Wynne Godley et Marc Lavoie, 2007, Monetary Economics. An integrated approach to credit, money, income, production and wealth, Palgrave, Busingstoke, 576 p.
1L’ouvrage de Wynne Godley et Marc Lavoie propose une approche originale reposant sur une méthodologie comptable cohérente entre les stocks et les flux, et des hypothèses de comportement postkeynésiennes qui placent l’analyse directement dans une perspective d’économie monétaire. L’objectif des auteurs est de proposer un cadre analytique susceptible de fournir une alternative à l’approche standard en prenant en compte de façon complète les interrelations entre variables réelles et financières.
Des hypothèses et conclusions postkeynésiennes dans un cadre comptable cohérent
2Au niveau théorique, l’ouvrage de Lavoie et Godley remet au centre de l’analyse certaines hypothèses postkeynésiennes. Ainsi, le système financier joue un rôle essentiel pour la croissance et l’emploi, la production prend du temps, toutes les décisions sont prises en situation d’incertitude et les bilans sont interdépendants.
3Dans l’ensemble des modèles développés dans l’ouvrage, les fonctions de comportement des secteurs institutionnels ne reposent pas sur la maximisation du profit ou de l’utilité, mais sur des fonctions de réaction aux déséquilibres qui vont déterminer le processus d’ajustement à l’état stationnaire. En outre, tous les modèles présentés sont tirés par la demande et le seul marché pour lequel les prix assurent l’équilibre est le marché financier. Pour les autres marchés, les ajustements se font par les quantités et dépendent donc du niveau de la demande.
4Les deux premiers chapitres exposent la méthodologie et présentent les matrices comptables constituant l’ossature des modèles « stock-flux cohérents ». L’application de cette méthodologie au circuit monétaire permet de montrer que la monnaie ne peut être qu’endogène, ce qui constitue l’un des principaux points de rupture entre analyse standard et analyse postkeynésienne.
5Le modèle proposé dans le troisième chapitre expose les principes du multiplicateur keynésien. Il ressort une conclusion importante de ce chapitre : le déficit public et la dette publique sont des variables endogènes que le gouvernement ne peut contrôler et qui dépendent in fine des décisions du secteur privé. Le quatrième chapitre développe un modèle de choix de portefeuille. La détention de monnaie dépend des motifs keynésiens de transaction, de précaution et de spéculation et l’arbitrage entre les actifs repose sur les taux de rendement, le revenu, la richesse et la préférence pour la liquidité. L’offre de monnaie revêt un caractère endogène, elle est tirée par la demande, et les taux d’intérêt constituent la variable exogène.
6Les chapitres suivants intègrent de nouveaux éléments d’analyse ou reviennent plus précisément sur certains points importants (préférence pour la liquidité, rôle du temps, décomposition des profits, principe du taux de marge, économie ouverte…). Le chapitre 11 présente quant à lui un modèle de croissance dans lequel la politique budgétaire et la politique monétaire sont introduites.
7L’un des principaux résultats de cet ouvrage concerne d’ailleurs l’efficacité de la politique budgétaire et fiscale dans une économie où les variables financières jouent un rôle important. En effet, les simulations menées concluent à l’efficacité d’une politique budgétaire et fiscale volontariste pour maintenir, ou ramener, l’économie sur la voie du plein-emploi sans que l’inflation n’accélère. La politique monétaire, sans une politique budgétaire et fiscale adaptée, est insuffisante pour assurer le plein-emploi et une inflation stabilisée. Par ailleurs, le déficit de l’État est prédéterminé par le niveau d’épargne des agents privés, entreprises et ménages. L’État ne peut donc pas rechercher un budget équilibré sans renoncer à lutter contre le chômage, ce qui remet en cause les critères du pacte de stabilité européen.
8Par ailleurs, un autre résultat intéressant issu des simulations est l’incapacité à long terme de l’endettement des ménages à tirer la croissance. Au contraire, le service du paiement de la dette finit par réduire la consommation. L’endettement passé se traduit donc par un recul de la demande de consommation présente, invalidant le modèle de croissance tiré par l’endettement.
9Les modèles présentés dans cet ouvrage fournissent donc une explication de la crise économique actuelle, en insistant, au-delà du rôle des variables financières, sur ses causes « réelles » et structurelles, et démontrent que la relance ne peut s’envisager sans une politique budgétaire et fiscale volontariste.
La méthodologie SFC et la méthode de résolution
10La méthodologie utilisée tout au long de l’ouvrage repose sur l’élaboration de matrices de comptabilité qui retracent l’ensemble des flux et des stocks entre les secteurs institutionnels. La forme de ces matrices dépend de la structurelle institutionnelle de l’économie étudiée. L’un des principaux apports de cette méthodologie est de modéliser de façon cohérente les relations entre les sphères financières et réelles.
11La cohérence comptable sur laquelle repose les modèles élaborés conduit rapidement à une multiplication des équations, lorsque de nouveaux secteurs institutionnels sont intégrés, et à des décalages temporels. Ainsi, les modèles des derniers chapitres sont particulièrement complexes (plus de 90 équations). Par conséquent, les propriétés des modèles sont analysées par des simulations numériques, menées en introduisant un choc sur une des variables exogènes ou un paramètre, à partir d’un état stationnaire. Cette méthode permet de décrire avec précision les dynamiques de court terme et d’introduire dans le modèle davantage d’aspects structurels de l’économie. Il est ainsi possible de développer des modèles qui sont spécifiés de façon plus précise d’un point de vue institutionnel et donc proches des cas particuliers étudiés.
