier les effets de leurs choix d’organisation sur la démoralisation des salariés. Or, ces mutations qui touchent l’organisation du travail ont des conséquences sur les rapports sociaux internes aux entreprises et sur l’éthique professionnelle.

2.1 – L’économie des échanges

39Ces évolutions se manifestent sous plusieurs formes.

  • La pression sur la charge de travail est croissante, au point que les temps de « coordination autonome » se trouvent amoindris : il y a de moins en moins de place pour les échanges entre salariés non réglés par l’entreprise. Moins de temps et d’espace pour des rapports interpersonnels échappant à la rationalisation des échanges et des communications. Cette rationalisation se traduit par une multiplication des réunions formelles, l’organisation des réseaux sociaux qui auparavant pouvaient se construire sur la base d’habitudes de travail en commun, voire d’affinités.
  • Le turnover est tel que les équipes se retrouvent dans une situation dans laquelle il est difficile de construire et de stabiliser une ambiance de travail. Celle-ci passera moins par la cohésion du groupe acquise au fil du temps et des ajustements individuel et collectif, que par les capacités de management de la hiérarchie sur lesquelles reposera en grande partie la cohésion sociale puisque les collectifs eux-mêmes auront de moins en moins les moyens de s’auto réguler. À la CNR, on voit bien que l’ambiance et le bien-être au travail reposent beaucoup sur le management des directeurs régionaux. On parle d’ailleurs de « baronnie » et de « système féodal » pour mettre en avant ce poids de la hiérarchie sur le climat de travail.
  • Les relations sociales entre collègues et avec la hiérarchie sont de plus en plus organisées et soumises à des règles formelles dans une organisation où l’on ne se connaît plus personnellement et où il est difficile de se « suivre » compte tenu de la fréquence des changements de poste et des contextes de travail. Ce qui pouvait être réglé par des contacts informels passe désormais nécessairement par la bureaucratie. Elle a peut-être toujours existé, mais elle pouvait être contournée plus facilement par les réseaux informels lorsqu’ils existaient.
  • La reconnaissance ou la « réputation » au travail va passer de plus en plus par une fiche d’évaluation, c’est-à-dire par une transmission écrite de chef de service à chef de service. Avec un primat des critères de résultats élaborés par le management mais souvent coupés de l’historique vivant, permettant de comprendre et d’analyser ces « données froides ». La reconnaissance par les pairs se trouve affaiblie. Dans certaines situations, cela pose un véritable problème de confiance et de sécurité dans le travail. Particulièrement lorsque les salariés ont à effectuer des tâches dangereuses et anxiogènes (par exemple : une réparation dans une centrale nucléaire où deux techniciens en « combinaison blanche » de protection contre les radiations, et munis de bouteilles d’oxygène, doivent à la fois réparer la panne, mais aussi surveiller le niveau d’oxygène disponible de leur collègue).
On assiste ainsi tendanciellement à une crise des collectifs de travail. Ces quelques points ne sont pas exhaustifs. Ils sont mentionnés pour souligner les enjeux de l’éthique d’entreprise dans ce contexte de dérégulation des collectifs de travail au profit d’une part, d’une organisation marchande des relations entre les services et d’autre part, d’une organisation bureaucratique et rationalisée des échanges qui la redouble.

2.2 – Le marché dans l’entreprise

40Le marché a pénétré le cœur des entreprises. Ce phénomène n’épargne ni la CNR, ni la SHEM, même si c’est à un degré moindre que dans d’autres entreprises. EDF, a été particulièrement touchée et dans un laps de temps excessivement court. Elle a subi de plein fouet l’introduction de l’idéologie « du marché régulateur des rapports sociaux » appliquée aux relations dans l’entreprise. Cela signifie que la manière de concevoir la coopération entre les services a changé en quelques années : les uns achètent désormais aux autres leurs prestations, ce qui induit des liens contractuels mais aussi des liens de concurrence. Le risque, c’est que pour atteindre ses propres objectifs et le niveau de résultat fixé par la hiérarchie, il devienne tentant d’économiser le travail de l’autre. Les salariés peuvent ainsi tendre à se désolidariser en exigeant des autres, considérés comme des prestataires de services, qu’ils répondent toujours plus vite à la commande et au moindre coût.

