CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Pierre François, Sociologie des marchés, Armand Colin, Paris, coll. « U Sociologie », 2008

1Fabien ÉLOIRE

2Clersé, Université Lille1

3eloire. fabien@ wanadoo. fr

4Pierre François fait le constat que la littérature sociologique à propos des marchés est vivace et dynamique, mais qu’elle ressemble à une « cacophonie fort éloignée de l’idée que l’on se fait d’un véritable discours scientifique cumulatif » (p. 282). Dans sa Sociologie des marchés, l’auteur propose de remédier à ce problème, non pas en effectuant un annuaire exhaustif et synthétique des travaux sur le thème, mais en les organisant en fonction des stratégies de recherche employées par les nombreux auteurs, à la fois français et anglo-saxons, qui, depuis les années 1970, contribuent au développement de la sociologie économique. L’ouvrage comporte six chapitres. Les deux premiers sont consacrés à la définition (interne et externe) du marché. Les deux suivants, à l’action sur un marché (dans ses aspects individuels et institutionnels). Les deux derniers, à une dimension fondamentale des dynamiques marchandes : la concurrence. La thèse défendue ici par Pierre François est que le marché n’est pas un moyen de détruire le lien social, mais plutôt une manière singulière de le tisser. Il constate que nombreux sont les sociologues qui s’intéressent au fonctionnement du marché, mais il va plus loin en affirmant que le marché ne doit pas être considéré uniquement comme un « objet » d’étude, qu’il doit aussi être envisagé comme un « concept » permettant « de décrire et d’expliquer le monde social » (p. 12).

Une définition wébérienne du marché

5L’auteur s’oppose ainsi aux approches qui cherchent à remplacer la notion de marché par d’autres concepts, comme c’est le cas, selon lui, des travaux de Pierre Bourdieu ou de ceux d’Harrison White (par exemple, 1981) qui lui préfèrent, respectivement, celles de « champ » ou d’« interface ». Pierre François s’attache alors à souligner l’intérêt de « l’hypothèse wébérienne » (p. 37) qui fait du marché une « structure » stabilisée de relations (approche morphologique), à la fois d’échange et de concurrence, entre des offreurs et des demandeurs. Dans cette perspective, l’échange marchand constitue une première forme de sociétisation [1], mais à laquelle le marché ne se réduit pas. C’est dans la succession des échanges interdépendants que se constitue le marché, qui doit aussi prendre en compte la concurrence que se livrent les acteurs. C’est la concurrence, décrite comme une lutte à la fois « indirecte » (Georg Simmel) et « pacifique » (Max Weber), qui constitue la deuxième forme de sociétisation entrant dans la définition du marché. Pour l’auteur, ces deux formes de sociétisation construisent ensemble le marché non pas comme une forme ponctuelle et bilatérale, mais comme une « communauté en entente » (p. 43), qui reste cependant une lutte, fondée sur des liens impersonnels et opportunistes, et occupant une position centrale dans l’explication de l’avènement du capitalisme occidental (p. 52).

L’économicisation des pratiques marchandes

6Les notions d’échange et de concurrence étant à la base des travaux d’économie néoclassique, Pierre François porte sur ceux-ci un regard sociologique et critique. À propos de la méthodologie mise en œuvre dans les travaux orthodoxes, il insiste sur l’opposition épistémologique qui s’établit entre les sciences du modèle et les sciences de l’enquête (dont fait évidemment partie la sociologie). À propos de l’homo œconomicus, il rappelle l’irréalisme anthropologique des hypothèses fondatrices. Il montre comment, face à ce constat, les sociologues se sont efforcés de développer leurs propres outils (écologie des organisations ; analyse des réseaux sociaux). L’auteur insiste sur le fait que, pour les sociologues, les dispositions économiques ne sont pas naturelles mais « historiquement construites » (p. 134). Il rappelle l’intérêt des travaux de Michel Callon (par exemple, 2003), qui permettent notamment de comprendre comment « l’économie (comme science) performe l’économie (comme activité) » (p. 154). C’est dans la comptabilité, les modèles de prévision et de calcul des traders, le marketing, que se trouve incorporée la théorie économique. Et ce sont ces techniques et outils qui ouvrent de plus en plus, aux acteurs, de nouvelles capacités de calcul et de rationalisation de leurs actions. Ce qui doit susciter chez le sociologue des réflexions sur l’effet de ces processus d’« économicisation » des pratiques sur le monde social et, par-là même de « marchandisation » des activités sociales.