Une analyse critique de la méthodologie SFC
12Plus que de quantifier les effets obtenus, cette méthodologie tend à donner une vision qualitative, narrative, des enchaînements observés, ce qui peut constituer une limite à l’analyse. Par ailleurs, la complexité des modèles conduit parfois à des difficultés d’interprétation des résultats, notamment des causalités entre les variables. Ce type de résolution ne permet également d’analyser que des équilibres locaux, ce qui laisse planer un doute quant à la possibilité d’existence d’autres régimes liés à des valeurs de paramètres différentes. Il est possible de remédier à cette difficulté en testant par tâtonnements différentes valeurs de paramètres afin d’essayer de déterminer les propriétés des différents états stationnaires du modèle. Les conditions de stabilité ne sont donc pas rigoureusement définies. Il n’est ainsi pas possible d’assurer que toutes les configurations du modèle, tous les régimes, ont été trouvés et donc analysés. Par exemple, dans le modèle du chapitre 11, une hausse des taux d’intérêt produit à long terme un effet paradoxal, en étant positive pour la croissance et l’emploi. Le paiement des intérêts étant assimilé à une dépense publique, il engendre un effet multiplicateur positif, malgré l’impact négatif à court terme sur l’investissement des entreprises. Cependant, ce résultat résiste-t-il à d’autres valeurs de paramètres ? Est-il possible de déterminer un régime où l’effet négatif sur l’investissement l’emporte à long terme sur l’effet de relance par les dépenses publiques ? Le doute quant à l’existence d’autres régimes dépendant de valeurs différentes de paramètres constitue certainement la principale limite de la résolution par simulations numériques.
13Il est par ailleurs difficile de connaître de façon précise les conditions de passage d’un régime à un autre, dans le cas où il en existerait plusieurs. Enfin, il n’est pas possible d’intégrer plusieurs chocs à la fois dans les simulations, car il ne serait alors plus possible d’analyser ce qui provient d’un choc plutôt que de tel autre. Les effets contradictoires ne ressortiraient également pas de ce type d’analyse.
14L’ouvrage écrit par Marc Lavoie et Wynne Godley présente une méthodologie innovante et proposant une véritable alternative aux modèles standard. L’une des forces de ce livre, et du cadre analytique présenté, est de redonner avec précision et cohérence les hypothèses et éléments d’analyse qui constituent le cœur de l’économie postkeynésienne. Dans un tel cadre, et c’est un des principaux résultats, la monnaie ne peut qu’être endogène, elle provient des besoins de financement de l’économie (investissement, consommation, etc.), les variables réelles et financières sont totalement imbriquées, il existe plusieurs actifs et taux de rendement et les opérations financières et de politique monétaire sont entièrement modélisées, ce qui représente une clé d’analyse très utile pour comprendre le fonctionnement des économies contemporaines. La prise en compte de façon intégrée des variables financières et monétaires ne modifie pas les conclusions keynésiennes quant au rôle déterminant de la politique budgétaire et fiscale pour réduire le chômage et relancer la croissance. Des conclusions écrites avant la crise actuelle, qui mériteraient d’être replacées au centre des débats, démontrent si besoin était la pertinence analytique des modèles postkeynésiens.
15Célia FIRMIN,
16CES – Université Paris 1
Mathieu Hély, 2009, Les métamorphoses du monde associatif, Presses universitaires de France, Paris, 285 p.
18Mathieu Hély prend le parti de considérer le monde associatif comme un monde du travail à part entière. Ses principaux défis consistent à sortir de la rhétorique de l’économie sociale et solidaire, à s’inscrire clairement dans la sociologie du travail, et à considérer comme tels le million et demi de salariés associatifs.
19Si ce n’est pas la première fois qu’un ouvrage étudie sans complaisance la qualité de l’emploi associatif, la démarche de Mathieu Hély est originale par le parallèle qu’il établit avec les évolutions de l’emploi dans la fonction publique à partir de l’hypothèse que les « travailleurs associatifs » d’aujourd’hui pourraient préfigurer la fonction publique de demain.
20Dans une première partie, l’auteur présente la structuration du monde associatif autour de deux tensions principales : entre le public et le privé d’une part, entre le don et le contrat d’autre part.
21Le développement du secteur associatif constituerait un mouvement de « privatisation du public », parallèlement aux transformations de l’État social et de ses modes d’intervention.
22Du fait de la décentralisation, la régulation traditionnelle des tutelles publiques sur l’activité associative, notamment sanitaire et sociale, est mise à mal par la contractualisation croissante des relations entre associations et collectivités publiques. Ces relations partenariales, qui sont assimilables à des conventions de délégation de service public, s’accompagnent d’obligations pour les associations. Nonobstant, l’auteur souligne que les activités associatives sont dans une dynamique de marchandisation, sous la pression de divers processus comme l’incertitude croissante du maintien des financements publics, la mise en concurrence avec le secteur lucratif, ou la multiplication des partenariats entre associations et entreprises lucratives (notamment sous forme de mécénat).
23La deuxième tension concerne la relation de travail qui oscille entre le don et le contrat, avec une multitude de configurations de travailleurs, depuis les « quasi-bénévoles » (le bénévolat se valorise en termes monétaires et contractuels) jusqu’aux « quasi-salariés » (du fait de la proximité avec des bénévoles et de la présence de contrats aidés, les salariés associatifs se situent entre l’emploi et l’assistance). Le degré d’adhésion de chacun devient alors déterminant dans la perception qu’il a de sa situation, qui peut être vécue comme une situation de militant ou d’exploité. Ainsi, l’auteur revient sur l’idée d’un choix conscient par les salariés pour le secteur associatif, qu’il présente comme « un alibi pour occulter la violence inhérente aux rapports salariaux » (p. 90).
24La seconde partie est consacrée à l’état du marché du travail associatif à partir du point de vue des organisations et de celui des travailleurs associatifs.
25L’auteur tente une typologie autour des axes marchand/non marchand et bénévolat/salariat, et identifie quatre types d’entreprises associatives.
26Au-delà des formes que revêtent les entreprises associatives, l’espace social sur lequel elles se situent apparaît lui aussi différencié, sous la pression d’une lutte symbolique et politique pour la reconnaissance de leur utilité sociale et d’une forme d’expertise associative, dans les domaines de la santé, de l’hébergement, de l’éducation ou de l’aide à domicile. Dans cette mosaïque de situations, les travailleurs associatifs apparaissent comme une catégorie hétérogène, tiraillée entre deux pôles, tantôt « gens du public », tantôt « gens du privé ».