41La pénétration des logiques marchandes modifie non pas seulement le sens du travail mais aussi le sens de l’homme au travail : il a avant tout un coût qui doit faire l’objet d’une mesure et d’une économie draconienne.

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« C’est vrai qu’il y a un calcul qui fait qu’aujourd’hui on regarde ce que rapporte un commercial en fonction de ce qu’il coûte aussi, enfin il y a un ratio. »
Un représentant syndical.

43Si la rationalisation taylorienne pouvait tenter de justifier l’hétéronomie du travail mécanisé en se prévalant d’une économie de la peine humaine, la rationalisation marchande ne peut plus s’abriter derrière cette justification lorsqu’elle s’applique désormais aux échanges et aux relations humaines : en effet, elle économise non plus du labeur et de l’effort, mais du plaisir humain. Ce que l’on voit particulièrement dans la relation commerciale qui elle aussi évolue. Comme l’exprime un agent d’exécution, l’économie de la relation directe avec le client, réalisée dans le cadre de la mise en place des centres d’appels téléphoniques, modifie en profondeur la signification éthique du rapport au client.

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« On nous met 5 heures au téléphone et ensuite on nous demande de revenir se remettre au téléphone parce qu’ils n’ont pas le chiffre d’efficacité qu’ils doivent retranscrire au niveau national. En fait on est assez tributaires d’un chiffre […] Donc je pense que ça, ce n’est pas trop respecter les gens. De plus, il m’est déjà arrivé une fois, où j’avais un client en ligne qui avait un gros souci, donc je m’étais mis en retrait pour pouvoir répondre à ce client et on m’a dit “Tu t’en fous, tu te remets au téléphone, on verra ça plus tard, quoi !” »
(Un agent d’exécution tertiaire).

45En s’émancipant du cadre de la relation, la reconnaissance se fixe sur un chiffre d’efficacité (90 % de réponses téléphoniques satisfaites) atteignable dès lors que l’on a effectivement dépersonnalisé le rapport au client pour optimiser le temps des contacts clients afin d’en augmenter le nombre. La perte de la substance du travail est étroitement liée à la rationalisation de la relation qui économise le temps de l’échange humain pour ne laisser subsister que la satisfaction du résultat comptable. La parole et l’échange deviennent un pur effort pour une fin hétéronome : un chiffre abstrait. Cette perte de la substance du travail commercial vidé de son contenu relationnel dans la mesure où il se mécanise, est aussi une manière de déresponsabiliser la pratique commerciale :

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« Moi, quand j’étais agent, on arrivait chez un client, il voyait un agent EDF, il voyait quelqu’un en bleu. On responsabilisait ce geste, et les gens nous posaient des questions. Aujourd’hui on va couper encore ça, plus ça va, plus on veut réduire les coûts tout en imaginant que ça va rendre service au client. Mais ça ne lui rend pas service, ça réduit les coûts, point. »
(Un agent d’exécution tertiaire).

47Ces changements structurels s’accompagnent de nouvelles règles de fonctionnement et de nouvelles contraintes, en même temps qu’ils infléchissent le type d’évaluation du travail parfois couplé à des incitations financières :

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« On devait proposer des produits aux clients, on leur proposait d’être mensualisés et domiciliés et pour ce faire on nous donnait de l’argent. “À chaque fois que vous faites une domiciliation chez un client, on vous donne 10 F”. On n’est plus dans le service public ici. On est dans un autre domaine. »
(Un agent d’exécution tertiaire).

49Ces logiques qui infléchissent les relations des salariés vers des formes plus contractuelles imposent aussi de nouvelles procédures.

50

« Donc, il y a eu des restructurations, et aujourd’hui, bon je pense que la direction du centre et la direction EDF Gaz de France ont mis assez de poids pour qu’il n’y ait plus de changement. […] Ils ont vu que c’était vraiment nécessaire de créer cette petite unité qui est pour les trois centres et pour les autres unités […] Nous sommes des prestataires, nous sommes leurs prestataires, enfin on leur fournit une prestation à eux aussi, comme pour l’installation informatique, enfin beaucoup de choses, voilà. […] avec un objectif de considérer les autres unités comme si c’était des clients, voilà ! Ça se traduit sur un délai de prestation comme si on était une entreprise. […] aujourd’hui il faut laisser des traces pour dire que ça puisse être quantifié, que l’acte qu’on a fait soit quantifié demain par la hiérarchie, alors qu’avant c’était pas fait […] Aujourd’hui, il y a une notion de budget et une notion de coût. »
(Un agent d’exécution tertiaire).