La perspective institutionnelle

7Pierre François rappelle ainsi que, sur les marchés aussi, « les acteurs sociaux n’agissent jamais seuls, et qu’ils s’appuient sur des institutions qui les guident et les aident » (p. 160). Le point commun entre les nombreuses manières d’appréhender ces institutions en sociologie économique et en économie hétérodoxe est de considérer, dans une perspective fonctionnaliste, qu’elles émergent comme des solutions à des problèmes liés, notamment, au déficit cognitif des acteurs qui, n’étant pas omniscients, se trouvent confrontés à l’incertitude radicale définie par Franck Knight et John Maynard Keynes. L’auteur évoque les dispositifs conventionnels et prescriptifs qui font appel au jugement et à la confiance (par exemple, Karpik, 2007) et insiste sur le rôle de l’État dans l’organisation de l’économie en général. La dimension politique des marchés est, elle, envisagée à travers la prise en compte des grandes institutions et des grandes règles garanties par l’appareil législatif, judiciaire et policier (p. 187). Celles-ci interviennent dans la régulation des rapports de forces entre différents groupes sociaux identifiables (capitalistes, travailleurs, fonctionnaires, politiques) et jouent un rôle essentiel dans le processus de stabilisation des marchés capitalistes qui, livrés à eux-mêmes, c’est-à-dire au seul « jeu concurrentiel » (p. 176), se condamnent à une succession de crises.

L’approche en termes de processus

8Par ce tour d’horizon des travaux de sociologie des marchés, Pierre François fait ressortir l’importance de la notion de « processus ». Pourtant, du fait de la problématique « morphologique » qu’il s’est fixée (p. 39), il n’insiste peut-être pas suffisamment sur cet aspect. Cela se révèle, selon nous, par la place qu’il réserve, d’une part, aux travaux d’Harrison White et de la sociologie néo-structurale (qui est totalement absente de l’ouvrage) et, d’autre part, de Karl Polanyi dont la portée théorique et historique nous semble sous-estimée. À propos des travaux de White (1981, 2002), Pierre François n’insiste sans doute pas assez sur le fait que la notion d’interface offre un cadre pour l’analyse des structures de relations interentreprises et que, loin de vouloir remplacer celle de marché, elle vise à en élargir l’horizon conceptuel : échange certes, mais tripartite, entre producteurs, consommateurs, et fournisseurs ; concurrence par les prix et par la qualité certes, mais aussi coopération pour la construction collective, et dans la durée, de la qualité. Elle ouvre la possibilité d’étudier, avec la sociologie néo-structurale (par exemple Lazega, 2002), des processus sociaux sous-jacents (solidarité limitée, contrôle social, régulation ou apprentissage) qui sont saisis par l’analyse des réseaux sociaux.

9Cette idée de marché-processus renvoie à une autre, plus générale, celle de l’économie comme « procès institutionnalisé » chez Karl Polanyi (1957). Si l’on suit la démonstration de Polanyi, nous dit Pierre François, le sociologue du second xxe siècle aurait fort peu à dire sur le marché puisque ce dernier « détruit le lien social » (p. 7). Selon nous, cette interprétation ne rend pas justice à l’auteur qui aura inspiré à Mark Granovetter (1985) la « métaphore de l’encastrement », et été le dénonciateur éclairé des dégâts sociaux occasionnés par le premier libéralisme économique, dans un xixe siècle marqué par la tentation du déploiement, sans limite, du « marché autorégulateur de prix ». Polanyi a montré qu’une société entièrement gouvernée par de tels marchés était pure utopie. Ce qu’il s’est attaché à dénoncer, c’est la marchandisation à outrance, c’est-à-dire le fait que le marché se soit trouvé en mesure d’annexer des pans d’activité qu’il n’aurait jamais dû s’approprier. À l’époque, c’était la terre, le travail, la monnaie (aujourd’hui, ce serait sans doute aussi la santé, l’éducation, l’énergie, l’eau, etc.). Ce que Polanyi a appelé la Grande Transformation, ce n’est pas l’histoire d’un avènement, celui de l’économie de marché, mais au contraire l’histoire d’un effondrement, celui, au milieu du xxe siècle, de ce premier libéralisme, promu par les capitalistes, mais rejeté par le corps social. L’échec, en somme, d’une forme de marchandisation.