27Le parti-pris de l’auteur d’expliquer le marché du travail associatif à partir des tensions entre le public et le privé le conduit à analyser les travailleurs associatifs par rapport aux fonctionnaires et aux salariés des entreprises lucratives, et non comme une catégorie en tant que telle. Pour Mathieu Hély, le fait que le monde associatif continue à se nier comme un « monde du travail » expose davantage ses salariés à la précarité. L’ouvrage propose une critique très intéressante de la lecture du rapport au travail des travailleurs associatifs à partir de la notion de « don de travail ».
28La dernière partie du livre revient longuement sur la notion d’« utilité sociale » et pointe le salariat associatif au cœur des contradictions entre les sphères marchande et non marchande.
29L’auteur se concentre sur le rôle palliatif des associations qui « conjurent les carences du service public » (p. 193) en intervenant dans le prolongement des institutions et en investissant les domaines délaissés par la puissance publique. Les entreprises associatives permettent ainsi de « donner une âme au capitalisme » (p. 225), notamment dans des domaines en développement, comme le commerce équitable, le développement durable, ou les activités humanitaires.
30Mathieu Hély aborde les questions essentielles de la professionnalisation, du rapport au travail ou des relations professionnelles dans les entreprises associatives, en lien avec le positionnement des organisations dans leur environnement institutionnel et économique. Ainsi, les missions d’une association ont des répercussions sur l’organisation et la structuration de son activité et sur le type de tensions qui s’y développent. Cette partie du livre est riche d’exemples qui rendent sa lecture particulièrement accessible et agréable.
31Cet ouvrage a le mérite de porter un regard affûté sur le monde associatif, défini comme un véritable monde du travail qu’il est important de considérer comme tel. On peut regretter le parti-pris de comparer systématiquement les entreprises du secteur aux sphères publique et privée lucrative. De ce fait, ce livre participe au développement de la thèse qui présente l’économie sociale comme un secteur « hybride ». Or, cette présentation n’est-elle pas d’abord un aveu d’échec des analyses dominantes ?
32Les outils d’analyse du service public ou de l’entreprise lucrative sont-ils vraiment les plus adaptés à l’économie sociale ? Celle-ci, en tant que catégorie analytique et domaine de recherche a du mal à s’imposer autrement que sous le mode de la comparaison.
33En présentant les travailleurs associatifs d’aujourd’hui comme annonciateurs du profil des travailleurs de la fonction publique de demain, l’auteur ne s’empêche-t-il pas d’analyser cette catégorie de travailleurs en tant que telle ?
34L’omniprésence de la comparaison – heuristique certainement intéressante – ne freine-t-elle pas la compréhension et l’accès aux dynamiques spécifiques du fonctionnement associatif qui, pour la recherche, requiert sans doute de nouveaux outils analytiques ?
35Le livre de Mathieu Hély n’en demeure pas moins une réflexion passionnante sur un champ qui ne s’est pas encore suffisamment imposé à la recherche dans ses singularités.
36Emmanuelle PUISSANT,
37CREPPEM-UPMF, ESEAC-IEPG
Arnaud Brohé, 2008, Les marchés de quotas de CO2, Éditions Larcier, Bruxelles, Collection « Cahiers financiers », 130 p.
39Le protocole de Kyoto est un accord remarquable à plus d’un titre. D’abord de par son ampleur – 156 pays l’ont ratifié –, ensuite par la dynamique qu’il enclenche et les négociations périodiques de ses modalités, enfin par les processus de règlement de l’excès d’émissions de gaz à effet de serre qu’il préconise. C’est sur ce dernier point qu’Arnaud Brohé a centré son ouvrage : le fonctionnement des marchés des droits à polluer. En six chapitres, l’auteur nous décrit le contexte de la signature du protocole, les fondements théoriques des marchés des droits à polluer et enfin leurs applications : le marché européen des droits à polluer, les mécanismes de développement propre et les marchés de compensation volontaire.
40L’ouvrage se veut didactique. Il amène le lecteur à se familiariser avec ces mécanismes complexes. L’auteur appuie sa démonstration sur des descriptions précises rarement simplificatrices et toujours présentées de manière volontairement neutre, souvent très factuelle. Le but ici est clairement de décrire les marchés des droits à polluer, tels qu’ils devraient théoriquement fonctionner et tels qu’ils fonctionnent pratiquement. En effet, les marchés des droits à polluer ne sont pas simples. Et l’on a là décrit par le menu tout l’appareillage institutionnel qu’il est nécessaire de mettre en place pour faire émerger, « de toutes pièces », un marché. Presque à son insu l’auteur nous montre combien il faut d’institutions, de règles, de mesures coercitives et de contrôle, de sanctions, d’obligations faites aux protagonistes pour que l’efficacité du marché puisse s’exprimer, que l’optimum survienne. Une partie de cet appareillage trouve sa justification dans la nature de ce qui est échangé sur ce marché : des droits à polluer, des marchandises factices qui n’existent pas en dehors de ce marché, n’ont pas spontanément de prix, même pas de rareté. La rareté est en fait un rationnement, l’allocation initiale des ressources est administrative. Au fil de la lecture on s’aperçoit alors que le prix est moins le résultat de l’offre et de la demande sur le marché que des règles qui régissent l’offre et la demande… On comprend aussi que l’ensemble des dispositifs a un coût. Un coût certes public supporté par l’Union européenne qui encadre le marché et donc en supporte les coûts institutionnels, mais des coûts privés aussi pour les entreprises qui doivent s’approprier ce fonctionnement complexe et singulier, des coûts enfin pour les consommateurs finaux qui, quelquefois, font les frais des erreurs d’allocations initiales (comme dans le cas de l’électricité).