51Ces nouvelles règles visent à pallier la dépersonnalisation des rapports entre les salariés qui, compte tenu des mouvements de personnels et des changements structurels, ne se connaissent plus et ne peuvent donc plus s’appuyer sur des relations de confiance instaurées dans la durée. Les entretiens réalisés chez EDF témoignent effectivement de l’accroissement considérable de règles d’action et de procédures de contrôle qui se multiplient à mesure de la rationalisation des échanges dans l’entreprise.

52

« Il y a des notes, tout est structuré, “tout est, attention faut pas faire ceci”. Faut bien que les choses soient bien, qu’il y ait trace des choses qu’on fait. Avant il y avait un coup de téléphone “Oui, c’est bien, c’est gentil” […] Le coût doit être réparti sur tous ces services-là, avant dans le service où j’étais, c’était un coût fixe, on connaissait untel ou untel et aujourd’hui il n’y a plus personne, ils n’ont plus ces gens-là, c’est-à-dire leur connaissance soit elle est partie en retraite, soit elle a été mutée, elle a postulé ailleurs. Et donc quand on n’a pas de trace qui fournit la dépense, quand on dit “bah voilà, écoutez celle-là je vous la donne”. Le contrôleur de gestion qui suit ou le chargé financier, je suis en relation avec eux, il dit “Mais attendez ! Moi je ne comprends pas pourquoi vous me donnez telle somme dans les dépenses, où vous me les mettez” Donc il faut faire attention à ce qu’ils nous disent en même temps “donnez-moi un détail qui dit que c’est à moi ou donnez-moi une preuve”. Donc si on n’a pas une trace qui dit que ça, ça leur appartient… Donc il y a cette notion de traçabilité, de quantifier les faits, de tout. »
(Un agent de maîtrise tertiaire).

53Ces changements sont significatifs des mutations concrètes de l’univers du travail. Les salariés d’EDF qu’ils soient agents d’exécution, agents de maîtrise, cadres, s’accordent à dater cette rupture à la charnière des années 2000. Nombreux sont ceux qui le vivent comme un arrachement. La rentabilité financière mise en avant par l’entreprise est contestée par les agents au nom des finalités de service public. Ce n’est toutefois qu’un aspect du débat. En effet, la nouvelle finalité du travail est référée à une évolution de la vie sociale et des rapports de travail tout aussi problématique pour les salariés. Ainsi que l’explique un agent d’exécution tertiaire :

54

« Cette vie sociale a disparu au détriment, ce n’est même pas au détriment, comment je pourrais vous expliquer ça plus simplement : dans un intérêt d’entreprise, on a fait en sorte de casser la vie sociale d’entreprise et la vie sociale des agents dans l’entreprise, il n’y a plus de vie sociale. On est individualiste voilà. Il n’y a plus de discours, il n’y a plus d’échanges. On est là pour travailler parce que c’est le prix de l’entreprise et ça j’en suis conscient. (…) Je ne sais pas, dans tout il faut quand même un minimum d’humanité, sinon on devient des robots, des machines ou des matricules. Je ne sais pas, ça ne va plus à un moment donné, ça craque. »
(Un agent d’exécution tertiaire).

55Cette « disparition » de la vie sociale et de la vie morale est si récente qu’elle paraît le fruit d’une construction volontaire et orchestrée.

56

« Moralement, comment on l’a cassé ? Déjà par un renouvellement, en faisant partir toutes les vagues de préretraites qu’il y a pu avoir à l’époque. Donc, ils ont fait partir un maximum de personnes qui étaient des anciens, qui avaient un état d’esprit. Voilà, ils les ont fait partir. Donc, maintenant il en reste un minimum et il y a que des jeunes qui n’ont pas du tout cet état d’esprit parce que déjà à l’école ou dans les études qu’ils font, ils ne font peut-être pas ce genre de choses. (…) c’est de jeunes loups, ils ont faim d’argent et faim de pouvoir. Et voilà, c’est tout ce qui les intéresse, ils se bouffent entre eux. » Un agent d’exécution tertiaire.
(Idem, citation précédente)

57Ce que décrivent les salariés est bel est bien une avancée du cosmos capitaliste. Elle apparaît comme le fruit d’une décision de la direction. Ce cosmos leur semble construit et du coup contingent.

