Introduction [1]
1Retraçant l’histoire de la pensée managériale sur le développement des pratiques socialement responsables, Acquier et Aggeri avancent que le concept de stakeholders (parties prenantes) s’impose ces dernières années comme « le concept fédérateur pour mener à bien une unification voire une refondation théorique du champ Business and Society » [Acquier et Aggeri, 2008, p. 141]. Il a suscité et inspire encore une masse importante de travaux descriptifs, instrumentaux ou normatifs [Donaldson et Preston, 1995]. Et effectivement, il suffit de consulter une base de données de revues académiques ou professionnelles ou les pages Internet des entreprises pour confirmer sa place majeure dans les débats sur la Responsabilité sociale d’entreprise (RSE) [2].
2D’un point de vue managérial, la force du concept tient probablement à sa portée heuristique [Aggeri et Acquier, 2005] dès lors qu’on le mobilise non pas de manière dogmatique mais comme une manière de se poser des questions, comme une tradition de recherche [Trevino et Weaver, 1999]. En effet, la théorie des stakeholders possède deux caractéristiques clés : une cohérence logique et un fort potentiel pragmatique.
3Elle est cohérente car en supposant que la firme doive bâtir sa fonction objectif par la prise en compte de l’ensemble des acteurs qui influent potentiellement sur elle, l’approche fonde une relation fonctionnelle entre des actions entreprises par une firme et des intérêts/risques portés par des acteurs identifiés. Elle assure un couplage entre actions et acteurs et, ainsi, elle rationalise des comportements qui ne relèvent pas de l’objectif primaire de la firme, à savoir le profit. En ce sens, en étendant le nombre d’acteurs comptant pour la firme, elle permet d’expliquer pourquoi la maximisation du profit n’est pas son objectif unique et pourquoi, de surcroît, il n’est pas fonctionnel qu’il le soit contrairement à ce que soutiennent Friedman et plus récemment Henderson (2001). L’hypothèse qu’il existe des intérêts portés par d’autres acteurs que les actionnaires qu’il convient d’intégrer aux objectifs de la firme pour en assurer la survie [Freeman, 1984] justifie l’adoption de comportements socialement responsables.
4L’approche s’avère également pragmatique [Trevino et Weaver, 1999] car l’identification et la hiérarchisation des stakeholders et des objectifs qu’ils portent relèvent substantivement d’une démarche micro-économique, propre à chaque firme qui se doit d’établir un diagnostic de ses activités, de sa visibilité et des acteurs qui comptent pour elle. Certes de nombreuses typologies ont été proposées pour durcir le concept et/ou aider les directions d’entreprise à identifier et hiérarchiser les stakeholders [Caroll, 1989 ; Clarkson, 1995 ; Mitchell et al., 1997], mais elles ne lèvent que partiellement l’idiosyncrasie, non pas de la démarche, mais des choix réalisés.
5Cette plasticité du concept nous semble à la base de son succès managérial. En effet, si on considère que la RSE s’inscrit dans un procès d’institutionnalisation mis en œuvre par les managers [Bodet et Lamarche, 2007a], on comprend aisément que la figure des stakeholders possède un pouvoir instrumental potentiellement puissant. Les directions d’entreprises sélectionnent qui sont les stakeholders clés, définissent ce qu’ils exigent et la manière de les satisfaire. En ce sens, la plasticité du concept offre une certaine liberté managériale. Et les études empiriques valident que les instruments d’implémentation de la RSE déployés dans les entreprises, comme les chartes sociales [Huët, 2007] ou les bilans sociétaux [Bodet et Lamarche, 2007b], sont orientés vers la « satisfaction » de certaines parties prenantes. Il en est de même pour les grands référentiels internationaux sur lesquels s’appuient les entreprises pour concevoir leurs instruments de reporting (comme le Global Reporting Initiative) ou de normalisation (OHSAS 18001, BS 8900…).
6Dans cette perspective, il découle que finalement toute entreprise aurait des stakeholders, plus ou moins facilement identifiables, qui l’inciteraient à s’engager dans des initiatives de RSE et bouclant le syllogisme, les stakeholders seraient à l’origine des pratiques concrètement observées.
7L’objectif de cet article est de questionner l’effectivité de ce raisonnement en adoptant un point de vue économique et non plus managérial visant à légitimer des actions prises pour satisfaire tel(s) stakeholder(s) désigné(s). Ce déplacement de perspective consiste à s’interroger sur l’objectivité réelle du concept, non pas aux yeux des managers, mais des réalités concrètes déterminant la viabilité des entreprises. Tout comme Vogel (2005) s’interroge sur l’existence de marchés de la vertu, il s’agit de s’interroger sur l’existence des stakeholders, mais en considérant, à la différence de celui-ci, des entreprises évoluant dans un secteur identique.