41Il n’est pas question ici de discuter le caractère efficace ou non des marchés des droits à polluer au regard de l’objectif de réduction des gaz à effet de serre encore que la première période de fonctionnement n’ait pas été d’une efficacité remarquable sur ce point particulier, mais le dispositif a toutes les chances de se perfectionner dans la période à venir en étant plus coercitif. L’efficacité en termes de résultat n’est donc pas remise en cause, mais l’efficacité en termes de coûts totaux de fonctionnement apparaît là en revanche nettement plus discutable, notamment à propos d’un point sur lequel l’auteur s’attarde peu : la comparaison avec une solution dite pigovienne: la taxe. Coase conditionnait l’obtention d’une meilleure efficacité des mécanismes de négociation directe entre agents à l’absence de coûts de transaction. Or, là, force est de constater que cette condition n’est pas remplie. Certes, une partie (importante) des coûts de transaction n’est pas supportée par les offreurs et les demandeurs sur le marché mais par l’État (ici l’Union européenne et les États membres) ; est-ce là une raison suffisante pour ne pas les mettre en regard des bénéfices obtenus par un mécanisme de marché plutôt que par un système de taxes ? Le lecteur socio-économiste de cet ouvrage ne pourra être que surpris à la lecture de ce livre, fort intéressant, par la force des conventions qui régissent les décisions politiques particulièrement au niveau international et qui font préférer le marché à tout autre mécanisme dans lequel l’État interviendrait, parfois contre toute rationalité économique. Conventions qui, enfin, supposent le marché indépendant de la régulation de l’État alors qu’il en est l’émanation.
42Sandrine ROUSSEAU,
43Clersé – Université Lille 1
Nicolas Jounin, 2008, Chantier interdit au public, enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, La Découverte, collection « Textes à l’appui », 276 p.
45Nicolas Jounin a réalisé un ouvrage sur le travail et sa précarité, sur le racisme et l’exploitation des immigrés, sur la résistance ouvrière et les rapports de forces au travail, sur les pratiques illégales des patrons et leur impunité… bref, sur ce qui remplit le quotidien des travailleurs du bâtiment. Il nous explique aussi comment les entreprises du secteur ont construit la « pénurie » (mais le terme n’est décidément pas adapté) de main-d’œuvre par les conditions de travail indignes qu’elles continuent de proposer depuis 40 ans. C’est un livre qui nous démontre enfin comment les rapports sociaux fabriquent le statut de précaire du bâtiment en l’ « expérimentant » lui-même, et en « décortiquant » les pratiques patronales qui ont conduit à un éclatement hiérarchisé du collectif de travail ouvrier.
46L’auteur, sociologue, a fait un travail remarquable. Outre les entretiens effectués avec l’ensemble des acteurs du secteur (syndicalistes salariés et patronaux, institutionnels, responsables d’entreprises, des ressources humaines, ouvriers des chantiers et commerciaux d’agences d’intérim), il a pratiqué « l’observation participante » consistant à s’intégrer progressivement dans le secteur en cherchant à se faire recruter « comme les autres » notamment par les agences d’intérim ou les entreprises sous-traitantes. Ce qu’on découvre très vite, c’est que Jounin n’est, précisément, pas « comme les autres », il a même un profil proprement singulier :, il est d’origine française, possède des papiers en règle et se montre finalement endurant au travail et relativement « docile ». Cette immersion en situation lui fournit un matériau empirique inédit pour analyser les rapports sociaux dans le gros œuvre de la région parisienne.
47Cet ouvrage est une illustration de la thèse selon laquelle le recours à l’intérim et les pratiques de sous-traitance sont motivés par l’extériorisation de la main-d’œuvre et s’inscrivent dans un rapport de force tel que le donneur d’ordres peut baisser le coût du travail, contrôler et discipliner la main-d’œuvre qu’il n’embauche pas directement par un contrat de travail. Ici, l’exploitation patronale est encore approfondie par la situation irrégulière des nombreux étrangers travaillant sur les chantiers. Nicolas Jounin nous montre que l’extériorisation de la main-d’œuvre sur les chantiers ne peut se comprendre que dans une logique de stratification du procès de travail, qui prend elle-même appui sur des préjugés racistes.
48L’organisation du travail qui fait le quotidien des travailleurs du bâtiment relève d’une construction ethnique où origine et poste se confondent : par exemple, sur un chantier de rénovation, Blancs et Portugais sont salariés de l’entreprise principale, quelques Portugais et Maghrébins sont intérimaires. Les Africains subsahariens ne savent pas quant à eux qui les emploie compte tenu des chaînes de sous-traitance ; ils n’ont pas de contrat de travail et sont susceptibles d’être « remerciés » du jour au lendemain. Ils sont cantonnés aux tâches les moins qualifiées, réalisées par les manœuvres en démolition jusqu’à devenir ces « Mamadou » que nous présente Nicolas Jounin dans le premier chapitre. Ceux-ci ont ainsi deux qualités complémentaires pour être assujettis à une telle discrimination : la couleur noire de leur peau d’une part, leur place dans l’organisation du travail (manœuvres) et leur statut (intérimaires, travailleurs de sous-traitants de sous-traitants…) d’autre part. Recours à l’intérim et à la sous-traitance s’imbriquent et se complètent dans les pratiques d’extériorisation de la main-d’œuvre, non seulement des entreprises principales, mais également des sous-traitantes. L’auteur a pu travailler sur des chantiers où plus des trois quarts étaient intérimaires et relevaient de plusieurs agences d’intérim. Dans ces pyramides où l’on ne sait plus retrouver les employeurs de droit tant les ouvriers sont soumis à des statuts d’emploi différents, les conditions pour organiser un collectif de travail autour d’objectifs communs sont anéanties par cette gestion individualisée et discriminatoire de la main-d’œuvre qui se trouve aussi différenciée selon les entreprises et leur propre situation de dépendance dans la chaîne de sous-traitance. L’auteur montre que cet éclatement du collectif de travail conjugué à la précarité du statut de travailleur étranger empêche toute forme de dialogue social et compromet, malgré des manifestations de solidarité et de résistance, des mouvements de protestation. Des comportements patronaux se produisent alors en toute impunité (absence de formation aux règles de sécurité, non-paiement des journées d’intempéries, signature des contrats d’intérimaires ex post afin de pouvoir renvoyer la personne sans motif du jour au lendemain, délits de prêts de main-d’œuvre, embauche de sans-papiers). Pour l’auteur, le recours à la sous-traitance et à l’intérim s’apparente alors à une externalisation de l’illégalité compte tenu de la domination et des pressions exercées par les commanditaires via les contrats commerciaux.
