CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les réformes qui traversent l’enseignement supérieur français sont profondes. Avec la loi LRU (libertés et responsabilités des universités) et son bras armé, le nouveau mode d’allocation des ressources dénommé SYMPA [1], c’est à coups de mesures de performances relatives que s’organise désormais le financement des universités. Justifié par l’idée selon laquelle la mise en concurrence améliore l’efficacité et la productivité des organisations, le système universitaire français est invité à se rapprocher de ce qui est présenté comme le « modèle anglo-saxon ». Les enjeux de telles réformes se sont peu à peu éclaircis tant ils ont été débattus durant le printemps 2009. Il est cependant des réformes dont on ne perçoit pas immédiatement la signification renouvelée dans le cadre posé par la loi LRU. Parmi celles-ci se trouve le nouveau dispositif de prêt étudiant garanti par l’État.

2« Prêt étudiant pour vos études c’est garanti ! ». Inscrits dans une pièce de monnaie stylisée, ces quelques mots ont en effet été choisis par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche pour faire la promotion du nouveau prêt étudiant octroyé par les banques et « garanti » par l’État [2]. L’ambiguïté sémantique est contenue dans la formule : elle tient dans la banalisation du recours à l’endettement privé pour financer les études supérieures. L’État se porte garant auprès des partenaires – pour le moment Cetelem et la Banque populaire – des crédits que les étudiants contracteront, et ce à hauteur de 70 % de leur montant. 20 000 prêts ont ainsi été octroyés entre septembre et décembre 2008, d’un montant moyen de 7 500 euros. L’objectif visé pour l’année 2009 est de 60 000 opérations [3], soit un encours probable de 450 millions d’euros. Parallèlement, des députés français ont déposé une proposition de loi [4] pour transformer ce prêt garanti en prêt garanti à remboursement conditionnel et différé. S’inspirant explicitement de l’Australie, de la Nouvelle Zélande ou encore du Royaume-Uni, elle propose de nouvelles modalités de remboursement. L’idée est que ce dernier ne commence qu’une fois un niveau de salaire atteint. Les individus dont la rémunération serait ou passerait en dessous de ce seuil, verraient leurs remboursements provisoirement suspendus, en attendant leur retour à meilleure fortune. L’État se doit alors de prévoir le gage dans son budget et de fixer le plafond à partir duquel le remboursement est exigible ainsi que ses modalités.

3Les prêts étudiants existaient bien avant les réformes, la loi LRU. Dans leur déclinaison publique, ils étaient de montants modestes et sans intérêt, accordés par les assistantes sociales des Crous [5]. Dans leurs déclinaisons privées, ils étaient non garantis par l’État et donc peu accessibles aux étudiants les plus fragiles. Quelle attention mérite alors ce nouveau dispositif et de son éventuelle évolution ?

Une communication institutionnelle sous le signe de l’égalité des chances

4Un coup d’œil aux motifs qui président à la création de ce nouveau dispositif révèle que l’égalité des chances est le fondement de sa légitimation [6]. L’inégalité antérieure sur laquelle il entend agir est l’accès différencié des étudiants au crédit. Les étudiants des universités recourent en effet moins souvent au prêt étudiant que ceux des grandes écoles. La garantie de l’État permet alors de mettre tous les étudiants sur un pied d’égalité : riches ou pauvres, d’écoles ou d’université, boursiers ou non boursiers, tous pourront accéder également au marché du crédit. Cette rhétorique a de quoi surprendre : assurer l’égalité des chances, n’est-ce pas quand on donne aux plus modestes une bourse d’entretien durant leurs études ? Comment expliquer que « l’égalité des chances » soit déclinable en matière de prêt étudiant ? Pour le comprendre, il faut d’abord revenir sur les logiques d’endettement des étudiants des grandes écoles.

5Une des raisons pour lesquelles les étudiants des grandes écoles sont plus enclins à l’endettement que leurs camarades des universités s’explique par le fait que poursuivre ses études dans une grande école impose des coûts plus importants aux étudiants, que l’orientation vers l’université publique. En particulier parce que l’exigence de mobilité ou les frais d’inscription fréquemment plus élevés que ce choix impose, entraînent souvent des coûts supplémentaires à la charge de l’étudiant et de sa famille. Toutefois, étant donné la place des grandes écoles dans le système d’enseignement français et le fonctionnement du marché du travail, ces étudiants peuvent anticiper plus aisément leurs revenus futurs. Les coûts supplémentaires deviennent un investissement qui générera un retour important et prévisible. Les conditions favorables pour recourir à l’endettement sont alors réunies : des coûts importants pour les étudiants et leur famille et un avenir confortable et prévisible. Ces frais ne sont plus seulement des coûts mais un investissement pour l’avenir.