8Travailler au niveau sectoriel se justifie car cela ouvre la voie à un protocole de recherche pour évaluer la robustesse de la notion de stakeholders. Si on peut s’interroger sur la pertinence de la théorie de parties prenantes en proposant des théorisations alternatives [Capron et Quairel-Lanoizelée, 2007 ; Gond, 2008] ou encore en interrogeant le lien causal entre l’action et le(s) stakeholders identifié(s) ex post [Aggeri et Acquier, 2005], une autre piste de recherche consiste à s’interroger sur la prégnance concrète des stakeholders pour des firmes confrontées à une même réalité concurrentielle. La démarche vise à spécifier un groupe témoin dont il s’agit d’étudier la sensibilité aux stakeholders. En effet, pour qu’on puisse considérer que la catégorie de stakeholders dispose d’un pouvoir explicatif, voire prédictif, des comportements adoptés par les firmes, il faut supposer qu’elle admet une montée en généralité dans le sens où des entreprises évoluant dans un contexte économique similaire sont confrontées aux mêmes stakeholders et que leur influence est globalement similaire (en intensité et en modalités d’action).
9Pour mener à bien cette évaluation, nous travaillerons sur le secteur des équipementiers automobiles que nous présentons et dont nous justifions le choix dans une première section. Les sections 2 à 6 étudient dans quelle mesure ces équipementiers subissent la pression, respectivement, des clients, salariés, société civile, investisseurs socialement responsables et de l’État. Il s’agit d’examiner s’ils sont à l’origine de pratiques socialement responsables au sens de concilier performances économique, sociale et environnementale sous la pression des cinq groupes de stakeholders classiquement identifiés dans la littérature.
1 – Les équipementiers automobiles : enjeux et précisions méthodologiques
10L’approche développe l’idée que chaque firme se doit de spécifier ses stakeholders et d’y répondre de manière pertinente. Si une telle proposition ne peut que satisfaire le manager tant elle le libère dans l’action, elle pose un problème au chercheur en sciences sociales qui doit se convaincre de la pertinence objective de la variable causale. Dans cette optique, le choix d’étudier les équipementiers automobiles semble approprié car, d’une part, ces entreprises posent de véritables enjeux en termes de RSE alors même que ces derniers sont peu étudiés et, d’autre part, ils adoptent des pratiques de RSE, ce qui nous permettra de tester notre hypothèse.
11Les équipementiers sont des entreprises qui conçoivent, produisent et livrent des modules et systèmes aux constructeurs automobiles au titre de la première monte (équipements originaux). Depuis dix ans, ils ont connu une croissance spectaculaire sous l’impact des stratégies des constructeurs qui ont externalisé massivement et resserré la pyramide d’approvisionnement (le développement de la logique modulaire a permis une réduction drastique du nombre d’équipementiers en contact direct avec les constructeurs). Il en découle que les équipementiers de rang 1 sont désormais des entreprises de taille mondiale, opérant sur l’ensemble des continents, œuvrant sur des marchés oligopolistiques, réalisant des chiffres d’affaires comparables à ceux des petits constructeurs [Frigant, 2009]. Quantitativement importants, ils le sont également qualitativement dans la mesure où, conséquence de l’externalisation de la production et de la conception des modules, ils ont développé leurs compétences foncières, accru leurs dépenses de R&D et, sur certains composants, ils possèdent des savoirs et savoir-faire que ne maîtrisent que partiellement les constructeurs [Morris et Donnelly, 2006].
12Cette montée en puissance fournit un premier argument de notre intérêt envers ces équipementiers puisqu’ils occupent une position clé concernant les possibilités de bâtir une industrie automobile socialement responsable. Leur poids économique (effectifs, chiffre d’affaires, nombre et localisation de leurs sites de production, gestion de l’amont de la filière) et leurs compétences technologiques (maîtrise des technologies clés pour des progrès en matière environnementale et de sécurité routière) leur confèrent une place majeure dans la filière. Alors que beaucoup d’observateurs se posent la question de la soutenabilité de l’industrie automobile via le prisme des constructeurs, on peut légitimement considérer qu’une partie non négligeable des enjeux sociaux (nombre, statuts et localisations des emplois) et environnementaux (des processus de production et des voitures elles-mêmes) se négocient chez les équipementiers. Pourtant, peu de travaux s’intéressent de manière systématique à ce type de firmes.
13Ce faible intérêt s’explique en partie par la diversité des activités productives qu’ils réalisent semblant ainsi les rendre hétérogènes. Certes, les équipementiers offrent des produits et utilisent des processus différents mais ils constituent un groupe homogène dans le sens où ils appartiennent à un même espace concurrentiel. Les analyses empiriques montrent que les formes de la concurrence entre équipementiers tendent à converger de même que les moyens déployés [Frigant, 2009] : recherche de la taille critique, extension des registres des compétences par acquisitions externes, internationalisation accrue (afin de diversifier le portefeuille clients, suivre à l’international les clients et délocaliser), extension des capacités de recherche et développement, construction d’une offre de produits modulaires. Notre hypothèse de travail est que l’appartenance à un espace concurrentiel unifié devrait conduire à la reconnaissance de stakeholders communs dès lors qu’on admet que la prégnance d’un stakeholder trouve son fondement dans le fait qu’il pèse sur la performance économique de la firme, cette performance se déployant dans la rivalité concurrentielle. Toutefois, et nous y reviendrons, cette homogénéité des problématiques concurrentielles n’exclut pas une certaine diversité des enjeux car le couple produit/processus diffère selon les modules réalisés.