10Soixante-cinq ans après la publication de l’ouvrage de Polanyi (en 1944), la problématique est de nouveau d’actualité avec le néolibéralisme qui soutient, idéologiquement et politiquement, l’économicisation des pratiques économiques (Boltanski et Chiapello, 2001). Le travail du sociologue ne devrait donc pas s’arrêter à la description de l’« hétérogénéité » et de l’articulation des formes économiques (p. 282) qui coexistent dans les sociétés contemporaines (organisation, marché et État) ; il devrait sans doute proposer une réflexion plus explicite sur le système qui encourage le développement des marchés, le capitalisme, et sur la principale institution qui supporte ce dernier, l’entreprise privée. Si le capitalisme est évoqué par Pierre François à travers Weber évidemment, mais aussi plus près de nous à travers Fligstein (2001), les analyses des conséquences de son évolution actuelle sur la société sont laissées en suspens : développement des multinationales et du système de sous-traitance en cascade, privatisation de pans entiers de l’économie dans le monde, emprise inédite des marchés financiers sur l’économie réelle. Ces absences sont certainement le reflet de la difficulté, consubstantielle à la sociologie des marchés, à envisager encore, avec ses outils, des phénomènes qui relèvent d’abord de la macroéconomie.

Bibliographie

11Boltanski, L., Chiapello, E., 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, coll. « NRF Essais », Gallimard.

12Callon, M., Muniesa, F., 2003, « Les marchés économiques comme dispositifs collectifs de calcul », Réseaux, vol.6, n° 122, p. 189-233.

En ligne13Fligstein, N., 2001, The architecture of markets: an economic sociology of twenty-first-century capitalist societies, Princeton, Princeton University Press.

En ligne14Granovetter, M., 1985, « Economic action and social structure: the problem of embeddedness », American journal of sociology, 91(3), p. 481-510. Traduction en français in. Le marché autrement, 2000, Paris, Desclée de Brouwer.

15Karpik, L., 2007, L’économie des singularités, NRF, Gallimard.

16Lazega, E., Mounier, L., 2002, « Interdependent entrepreneurs and the social discipline of their cooperation: The research program of structural economic sociology for a society of organizations », in Favereau, Lazega (eds), Conventions and Structures in Economic Organization: Markets, Networks, and Hierarchies, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, p. 147-199.

17Polanyi, K., 1944 [2005], La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, NRF, Gallimard.

18Polanyi, K., 1957 [1975], « L’économie en tant que procès institutionnalisé », in. Polanyi, K., Arensberg, C., Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris, Larousse.

19White, H., 1981, « Where do markets come from? », American Journal of Sociology, 87 (3), p. 517-587.

20White, H., 2002, Markets from networks. Socioeconomic models of production, Princeton, Princeton University Press.

Servitudes de la souveraineté : à propos des « trois états de la monnaie » de Bruno Théret

21Étienne FARVAQUE [2]

22Equippe – Université Lille 1

23Etienne. Farvaque@ univ-lille1. fr

24Dans un numéro récent de la Revue économique, Bruno Théret a proposé une ambitieuse théorie de la monnaie, visant à améliorer, voire à refonder, la représentation que nous avons « du phénomène de la monnaie en tant que phénomène social total » (p. 814). L’ampleur de la tâche à laquelle s’est attelé Théret est impressionnante, et le résultat auquel l’auteur parvient est séduisant. Pour autant, comme toute pensée en action, le raisonnement stimule la réflexion et laisse encore parfois prise à la critique.