Mobilité et solvabilité de la masse, conditions indispensables au marché des services d’enseignement supérieur

6Le développement des universités françaises n’a pas été sous-tendu par une philosophie de l’investissement individuel privé. Envisagé comme un bien public, c’est-à-dire qui engendre des externalités positives pour la société dans son ensemble, leur financement était jusqu’à présent, en France, assuré par la collectivité [Vinokur, 1997]. D’une part, parce que l’augmentation du niveau général d’instruction bénéficiait à la société dans son ensemble. D’autre part, parce que prévalait l’idée selon laquelle « la prise en compte du seul profit individuel (des étudiants) peut les amener à ne pas financer à une hauteur suffisante leur investissement éducation » [Grégoir, 2008]. Un autre argument a aussi longtemps justifié le caractère collectif du financement du système d’études supérieures : seul un accès large et gratuit à toutes les disciplines permettait aux étudiants de ne pas avoir qu’une vision instrumentale de leur choix d’études. Ainsi, à l’aune des services publics nés durant le fordisme, la légitimation du service public d’enseignement supérieur se fondait sur la volonté de faire bénéficier la population la plus large possible des fruits de la croissance et du progrès.

7Dans ce cadre, la création d’universités, puis de leurs antennes dans les petites villes, le cadrage national des diplômes universitaires, ou encore le financement des universités en fonction de leur besoin, garantissaient une offre de proximité moins coûteuse pour l’étudiant et la collectivité, plus égalitaire et moins instrumentale. Quid de l’endettement étudiant dans ce cadre ? Il est structurellement moins nécessaire, et individuellement moins envisageable puisque l’enseignement supérieur n’est pas organisé en investissement privé individuel. Toutefois, le système fiscal faiblement redistributif (les avantages fiscaux aux parents d’étudiants représentent 60 % de l’aide sociale sous forme de bourse [7]), l’insuffisance des bourses [8] et leurs conditions d’accès restrictives, ont tout de même créé les conditions d’un endettement étudiant, mais d’un niveau relativement modeste.

8La réorganisation du paysage universitaire par la concurrence et la performance nécessite des étudiants mobiles et solvables. Mobiles car les étudiants doivent être libres de choisir n’importe quel établissement en fonction de son attractivité. Et solvables d’abord en raison de cette exigence de mobilité, puis en raison de la plus grande latitude laissée aux universités en matière de frais d’inscription - variable d’ajustement pour les universités ou « signal de la qualité » [9]. Ensemble, ces éléments créent les conditions pour que les étudiants soient obligés de considérer leurs études comme un investissement privé individuel. Dans ce cadre, le recours au prêt étudiant devient légitime et l’instrumentalisation des études, une nécessité.

9Le prêt étudiant garanti est la condition nécessaire à la transformation de l’enseignement supérieur. C’est grâce à lui que ses partisans entendent maintenir le taux d’accès à l’enseignement supérieur. Il est la pierre angulaire de la création d’une demande solvable d’enseignement supérieur, une fois ce dernier organisé en marché concurrentiel. On comprend dès lors mieux pourquoi assurer l’égalité des chances d’accès au crédit peut passer pour une forme renouvelée de justice sociale.

Quelles conséquences pour les étudiants ?

10Le projet de loi mentionné ci-dessus introduit le prêt étudiant garanti et à remboursement différé et conditionnel en rappelant le caractère inégalitaire du système d’enseignement supérieur français. « Force est de constater que ce sont les enfants issus de milieux favorisés qui profitent du système public d’enseignement supérieur financé par la collectivité [10] ». De sorte que l’ensemble de la population contribue par l’impôt au financement des études des plus riches. La privatisation des coûts (cost sharing) est alors le moyen envisagé pour limiter cette situation. Dans les faits, le cost sharing et le recours à l’endettement qui lui est consécutif se révèlent presque toujours vecteur d’accroissement des inégalités, en matière d’accès à l’enseignement supérieur, en matière de conditions sur le marché du travail, et même en matière de crédit.

11Le maintien ou l’accroissement du taux d’accès à l’enseignement supérieur des étudiants des pays où la transition a été opérée, enthousiasment et encouragent les partisans du modèle. Mais quelle est la signification de ce taux ? Il signifie l’augmentation de l’effort des classes moyennes et moyennes inférieures pour se maintenir car les études supérieures sont une condition nécessaire à l’occupation des positions sociales intermédiaires. Il cache en même temps le fait que ces nouvelles contraintes financières interviennent dans le choix des établissements et renforcent les hiérarchies existantes dans l’enseignement supérieur [Casta, 2009]. Enfin, si le taux moyen d’accès se maintient, la nécessité de recourir au prêt étudiant décourage les lycéens issus des catégories les plus populaires. Ces derniers présentent malheureusement une « aversion pour le risque » qui les rend frileux à l’endettement [Grégoir, 2008]. En effet, la capacité de projection dans l’avenir est inversement proportionnelle à la proximité des nécessités économiques [Bourdieu, 1977]. Les jeunes et leurs familles ne sont donc pas égaux devant l’acte d’endettement, lequel nécessite cette capacité de projection. Si les systèmes de bourses compensant les frais d’inscription et les frais d’entretien importants comme ceux existant aux États-Unis peuvent résoudre ce problème pour les « bons pauvres » (tel le programme Ivy league), qu’en est-il pour les autres ? Et la société n’a-t-elle pas besoin que tous soient éduqués ?

