1L’apparition du concept de développement durable au sein d’entreprises américaines, en même temps que triomphait aux États-Unis l’idéologie de la valeur actionnariale, peut être perçue comme un paradoxe. Néanmoins, les précédentes phases de développement des discours relatifs à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) aux États-Unis ont toujours eu lieu dans un climat favorable aux entreprises [1]. Dans le contexte actuel, la perte d’efficacité des régulations traditionnelles semble en être le facteur déterminant. Parce qu’elles se structurent à l’échelle internationale, les grandes entreprises semblent plus en adéquation avec l’économie mondialisée que les institutions publiques, encore largement fondées sur une base nationale ou régionale.
2Le capitalisme financier est caractérisé par deux formes institutionnelles dominantes :
- La gouvernance des actionnaires institutionnels qui force les entreprises à maximiser le profit par action, intervient dans le partage du profit dont dépend la distribution des dividendes, influence les regroupements et les démembrements d’entreprises.
- La globalisation qui, en levant la contrainte de la balance courante grâce au crédit international, agit sur la détermination conjointe du taux d’intérêt et du taux de change et fait perdre aux entreprises leur contrôle sur les prix.
3Les entreprises doivent alors faire des arbitrages serrés entre la distribution de dividendes et le financement des innovations nécessaires pour reconstituer leurs marges. Aussi cherchent-elles surtout à faire des investissements d’organisation qui économisent du capital en se restructurant, en réduisant les coûts salariaux, en diminuant les stocks.
4La RSE peut alors apparaître comme un modèle de régulation visant à s’ajuster aux caractéristiques des structures socioéconomiques actuelles dominées par le modèle du réseau [Dupuis, 2008]. Elle émergerait comme une force compensatoire de l’effondrement de la norme salariale fordiste [Postel et al., 2006]. La régulation se ferait à un niveau plus global que la régulation fordiste : « Prendre le producteur (fournisseur/client) comme point d’imputation de la responsabilité est d’autant plus judicieux qu’il n’existe guère de structures syndicales dans les pays du Sud » [Dupuis, 2008, p. 168]. Il s’agit donc bien de savoir si la RSE peut être une forme institutionnelle permettant un nouveau mode de régulation du capitalisme financier. Dans ce cadre d’analyse, on peut se demander ce qui pousse les entreprises à devenir socialement responsables (SR), c’est-à-dire à prendre en compte les intérêts des parties prenantes, en contradiction avec les siens. Étant donné la hiérarchie des formes institutionnelles, seuls deux types de parties prenantes pourraient exercer une contrainte sur l’entreprise : les actionnaires et les consommateurs feraient pression, en amont en limitant son financement, en aval en réduisant ses débouchés.
5La première contrainte concerne l’investissement socialement responsable (ISR). La généralisation de tels fonds permettrait d’influencer la gestion des entreprises n’ayant pas un comportement SR ou de restreindre leur financement. Elles seraient alors obligées de changer leurs pratiques. Nous verrons dans une première partie que l’ISR se révèle peu contraignant. Dans une deuxième partie, nous montrerons que, malgré la souveraineté actionnariale, cette contrainte se trouve effacée par l’asymétrie d’information en faveur des dirigeants, grâce à laquelle ils détiennent la réalité du pouvoir. Cette situation permettrait alors de prendre en compte d’autres parties prenantes que les actionnaires. Toutefois nous soulignerons dans une troisième partie que la compatibilité entre souveraineté actionnariale et pouvoir managérial laisse peu de place à la RSE. Nous discuterons, dans une quatrième partie, l’efficacité de la consommation responsable pour contraindre les entreprises à prendre en compte l’intérêt des consommateurs. Enfin, dans une cinquième partie, nous mettrons en évidence qu’un engagement volontaire sans contrepartie ne permet pas la réalisation d’un compromis car les entreprises recherchent avant tout dans la RSE leur propre légitimité.
1 – L’ISR : une contrainte peu contraignante
6Le but des fonds d’ISR est d’investir dans des entreprises SR. Pour autant, leur rentabilité constitue une dimension essentielle car elle est une condition du développement de l’ISR. La plupart des salariés souhaitent une sélection éthique des investissements à condition que celle-ci soit faite sans réduction du produit financier [Rubinstein, 2002]. Cette attente est toujours aussi forte aujourd’hui [2]. Or, selon la théorie moderne du portefeuille, la rentabilité financière corrigée du risque des fonds filtrés est inférieure à celle du marché. Les études empiriques effectuées, essentiellement aux États-Unis, sur la relation entre performance sociale et performance financière aboutissent à des résultats contradictoires et ne permettent pas de conclure clairement à l’existence d’une relation stable et non ambiguë entre RSE et performance financière [Allouche et Laroche, 2005].
7Lorsque la technique de sélection des firmes est le filtrage (ce qui est généralement le cas en France), il apparaît que l’ISR n’a pas d’impact positif sur l’environnement [Rubinstein, 2002] car ces dernières vont attirer les investisseurs SR, ce qui va entraîner une hausse du prix du titre et amener le retrait des investisseurs traditionnels qui estiment que ce nouveau prix est désormais surévalué par rapport aux fondamentaux. Seule la structure de l’actionnariat est modifiée. Ceci relativise la performance sociale ou environnementale qui résulterait de la gestion des fonds d’ISR. Pour que l’ISR ait un effet positif sur l’environnement, il faut que les investisseurs pratiquent l’activisme actionnarial. Dans ce cas, les entreprises subissent des pressions de la part de leurs actionnaires pour continuer dans la voie socialement responsable. Cela suppose d’examiner les relations de pouvoir actionnaires-dirigeants (voir infra).
8Ensuite, si certaines entreprises vont moins polluer, d’autres, en revanche, pourraient décider de polluer plus – tout en respectant la réglementation en vigueur – pour avoir un moindre coût de production et donc de meilleurs résultats financiers. La seule limite serait l’absence de financement. Or les fonds vicieux, à défaut d’être aussi radicaux que le Vice Fund qui se moque de la morale et investit exclusivement dans des valeurs « sales » [3], pourraient se multiplier afin de tirer profit de ces pratiques peu reluisantes qui répondent à une internalisation croissante des externalités par les entreprises. Si l’ISR se développait plus fortement, ce ne serait donc en aucun cas la totalité des actionnaires, ni même des banques, qui adopterait une telle démarche et les entreprises non SR pourraient toujours trouver à se financer. Il est probable que les supposés progrès sociaux ou environnementaux accomplis par telle ou telle entreprise seraient, au moins en partie, contrebalancés par des dégradations de la part d’autres entreprises. Et particulièrement incertain que le bien-être global s’en trouve amélioré.