49Au-delà de cette expérience vécue sur les chantiers, l’auteur présente une étude sectorielle faisant apparaître que, dans les années 1990, le bâtiment a perdu 10 % de ses salariés, et plus de 50 % dans les entreprises de plus de 500 salariés. Les taux de sous-traitance peuvent atteindre 70 % de la production et le personnel peut compter jusqu’à 75 % d’intérimaires. Les sous-traitants sont soumis à une incertitude particulièrement forte sur la pérennité des commandes qui se reporte sur les salaires et la précarité des contrats de travail. Les intérimaires se voient eux disciplinés par la menace d’être congédiés ou par l’espoir d’une promotion. Finalement, la thèse défendue est que, dans le bâtiment, précarité ne rime pas avec instabilité, mais résulte de la combinaison de la vulnérabilité des statuts et des personnes et de l’incertitude produite par la domination patronale mais aussi par l’État lorsqu’il organise les droits des étrangers. Cet ouvrage invite, nous semble-t-il, à repenser les catégories relatives aux sources de la subordination. En particulier, l’éclatement du collectif de travail, parce qu’il est hiérarchisé et donc produit par les entreprises commanditaires, autorise les acteurs dominants du secteur à reporter sur d’autres non seulement le recours à l’illégalité et la production de la précarité du travail (instabilité, salaires bas, pratiques discriminatoires, etc.) mais aussi la production de la précarité au travail (cadences, insécurité, etc.). Cette organisation du travail par les rapports de force appelle à renforcer l’effectivité (punition, sanction des comportements illégaux) du droit du travail et à redéfinir la protection des travailleurs afin de prendre en compte les responsabilités de fait des donneurs d’ordre.
50Nadine THÈVENOT,
51CES – Université Paris 1
Emmanuel Pierru, 2005, Guerre aux chômeurs ou guerre au chômage, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 221 p.
53Paru il y a déjà quatre ans, ce livre n’a pas pris une ride tant le constat qu’il établit est d’actualité. Emmanuel Pierru démontre en effet que, depuis la création de la catégorie des chômeurs, ces derniers ont toujours fait l’objet de jugements péjoratifs et ce, malgré l’installation d’un chômage massif et chronique dont les conséquences humaines dramatiques suscitent moins d’intérêt que ses variations quantitatives.
54Le dénigrement des individus privés d’emploi se manifeste au travers de nombreux préjugés et procès d’intention. Dès le xixe siècle, ils inspirent un sentiment de méfiance. La suspicion du chômage volontaire fait d’eux de faux chômeurs, profiteurs de secours trop généreusement distribués. Dans la même veine, les différentes formes d’indemnisation auxquelles ils ont droit sont aujourd’hui assimilées à des « trappes à chômage » qui les pousseraient à s’enfermer (confortablement) dans l’oisiveté. De là à les rendre responsables/coupables de leur situation, il n’y a qu’un pas qui conduit les moralisateurs à « blâmer les victimes ». À ce mépris, s’ajoutent certaines peurs irrationnelles ancrées dans un fantasme ancien qui assimile les chômeurs à une « population dangereuse » et violente dont le radicalisme peut les amener à adopter des positions extrêmes comme, par exemple, voter en faveur du Front national. Enfin, l’auteur souligne le ressentiment social qu’entretiennent les personnes les plus menacées par le chômage envers les sans-emploi. Il explique cette attitude défensive en faisant appel à la thèse de la « banalisation du mal », développée par Christophe Dejours, selon laquelle le sujet se protège de sa souffrance au travail en minimisant celle des chômeurs et en occultant l’injustice qu’ils subissent.
55Ces lieux communs n’ont pas qu’un effet social stigmatisant ; ils alimentent également une vision politique néolibérale qui les retraduit en un langage savant. Sur fond de théories micro-économiques du marché, le modèle de l’homo œconomicus sert de schéma explicatif au comportement des chômeurs calculateurs, guidés par la recherche de leur intérêt qui les mènerait à préférer rester au chômage plutôt que de travailler pour un salaire inférieur au montant de leurs allocations. De telles analyses servent de justification à nombre d’orientations de la politique publique de l’emploi, comme celle de la diminution des indemnisations pour contrer le chômage volontaire ou encore celle de la mise en place de dispositifs dits d’accompagnement individualisé, fondés sur l’activation des chômeurs. Ce mode de traitement social du chômage ne privilégie donc pas les moyens pour faire la « guerre au chômage », mais bien plutôt aux chômeurs.
56D’après Emmanuel Pierru, les propriétés d’un tel contexte idéologique expliquent pourquoi une réelle protection sociale des chômeurs n’a pas encore pu voir le jour. Il conclut à l’échec d’une prise en charge collective du risque chômage débouchant, qui plus est, sur une pénalisation des chômeurs. Cette « énorme lâcheté politique » est favorisée par le désintérêt des organisations syndicales et politiques vis-à-vis des chômeurs, lesquelles se préoccupent en premier lieu des actifs occupés.
57L’auteur milite donc pour une véritable réforme sociale du chômage qui suppose l’instauration d’une réelle assurance sociale universelle contre ce risque, permettant enfin d’« arracher le chômeur à son indignité sociale ». Cette lutte est d’autant plus cruciale que la réhabilitation des chômeurs constitue plus largement un mode de résistance au néolibéralisme et à la dérégulation du marché du travail.