14Bien évidemment, la pertinence du choix des équipementiers devrait vérifier qu’ils développent des pratiques socialement responsables. Nous avons conduit une analyse des pratiques mises en œuvre essentiellement à partir d’une analyse des discours et des pratiques observables depuis l’extérieur (rapport RSE, adhésion au Global Compact, à la Global Reporting Initiative,…) complétée par des rencontres avec des responsables d’équipementiers français. Si l’objet de cet article n’est pas de spécifier ni d’évaluer les démarches adoptées, nous avons néanmoins recensé des éléments probants d’un engagement réel dans la RSE (pour une illustration, cf. tableau 1). Toutefois, l’essentiel des éléments illustratifs sera renvoyé en notes de bas de page afin de ne pas alourdir excessivement le texte.
15Les deux équipementiers français Valeo et Faurecia suscitent d’ailleurs une question intéressante. Faurecia ne fait nullement référence à la notion de parties prenantes dans la justification de ses pratiques. Certes, on peut avancer que c’est parce qu’il est moins engagé que Valeo : la politique de développement durable est moins mise en avant au niveau stratégique et les indicateurs déployés, bien que globalement similaires à ceux de Valeo, sont moins complets et moins bien renseignés. Toutefois, cette différence de degré s’avère difficilement commensurable. Si on admet l’hypothèse d’une similarité de l’engagement des deux équipementiers [3], leur comparaison interpelle notre questionnement initial sous la forme de deux sous-questions : peut-on faire de la RSE sans avoir identifié des stakeholders ? Doit-on avoir des stakeholders pour s’engager dans la RSE ?
16S’il ne s’agit pas de répondre directement à ces deux questions qui mériteraient un travail spécifique, l’engagement des équipementiers dans des pratiques de RSE va nous permettre de « tester » notre hypothèse de travail : les équipementiers s’engagent-ils dans la voie de la RSE sous la pression des stakeholders ? Commençons par étudier le poids des clients.
2 – Les clients : entre constructeurs et usagers
17La figure du client est souvent mise en avant dans la littérature sur les stakeholders. Les entreprises réaliseraient leur mue vers la responsabilité en anticipant ou répondant aux souhaits de consommateurs qui désireraient acheter « citoyen » ou refuseraient de cautionner des marques non respectueuses de critères sociaux ou environnementaux minima. Et ces travaux de citer des entreprises dont le succès économique repose sur leur faculté à proposer des produits ou services socialement responsables, ou, a contrario, des entreprises fragilisées à la suite de boycotts engagés par des mouvements de consommateurs. Body Shop, Ben & Jerry’s ou, à l’inverse, Nike, figurent parmi les exemples emblématiques. Vogel (2005) se montre néanmoins réservé sur le poids économique qu’il convient d’attribuer à ces consommateurs-citoyens. Étayant sa thèse, nous allons montrer que la figure du client s’avère une faible source de vertu (pour reprendre ses termes) pour les équipementiers automobiles.
18Un premier niveau d’argumentation provient du fait que l’identification des clients des équipementiers n’est guère évidente. S’agit-il des constructeurs automobiles auxquels ils vendent en première monte leurs modules ou systèmes ou bien des usagers desdits systèmes (les conducteurs et les passagers des véhicules) ? Leur position est d’autant moins claire que certains équipements ont une durée de vie qui correspond, en condition d’utilisation normale du véhicule, à la durée de vie du produit final (les sièges par exemple) alors que d’autres ont une durée de vie nettement moindres (comme les pneumatiques pour lesquels l’essentiel des ventes – et des marges – est réalisé en seconde monte). Cette question de savoir à qui les équipementiers s’adressent en premier lieu se complique lorsqu’on considère qu’ils (comme tous sous-traitants) ne travaillent pas nécessairement pour un seul secteur client. Le premier équipementier mondial, Bosch, est également très présent sur le marché des biens de consommation (petit outillage et électroménager).
19Si cette ambiguïté est structurante de nombreuses incertitudes pour le développement de stratégies socialement responsables, examinons cependant tour à tour les capacités qu’ont les constructeurs et les usagers d’apparaître comme des stakeholders.
Synthèse sur les pratiques socialement responsables chez Valeo et Faurecia

Synthèse sur les pratiques socialement responsables chez Valeo et Faurecia
20La plupart des constructeurs ont adopté des pratiques qui, conformément aux grands référentiels auxquels ils souscrivent très largement (GRI, WCBSD), comportent un volet « responsabilité de la chaîne d’approvisionnement ». Dans cette perspective, ils s’engagent à promouvoir la mise en œuvre de pratiques socialement responsables chez leurs fournisseurs. Renault, PSA ou encore Volkswagen, par exemple, considèrent explicitement que leurs fournisseurs font partie de leurs stakeholders. Et ils développent des dispositifs similaires fondés sur le respect des droits sociaux et des normes environnementales [4]. Si la démarche est globalement formalisée, il reste que son application est encore en cours de développement et il nous semble que, sans nier l’existence d’un effet incitatif, le poids des constructeurs, en tant qu’acteurs déterminants, s’avère structurellement limité pour deux séries de raisons qui renvoient au processus de production et à la politique « produit » des équipementiers.