9Par ailleurs, la sélection des valeurs composant les portefeuilles des fonds SR manque de rigueur, ce qui s’explique par le fait que les analyses des agences de notation sociale et environnementale guident la grande majorité des gestionnaires de fonds d’ISR dans leurs choix d’investissements.
10Dans l’ensemble, le processus de notation est le même quels que soient les produits proposés par les agences. Les informations sont communiquées par les entreprises, par l’intermédiaire de documents officiels (rapports financier, environnemental, social, communiqués de presse, site Internet) ou de leur réponse à des questionnaires, et sont ensuite classées les unes par rapport aux autres avec un système de notations relatives. L’information est complétée et recoupée avec des bases de données gouvernementales, l’information publiée par les ONG et celle d’autres acteurs, tels que les analystes du secteur et les concurrents. Chaque agence traite l’information collectée en fonction de sa propre grille d’analyse fondée sur des critères détaillés et des indicateurs. L’aboutissement de cette analyse consiste à attribuer à l’entreprise un score pour chaque indicateur. Enfin, ces scores sont pondérés dans une note qui résume la performance de l’entreprise en termes de RSE.
11Le marché de la notation recouvre deux types d’activité :
- une activité de « notation déclarative » pour une clientèle de gestionnaires de fonds : la notation sociale conduit à élargir, ou à compléter avec des données sur les résultats sociaux et environnementaux, l’information fournie par les analystes financiers aux gestionnaires de fonds.
- une activité de « notation sollicitée » : les entreprises demandent elles-mêmes à l’agence d’effectuer un audit en matière sociale et environnementale en contrepartie d’une rémunération. Parce qu’elle permet d’obtenir des prix de vente et des taux de marge supérieurs à ceux de la notation déclarative, la notation sollicitée s’avère beaucoup plus profitable. La méthode d’évaluation est sensiblement la même que pour la notation déclarative. L’entreprise a toutefois intérêt à fournir aux analystes sociaux plus d’informations si elle veut une analyse plus approfondie de son activité et, de ce fait, une évaluation plus précise et plus fiable de ses performances. Surtout qu’elle est libre de ne pas publier les résultats de ces évaluations puisqu’ils appartiennent au client qui a payé l’étude.
12Une autre critique faite aux agences de notation a trait au fait qu’elles n’intègrent généralement pas l’impact des activités des firmes mais tendent, au contraire, à ne retenir que les meilleures pratiques, au risque de négliger des facteurs décisifs qui conduisent à nuire à l’image de l’entreprise [Capron et Quairel, 2002]. La notation de Vigeo peut ainsi être réalisée « pour une branche ou un département si l’entreprise le souhaite » [5]. Une entreprise sollicitant une analyse de la part de Vigeo peut donc limiter l’étendue de l’expertise et contrôler les informations qu’elle souhaite publier. Cependant la notation sollicitée gagnerait en crédibilité si elle concernait l’entreprise dans son ensemble, c’est-à-dire en incluant ses filiales et toutes ses activités. C’était la démarche adoptée par CoreRatings avant sa fusion avec BMJ mais les conditions très strictes de son produit faisaient que rares étaient les entreprises qui faisaient appel à elle [Zarlowski, 2004]. CoreRatings n’avait pourtant qu’une activité de notation sollicitée.
13Outre les méthodes et les résultats, c’est l’indépendance même de certaines agences qui est contestée [6]. Finalement, c’est leur fonctionnement et non pas la structure du marché qui pose un problème d’information. Les agences de notation, financières ou sociales et environnementales, sont soumises à l’asymétrie d’information. Leur multiplication n’y changerait rien. Cette dépendance révèle le pouvoir managérial et traduit la difficulté à sélectionner des entreprises « vraiment » SR. Influencer les politiques de l’entreprise en jouant le jeu actionnarial s’avère tout aussi difficile.
2 – L’ISR étouffé par la souveraineté actionnariale et le pouvoir managérial
14En première analyse, il ressort que l’ISR serait efficace pour contraindre les entreprises à intégrer des critères SR puisque les actionnaires auraient conquis un pouvoir leur permettant de contrôler les entreprises. Néanmoins, à y regarder de plus près, les mécanismes de contrôle s’avèrent insuffisants et l’adaptation des motivations des managers à la valeur actionnariale leur confère toujours le pouvoir. La combinaison de ces deux éléments fait obstacle à la prise en compte des intérêts des autres parties prenantes.
2.1 – Montée en puissance des investisseurs institutionnels et pouvoir actionnarial
15La montée en puissance des investisseurs institutionnels a pour origine le changement de politique économique de la fin des années 1970, qui entraîne le passage d’une économie d’endettement administrée à une économie de marchés financiers libéralisée et bouleverse les structures financières des entreprises. Le financement par fonds propres s’en est accru, ce qui a redonné du pouvoir aux actionnaires. Simultanément, le vieillissement de la population et la hausse de l’épargne pour financer les retraites qui en a résulté se sont traduits par un recours croissant aux investisseurs institutionnels. Cette concentration de l’épargne a abouti à une concentration du capital entre les mains des investisseurs institutionnels.
16Ayant pris conscience du pouvoir potentiel sur la conduite des entreprises que confère la détention des titres de propriété des sociétés, les actionnaires ont cherché à imposer des règles de gestion visant à inciter les managers – qui disposent d’informations que n’ont pas les actionnaires – à gérer l’entreprise dans leur intérêt (la maximisation de la valeur actionnariale) afin d’asseoir leur pouvoir. L’asymétrie d’information résulte d’une conception contractuelle de la firme. Actionnaires et dirigeants sont liés par une relation d’agence. Les actionnaires – les « principaux » – disposent de moyens financiers et chargent les dirigeants, les « agents », de les valoriser à l’aide de compétences et d’informations qu’ils ne possèdent pas.
17La gouvernance de l’entreprise est évaluée selon cinq critères principaux : l’information des actionnaires, les droits et obligations des actionnaires, la composition du conseil d’administration, l’absence de mesures anti-OPA et la rémunération des dirigeants [Plihon, 2001]. Ces trois derniers critères servent ensuite à instaurer des mécanismes de contrôle et d’incitation afin de résoudre le conflit d’intérêts et les divergences d’appréciation du risque entre le principal et l’agent : menace d’une OPA hostile rendue possible par une baisse du cours de l’action consécutive à la vente des titres par les actionnaires, recours aux stock-options afin de faire converger les intérêts des dirigeants et ceux des actionnaires, présence d’administrateurs indépendants au sein des conseils d’administration, qui doit permettre d’exercer le contrôle interne sur les dirigeants.