58Ce livre fait partie des productions sociologiques utiles et nécessaires qui déconstruisent les présupposés, rétablissent des vérités et dénoncent les injustices dont les dominés, en l’occurrence les chômeurs, sont si fréquemment et facilement la cible.
59Sophie DIVAY,
60CES – Université Paris 1
Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Globalisation, le pire est à venir, Paris, La Découverte, 2008, coll. « Cahiers libres », 168 p.
62Alors que le siècle précédent aurait incarné l’âge d’or de la mondialisation, le xxie siècle marque, lui, l’avènement d’une nouvelle ère, caractérisée par les nombreux troubles qui affectent l’ensemble de la planète. Les émeutes de la faim en Afrique subsaharienne liées à la flambée des prix des matières premières agricoles, la délocalisation d’Arc International ou encore la grève des ouvriers de l’usine Dacia-Renault en Roumanie pour obtenir une revalorisation de leur salaire montrent clairement que la globalisation prend un nouveau tournant. Et, comme l’assène le titre accrocheur de l’ouvrage, le pire serait à venir. Voilà, en substance, le postulat de départ émis par les auteurs.
63Au travers de ce court essai, Patrick Artus, directeur de la recherche à la banque Natixis, et Marie-Paule Virard, ancienne rédactrice en chef du magazine Enjeux-Les Échos, font le pari d’expliquer pourquoi il est urgent de mettre un frein à « la course folle de la globalisation ». Bien que la démarche adoptée se veuille critique, les auteurs insistent sur le fait qu’il ne s’agit pas ici « de remettre en cause la globalisation ni de plaider pour un improbable retour en arrière. »
64Cinq thèmes intimement liés, décomposés en autant de chapitres, sont développés dans cet ouvrage. On trouvera également un glossaire in fine regroupant les principaux termes économiques utilisés.
Conjonction de cinq caractéristiques majeures de la globalisation
65Le premier chapitre souligne l’impact de la globalisation sur l’accroissement des inégalités et des tensions sociales qui les accompagnent. En effet, on observe dans les pays avancés une sorte de déchirement du salariat moyen qui s’explique par l’internationalisation des échanges : la classe intermédiaire tend à se fissurer et à se repositionner aux deux extrémités de l’échelle salariale. Dès lors, tandis que les travailleurs les plus qualifiés profitent de l’économie globalisée, les moins qualifiés sont durement touchés par le transfert de nombreuses activités productives vers les Peco (pays d’Europe centrale et orientale) et l’Asie. La globalisation se fait donc au détriment des emplois industriels des pays occidentaux. Pour autant, selon les auteurs, le protectionnisme ne pourrait constituer une réponse satisfaisante aux problèmes économiques actuels, et les pays de l’OCDE auraient beaucoup à perdre en s’engageant dans un tel processus.
66La deuxième thématique de l’ouvrage porte sur le gaspillage des ressources naturelles dans le monde. On a longtemps feint de croire que les nappes phréatiques, les forêts, les gisements de pétrole, de minerais, etc., étaient inépuisables. Néanmoins, l’envolée du prix du baril en 2008, stimulée par l’explosion de la demande chinoise en énergie, marquerait la fin d’une époque. Certaines matières premières, autrefois abondantes, sont devenues rares : il faudra donc les partager. Les pays riches sont peu enthousiastes à l’idée de revoir leur niveau de vie à la baisse et, parallèlement, les pays en développement espèrent améliorer leurs conditions d’existence. Cela explique l’émergence d’une « course folle » entre les différents protagonistes en vue d’accaparer les ressources non renouvelables. Il faut se rendre cependant à l’évidence : la croissance de la consommation mondiale n’est pas tenable à longue échéance et le modèle de vie occidental ne peut pas être appliqué à l’ensemble de l’humanité. D’ailleurs, le réchauffement climatique est aujourd’hui un fait reconnu par une grande majorité. Même les nations les plus sceptiques, comme les États-Unis, admettent peu à peu qu’il est nécessaire d’agir pour l’endiguer.
67Le troisième chapitre explique en quoi la globalisation est « une machine à inonder le monde de liquidités ». Cette situation, nous dit-on, est le produit d’une configuration économique particulière. Dans les pays avancés, en raison de maigres gains de productivité, la croissance est structurellement faible et, a contrario, elle est structurellement forte dans les pays émergents pour des raisons exactement opposées. De la même manière, alors que certains pays d’Asie et du Moyen-Orient sont en situation d’excédent commercial, certains pays avancés – par exemple, les États-Unis – enregistrent un énorme déficit. L’accumulation de réserves de change en Chine, en Russie et dans les pays de l’Opep (organisation des pays exportateurs de pétrole) débouche alors mécaniquement sur la création de liquidités qui sont réinjectées dans les pays développés au travers de l’achat d’actifs. Ce processus permet d’appuyer la politique de la banque centrale américaine dont le but est de stimuler la croissance en encourageant le crédit. Malheureusement, ce flot de liquidités, d’une part, nourrit le développement de bulles spéculatives explosant les unes après les autres et, d’autre part, provoque le surendettement des ménages comme lors de la crise américaine des subprimes, en 2007.
68Dans le quatrième chapitre, Patrick Artus et Marie-Paule Virard pointent du doigt certains excès du capitalisme financier. D’abord, les acteurs de la finance internationale, trop préoccupés par la maximisation de leurs profits, ne cherchent pas à investir sur une longue durée. Au contraire, ils sont plutôt enclins à faire des placements à court terme très rentables – c’est-à-dire avec des rendements d’au moins 15 %. Or, dans le contexte actuel de faible croissance, seuls des placements à haut risque peuvent offrir de tels rendements. Les investisseurs, dans la crainte de faire de mauvais placements, ont tendance à tous se comporter de la même manière ; ce mimétisme ambiant ne fait qu’alimenter le cercle vicieux.