21À un premier niveau, être une entreprise socialement responsable peut s’entendre comme développer des pratiques écologiques et sociales au cours du processus de production. Or, au-delà des discours, les relations entre équipementiers et constructeurs s’avèrent relativement tendues car marquées par des conflits récurrents concernant le niveau des marges [Frigant, 2009]. Dans ce cadre, imposer aux équipementiers d’aller plus loin et plus vite qu’ils l’entendent s’avérerait une source de conflit supplémentaire que peu de constructeurs souhaitent engager. On peut même soutenir que l’attitude des constructeurs se révèle anti-RSE. Plusieurs témoignages d’équipementiers confirment que certains constructeurs leur demandent explicitement de délocaliser dans les pays à bas coûts. Redéploiement géographique auquel ils se soumettent très généralement comme le dénote l’accroissement des productions de composants automobiles dans les espaces périphériques des pays constructeurs [Carillo et Contreras, 2007 ; Layan et Lung, 2009 ; Frigant et Layan, 2009]. Si, sur la dimension « préservation des emplois » de la RSE, l’attitude des constructeurs est plutôt négative, sur les autres dimensions (environnementales, respect des droits sociaux…), l’essentiel des exigences des constructeurs relève du registre de la mise en conformité avec la réglementation ou des pratiques minimales qui sont impulsées par d’autres stakeholders comme l’État ou la société civile (cf. infra).
22Une autre manière d’être socialement responsable pour une entreprise consiste à offrir des produits plus écologiques et plus sûrs. Le développement de la production modulaire a conduit à faire des équipementiers les véritables dépositaires de certaines technologies que ce soit en matière de sécurité ou d’écologie [Morris et Donnelly, 2006]. Le durcissement des réglementations environnementales et sécuritaires poussent de facto les constructeurs à introduire des nouvelles technologies qui sont maîtrisées par les équipementiers. Mais ici, il faut bien saisir le sens de la causalité. Il ne s’agit pas tant pour les constructeurs/clients de demander des produits propres au nom de pratiques socialement responsables que de se soumettre aux réglementations. Plus encore, les équipementiers ne se placent pas dans une logique de soumission aux constructeurs mais dans une logique de différenciation commerciale et de recherche de rente d’innovation en offrant des solutions techniques supérieures à celles de leurs concurrents et en permettant aux constructeurs de respecter les normes exigées.
23En reprenant la typologie de Mitchell, Wood et Agle (1997) sur ce qui fait la spécificité d’un stakeholder, on peut soutenir que l’urgence et la légitimité de développer des technologies propres relèvent du pouvoir réglementaire plus que des constructeurs et qu’en termes de pouvoir, l’initiative se situe davantage chez les équipementiers que chez les constructeurs. Un élément probant de cette argumentation se situe dans les conflits récurrents entre équipementiers et constructeurs concernant l’évolution des réglementations environnementale et sécuritaire. Alors que les constructeurs militent pour un durcissement très progressif des réglementations, les équipementiers sont généralement favorables à un durcissement rapide des textes en vigueur car ils estiment maîtriser des technologies compatibles avec des normes plus strictes [5].
24Il reste toutefois que la faculté des équipementiers à bâtir une stratégie tournée vers l’innovation environnementale ou sécuritaire s’avère assez disparate selon leurs activités. Un équipementier produisant des systèmes de propulsion peut axer son développement stratégique sur la mise au point de solutions économes en carburant alors qu’un fabricant de sièges possède moins d’opportunités dans ce registre. Certes, la réduction du poids constitue un objectif possible, mais on perçoit que d’un point de vue économique les gains à attendre des efforts engagés sont moindres et que d’un point de vue managérial cet objectif est moins mobilisateur.
25Considérer que les usagers pourraient constituer des stakeholders semble dépendre des équipements vendus. Pour les équipementiers vendant essentiellement en première monte, les constructeurs opèrent comme des filtres. Les composants des véhicules sont des éléments invisibles et leurs producteurs souffrent/bénéficient de cette invisibilité. Qui connaît le fabricant du cockpit ou du siège de son véhicule ? Ceci n’est évidemment plus le cas lorsqu’on considère les équipementiers qui fournissent des éléments dont la durée de durée de vie est inférieure à celle du véhicule même si les équipementiers dont l’essentiel des ventes se réalise en seconde monte sont relativement rares (les fabricants de pneumatiques constituent l’exception). Toutefois, même si on supposait que le marché de la pièce de rechange est important, les usagers sont, dans les faits, rarement prescripteurs des pièces ou équipements qu’ils font remplacer. La notion de pièces d’origine demeure prégnante et les réparateurs et concessionnaires automobiles opèrent comme autant de filtres. Tant que ces réparateurs n’instaurent pas des labels « composants issus d’une entreprise socialement responsable », les équipementiers n’ont guère de raison de reconnaître les usagers comme de véritables stakeholders. Cette faible visibilité opère également pour la société civile.
3 – La société civile
26La littérature identifie classiquement une série d’acteurs que l’on peut regrouper sous le terme de société civile dans le sens où ils sont indirectement liés à l’entreprise, mais peuvent potentiellement peser sur elle par leurs actions de contestation (boycott commercial, protestations contre certains sites polluants, etc.). Alternativement, ils peuvent participer à la création d’une image positive de l’entreprise. Si les équipementiers réalisent des opérations en faveur de la société civile [6] dénotant qu’ils reconnaissent ces acteurs comme des parties prenantes, il reste que d’un point de vue analytique il est douteux que ce poids soit réel. Et cela pour deux séries de raisons. La première tient aux caractéristiques de leur organisation productive. La seconde, au faible pouvoir de contamination dont disposent ces acteurs.