18Les investisseurs institutionnels sont alors en mesure d’imposer aux directions un certain nombre de normes en matière de gouvernance d’entreprise, au premier rang desquels l’exigence d’une rentabilité financière sur fonds propres de 15 %. Cette norme financière, en soumettant les firmes à une obligation de résultat, bouleverse leur gestion : alors qu’elles devaient réaliser le meilleur résultat possible, elles doivent désormais atteindre un objectif quantitatif de 15 % imposé à l’avance et de l’extérieur. Les nouvelles pratiques liées à la valeur actionnariale révolutionnent le mode de management des entreprises et opèrent des transferts de risque massifs sur les entreprises, puis sur les salariés.
19Afin de maximiser la valeur actionnariale, les entreprises mettent en œuvre des politiques bien précises : croissance externe, recentrage sur les métiers de base, reengineering des chaînes de valeur, réduction de l’intensité capitalistique, réduction de la base d’actifs [Plihon, 2001]. Ainsi les mesures préconisées pour améliorer la transparence du fonctionnement de l’entreprise semblent sonner le glas de la technostructure et marquer le retour en force de l’actionnaire au poste de commande des entreprises.
20Pourtant ce « capitalisme actionnarial » a montré ses limites avec les scandales financiers et comptables du début des années 2000. Ceux-ci tiennent à deux facteurs : les managers disposaient d’une information que les actionnaires ne possédaient pas et les mécanismes de contrôle étaient inefficaces.
2.2 – Pouvoir managérial sous pression actionnariale
21L’analyse de Galbraith garde une pertinence certaine. Elle est incontournable pour comprendre les ressorts du pouvoir managérial, et pourquoi les mécanismes de contrôle des dirigeants par les actionnaires n’ont pas fonctionné. Elle l’est tout autant pour réconcilier souveraineté actionnariale et pouvoir managérial.
22Plusieurs facteurs permettent d’expliquer pourquoi le pouvoir des dirigeants a résisté au pouvoir actionnarial.
23Premièrement, le pouvoir de la finance est en partie lié aux évolutions de la technostructure. Dans les années 1980 où, dans certaines industries, l’essentiel des profits provenait des résultats des services financiers (gestion des placements de trésorerie, couvertures de change, etc.), les dirigeants responsables des questions financières gagnèrent en effet en importance et leur logique prima dans la définition des stratégies des entreprises [Petit, 2006]. Une partie du pouvoir actionnarial provient ainsi du pouvoir managérial.
24Deuxièmement, la taille des grandes entreprises s’est accrue. Or l’augmentation de la taille de l’entreprise complique son fonctionnement et entraîne par là même une perte de pouvoir de décision des actionnaires minoritaires.
25Troisièmement, la technologie et la planification, en déplaçant la prise de décision des individus vers la technostructure, réduisent l’influence des éléments extérieurs, notamment la plus menaçante, celle des actionnaires [Galbraith, 1967]. Les dirigeants eux-mêmes ne sont là que pour ratifier les décisions fondamentales (par exemple en matière de production ou de lancements de produits ou de services) prises par la technostructure bien en amont [Galbraith, 1973]. Ils gardent néanmoins une autorité certaine car ils disposent de trois moyens pour influencer les décisions qu’ils ne peuvent prendre eux-mêmes faute d’informations : la distribution du personnel, l’orientation des processus de décision vers de nouveaux domaines et la surveillance de ces mêmes processus.
26Quatrièmement, l’objectif des investisseurs institutionnels étant d’augmenter le rendement global de portefeuilles diversifiés, l’accroissement de la liquidité des marchés financiers éloigne encore un peu plus les actionnaires. En effet, ceux-ci vont favoriser le réaménagement des portefeuilles par ventes et achats de titres, stratégie moins coûteuse que de chercher à influencer les politiques des entreprises mais qui pose le problème de ces dernières avec acuité [Aglietta et Rebérioux, 2004]. En réalité, l’accroissement de la liquidité ne fait qu’accentuer le fait que, face au management, les organisations financières sont ordinairement passives par tradition car elles ont une certaine conscience du danger de l’intervention non éclairée [Galbraith, 1973].
27Cinquièmement, pour protéger son processus de décision, la technostructure doit garantir un niveau minimum de gains aux actionnaires. Si tel n’était pas le cas, soit ceux-ci tenteraient de prendre le contrôle de l’entreprise, soit ils vendraient leurs titres, ce qui ferait chuter le cours de l’action et rendrait l’entreprise opéable. Une telle situation se traduirait nécessairement par une réorganisation du management qui pourrait entraîner l’éviction, la mutation ou la mise à la retraite de certains managers [ibid.]. Le cours de l’action détermine la marge de manœuvre dont dispose l’entreprise pour mener à bien une stratégie de gestion « financière » des compétences. Toutefois cette soumission est en quelque sorte volontaire, « puisqu’elle est acceptée comme le prix à payer pour conduire à bien une stratégie offensive d’acquisition et de rétention de compétences » [Rebérioux, 2003]. Dans cette acception, le « revenu minimum garanti » assuré par l’EVA [Lordon, 2000, p. 138] n’exprime pas le pouvoir des actionnaires mais reflète celui de la technostructure. Il ne faut pas confondre les buts de la technostructure et les contraintes auxquelles elle est soumise.
28Ce que la concentration du capital a permis avant tout aux actionnaires c’est d’exiger un niveau minimum de gains plus important. En d’autres termes, la maximisation de la richesse des actionnaires constitue un critère insuffisant pour guider les dirigeants et managers dans leurs activités réelles [Martinet et Reynaud, 2001]. Tant que leurs gains sont satisfaisants, les actionnaires se tiennent tranquilles et « la position de la technostructure est invulnérable » [Galbraith, 1973, p. 122]. Plusieurs études empiriques ont souligné cet aspect et montré que la richesse des actionnaires avait diminué avant la date d’annonce d’un activisme [7] [Ikenberry et Lakonishok, 1993 ; Sridharan et Reinganum, 1995].
29Plus précisément, ce n’est pas tant des actionnaires que des autres dirigeants que doivent se méfier les managers [Lordon, 2002]. Par conséquent, ils doivent se préoccuper au moins autant de l’évolution de leur propre cours que de celle de leurs concurrents car le cours détermine simultanément pour chaque entreprise son pouvoir de conquête et sa résistance aux prédateurs. Les critères de l’EVA sont alors instrumentalisés pour forcer les restructurations, ce qui s’apparente à la domestication des marchés que visaient les technostructures à la Galbraith [Petit, 2006]. Les équipes managériales vivent ainsi dans l’ambivalence d’une inquiétude lancinante quant à leur propre longévité et d’une excitation permanente à l’idée des opportunités de conquête [Lordon, 2003] car les concentrations vont bénéficier à des technostructures plus réduites, mais qui vont conforter leur pouvoir.