58Les normes éthiques nouvellement produites visent à atténuer la guerre de chacun contre chacun, qui commence à se développer. Mais elles s’inscrivent dans un mouvement plus général. En effet, on assiste à une multiplication des règles et des procédures. Au lieu des formes de coopération traditionnelle, la contractualisation des rapports de travail appelle un surcroît de bureaucratie afin d’assurer la traçabilité des transactions et des échanges. Procédures, règles techniques, règles éthiques quelle est la signification de cet ensemble de règles qui pèsent de plus en plus sur les salariés ?

2.3 – Règles morales ou règles techniques ?

59Émile Durkheim s’interrogeant sur les caractères distinctifs du fait moral apporte sur ce point des éléments de compréhension. Le raisonnement de Durkheim relatif à la détermination du fait moral peut être synthétisé en partie de la façon suivante. Quel que soit le système moral, il apparaît tout d’abord comme un ensemble de règles de conduite. Cette définition manque toutefois de précision. Elle ne permet pas de distinguer les règles techniques des règles morales. En effet, les règles techniques, elles aussi, « prescrivent à l’agent comment il doit se conduire dans des circonstances déterminées. » [Durkheim, 1996, p. 50].

60Dans les deux cas, la violation de la règle a des effets plus ou moins fâcheux. Mais, ainsi que le souligne Durkheim, ces conséquences ne sont pas du même ordre. En ce qui concerne la règle technique, il y a commune mesure entre la transgression et son effet. Celui-ci découle mécaniquement de l’acte lui-même. Il se présente comme une suite logique. En ce sens, il est prévisible. La règle morale est très différente. L’effet de la transgression n’est pas en rapport immédiat avec l’acte qui l’a causée. On ne peut donc pas se baser sur l’analyse de l’acte de transgression pour prévoir la sanction. Ainsi que le conclut le sociologue, mettant en évidence l’origine sociale de la règle morale :

61

« La sanction est une conséquence de l’acte qui ne résulte pas du contenu de l’acte, mais de ce que l’acte n’est pas conforme à une règle préétablie. [14] »

62Ainsi peut on comprendre que :

63

« (…) l’homicide, flétri en temps ordinaire, ne l’est pas en temps de guerre parce qu’il n’y a pas alors de précepte qui l’interdise [15] ».

64De par cette origine sociale, les règles morales sont distinctes des règles techniques. Cette distinction est le socle de la critique durkheimienne à l’encontre de la morale utilitariste, celle de Spencer notamment. En considérant que la peine n’est autre chose que la conséquence mécanique de l’acte, le moraliste utilitariste n’échappe pas à cette confusion. Et celui qui voudrait voir dans la faillite, la sanction morale de la violation de l’éthique économique, ou la réussite comme la récompense morale de la probité aurait tort aux yeux de Durkheim.

65Pourquoi se soumet-on aux règles morales si la sanction matérielle n’est pas le principal ressort de l’obéissance ?

66Pour Durkheim, l’adhésion à la morale est étroitement liée aux processus d’intégration au collectif. Les valeurs en soi n’auraient donc qu’une très faible puissance à cimenter un groupe qui ne serait pas déjà constitué. C’est du collectif, de la multiplicité et de la vivacité des relations qui s’y développent, du temps pour l’affection et pour les conflits que peut émerger un désir de se projeter dans un système moral en tant qu’expression d’une vie collective dont il serait aussi le symbole. Ainsi d’ailleurs que le résume Célestin Bouglé : « La morale commence là où commence l’attachement à un groupe. » [Bouglé, 1931]. Ce qui signifie aussi que la fin matérielle qui peut résulter de l’application de la règle est seconde par rapport au véritable objet de la morale : l’attachement au groupe. Comme Durkheim le soulignait à propos de la célébration des rites dont il stipule que leur efficacité physique est « le produit d’une interprétation » des fidèles « qui dissimulerait leur raison d’être essentielle : c’est parce qu’ils servent à refaire moralement les individus et les groupes qu’ils passent pour avoir une action sur les choses. » [Durkheim, 1998, p. 529]. Ce qui signifie qu’une morale commune ne peut s’établir sur la base d’une collectivité éclatée. Or, c’est justement l’éclatement des collectifs de travail qui est en jeu dans la nouvelle organisation du travail.