25Cette note montre ainsi que la théorie proposée par Théret reste (malheureusement) incomplète. Dans un premier temps, il est proposé de suivre le raisonnement de l’auteur, pour en cerner les défauts et pointer ce qui, parfois, peut apparaître comme des contradictions. Dans un second temps, l’analyse revient sur ce qui semble être l’aspect relativement négligé de la théorie proposée : la valeur de la monnaie. Il est montré que, presque entièrement tournée vers les usages et, au final, sur la fonction de moyen de paiement de la monnaie, la théorie proposée en oublie la fonction de réserve de valeur [3]. L’importance de cette fonction dans les débats contemporains rend cette absence d’autant plus douloureuse.

26Bruno Théret affirme, avec justesse, que la monnaie n’est en rien « un trait spécifique ni des sociétés capitalistes, ni de la trajectoire occidentale d’évolution vers cette modernité » (p. 814). Mais il en déduit immédiatement que « son étude nécessite donc de sortir de la conception traditionnelle qui la réduit à son usage d’instrument économique des échanges marchands » (ibid., je souligne). Un tel saut dans le raisonnement crée une double aporie : d’une part, l’implication n’a rien d’évident ou d’automatique et, d’autre part, le fait de concentrer l’argumentation sur la réfutation d’une des propriétés de la monnaie (moyen d’échange ou, dans les termes de Théret : « instrument économique des échanges marchands ») conduit, comme on le verra dans la seconde partie, à omettre les autres fonctions, réduisant de fait la force de l’argumentation.

27Concentrons-nous pour l’instant sur l’implication. La causalité est donc imposée au lecteur, et non démontrée. Or, s’il existe certes des contextes, des expériences, donc des usages différents de la monnaie, cela ne signifie pas que, dans toutes ces expériences, la nature de la monnaie soit différente. L’expérience du Kurdistan irakien sous le régime de Saddam Hussein est un exemple parmi d’autres de pratiques différenciées de la monnaie au sein d’un espace national. Le Nord de l’Irak, le Kurdistan actuel, refusant la domination du régime a vu l’ancienne monnaie nationale continuer à circuler, en parallèle et en substitution à la monnaie créée par le régime. La coexistence des deux monnaies au sein du même espace reflète certes des pratiques monétaires adaptées à différents besoins religieux (les figures religieuses sont préférées au leader laïque), esthétiques (la monnaie nouvelle est qualifiée d’un terme que l’on peut traduire par « photocopie »), et révèle des attachements différents au régime politique en place.

28Cet exemple rejoint la position de Théret (2008, p. 819), selon laquelle : « Une crise peut aussi provenir d’une construction inadéquate du système monétaire lui-même, c’est-à-dire du fait qu’une monnaie n’arrive pas à se constituer en un système viable sur un territoire. » Pour autant, dans cet exemple, la nature de la monnaie, et notamment ses qualités en tant que véhicule des échanges, unité de compte et réserve de valeur, n’est pas fondamentalement différente dans les deux zones, quoique la perception de ces qualités le soit.

29Certes, ce qui est revendiqué par Théret, c’est une idée principale selon laquelle « la monnaie doit a priori être considérée comme une entité à définir non pas par des fonctions vis-à-vis d’un extérieur à elle-même, mais par des propriétés constitutives propres. » (p. 818) Il n’en reste pas moins que ces propriétés constitutives renvoient, de facto, à la fonction de moyen de paiement, écartant donc de la compréhension le contexte d’élaboration de la confiance à accorder à la monnaie, dont il est permis de penser qu’elle émerge notamment par l’attraction des agents vers des monnaies dont le pouvoir d’achat est anticipé comme stable, comme le montrent à l’envi les épisodes de substitution de devises, voire de dollarisation ou d’euroïsation (voir par exemple Dutu, 2008).