30Si les cours boursiers de leur entreprise sont suffisamment élevés, la croissance externe offre aux dirigeants l’opportunité d’accroître la rentabilité financière, car les fusions permettent de revaloriser les actifs immatériels des entreprises acquises et de profiter des écarts d’acquisition. Dans ces opérations, les banques d’affaires et leurs analystes sous-évaluent les valeurs d’acquisitions et recommandent expressément aux investisseurs institutionnels d’acheter les actions de l’ensemble consolidé. Il reste alors aux dirigeants à réaliser les plus-values potentielles en revendant les actifs les plus valorisés par le marché, puis en extrayant le cash-flow de l’entreprise au moyen de l’exercice de stock-options [Aglietta et Rebérioux, 2004]. Faisant allégeance à la souveraineté actionnariale, les managers décident des rachats d’actions afin d’éviter la dilution des fonds propres, ce qui leur permet, par la même occasion, d’en conserver le contrôle. Ainsi, les dirigeants engagés dans ces stratégies de création de valeur, et appuyés par les acteurs de la finance, conservent les instruments du pouvoir déployé pour s’enrichir personnellement.
31Tous ces éléments amènent à constater que l’ISR, qui consiste à intégrer d’autres critères que la rentabilité financière dans les stratégies d’investissement afin de contrebalancer le pouvoir des grandes entreprises, conduit, dans son principe même, à une impasse, car l’exercice de ce pouvoir n’est pas la prérogative de la propriété. Les actionnaires, quelles que soient leurs considérations morales, restent des actionnaires et, en tant que tels, sont soumis aux mêmes difficultés de contrôle des managers. Il est intéressant de rappeler ici que Bowen [1953] et Heald [1961] [8] ont soutenu que la séparation entre propriété et management avait été un élément central du développement de la RSE au début du xxe siècle [9]. Sa conséquence : enlever toute efficacité à l’ISR, mais permettre aux dirigeants de s’affranchir des actionnaires et de prendre en compte les intérêts des autres parties prenantes.
3 – Pouvoir managérial et souveraineté actionnariale : une compatibilité qui laisse peu de place à la RSE
32La compatibilité du pouvoir managérial et de la souveraineté actionnariale peut s’expliquer par la théorie générale de la motivation de Galbraith [10] [1967, chapitre XI], qui, d’une certaine façon, rencontre et complète le conatus du capital en tant que théorie de l’action [Lordon, 2006]. Cette compatibilité laisse peu de place à la RSE, car celle-ci se retrouve instrumentée par les dirigeants. En suivant Lordon, on pourrait dire que la RSE fait partie des conatus patronaux.
33Les technostructures d’aujourd’hui ont considérablement changé par rapport à celles d’hier. Leur composition et leur fonctionnement sont plus complexes. L’intensification de la concurrence, la globalisation, la diffusion des nouvelles technologies ont montré les limites de stratégies fondées sur des économies d’échelle et des standardisations, et favorisé l’organisation mondiale des firmes en réseau. Celles-ci conservent la propriété des actifs pour les activités clés mais recourent à des contrats pour celles qui relèvent de la mise en œuvre de la stratégie de l’entreprise (contrats de sous-traitance, de coopération, licences, franchises, etc.), et délocalisent les productions standardisées de masse vers des pays à bas salaires qui peuvent profiter de cet avantage coût. Il en résulte un démantèlement de la technostructure. La pression des investisseurs institutionnels entraîne un resserrement du niveau de décision dans l’entreprise, les politiques visant à maximiser la valeur actionnariale étant conduites par les seuls managers.
34Cette organisation des grandes firmes sur une base mondiale rend plus difficiles l’identification à des objectifs particuliers d’une organisation et la volonté d’adaptation. D’autant que « le caractère évolutif des réseaux rend les salariés plus vulnérables aux changements éventuels de stratégie des grandes firmes multinationales impulsée par la pression exercée par les actionnaires institutionnels » [Laperche, 2005, p. 59]. Les salariés les plus éloignés des processus de décision sont les premiers touchés, mais les cadres dont les perspectives de carrière ont longtemps été centrées sur des plans d’emploi tout au long de la vie active sont aussi de plus en plus concernés par les restructurations. C’est la crainte de perdre leur emploi qui pousse les uns et les autres à accepter les buts adoptés par le groupe. Et qui remet au premier rang de leurs motivations ce que Galbraith appela la contrainte. La déconstruction spatio-temporelle de l’entreprise fordiste entraîne un brouillage des repères du travail : un « ordre de dispersion générale » va sonner le glas de toutes les mobilisations, et « se traduit par l’absentéisme, le manque de motivation, la multiplication des symptômes dépressifs des cadres » [Salmon, 2007, p. 91].
35L’affaiblissement de l’identification et de la volonté d’adaptation des cadres s’explique également par la montée des niveaux d’éducation : « La division du travail, auquel conduit cet afflux de personnel éduqué, ne va pas permettre de conserver à l’ensemble cette unité qui leur donnait l’impression d’être partie prenante d’un même projet de développement industriel. Motivations et implications vont être plus nuancées, plus relatives. À l’évidence dans la période contemporaine il y a cadres et cadres » [Petit, 2006, p. 60]. Cadres mus par la contrainte et cadres poussés par la motivation pécuniaire.
36Qu’en est-il pour les dirigeants ? La pression des actionnaires et leurs intérêts de court terme ne permettent pas aux entreprises de conduire de grands projets industriels et aboutissent à un « capitalisme sans projet » [Artus et Virard, 2005]. Les recompositions permanentes des grandes entreprises, dans le cadre des politiques menées au nom de la valeur actionnariale, ont abouti au fait que les managers n’ont plus pour objectif la croissance des firmes comme dans la période fordiste, mais passent d’une entreprise à l’autre [Aglietta et Rebérioux, 2004]. Les motivations des dirigeants s’en trouvent bouleversées. L’identification et le désir d’adaptation se sont considérablement affaiblis. La motivation pécuniaire est prédominante. Quant à la pression des actionnaires, elle agit comme une contrainte mais ne constitue pas pour autant un contrôle : « plus l’intérêt des actionnaires est privilégié, plus la gestion des entreprises doit se faire au nom d’une extériorité (le marché financier). Ce processus contribue à déresponsabiliser le pouvoir managérial » [Aglietta et Rebérioux, 2004, p. 346]. La contrainte n’est compatible ni avec le désir d’adaptation, ni avec l’identification. Elle peut cependant être associée, dans une certaine mesure, à la motivation pécuniaire. Tout dépend « du niveau de la compensation et de la nature des alternatives devant lesquelles se trouve l’individu » [Galbraith, 1967, p. 177]. Si le facteur contrainte est fort, il s’ensuit que la motivation pécuniaire sera incompatible avec toute identification ou tout espoir d’adaptation.