12Sur le marché du travail, il est également source d’inégalités. L’effet attendu par la hausse des coûts des études supérieures et de l’endettement est l’augmentation des prétentions salariales sur le marché du travail. En réalité, cela ne contribue qu’à la hausse des salaires les plus élevés [Vinokur, 2007]. On peut penser que, pour la masse des jeunes diplômés, la nécessité de s’acquitter de la dette, quand les intérêts courent, peut les inciter à être plus prompts à accepter tout emploi. Il se crée sur le marché du travail, une augmentation de la demande qui, si elle n’est pas suivie d’une augmentation de l’offre (et rien ne dit que ce soit le cas de manière simultanée), exerce mécaniquement une pression à la baisse des salaires.

Les banques tireront leur épingle du jeu

13Si les jeunes générations feront vraisemblablement les frais de la réorganisation du paysage universitaire français, émergera un type de gagnant assez inattendu : les banques. L’État ne leur apporte-t-il pas des clients sur un plateau ?

14En premier lieu, l’État apporte une caution symbolique à l’endettement. Historiquement, les établissements français de crédit à la consommation [11] se sont heurtés au problème de la « captation du public » pour reprendre l’expression du sociologue F. Cochoy [Cochoy, 2004]. Comment attirer, et particulièrement pour une première transaction, les consommateurs vers le crédit ? Comment susciter leur confiance ? En 1954 déjà, chez Cetelem, la décision de faire du commerçant l’agent du crédit est la parade mise en place pour attirer les clients en profitant de la crédibilité du commerçant. Leur souci d’avoir pour partenaire les syndicats professionnels de l’électroménager et les distributeurs de ces biens s’inscrivait également dans la recherche de bénéficier des réseaux sociaux et de la légitimité de ces derniers. Dans le cas des prêts étudiants, qui de plus légitime que l’État pour assurer la mise en relation entre banquiers et étudiants ? Par ce dispositif, l’État apporte bien plus qu’une caution juridique, il apporte une garantie symbolique décisive à ce crédit qui, comme tout crédit à la consommation, souffre en France d’une grande méfiance.

15Au-delà de cette caution symbolique, l’État leur apporte une activité appelée à devenir importante et très faiblement risquée. En effet, non seulement l’État se porte garant des crédits, mais le taux ou les modalités de remboursement ne sont pas imposés par la puissance publique, et les banques restent libres de refuser les demandes d’étudiants. C’est bien par un modèle de socialisation des coûts en cas d’échec et de privatisation des bénéfices que le ministère met en place.

16***

17À première vue, le prêt étudiant garanti s’inscrit dans la courte histoire des initiatives de la puissance publique visant à pallier à bon compte – par le recours au crédit à la consommation – les insuffisances de l’aide sociale destinée aux jeunes. Après l’opération « portable à 1 euro » (par jour) et l’opération « permis de conduire à 1 euro » (par jour), c’est le prêt étudiant garanti qui voit le jour. Mais ce dispositif est plus qu’une béquille à l’aide sociale. Il est la condition au changement de philosophie de l’enseignement supérieur et au rôle de la puissance publique en la matière : permettre à tous d’accéder au marché, aussi dysfonctionnel et inégalitaire soit-il.

18Et c’est ainsi que l’ex-étudiant qui avait été encouragé par l’État à s’endetter affrontera seul le marché du travail. Bien que non responsable de la situation économique qui rend pourtant plus incertaines les conditions de l’accueil qu’il y trouvera, puis celles du déroulement de sa carrière, il sera responsable de sa dette. Et pour qu’il ne l’oublie pas, Mme Lagarde a fait ajouter cette année sur les offres de crédits à la consommation la mention : « un crédit vous engage et doit être remboursé ».

Notes

Bibliographie

  • Bourdieu P. (1977), Algérie 60, structures économiques et structures temporelles, Éditions de Minuit, Paris.
  • Casta A. (2009), « Des bourses aux prêts, retour sur la privatisation de la politique sociale des étudiants anglais », Communication au congrès de l’Association française de Sociologie, Paris.
  • En ligneCochoy F. (2004). La captation des publics, c’est pour mieux te séduire mon client, Presses universitaires du Mirail, Toulouse.
  • Gregoir S. (2008), « Les prêts étudiants peuvent-ils être un outil de progrès social ? », Edhec Position Paper.
  • Vinokur A. (2007), « Study Now, Pay Later : partage des coûts, endettement étudiant et restructuration de l’enseignement supérieur », in A. Vinokur (dir.), Pouvoirs et financement en éducation, L’Harmattan, Paris.
Sandrine Rousseau
Clersé-CNRS, Université Lille 1
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2009
https://doi.org/10.3917/rfse.004.0003
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