69Enfin, le cinquième chapitre met en garde contre les « dynamiques destructrices » qui pourraient s’opérer au sein de l’Union européenne. Si l’on ne prend pas des mesures rapidement, des divergences en termes de projets économiques risquent de naître entre les États-nations. Car, pour l’instant, en dépit de l’existence d’une union économique et monétaire (UEM), les pays de la zone euro ne sont pas prêts à adopter une réelle politique commune – c’est-à-dire une politique qui permette de corriger les inégalités engendrées par la spécialisation économique des régions. En définitive, l’Europe est à l’heure actuelle davantage un « agglomérat de régions sans solidarité » qu’une réelle UEM. Et, si cette tendance se confirmait, le Vieux Continent serait condamné à ne pas être un acteur de poids dans la globalisation.
70En bref, la tendance actuelle de l’économie mondialisée n’est pas soutenable et l’absence de coordination internationale risque d’être, à terme, extrêmement dévastatrice. Pour les auteurs, il est donc impératif de se donner les moyens de réguler collectivement le système dans son ensemble, et ce, en favorisant la « mise en place de nouvelles coopérations internationales », lesquelles décideront des politiques économiques globales à suivre. Malheureusement, la situation restera bloquée tant que les hommes seront si peu « raisonnables ».
Au-delà d’un constat banal
71L’ouvrage a le mérite d’insister sur le fait que pour construire une mondialisation durable il est nécessaire, en premier lieu, de véritablement s’interroger sur la logique du système qui a été bâti jusqu’à présent. On doit également mettre au crédit de Patrick Artus et Marie-Paule Virard la volonté d’expliquer de manière pédagogique les tenants et les aboutissants de la mondialisation de l’économie. En brossant un « scénario catastrophe », les auteurs portent à la connaissance d’un public plus large que celui des universitaires les grands enjeux de la globalisation. Cet essai s’inscrit dans la lignée d’autres ouvrages à succès écrits par le tandem d’auteurs (Le capitalisme est en train de s’autodétruire, en 2005, et Comment nous avons ruiné nos enfants, en 2006).
72Malgré l’intérêt que présente l’ouvrage, quelques critiques peuvent être avancées. On pourra d’abord reprocher aux auteurs de ne pas prendre la peine de définir clairement, même succinctement, la notion clé de la réflexion. Certes, dès le début du livre, on comprend aisément que la globalisation désigne le phénomène qui transforme les marchés locaux en marchés internationaux, cependant il aurait peut-être été nécessaire de s’attarder davantage sur le terme en question pour que l’on sache de quoi on parle. L’ouvrage regorge d’expressions singulières – la globalisation est à la fois « une machine inégalitaire », « un chaudron qui va épuiser les ressources rares », « une sorte de casino prompt à fabriquer du risque financier », « un moteur à implosion pour le système monétaire » et « une centrifugeuse qui peut faire exploser l’Europe » – mais les auteurs ne prennent pas toujours le temps d’appuyer leur argumentation en citant d’autres travaux. Notons à ce titre la quasi-absence de références bibliographiques.
73Ensuite, le livre adopte parfois une attitude ethnocentrique. Par exemple, lorsqu’il est affirmé que, jusqu’à la fin du siècle dernier, le système économique allait pour le mieux, les auteurs font un raccourci discutable : le problème avancé, c’est que le pire est à venir… pour « le camp des pays avancés ». Ainsi, les auteurs semblent s’inquiéter de la montée des pays émergents qui « vont continuer à conquérir de plus en plus rapidement des parts de marché ». Ce constat dessert le propos en mettant en lumière la dialectique non avouée du nous contre les autres.
74Au-delà d’une meilleure coordination internationale, l’absence de solutions pour remédier à la situation constitue la faiblesse majeure du livre. La démarche relève même d’un numéro d’équilibriste, puisque les auteurs font le procès de la globalisation tout en se défendant, très explicitement, d’appartenir à la « mouvance anti-globalisation » et en rappelant que « les échanges favorisent la croissance ». En dressant une liste des dysfonctionnements de l’économie mondialisée et en montrant les limites d’une machine qui s’enraye, les auteurs énoncent des idées qui sont « dans l’air du temps » et réussissent un coup de maître : légitimer, depuis l’intérieur, les ressorts de la globalisation, en égratignant à peine son image et sans remettre en cause les principes sur lesquels elle repose. Ce livre réjouira sans doute ceux qui ont conscience que les cartes sont mal distribuées et qui pensent qu’il est nécessaire de tempérer le système économique, mais il ne satisfera pas les plus critiques.
75Jean FINEZ,
76Clersé – Université Lille 1
Naomi Klein, 2008 (2007), La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Leméac/Actes Sud, 670 p.
78Milton Friedman aurait fait de l’école de Chicago une armée idéologique et des Chicago Boys des soldats, dont la mission consistait à prouver dans les faits la supériorité du capitalisme sans entrave au sein du lequel le rôle de l’État se limite à la portion congrue : tous les services publics privatisés (y compris, l’éducation, la santé, l’armée), aucun contrôle des prix, aucune barrière aux exportations et un taux d’imposition unique. Autrement dit, toutes les mesures connues sous le vocable de « consensus de Washington ». Comment réussir à prouver la supériorité d’une telle politique si elle n’est pas appliquée ? En profitant des circonstances et de la guerre froide. Le coup d’État au Chili, en 1973, et les premières années du pouvoir de Pinochet auraient, ainsi, servi de laboratoire, grandeur nature, aux idées de l’école de Chicago.
79Milton Friedman et les Chicago Boys en auraient tiré la conclusion que le capitalisme tel qu’ils le conçoivent n’est pas compatible avec une politique gradualiste, mais qu’il faut, au contraire, profiter d’une crise ou d’un choc pour faire « table rase » du passé et reconstruire un « pays et une économie neufs » pour y inscrire le capitalisme comme sur une page vierge à l’image de ce psychiatre Ewen Cameron qui, dans les années 1950, rêvait de réinitialiser l’esprit de ses patients, grâce aux électrochocs, aux privations sensorielles et à différentes drogues afin de pouvoir créer un être neuf.