27D’un point de vue productif, les équipementiers bénéficient d’une certaine transparence vis-à-vis de la société civile. Outre le déficit d’image évoqué précédemment, leurs unités de production sont nombreuses et généralement de petite taille. De plus, elles sont souvent insérées dans des tissus productifs denses (logique d’agglomération du secteur) ce qui diminue leur poids relatif dans les bassins considérés. Du coup, et bien que les restructurations industrielles soient nombreuses, les équipementiers mobilisent peu la société civile contre eux et peu de mouvements d’ampleur – c’est à-dire de portée nationale – éclatent lors des fermetures ou restructurations. Certes des exceptions existent, comme en témoignent, en France, les fermetures du site Kléber (filiale de Michelin) de Toul et, plus récemment de Continental à Clairoix. Mais, véritable contre-exemple des entreprises du secteur, Michelin possède une image forte et est connu du grand public. Concernant Continental, on peut se demander si, en dehors du contexte actuel de crise, la fermeture du site aurait connu la même médiatisation. Si on ne peut que laisser ouverte cette question, notons néanmoins que récemment plusieurs fermetures de sites ont été annoncées sans rencontrer de tels échos (Faurecia à Auchel, Pierrepont et St Nicolas de Redon ; Johnson Controls à Sarreguemines et Grand-Quevilly ; Bosch à Beauvais ; Lear à Offranville…) sans parler des réductions d’effectifs et des mesures de chômage partiel.
28Sur le registre environnemental, les productions des équipementiers sont globalement peu polluantes dans l’absolu et relativement, car leurs unités de production sont de petite taille [7]. En fait, le problème productif essentiel concerne le transport des marchandises. La généralisation des modes de livraison en flux synchrones et juste-à-temps couplée à la forte fragmentation des chaînes d’approvisionnement conduit les équipementiers à recourir massivement au transport routier qui est source de nuisances sécuritaires et environnementales. Une étude interne réalisée par Valeo en 2007 portant sur 35 de ses sites montre que les émissions de CO2 liées au transport sont équivalentes à celles desdits sites industriels [Valeo, Document de référence, 2007 : p. 60]. Pour l’instant toutefois, les social activists engagés dans une critique du transport routier mènent essentiellement leur combat à un niveau général sans remonter à la source des flux et donc sans attaquer les secteurs qui consomment excessivement ce mode de transport.
29Un examen de quelques sites internet de social activists opérant sur l’automobile (Velorution, Raga, Carfree, European Federation for Transport & Environment, Greenpeace…) montre d’ailleurs que les équipementiers sont très rarement cités et encore moins mis à l’index. Parfois, ils sont mêmes évoqués de manière positive comme maîtrisant des solutions technologiques qui permettraient d’avancer certains points de leurs causes (par exemple en matière d’économies d’énergie). En fait, tout se passe comme si les social activists s’arrêtaient en aval de la filière, l’amont étant invisible à leurs yeux comme l’illustre le récent rapport de Greenpeace (2008) sur le lobby automobile auprès de la Commission européenne. Cette attitude suggère que le pouvoir de contamination est faible.
30Les équipementiers s’avèrent relativement protégés des social activists car, quand bien même ils les identifieraient, encore faudrait-il que ces derniers aient la capacité d’infléchir leurs ventes. Or, pour les équipementiers qui réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaires en première monte, cela reviendrait à faire pression auprès des constructeurs. Ce qui suppose de connaître qui achète quoi et à qui afin de mener des actions ciblées. Certes, ceci est possible : les informations sont accessibles. Mais une telle démarche est coûteuse et nécessite une connaissance fine du secteur. On peut estimer que les enjeux devraient véritablement être forts pour justifier de s’engager dans une telle lutte (accident environnemental majeur, recours au travail des enfants…). Selon des mécanismes similaires, il est d’autant moins à attendre que l’engagement dans des pratiques socialement responsables génère des effets bénéfiques, car on voit mal des social activists engager des actions de lobbying auprès des constructeurs pour qu’ils modifient leur panel d’approvisionnement en faveur d’équipementiers jugés (plus) responsables.
4 – Les salariés et les syndicats d’entreprise
31La plupart des équipementiers affirment que leurs salariés constituent des parties prenantes à part entière. Leurs rapports sociaux soulignent les efforts réalisés en matière d’implication et d’incitation à améliorer la productivité, de formation aux économies des ressources (journées de sensibilisation à l’environnement souvent lors des phases de certification), d’amélioration des conditions de travail et de lutte contre les accidents au travail. Ces efforts possèdent deux niveaux de justification.
32En premier lieu, certaines études avancent que les candidats à l’embauche discriminent les entreprises selon leur degré d’engagement dans la RSE. Un véritable engagement permet d’attirer les meilleurs salariés ou de recruter plus aisément lorsque les marchés du travail sont pénuriques [Greening et Turban, 2000]. Cet argument peut concerner les équipementiers dans deux situations fort distinctes. Tout d’abord, en ce qui concerne le recrutement de cadre de haut niveau notamment des cadres en management qui ont relativement peu d’appétence pour l’industrie et, le cas échéant, privilégient les entreprises renommées. D’autre part, des salariés moins qualifiés dans des bassins d’emplois saturés. C’est par exemple le cas dans certaines zones d’Europe de l’Est même s’il faut bien reconnaître que des hausses de salaires ou des avantages en nature (tournées de ramassage en bus par exemple) s’avèrent plus efficaces que la mise en avant d’une politique générale en faveur de l’environnement ou la société [8].