37Autrement dit, la pression des actionnaires exerce une contrainte telle sur les dirigeants que leur action ressemble à une lutte pour s’enrichir et se maintenir. L’art de raconter la « bonne » histoire est alors indispensable. C’est un exercice délicat car il s’agit de trouver le thème mobilisateur pour l’avenir alors que les marchés, le comportement des consommateurs, l’exposition médiatique, etc., restent impalpables et empreints d’incertitude. Cela laisse donc peu de place à la RSE pour qu’elle se développe hors du contrôle des dirigeants. C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter les discours qui s’y rattachent (voir 5.).
38Dans le capitalisme managérial décrit par le Nouvel État industriel, la récompense pécuniaire n’était pas nécessairement la motivation majeure des membres de la technostructure. L’identification et la volonté d’adaptation pouvaient être leurs mobiles et pouvaient agir indépendamment du revenu quand celui-ci dépassait un certain niveau [Galbraith, 1967]. Plus que l’évolution des motivations elle-même, c’est le résultat de la combinaison des motivations actuelles et de la souveraineté actionnariale qui est frappant. Ayant repris l’analyse de Berle et Means, selon laquelle la grande société, parvenue au stade de la maturité, n’accordait plus aucun droit effectif aux propriétaires de l’entreprise, Galbraith avait présenté leurs conclusions : « Dès lors, de deux choses l’une : les directeurs deviendraient les fondés de pouvoir, rigoureusement supervisés, des propriétaires “inactifs et irresponsables”, ce qui aurait un effet déplorable sur leur capacité d’initiative ; ou bien ils “travailleraient dans leur propre intérêt et… détourneraient une part du capital pour leur usage personnel” » [Berle, Means, 1948, p.354]. En quelque sorte, l’une et l’autre se sont réalisées, à la nuance près que les dirigeants ne sont pas supervisés « rigoureusement ».
39On peut avancer deux explications. Premièrement, l’élite managériale s’est étendue à certains acteurs financiers, à savoir les banquiers d’affaires, membres de cabinets juridiques, consultants en gestion et organisation. Ceux-ci ont des positions croisées dans les conseils d’administration et les comités qui décident du recrutement des dirigeants et de leurs contrats. Deuxièmement, d’autres acteurs, notamment les analystes financiers, les agences de notation et les auditeurs ou commissaires aux comptes, qui ont pour fonction de réduire les asymétries informationnelles entre actionnaires et dirigeants, ont eu des comportements collusoires vis-à-vis de ces derniers [Aglietta et Rebérioux, 2004].
4 – Le consumérisme politique : un pouvoir de régulation improbable
40La « consommation responsable » prend deux formes : le boycott (forme négative) et la consommation éthique ou buycott (forme positive), qui cherche à promouvoir la production et la consommation de produits certifiés pour leur valeur éthique (écolabels, produits garantis sans OGM, produits issus du commerce équitable).
41Par ses pratiques d’achat le consommateur sensible aux causes sociales et environnementales jouerait d’une certaine manière un rôle politique, illustré par la formule « acheter, c’est voter » [Waridel, 2005], d’où le terme de consumérisme politique [Micheletti, 2004]. Le recours systématique au consumérisme politique pour défendre une cause donnée engendre « un déploiement inédit des nouveaux mouvements sociaux économiques » porteurs de compromis [Gendron et al., 2006]. C’est donc le fait de prêter au consommateur le pouvoir d’influencer les productions des entreprises qui légitime les pratiques de « consommation responsable ».
42Une telle interprétation relève de ce que Galbraith avait appelé « la filière classique », définie par un cheminement des ordres dans un sens unique qui va du consommateur au marché, puis du marché aux entreprises de production [Galbraith, 1967].
43Cependant, « une distance insondable semble séparer le rêve des chercheurs et des militants, qui voient dans le consumérisme un thème et un enjeu d’importance, et les pratiques économiques réelles, qui relèguent cet enjeu au rang de niche et/ou d’épiphénomène » [Cochoy, 2008, p. 112]. En suivant Bowles, puis Ruffieux, Cochoy [2008] explique ce décalage par le fait que les préférences sont endogènes aux institutions et que le cadre marchand a pour effet de dissoudre les dispositions éthiques des individus. Galbraith avait déjà montré que la « filière classique » ne correspondait pas à la réalité et avait mis en évidence l’existence d’une « filière inversée », dans laquelle « c’est l’entreprise de production qui pousse ses tentacules pour contrôler ses propres marchés, bien mieux, pour diriger le comportement de marché et modeler les attitudes sociales de ceux qu’apparemment elle sert » [ibid., p. 259]. Cette filière inversée est possible parce que « la grande entreprise moderne a sous la main les moyens d’exercer une action sur les prix auxquels elle vend comme sur ceux auxquels elle achète. Elle a également les moyens de manœuvrer le consommateur pour qu’il achète aux prix dont elle est maîtresse ». Cette analyse trouve de nombreuses illustrations (marges arrière, relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants). Elle s’est également vérifiée lors du boycott de Danone : « Le conflit Danone a évolué d’une participation des consommateurs pour la défense de salariés licenciés, à une victimisation des consommateurs eux-mêmes, manipulés par les firmes » [Trautmann, 2004, p. 54].
44La « consommation responsable » ne peut se faire qu’à partir des produits proposés sur le marché. Or la prééminence des formes de la concurrence se traduit par la domination de quelques grands groupes au niveau mondial qui verrouillent l’accès au marché ou limitent la croissance de concurrents susceptibles de la remettre en cause. La constitution de monopoles ou de cartels est un moyen, pour les entreprises, d’échapper au refus d’achat de la part du consommateur ou du client au sens large, car elle permet d’« ignorer les volontés de défection qui ne peuvent plus trouver alors à s’exprimer » [Boltanski et Chiapello, 1999, p. 89].
45Cette domination peut être accentuée par la nature du circuit de distribution. La question se pose alors de savoir si le boycott – dans la mesure où il a une portée générale [Trautmann, 2004] – mais aussi la consommation responsable, doivent se limiter au seul producteur, ou au contraire s’appliquer à tous les niveaux de la chaîne de commercialisation : de la production jusqu’à la distribution [Bontems, 2008].