30Théret est logiquement influencé par l’ensemble d’une recherche entamée il y a quelque temps déjà, et qui a produit un certain nombre de travaux importants nous permettant de mieux saisir les usages de la monnaie dans des contextes très variés. Le terme de contexte doit d’ailleurs être entendu au sens géographique autant qu’historique, comme en témoignent les travaux menés par Théret ou impulsés par lui et un groupe d’auteurs ayant développé d’importantes études de cas (cf. entre autres Aglietta et Orléan, 1982 et 1995, Salama et Valier, 1990, Pol-Droit, 1992, Baumann et al., 2008, Théret, 2008) et qui forment aujourd’hui une véritable généalogie des recherches sur la nature de la monnaie. [4]

31Pour autant, pour passer d’un ensemble d’études de cas et de réflexions à la conclusion de Théret, il est nécessaire d’accepter une prémisse du raisonnement, d’ailleurs clairement présentée comme telle par l’auteur (p. 819) : « Ceci conduit à considérer de prime abord la monnaie comme un ensemble spécifique de relations prenant diverses formes – symboliques (unité de compte, sceau, signature), matérielles (moyens de paiement : pièces, billets, écritures), institutionnelles (règles de compte, de paiement, d’émission, de change). Voir la monnaie comme une entité structurée en elle-même conduit ainsi a priori à la considérer non pas à partir de ses multiples usages en contexte, mais en tant que lien social universel ayant sa propre logique de reproduction qu’il faut alors élucider. » Dès lors, en rupture avec la théorie traditionnelle, Théret propose de considérer que « (…) la notion de fonction ne peut servir à définir la monnaie que si elle renvoie à des formes fonctionnelles de son fonctionnement propre en tant que relation sociale spécifique. C’est là la seule façon de concevoir les fonctions de la monnaie en cohérence avec l’idée que le concept général abstrait de monnaie correspond à un invariant anthropologique et est donc le présupposé de toute économie monétaire. » (p. 820)

32Pour autant, la prémisse étant posée, elle induit le résultat plus qu’elle ne permet de le prouver. Le lecteur est donc conduit à accepter la prémisse, et donc l’ensemble du raisonnement, ou à la questionner, au risque alors de ne pouvoir aboutir à la même conclusion.

33Plus gênant, il est possible de pointer ce qui semble bien être une contradiction dans le raisonnement proposé. En effet, lorsqu’il aborde la question de ce qui fait une « bonne » monnaie, Théret (p. 824) insiste sur l’autonomie de la monnaie par rapport au social, ce qui semble quelque peu contradictoire avec la volonté, tout à fait justifiée, de considérer la monnaie comme « fait social total ». D’autre part, que la restauration des qualités d’une monnaie puisse être associée à un épisode de « famine monétaire » ne devrait pas étonner, même si un tel épisode va forcément s’avérer douloureux, en ce qu’il s’accompagnera de redistribution du pouvoir et de la richesse (par exemple et notamment en cas de transition politique, ou d’une hyperinflation vers un retour à un régime monétaire avec ancrage nominal stable). On peut comprendre l’argument, basé sur l’analyse des épisodes de crises, mais il faudrait le remettre en perspective et envisager également les phases « normales » de fonctionnement des systèmes monétaires. Dans ces phases, la famine monétaire n’est pas le régime de croisière, et la contradiction entre les qualités d’une « bonne » monnaie et celles d’une « bonne » économie disparaît.

34On l’aura compris, il n’est pas question de remettre en cause l’intérêt de la démarche proposée par Théret, mais d’en pointer les difficultés dans le stade actuel de son développement. L’un des apports de la démarche entreprise est d’avoir su bousculer les perspectives pour mieux saisir les caractères fondamentaux de la monnaie. Comme dans un jardin zen, lorsque modifier l’angle de vue stimule les perceptions et affûte la réflexion, il faut savoir gré à Bruno Théret d’insister sur les épisodes de crises monétaires pour que jaillissent les traits qui permettent à l’économiste (et, au-delà, aux sciences sociales) de saisir la nature de la monnaie.