33Si l’effet d’attractivité évoqué par Greening et Turban correspond à une certaine réalité chez les équipementiers [9], il reste que pour la plupart des salariés la question essentielle est plutôt celle de la préservation des emplois. Comme nous l’évoquions supra, depuis plusieurs années, les équipementiers redéfinissent leur périmètre d’activités et restructurent leur appareil productif, ce qui se traduit globalement par des transferts nets d’effectifs des pays développés vers les pays à bas coûts. Ainsi depuis 2001, les emplois dans le secteur équipementiers déclinent en France à un rythme bien plus rapide que celui du chiffre d’affaires et les conditions de travail se dégradent (augmentation des rythmes de travail et accroissement du recours aux formes d’emplois précaires (14 % des emplois sont occupés par des intérimaires en 2005) [SESSI, 2007] alors que, parallèlement, les implantations en Europe de l’est [Domanski et Lung, 2009] et au Maghreb se développent [Layan et Lung, 2009].
34Certains ont bien conscience que cela contredit leurs discours sur la responsabilité sociale. Dans son rapport annuel 2007, le Français Faurecia commence son chapitre « Approfondissement du dialogue social » par un premier point consacré au « ralentissement du redéploiement industriel et social ». Si l’équipementier y voit un signe positif marqué du sceau de ses efforts en matière de RSE, il explique plus loin que « le groupe a poursuivi en 2007 le redéploiement industriel nécessaire au maintien de sa compétitivité », ce qui dénote que ce ralentissement reflète moins la volonté de traiter « socialement » ses salariés que l’épuisement des opportunités ou des besoins d’ajustement. Si les salariés constituaient des stakeholders au sens plein du terme, les équipementiers devraient s’attacher prioritairement à préserver les emplois actuels. Or, soumis à de lourdes contraintes de rentabilité, leur préoccupation essentielle demeure la réduction de leur effectif du moins dans les pays développés.
35Une deuxième manière d’envisager le rôle des salariés et de leurs représentants syndicaux en tant que stakeholders est qu’ils portent eux-mêmes la question de la responsabilité sociale sur l’agenda des entreprises. Certains syndicats (comme la CFDT ou le CGT en France) se sont saisis de la question de la RSE y percevant une opportunité de renouveler leurs discours et leurs actions [Capron et Quairel-Lanoizelée, 2007]. Dans une période de crise de la représentation syndicale, on comprend qu’un tel engagement peut leur permettre de toucher de nouveaux salariés tout en défendant des luttes plus traditionnelles (contre les délocalisations par exemple). Ce glissement peut prendre la forme d’alliance avec d’autres stakeholders comme les ONG, les associations de consommateurs et les milieux académiques [10].
36Toutefois, la compatibilité des intérêts portés par les membres de telles coalitions n’est pas forcément aisée à trouver. Des conflits peuvent émerger entre certaines ONG réclamant la fermeture de sites pollueurs au nom d’objectifs environnementaux et des syndicats dont la mission essentielle est de préserver l’emploi. Parfois, les conflits peuvent être internes et opposer directions nationale et locale. Au début des années 1990, au moment de la crise de l’industrie d’armement française, un décalage flagrant apparaissait entre la direction nationale d’un grand syndicat français antimilitariste et ses entités locales, au niveau des établissements, qui exerçaient des actions de lobbying auprès des autorités et élus politiques locaux pour qu’ils soutiennent une augmentation des dépenses d’armement français et des actions en faveur des exportations d’armes. La mauvaise image de l’industrie automobile auprès de certaines ONG (comme Greenpeace) suggère que ce type de conflit est possible. Par ailleurs, le faible taux de syndicalisation chez les équipementiers minore les espoirs que l’on peut attendre du rôle des syndicats en tant que porteurs d’une logique de RSE au sein de ces entreprises.
37Bodet et Lamarche (2007a) poussent plus loin le raisonnement en termes de conflits d’objectifs, en s’interrogeant sur la possibilité que les directions d’entreprises s’approprient la contrainte environnementale et l’instrumentalisent au détriment des conditions de travail. L’argument porte d’autant plus que les analystes du droit du travail soulignent que la RSE conduit à une forme de privatisation de ce que recouvrent les « droits » des salariés ; privatisation très ambiguë à la fois dans son contenu et sa mise en œuvre [Daugareilh, 2007].
5 – Les investisseurs socialement responsables
38Les investisseurs socialement responsables, du type fonds éthiques et fonds de développement durable, font partie des acteurs qui sont censés infléchir les entreprises vers des comportements plus responsables. Selon une logique d’exit, ils pèsent sur le cours des actions en décidant d’entrer/sortir d’une entreprise responsable/irresponsable (créant un risque d’OPA, renforçant/fragilisant la direction en place…). Selon une logique de voice, leur présence dans le capital leur permet de faire pression pour que les dirigeants s’engagent vers la RSE (soumission de résolutions aux assemblées générales, pression sur le conseil d’administration). Puisque les équipementiers ne sont pas exclus des portefeuilles par les fonds éthiques fonctionnant sur la base d’un screening négatif, on doit considérer leur rôle éventuel ainsi que celui des fonds de développement durable qui investissent dans les entreprises à l’issue d’une évaluation des pratiques, en s’appuyant souvent sur des indices socialement responsables (Domini 400, FTSE4 Good index…) parmi lesquels certains équipementiers figurent. La sensibilité des équipementiers envers ces fonds fait cependant question à plusieurs niveaux.