46L’efficacité du boycott va donc dépendre du nombre d’entreprises qui occupent le marché. Et le boycott d’une entreprise multinationale peut alors impliquer celui de nombreuses marques (plusieurs centaines dans le cas de Danone). Lesquelles boycotter ? Toutes celles de l’entreprise ou seulement les produits de la marque incriminée [11] ? Existe-t-il alors des produits de substitution de marque n’appartenant pas à l’entreprise boycottée ? Autre problème auquel doit faire face le consommateur : il ne connaît pas la qualité de la totalité des produits comparables.
47Si tel est le cas, se pose la question des conditions de production des biens vendus par les concurrents. Sont-elles vraiment différentes de l’entreprise boycottée ? Quelle doit être la durée du boycott ? Doit-il être permanent ou temporaire ? Et sur quels critères décider d’y mettre un terme ?
48Il faut aussi tenir compte des préférences des consommateurs, préférences dont Cochoy [2008] rappelle la sous-additivité. Le consommateur devra donc effectuer un arbitrage entre son engagement citoyen, ses préférences et ses habitudes de consommation. Il est très vraisemblable que le consommateur ne soit prêt que dans une certaine mesure à renoncer à sa propre satisfaction, tout comme l’épargnant n’est pas prêt à accepter une rentabilité moins élevée pour un investissement éthique. Et ce d’autant plus qu’il peut y avoir un attachement à la marque. Les entreprises l’ont bien senti et développent une histoire de la marque qui va jouer également dans les arbitrages menant à la décision de boycotter ou non. En fait, la consommation responsable revêt une dimension égocentrée, que Moati attribue à la montée des inquiétudes face au délitement du monde d’hier et l’émergence d’un monde complexe. Lourd de risques majeurs individuels et collectifs, celui-ci favorise « la sensibilité des consommateurs à un immatériel de réassurance » [Moati, 2008, p. 6]. Le boycott est aussi une forme d’expression dirigée vers soi, car il joue un rôle de valorisation personnelle. Ainsi la pratique du boycott croît avec le revenu [Crédoc, 2007] car plus les revenus sont élevés, moins la contrainte budgétaire est forte et moins elle limite le choix des possibles. Tous les citoyens n’auraient ainsi pas le même poids, ce qui est à l’origine d’une contestation plus générale du boycott. Dans cette « démocratie par le marché », seuls les consommateurs qui achetaient les produits faisant l’objet d’un boycott auraient en effet leur mot à dire [Trautmann, 2004, p. 49].
49Enfin, même si c’est la condition première, tous les produits ne peuvent pas faire l’objet d’un boycott. Ceux destinés à une clientèle d’entreprises sont difficilement boycottables par les consommateurs. Ainsi si l’on prend les cas Airbus et Danone, qui présentent certaines similitudes, par le contexte pré-électoral dans lequel les suppressions d’emplois ont été annoncées et par la finalité de ces suppressions (accroître le retour sur investissement), ils sont aux antipodes sur le plan du boycott : les produits fabriqués par Danone étant vendus au consommateur final ont pu l’être, ceux d’Airbus n’auraient pas pu l’être. Le boycott n’a de sens que pour des produits de grande consommation, que les consommateurs connaissent bien et auxquels ils peuvent facilement substituer des produits comparables. Il suppose un certain degré d’information, ce qui explique que sa pratique dépende du niveau de formation [Crédoc, 2007].
50La consommation éthique se heurte, quant à elle, au prix des produits « éthiques », ceux-ci étant plus élevés que ceux des produits classiques. Leur consommation va alors être limitée par la dégradation du statut salarial (chômage, précarité de l’emploi, rigueur salariale), consécutive à la mise en concurrence des salariés résultant de l’internationalisation. L’insuffisance des revenus vient de l’inadaptation de l’offre à l’évolution de la demande sociale, la dynamique capitaliste fondée sur la prééminence des formes de la concurrence ne laissant pas de place aux productions alternatives (sauf à supposer l’existence de financements compatibles avec ce type de productions). Or c’est justement l’inadaptation de l’offre à l’évolution de la demande sociale qui provoque la crise du fordisme [Aglietta et Brender, 1984] et les dysfonctionnements du capitalisme actuel. La modification structurelle de la demande sociale des produits manufacturés vers les services est la cause du ralentissement de la productivité, lequel vient ensuite raréfier les opportunités d’investissement rentables [Husson, 2001]. Dans la mesure où il cesse en partie d’être un débouché d’accompagnement, le salaire doit être bloqué. Le capitalisme néolibéral est alors incapable de combler l’écart croissant entre son offre de marchandises et la demande sociale. Il cherche, sans y parvenir à une échelle suffisante, à individualiser, à « remarchandiser » un mode de satisfaction des besoins assez largement socialisé [Husson, 1999]. Autrement dit, si c’est l’absence de marchandises susceptibles de porter une production et une consommation de masse qui empêche de renouer avec le cercle vertueux fordiste, ce n’est pas la réorientation de la consommation vers des biens et services du même type, mais dont la production aurait des effets moins dommageables, qui permettra de surmonter la crise.
51Les deux contraintes censées peser sur le financement et les débouchés des entreprises qui pourraient les conduire à changer leurs processus de production sont finalement inopérantes. Dès lors, la perspective d’un nouveau compromis capital-travail semble s’éloigner.
5 – Prédominance des intérêts des entreprises, inexistence d’un compromis
5.1 – Les limites d’un engagement volontaire
52La « doctrine » de la RSE a déjà été largement étudiée par Bowen. Celui-ci envisageait la RS de manière globale comme un processus complexe, regroupant plusieurs acteurs, nécessitant d’agir à plusieurs niveaux et de recourir à des leviers variés. Il jugeait que deux conditions fondamentales devaient être réunies afin de permettre une institutionnalisation de la RSE.
- Pour que la RSE structure les décisions et les actions des managers, il est nécessaire qu’ils considèrent l’idée de RS comme naturelle : « Les acteurs (les hommes d’affaires) doivent être conditionnés à vouloir se soumettre aux règles morales » [Bowen, 1953, p. 138]. Cela passe par une reconceptualisation de l’entreprise, qui prendrait en compte à la fois la production de biens et de services, mais aussi les conditions de cette production et les différentes parties intéressées dans la gestion de l’entreprise. Le moins que l’on puisse dire c’est que les années 2000 n’ont pas encore donné à voir de tels comportements…
- Le public ou la société civile doivent prendre part au processus d’institutionnalisation de la RS : « Clairement, si le concept de la responsabilité sociale doit devenir une force dans notre société, le public doit acquérir des positions arrêtées au sujet des activités de l’entreprise, et doit développer un ensemble de standards généralement acceptés ou de règles que les hommes d’affaires sont supposés respecter. (…) [Il] doit attendre qu’ils se conforment à ces règles et leur imposer des pénalités s’ils ne le font pas » [Bowen, 1953, p. 138]. À ce titre, la création de nouvelles institutions est indispensable.