35Pour autant, et de façon finalement surprenante, l’ensemble de ces travaux insiste sur une des fonctions de la monnaie, le moyen des échanges. Si on peut comprendre la logique de cette insistance dans la démarche de Théret qui, on l’a dit, part d’une critique de la théorie « traditionnelle », on peut regretter que cela conduise à jeter le bébé avec l’eau du bain. Une autre lecture des épisodes de crises monétaires permettrait d’insister sur un autre aspect de la monnaie, sa fonction de réserve de valeur, qui est au final l’aspect relativement négligé de la théorie proposée par Théret. Ceci est d’autant plus dommage que nombre de travaux depuis les années 1980 ont conduit à mettre l’accent sur cet aspect, vers lequel nous tournons donc maintenant le regard.

36Le lecteur peut donc ressentir une certaine frustration face à la théorie proposée, qui fait peu de place à la fonction de réserve de valeur. L’insistance sur la confiance comme fondement de la monnaie (un des pieds du « trépied de la monnaie », p. 815) aurait pu permettre d’intégrer cette fonction. Mais tout se passe comme si les épisodes de crises avaient conduit à mettre l’accent sur l’immédiateté au détriment de la permanence, sur l’instant plutôt que la durée. La confiance est certes un préalable à la coordination des actions (p. 831), mais il importe, pour que la théorie soit complète, de préciser les conditions dans lesquelles et par lesquelles cette confiance peut s’établir et se maintenir.

37En d’autres termes, en insistant sur les moments critiques (et ce, on l’a dit, avec profit), l’auteur est conduit à centrer son analyse sur la « présence au monde » de la monnaie, évidemment fondamentale lorsque le contexte menace la monnaie de disparaître. Pour autant, il existe une avant-crise, et une après-crise. Dès lors, les conditions de la naissance au monde, et surtout de la permanence au monde sont aussi importantes pour comprendre ce qui permet de surmonter les crises, voire de les éviter, tout simplement.

38Ainsi, si les crises monétaires invitent à reconsidérer la nature de la monnaie, parce qu’elles permettent d’en révéler les facettes, elles ne devraient pas conduire à négliger les périodes sans crise, qui assoient les qualités de la monnaie dans la durée. Le fait social total n’est pas moins intéressant à considérer lorsqu’il est en bonne santé que lorsqu’il est en souffrance.

39Le fait que les crises étudiées sont essentiellement des crises nationales explique probablement également en partie l’accent mis par Théret, et la relative négligence de la dimension de réserve de valeur. Ainsi, une étude comparative des régimes monétaires internationaux (à la manière d’Aglietta, 1986, ou de Cohen, 2004, par exemple) conduirait certainement à rééquilibrer la théorie énoncée. Pourtant, si l’accent semble avoir été mis, depuis les années 1980 au moins, sur l’indépendance des banques centrales (cf. Cukierman, 1992), les modes de sauvegarde de la fonction de réserve de valeur par appui sur une référence externe ne manquent pas, qu’il s’agisse des réflexions sur les taux de changes (cf. Frankel, 1999), ou sur les caisses d’émission [Le Maux, 2006].

40C’est d’autant plus dommage que le raisonnement de Théret n’ignore pas le poids des institutions, et notamment des banques centrales mais reste ancré dans l’histoire et les crises, et par conséquent sous-estime probablement le poids des arrangements institutionnels contemporains, dans lesquels le poids des banques centrales est majeur. Parce qu’une pièce, pour reprendre l’analogie de Théret (2008, p. 831-32), n’a pas qu’une tranche, mais également un diamètre. Or celui-ci, c’est notoire, peut être réduit (cf. par exemple, Servet, 1984). Or l’indépendance des banques centrales est aujourd’hui considérée comme la protection contre un tel rognage [Farvaque, 2007], et l’on aimerait que la théorie proposée par Théret s’empare de ces arrangements contemporains et les interroge.