Conclusion

67La situation des entreprises que nous avons examinées a une portée plus générale, les salariés des IEG n’étant pas les seuls à être confrontés à ce processus d’économisation des relations sociales vivantes concurrencées par l’institution de rapports impersonnels et abstraits que tisse l’argent. Comme le souligne Maurice Godelier, à la suite de Simmel [1987], « ce n’est pas la circulation marchande en général qui détruit les anciens rapports communautaires de production ou de vie sociale. C’est la production marchande, menée systématiquement pour le profit. » [Godelier, 2000]. Cette médiation par l’argent risque d’inciter les directions à multiplier les procédures et les règles techniques dès lors que l’éthique ne peut pas émaner de rapports sociaux vivants et autonomes. Mais sans une base éthique minimale, jusqu’où celles-ci obligent-elles ?

68Cette question s’est posée avec éclat à la Société générale. Elle est incontournable dans le secteur de l’énergie. La production nucléaire, ne pouvant pas être traitée à la manière d’une « fabrique d’épingles », les inquiétudes sont souvent explicites chez les salariés et ce, quelles que soient leurs fonctions, leurs statuts ou leur ancienneté. Deux éléments méritent d’être soulignés : d’une part, les nouvelles orientations managériales axées sur des finalités marchandes et, plus précisément, sur la performance financière, sont perçues comme des éléments corrosifs des racines de l’éthique professionnelle. D’autre part, il est généralement défendu que l’édiction de la charte éthique ne se sera pas suffisante pour endiguer cette érosion de l’éthique au travail. À cela, il oppose ce qui est encore couramment appelé « l’éthique de service public », qu’ils présentent comme un ensemble de valeurs non décrétées et acquises progressivement. Cette référence non écrite encadrait et normait les actions collectives et individuelles sous l’effet d’une contrainte faite d’obligation et de désir entremêlés.

69La question du respect des règles reste entière y compris d’ailleurs dans le cas où le cosmos économique semble pouvoir faire l’économie des normes éthiques. Car, cela ne signifie pourtant pas l’absence de normes contraignantes. Comme le souligne Weber,

70

« Chacun trouve aujourd’hui en naissant l’économie capitaliste établie comme un immense cosmos, un habitacle dans lequel il doit vivre et auquel il ne peut rien changer – du moins en tant qu’individu. Dans la mesure où l’individu est impliqué dans les rapports de l’économie de marché, il est contraint à se conformer aux règles d’action capitalistes. »
[Weber, 1964 (1967), p. 51].

71Weber pense ainsi la substitution pure et simple des règles morales par des règles d’action capables de déterminer mécaniquement les conduites en référence à des sanctions analytiquement prévisibles au regard des actes qui en seraient les causes directes.

72

« Le fabricant qui agirait continuellement à l’encontre de ces règles serait éliminé de la scène économique tout aussi infailliblement que serait jeté à la rue l’ouvrier qui ne pourrait, ou ne voudrait, s’y adapter »
[Weber, op. cit.].

73Pourtant si Weber explicite la signification de l’appareillage technique et scientifique du capitalisme moderne orienté rationnellement vers l’accroissement du gain comme finalité en soi, il laisse dans l’ombre la signification des « règles d’action capitalistes » sur lesquelles semble pourtant reposer la reproduction du système. Et surtout la question de savoir si l’intérêt ou la sanction matérielle peuvent à eux seuls entraîner les individus à respecter ces règles ? Cette question n’est pas tranchée pour certains salariés, en témoigne le propos de cet agent d’une centrale :

74« Disons qu’on camoufle pour rentrer dans les critères et dans les normes… ».