53Quant à la création de nouvelles institutions, elle a également eu lieu. Certaines ont vu le jour afin de guider les investisseurs soucieux de critères sociaux et environnementaux dans la sélection des entreprises SR (les agences de notation). Mais leur dépendance vis-à-vis des entreprises se révèle problématique pour qu’elles s’acquittent sérieusement de cette tâche. D’autres sont également apparues, à l’instar des référentiels internationaux (Global Reporting Initiative), des codes de conduite des entreprises (Global Compact) ou des chartes éthiques. Mais aucune n’est contraignante. Pas plus d’ailleurs que les certifications, normes ou labels.
54L’institutionnalisation de la RS est donc marquée avant tout par le seul volontariat. Pourtant de nombreuses propositions ont été faites pour instaurer des critères reconnus par tous qui permettraient d’avoir des repères communs et de parvenir à une conception partagée de la RSE [Attac, 2003].
55La plupart des auteurs insistent sur le fait que les conditions pour parvenir à un compromis ne sont pas remplies :
- Un nouveau compromis salarial impliquerait une négociation mondiale sur les codes de conduite et autres chartes sociales d’entreprise et un accord général entre les acteurs sociaux concernés [Bardelli, 2006].
- La régulation publique est insuffisante [Bodet et Lamarche, 2007 ; Forest et Le Bas, 2008], ne serait-ce que parce que les poursuites juridiques jouent un rôle disciplinaire envers les dirigeants indélicats.
- Si un compromis était envisageable, ce serait une forme de compromis extérieur au rapport de production, constitué avec de nouvelles parties prenantes : collectivités territoriales, usagers, ONG, etc., qui pourrait aller à l’encontre des salariés dans la mesure où la mobilisation de l’externe apparaît comme « un jeu managérial de mobilisation d’un tiers dans le cadre de la mise au travail » [Bodet et Lamarche, 2007, p. 12]. Par leur fonctionnement globalisé, dématérialisé, interconnecté, et par leur expertise sur des secteurs en lien avec l’activité des grandes entreprises, les ONG sont proches des sphères managériales, ce qui constitue un avantage [Palpacuer, 2008]. La crainte est ainsi grande de voir la montée en puissance des réseaux d’ONG affaiblir l’action des contre-pouvoirs traditionnels [12].
- D’autres éléments font apparaître les limites d’un engagement volontaire: le fait que les entreprises adoptent une stratégie SR ne garantit pas que celle-ci sera effective.
- Rien ne permet d’affirmer que cette stratégie soit durable. Plusieurs exemples invalideraient même cette conception et plaideraient, au contraire, pour un engagement fluctuant. C’est le cas d’Exxon qui, en refusant d’investir dans les énergies renouvelables, affiche aujourd’hui une politique anti-environnementale alors que le président de la Standard Oil [13] se montrait très attaché au pluralisme partenarial.
- Les grandes firmes ont un puissant dynamisme technique qui leur permet de substituer de nouvelles formes de pollution, aux effets moins visibles et peu connus du public, à celles qui lui étaient familières.
- Elles peuvent se débarrasser des activités les plus polluantes pour apparaître plus propres. C’est la raison pour laquelle Aventis a cédé son agrochimie à Bayer, et Total créé le groupe Arkema qui regroupe les activités de l’ex-branche Chimie de Total.
5.2 – La recherche de la légitimité de l’entreprise
56Avec la RSE, les dirigeants semblent rechercher avant tout la légitimité [Suchman, 1995, p. 572]. Dans ce cadre, la communication et l’évaluation sociétales tendent à être le résultat d’actions symboliques permettant à l’entreprise de soigner son image et de se faire une réputation. C’est ce qui ressort de l’étude conduite par le cabinet Deloitte [14] : le principal objectif poursuivi par les entreprises dans leur démarche de dialogue avec les parties prenantes est la prévention et gestion des risques, en particulier ceux concernant l’image et la réputation de l’entreprise [Deloitte, 2007].
57La théorie de la légitimité a progressivement été privilégiée pour expliquer les motivations à publier des données sociales et environnementales dans les rapports annuels d’activité [Garric et al., 2005]. L’entreprise y interprète ses propres activités, justifie leur impact sur l’environnement social et politique, puis montre qu’elle se conforme aux attentes de la société. Elle y est présentée d’une manière attractive de façon à assurer une approbation des valeurs de l’organisation par les parties prenantes. C’est dans le même esprit que certaines entreprises décident de s’ouvrir et de dialoguer avec elles [Rowell, 2003], ou les font figurer en bonne place dans les rapports annuels, les incluant par là-même dans leur discours. La difficulté pour les parties prenantes consiste à échapper à des formes de cooptation. Boltanski et Chiapello ont bien montré que l’esprit du capitalisme se renouvelle en intégrant les critiques de ses opposants : « Pour maintenir son pouvoir de mobilisation, le capitalisme va (…) puiser des ressources en-dehors de lui-même, dans les croyances qui possèdent, à un moment donné du temps, un pouvoir important de persuasion… » [Boltanski et Chiapello, 1999, p. 57].
58En ce sens, la recherche de la légitimité appellerait en elle-même une sorte de manipulation [Suchman, 1995]. Les signaux émis par l’entreprise sont relayés par les médias qui forment le jugement des publics, et donc influencent en retour les parties prenantes, et contribuent au processus d’institutionnalisation de la responsabilité sociétale [Capron et Quairel, 2002].
59Plus généralement, les choix des tactiques de légitimation varient en fonction de ce que l’entreprise recherche : obtenir, maintenir, ou réparer sa légitimité [Suchman, 1995], ce qui dépend de la raison pour laquelle elle fait de la RSE : sortir d’une situation de crise (Shell), acquérir un avantage compétitif (Lafarge), effectuer un repositionnement stratégique (Monoprix). Quel que soit le but de l’entreprise, la communication et l’évaluation sociétales sont basées sur des indicateurs. C’est pourquoi Garric et Léglise [2003] ont proposé de ne pas se limiter à cette dimension et de dépasser le contenu des rapports sociaux et environnementaux en ayant recours à une analyse linguistique. Ils rejoignent les observations faites sur les rapports RSE qui montrent que, sous la pression médiatique et face à la nécessité de valoriser leur image, les entreprises tendent à ne communiquer que sur les critères constituant en quelque sorte leur vitrine sociale et non pas sur l’organisation et le contenu du travail (dynamique de l’emploi, rémunérations, organisation du travail, sous-traitance et externalisation, restructurations) [Alpha Études, 2007].