80Telle est la thèse défendue par Naomi Klein dans cet ouvrage. Plus précisément, selon l’auteur, loin de faire rimer capitalisme et liberté politique, comme Milton Friedman le décrivait dans ses ouvrages et dans ses articles, l’école de Chicago a profité des catastrophes naturelles et des chocs politiques pour imposer sa vision idéologique de l’économie à des populations qui ne voulaient pas d’un tel programme. Naomi Klein veut démontrer que des événements aussi disparates que le coup d’État de Pinochet, le massacre de la place Tiananmen en 1989, l’effondrement de l’Union soviétique, l’échec de Solidarité en Pologne, les difficultés rencontrées par Nelson Mandela à la fin de l’apartheid, les attentats du 11 septembre, la guerre en Irak, le tsunami de décembre 2004 et le cyclone Katrina de 2005 présentent le point commun d’avoir permis l’application de politiques inspirées par les Chicago Boys.
81L’auteur va même plus loin : il ne s’agit pas seulement d’économistes idéologues enfermés dans leur tour d’ivoire, d’hommes politiques à la culture historique, sociologique et psychologique tragiquement pauvre, mais d’une volonté organisée de profiter des catastrophes et des chocs politiques (quitte à les provoquer, comme, par exemple, la guerre en Irak) pour permettre aux firmes multinationales d’augmenter leurs bénéfices et à quelques nantis de s’approprier les ressources publiques à moindres frais.
82Naomi Klein appuie sa démonstration sur un grand nombre de faits solides et très documentés. Sans aucun doute cet ouvrage est issu d’une recherche minutieuse, d’une enquête serrée et d’un constant souci du détail. Oui, les économistes de l’école de Chicago se sont comportés comme des idéologues intransigeants. Oui, ils ont bénéficié, dans leur entreprise, du soutien d’hommes et de femmes politiques, séduits par l’apparente simplicité et la pseudo-complétude logique des modèles développés par les professeurs de l’université de Chicago. Oui, ces économistes et ces responsables politiques ont cherché à s’affranchir des aspects historiques, sociologiques, ethnologiques, psychologiques des sociétés concernées. Oui, les Chicago Boys ont investi les gouvernements de plusieurs pays. Oui, sont coupables d’abus de pouvoir le FMI et la Banque mondiale qui ont imposé, parfois en trafiquant les statistiques, des plans d’ajustement structurel à des pays qui n’en avaient nul besoin. Oui, ces politiques économiques ont provoqué de multiples dégâts. Oui, de nombreuses firmes multinationales ont pu profiter du système et augmenter leurs profits de façon exponentielle.
83En revanche, l’auteur n’apporte aucune preuve véritable et convaincante qu’il s’agissait d’actes coordonnés, issu d’un complot ourdi sciemment et entretenu pendant plus de trente ans. Les dirigeants chinois n’ont jamais eu besoin des conseils des professeurs de Chicago pour réprimer leur population. Rien n’atteste que le massacre de la place Tiananmen était rendu nécessaire pour que s’intensifient les réformes économiques. Comme nombre de pamphlets, celui-ci souffre de son manque de nuances et de ses excès ainsi que du côté militant reconnu par son auteur. N’est-il pas possible que les explications soient parfois beaucoup plus complexes que la thèse du complot ? Le massacre de la place Tienanmen ne peut-il avoir pour origine la volonté des dirigeants chinois de se maintenir au pouvoir ? Est-il improbable que l’aveuglement idéologique ou la cupidité de quelques-uns expliquent la mise en place de ces politiques ?
84Si l’on répond affirmativement aux deux dernières questions, alors la lecture de l’ouvrage Naomi Klein présente un caractère salutaire : celui de nous rappeler que les systèmes politiques, économiques et sociaux sont issus de l’activité humaine, c’est-à-dire qu’ils souffrent, à la fois, des qualités et des défauts des êtres humains. Que toute idéologie, aussi généreuse soit-elle, porte en elle-même les germes de la destruction. Bref, que quelques axiomes ne parviendront jamais à restituer la complexité des sociétés humaines. Mieux, que la modestie des économistes n’aurait guère à souffrir de reconnaître le caractère fécond de l’apport des historiens, des sociologues, des ethnologues, des psychologues et de tous les spécialistes des sciences humaines.
85Certes, il ne s’agit nullement d’un ouvrage académique, et l’engagement militant de Naomi Klein ne fait nul doute. Faut-il, pour autant, refuser de lui prêter attention ? Ce serait une erreur : d’abord, en raison de l’ampleur de l’enquête menée par Naomi Klein, secondée par une équipe nombreuse, en témoignent la richesse et la variété des sources bibliographiques utilisées (chaque fait avancé est documenté et référencé) ainsi que par le nombre d’entretiens réalisés. Ensuite, parce que l’auteur possède l’honnêteté intellectuelle d’assumer son engagement : ne vaut-il pas mieux connaître clairement le point de vue d’un auteur plutôt que d’avoir affaire à une prétendue objectivité déguisée sous la contrainte de la cohérence des hypothèses ? Enfin, cet ouvrage présente le mérite d’interroger le rôle des économistes au sein de nos sociétés : il s’agit d’un débat salutaire sur notre statut d’experts. De plus en plus spécialisés, comme nous le sommes, nous perdons, parfois, l’habitude de considérer une vision « globale de la toile » comme Naomi Klein nous y invite ici.
86En ce sens, malgré les (importants ?) défauts et lacunes signalés, la lecture de l’ouvrage de Naomi Klein s’avère extrêmement stimulante même si l’auteur, en raison de sa véhémence, donne parfois l’impression d’être aussi virulente que ce qu’elle dénonce.
87Frédéric CHAVY,
88Clersé – Université Lille 1