39La littérature enseigne en premier lieu que l’espoir de voir ces fonds jouer leur rôle incitatif est limité car les capitaux qu’ils gèrent, bien qu’en croissance, s’avèrent finalement relativement faibles par rapport à la taille des marchés financiers [Vogel, 2005]. Certes, micro-économiquement, ils peuvent disposer d’une certaine influence, mais Vogel souligne qu’ils opèrent essentiellement dans les cas les plus flagrants d’irresponsabilité sociale ou environnementale. À cette critique classique s’en ajoutent deux plus spécifiques aux équipementiers.
40Tout d’abord, la plupart des fonds socialement responsables pratiquent un screening qui place en haut de la pyramide la performance financière ; les critères de performances environnementales et sociales interviennent en complément pour discriminer entre les entreprises financièrement sélectionnées. Or, la rentabilité des équipementiers est globalement faible et se dégrade depuis 2002 [Frigant, 2009]. Plusieurs équipementiers parmi les plus importants réalisent des pertes récurrentes (Delphi, Visteon, Faurecia, Dana, Lear) et, depuis 2008, quasiment tous annoncent des résultats négatifs et/ou de sombres prévisions. Ces médiocres performances ont eu pour conséquence d’attirer les fonds d’investissement spéculatif et les Private Equities qui escomptent des plus-values boursières après de profondes restructurations et/ou à des ventes par appartement. Plus qu’une pression à être socialement responsable sous l’influence des Social Responsible Investors, la figure dominante dans le secteur est celle d’une recherche de rentabilité à court terme qui entre directement en conflit avec la logique d’investissements socialement et écologiquement responsables, fondée sur l’espoir qu’à moyen-long terme les dividendes de ces investissements seront récoltés [Vogel, 2005].
41Ensuite, si la plupart des équipementiers sont cotés en bourse, il convient de noter que, dans un nombre non négligeable de cas, leur structure capitalistique se prête peu à la pression des investisseurs socialement responsables. Parmi les trente plus importants équipementiers mondiaux en 2006, quatre ont pour actionnaire de référence une famille (Bosch, ThyssenKrupp, Benteler, Yazaki), un autre a un actionnaire principal public (ZF Friedrichshafen), sept dépendent d’un constructeur (Faurecia, Denso, AisinSeiki, Toyoda Boshoku, Magnetti-Marelli, JTKET, Hyundai Mobis). Cela peut d’ailleurs expliquer pourquoi les fonds spéculatifs sont si actifs sur les autres qui possèdent, eux, un capital flottant important.
6 – L’État et les réglementations en faveur de la RSE
42La légitimité des pouvoirs publics à intervenir dans les débats sur la RSE est réelle dès lors que l’on conçoit cette dernière comme une déclinaison micro-économique de la problématique globale du développement durable. Et de fait, depuis le rapport Brundtland en 1987, la communauté internationale et la plupart des États, du moins développés, se sont saisis de cette question. Les États peuvent intervenir selon deux modalités distinctes : l’incitation ou la contrainte.
43La voie incitative est celle officiellement suivie par les États qui tendent à considérer que les pratiques socialement responsables relèvent d’une démarche volontaire des entreprises [11] même s’il convient d’en favoriser l’émergence et le développement en offrant des outils ou instruments conçus par les autorités publiques. Les principaux axes d’action consistent à définir des référentiels pour aider les entreprises à bâtir des pratiques de RSE et à leur offrir des instruments de pilotage [12]. Parmi les divers dispositifs, le Global Compact construit en partie sous l’égide des Nations unies constitue un cadre fréquemment cité. S’ils ne possèdent pas de force exécutoire [13], ces référentiels offrent des grilles d’analyse pour les entreprises sur la manière dont elles peuvent décliner la notion de RSE et, dans la mesure où l’adhésion aux référentiels est publiciséé, ils permettent également de se positionner par rapport aux concurrents et clients. Ils contribuent à forger une image de ce qu’est une entreprise responsable et ils encouragent sa diffusion.
44Leur nature non contraignante laisse cependant une large marge de manœuvre dans leur implémentation. Si plusieurs grands équipementiers adhèrent au Global Compact et ont rédigé des codes de conduite s’en inspirant, on peut s’interroger sur l’effectivité et l’homogénéité des pratiques. Écueil que la réalisation d’audits externes (moins courants déjà) ne lève que partiellement. En effet, comment comparer des entreprises possédant des frontières différentes ? Homogènes d’un point de vue concurrentiel (le fondement de la notion de secteur), les équipementiers ne constituent pas un ensemble homogène d’un point de vue productif : leurs activités diffèrent et leurs périmètres également. Il n’est guère possible de trouver deux entreprises qui réalisent exactement les mêmes activités (et uniquement celles-ci) et disposent d’un degré d’intégration verticale identique. Dès lors, par exemple, comment comparer sans biais la consommation énergétique de deux équipementiers ? Une solution serait de raisonner en variation et non en valeur absolue. La responsabilité serait définie comme une amélioration de la consommation énergétique annuelle. Toutefois, compte tenu des recompositions horizontales et verticales du périmètre des équipementiers, une amélioration/détérioration de l’indicateur étudié n’est pas forcément significative d’une attitude responsable/irresponsable [14].