Notes

  • [1]
    La première enquête réalisée à EDF a porté sur les thèmes de la responsabilité sociale et de l’éthique d’entreprise. Outre l’analyse du discours des directions, la question était alors celle de leur réception par les salariés. Une partie des résultats de cette étude a été publiée dans : A. Salmon, La tentation éthique du capitalisme, Éditions La Découverte, Paris, 2007. La seconde recherche intitulée Éthique et luttes sociales est en cours. Cinq entreprises sont au cœur de l’étude. Ces entreprises diversifiées en fonction de leur taille, de leur statut et de leur type de production appartiennent toutes au secteur de l’énergie. L’étude est axée sur l’approche syndicale : comment les syndicalistes perçoivent-ils l’introduction de ces nouvelles thématiques dans les entreprises ? Quels rôles entendent-ils jouer ? L’éthique est-elle un enjeu de luttes sociales ? La base empirique de l’étude est constituée de 150 entretiens de syndicalistes.
    Ces deux recherches ont été commanditées par le Conseil supérieur des CMP d’EDF. Comme pour la première recherche, les syndicats des 5 entreprises concernées sont partie prenante du nouveau dispositif de recherche. En ligne
  • [2]
    Notamment EDF, Suez, Total ainsi que deux filiales de Suez : la CNR et la SHEM.
  • [3]
    Dans l’avant-propos du rapport Opportunité et responsabilité – Comment aider les PME à intégrer les questions sociales et environnementales dans leurs activités, Günter Verheugen insiste sur le caractère volontaire des initiatives des firmes : « La commission, écrit-il, montre sa détermination à ne pas encombrer les entreprises de nouvelles obligations et charges administratives. »
    <http:// ec. europa. eu/ enterprise/ csr/ documents/ eg_report_and_key_messages/ fr_key_messages. pdf>.
    La libre initiative des entreprises était déjà un point sur lequel insistait la commission européenne dans le livre vert qu’elle a consacré à ce sujet. Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Livre vert, Relations du travail et mutations industrielles, Commission européenne. Direction générale de l’emploi, juillet 2001. <http:// ec. europa. eu/ employment_social/ publications/ 2001/ ke3701590_fr. html>
  • [4]
    Groupe d’experts européens sur la responsabilité sociale des entreprises et les petites et moyennes entreprises, Opportunité et responsabilité – Comment aider les PME à intégrer les questions sociales et environnementales dans leurs activités, p. 7.
    <http:// ec. europa. eu/ enterprise/ csr/ documents/ eg_report_and_key_messages/ fr_key_messages. pdf>.
  • [5]
    EDF, Accord sur la responsabilité sociale du Groupe EDF, 24 janvier 2005. <http:// groupe. edf. com/ fichiers/ fckeditor/ File/ RH/ PDF_RSE_Fr. pdf>.
  • [6]
    Suez, « Dynamique sociale du groupe Suez » – Volet « Engagement pour la promotion de l’égalité et de la diversité dans l’entreprise » Accord de groupe en date du 3 juillet 2007.
  • [7]
    Accord sur la responsabilité sociale du Groupe EDF, p. 4.
  • [8]
    Une définition plus brève et plus ancienne est donnée dans le livre vert de la Commission européenne Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Livre vert, Relations du travail et mutations industrielles, Commission européenne. Direction générale de l’emploi, juillet 2001. <http:// ec. europa. eu/ employment_social/ publications/ 2001/ ke3701590_fr. html>, p. 5 et 8.
  • [9]
    Com (2001) 366.
  • [10]
    www. francetelecom. com/ fr_FR/ groupe Chapitre « Créer des liens de solidarité » p. 42.
  • [11]
    EDF, Accord de responsabilité sociale du Groupe, II – Normes universelles, Article 1 Le respect des droits humains.
  • [12]
    Les entretiens réalisés dans ces trois entreprises l’indiquent assez nettement. En ce qui concerne les autres entreprises mentionnées plus haut, les entretiens sont en cours de réalisation.
  • [13]
  • [14]
    Ibid., p. 62.
  • [15]
    Ibid., p. 61.
Français

Résumé

C’est paradoxalement au plus fort de l’introduction du marché au sein des entreprises, que les directions des grands groupes multinationaux se dotent de chartes éthiques. Si, ainsi que le souligne Hirschman, la construction de l’intérêt comme mobile de l’action vise à économiser le « bien éthique », l’introduction de ces nouveaux discours managériaux est-elle le signe d’un changement ? Faut-il au contraire considérer que le marché est toujours au cœur des rapports sociaux dans les entreprises ? Et, dans ce cas, quelle est la signification des normes et des valeurs produites par les entreprises ?

Mots-clés

  • éthique
  • intérêt
  • responsabilité sociale de l’entreprise
  • normes
  • valeurs

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Anne Salmon
2L2S, Université Paul-Verlaine, Metz
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2009
https://doi.org/10.3917/rfse.004.0039
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