Bibliographie

41Aglietta M., 1986, « La contrainte monétaire internationale dans quelques expériences historiques du capitalisme : une mise en perspective de la doctrine de la PPA », in Croissance, échanges et monnaie en économie internationale, mélanges en l’honneur de J. Weiller, Economica, p. 371-400.

42Aglietta M., Orléan A., 1982, La violence de la monnaie, PUF, coll. « Économie en liberté ».

43Aglietta M., Orléan A., 1995, (sous la direction de), Souveraineté, Légitimité de la monnaie, Association d’Économie Financière, Caisse des Dépôts et Consignations, coll. « Cahiers Finance Éthique Confiance », 420 p.

44Baumann E., Bazin L., Ould-Ahmed P., Phelinas P., Selim M., Sobel R., 2008, L’argent des anthropologues, la monnaie des économistes, L’Harmattan, 320 p.

45Cohen B. J., 2004, The Future of Money, Princeton University Press, 296 p.

46Cukierman A., 1992, Central Bank Strategy, Credibility and Independence, The MIT Press (2e édition 1994.

47Dutu R., 2008, « Currency interdependence and dollarization », Journal of Macroeconomics, vol. 30, n° 4, p. 1673-1687.

48Farvaque E., 2007, « Fondements constitutionnels de l’indépendance des banques centrales : des pères fondateurs de la nation américaine à la banque centrale européenne », Revue d’économie financière, n°87, p. 225-236.

49Frankel J. A., 1999, « No single currency regime is right for all countries or at all times », Essays in International Finance, n° 215, August, Princeton University.

50Le Maux L., 2006, « Banking board et currency board », Revue d’économie politique, vol. 116, n° 4, p. 575-599.

51Orléan A., 1992, « La monnaie comme lien social : étude de Philosophie de l’Argent de Georg Simmel », Genèses, n°8, juin, p. 86-107.

52Pol-Droit R., 1992, (sous la direction de), Comment penser l’argent ?, Le Monde Éditions.

53Salama P., Valier J., 1990, L’économie gangrenée : essai sur l’hyperinflation, La Découverte, coll. « Textes à l’appui ».

54Servet J.-M., 1984, Nomismata: état et origines de la monnaie, Presses Universitaires de Lyon.

55Simmel G., 1987, Philosophie de l’argent, PUF, coll. « Sociologies ».

56Théret B., 2008, (directeur), La monnaie dévoilée par ses crises, Éditions de l’EHESS, 2 volumes.

57Théret B., 2008, « Les trois états de la monnaie : approche interdisciplinaire du fait monétaire », Revue économique, vol. 59, n° 4, p. 813-841.

Notes

  • [1]
    le mot sociétisation est utilisé par P. François en référence au concept de Vergesellschaftung chez Max Weber et qui s’oppose à Vergemeinschaftung (communautisation). Max Weber fait en effet la distinction entre des actions explicitement organisée autour d’un accord rationnel (la sociétisation) et les accords ou attentes implicites (la communautisation).
  • [2]
    L’auteur souhaite remercier Sandrine Rousseau d’avoir impulsé la rédaction de ce texte. Il garde pour autant la pleine responsabilité des positions exprimées dans cet article.
  • [3]
    La fonction d’unité de compte est de fait fortement liée à celle de réserve de valeur, la première n’étant qu’une manifestation instantanée des qualités dynamiques, au sens de « inscrites dans le temps », de la seconde. L’analyse qui suit est donc centrée sur la fonction de réserve de valeur.
  • [4]
    Cela dépasse le cadre de cette note, mais il serait d’ailleurs intéressant de retracer la généalogie de ce qui peut désormais apparaître comme un courant de recherche, dont l’origine se trouve au moins en partie dans la pensée de Simmel (1987), ou de son interprétation (cf., entre autres, Orléan, 1992). Il serait notamment intéressant de cerner les raisons du développement et de l’enracinement français de ce type d’études, depuis le travail entamé par Aglietta et Orléan (1982) jusqu’à l’ouvrage récemment coordonné par Théret (2008).
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2009
https://doi.org/10.3917/rfse.004.0219
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