60D’une certaine manière, la communication RSE peut s’interpréter comme faisant partie d’une histoire que l’entreprise raconte. Le storytelling management peut être défini comme l’ensemble des techniques organisant une nouvelle prolixité narrative car le capitalisme actuel vise « à saturer, à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise, les champs de production et d’échange symbolique » [Salmon, 2007, p. 103]. Il s’agit d’une opération complexe qui consiste à « faire partager un ensemble de croyances à même de susciter l’adhésion et d’orienter les flux d’émotions, bref de créer un mythe collectif contraignant » [ibid., p. 102]. Une fois inscrits dans des histoires avec des personnages et une intrigue, les individus y sont impliqués avec d’autres qui s’attendent à ce qu’ils réagissent, parlent et évoluent d’une certaine façon, tout comme les membres d’une famille jouent un certain rôle en fonction des relations qu’ils entretiennent, de la place qu’ils occupent, de codes, etc. Le marketing ciblé vers les enfants et les jeunes ainsi que le neuromarketing renforcent ce sentiment de partage d’une histoire collective, et compliquent le rejet d’une marque, par exemple dans le cadre d’un boycott. Le storytelling est donc absolument central car « il structure et formate la communication, à l’intention des consommateurs comme des actionnaires » [Salmon, 2007, p. 102].
6 – Conclusion
61Trop de limites entourent l’ISR et la consommation responsable pour qu’ils deviennent des moyens de pression suffisamment contraignants pour changer les pratiques des entreprises. La RSE s’apparente donc à un engagement volontaire et ne permet pas la réalisation d’un nouveau compromis, car elle ne permet pas de réduire les fossés entre travailleurs et/ou consommateurs. Tandis que dans les pays riches, les consommateurs visés par la RSE sont les consommateurs les plus riches, les salariés les plus pauvres ont tout lieu de craindre une dégradation de leur situation – déjà dégradée sous l’effet de la disparition des règles du rapport salarial hérité du fordisme –, car placée sur l’échelon international, celle-ci paraît favorable par rapport aux pays pauvres [Postel et al., 2006].
62Les salariés sont en effet les parents pauvres sur le plan de la reconnaissance institutionnelle. Peu de formations à la RSE leur sont dédiées [Novethic, 2007], c’est un peu comme si les entreprises cherchaient à séduire uniquement les acteurs extérieurs. Certaines d’entre elles utilisent d’ailleurs leur rapport de développement durable pour attirer de nouveaux salariés. Peut-être y a-t-il de leur part une erreur d’appréciation, car une grande majorité d’entre elles estiment que les actions de RSE ont permis d’améliorer leur image auprès de leur personnel [15] alors que, selon une étude réalisée par Publicis Consultants, aux yeux de la majorité des cadres, le discours de l’entreprise à ses salariés n’est pas jugé crédible [16]. Il est alors difficile de comprendre en quoi la dimension éthique contenue dans la problématique RSE entraînerait une remobilisation des salariés.
63La RSE laisse beaucoup de choix aux entreprises. Trop, sans doute : celui de s’engager ou non dans une démarche RSE, celui de respecter ou non ses engagements, celui de faire noter telle ou telle branche ou département, telle ou telle filiale ou activité, celui d’« informer », dans les rapports sociaux et environnementaux, sur la totalité de l’entreprise ou sur les sites de production. Sans compter que si l’entreprise maîtrise bien sa communication et son discours, il lui sera toujours possible de justifier ses actes. Il est intéressant de constater que les actions de RSE sont prioritairement destinées aux actionnaires, aux analystes financiers, agences de notation, consultants, concurrents, et consommateurs. Finalement, dans la mesure où la RSE comprend des intérêts contradictoires, il est nécessaire de faire la distinction entre les intérêts des entreprises et l’intérêt collectif, puis de reconnaître qu’il existe entre eux une grande divergence c’est-à-dire la reconnaissance de la divergence fondamentale entre les objectifs poursuivis par les entreprises multinationales et ceux qui répondent aux besoins et aux intérêts de la collectivité.
Notes
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[1]
Bowen H.R. (1978), « Social Responsibility of the Businessman – Twenty Years Later », in Epstein E.M., Votaw D., Rationality, Legitimacy, Responsibility: The Search for New Directions in Business and Society, Goodyear Publishing Co., Santa Monica, CA, p. 116-130, cité par Acquier et Gond (2005).
-
[2]
« Les salariés mettent du social dans leur épargne », Les Échos, 22 août 2008.
-
[3]
Voir l’article de Martine Laronche, « Le vice, valeur refuge », Le Monde, supplément Économie, 3 septembre, 2002, Lordon [2003] et le site Internet http:// www. vicefund. com
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[4]
Céline Ovadia, « La grande illusion des placements éthiques », Le Monde diplomatique, novembre 2002, p. 6-7.
-
[5]
Nicole Notat, Conférence sur la notation sociale, École des Mines, Paris, 19 novembre 2003.
-
[6]
Par exemple, par Geneviève Férone, fondatrice et ancienne présidente d’Arese ; elle estime que les structures actionnariales de certaines agences seraient perçues comme un défaut paralysant par un investisseur anglo-saxon.
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[7]
L’activisme doit être compris ici comme l’opposition entre deux coalitions : une coalition de contrôle et une coalition dissidente.
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[8]
Heald M. (1961), « Business Thought in the Twenties: Social Responsibility », American Quarterly, vol. 13, n° 2, p. 126-139, cité par Acquier et Gond [2005].En ligne
-
[9]
Ce point est mentionné par Acquier et Gond [2005].
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[10]
Galbraith distingue quatre forces psychologiques motivant les individus au sein d’une organisation : la contrainte, la motivation pécuniaire, l’identification et l’adaptation, et montre la manière dont elles peuvent se combiner les unes les autres.
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[11]
Dans le cas de Danone, certains élus ont ainsi appelé au boycott des seuls produits Lu pour soutenir les deux biscuiteries françaises dont la fermeture avait été décidée.
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[12]
Gereffi G., Garcia-Johnson R., Sasser E. (2001), « The NGO-Industrial Complex », Foreign Policy, July-August, p. 55.65, cité par Palpacuer [2008].
-
[13]
Ancien nom d’Exxon.
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[14]
L’étude a été conduite sur 40 entreprises (dont 21 du CAC 40) et 10 parties prenantes (principalement associations et organisations syndicales).
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[15]
Cohésium Études & Conseil, La Poste (dir.), « Étude quantitative auprès des responsables du développement durable des grandes entreprises françaises », 28 mars 2008.
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[16]
« Les cadres jugent le discours de leur entreprise », Les Échos, 4 juillet 2008.