45En dépit de leur volonté de laisser les entreprises libres mais avec l’inconvénient concernant les risques d’hétérogénéité des pratiques, les pouvoirs publics disposent de l’instrument régalien pour imposer certaines pratiques. Il ne s’agit pas d’imposer sur l’ensemble des volets de la RSE des normes, mais d’instaurer des fragments de RSE sur des éléments jugés cruciaux. Évidemment, le recours à la loi est borné par les limites juridictionnelles, ce qui fait problème lorsqu’on traite de multinationales, et un moins-disant social et/ou environnemental étatique peut s’instaurer. C’est d’ailleurs l’argument avancé par les États pour soutenir qu’un passage massif à la RSE ne peut se faire que de manière globale et sur la base d’une attitude volontaire des firmes multinationales.
46Malgré ces hésitations, l’automobile est confrontée à une intensification des réglementations socialement responsables. Elle est affectée par un durcissement des normes écologiques lors de son usage (rejet de CO2 par exemple) et en fin de vie (recyclage). S’ajoutent des normes communes concernant les procès comme par exemple les réglementations sur les composants organiques volatils ou les molécules chimiques (directive REACH). Au niveau social/sociétal, les normes de sécurité des conducteurs, passagers et usagers de la route se renforcent également. À l’intersection des deux volets, mais sur un registre différent, plusieurs États, notamment la France avec la loi Nouvelles Réglementations économiques (NRE), ont adopté des mesures imposant des formes de reporting RSE.
47D’un point de vue analytique, le statut des contraintes réglementaires est ambigu. La plupart des définitions dans la littérature insiste sur la dimension volontaire de l’engagement. La soumission à la réglementation relèverait d’une mise en conformité, de l’obtention d’une Licence-to-operate, qui n’entrerait pas directement dans le champ de la RSE. Pour l’économiste industriel, cette position est cependant critiquable à trois niveaux.
48En premier lieu, la mise en conformité contraint les entreprises à concevoir des dispositifs opérationnels qui sont porteurs d’une pratique plus large de la RSE. La directive REACH en fournit un exemple. L’ensemble de la filière automobile a dû concevoir un système de recueil et de diffusion d’informations sur la directive. Plusieurs équipementiers ont construit un système d’information sur les substances utilisées qu’ils ont ensuite fait renseigner par leurs sous-traitants. Au sein des fédérations professionnelles (FIEV en France) ont été institués des comités d’explication et de veille concernant l’application de la directive. En ce sens, la réglementation a permis de structurer l’information sur les substances utilisées tout au long de la chaîne et contribué à une mise en relation des différents niveaux de sous-traitance sur une problématique environnementale, certes limitée initialement, mais dont on peut espérer qu’elle déborde à l’avenir au-delà de la simple mise en conformité par des effets d’apprentissage.
49En deuxième lieu, la réglementation contribue à forger l’espace stratégique concurrentiel des entreprises. En durcissant les normes, les pouvoirs publics orientent le processus d’innovation vers des produits plus propres/sûrs, fabriqués selon des normes plus économes en ressources et en substances dangereuses. La stratégie concurrentielle des équipementiers se déplace vers une recherche de différenciation fondée sur la fourniture de produits respectant et anticipant les réglementations futures. En ce sens, l’orientation des législations, combien même existerait-il des réticences dans l’automobile [CARS 21, 2006], enclenche une dynamique concurrentielle qui « devance » les réglementations futures.
50En troisième lieu, la mise en conformité permet une mobilisation interne et renforce la visibilité externe de l’entreprise. D’un point de vue managérial, le succès de l’application d’une mesure requiert que les salariés adhèrent et comprennent son enjeu. L’entreprise gagne à contextualiser la démarche de mise en conformité en lui donnant une signification plus large. En ce sens, les pouvoirs publics deviennent des stakeholders au sens originel du terme puisqu’ils incitent l’entreprise à aller au-delà des recommandations initiales pour construire ce contexte. Cet effet peut également dépasser la frontière de l’entreprise car il se révèle être un outil de communication externe. Par exemple, l’obligation introduite par la NRE pour les sociétés cotées d’établir un rapport sociétal contribue à formaliser les pratiques de reporting et les contraint à construire des indicateurs et des systèmes d’informations internes. En ce sens, elle participe d’une prise de conscience des pratiques internes et, par le biais d’un examen des concurrents (par les salariés, la société civile et les fonds d’investissements), elle pèse sur les directions d’entreprise pour améliorer leurs efforts. Cet effet mobilisateur comporte de plus un effet rétroactif. Ramus et Steger (2000) avancent que le degré d’adhésion aux initiatives de développement durable est fonction de la perception qu’ont les salariés du degré d’engagement de leur entreprise. Plus la direction semble mener activement une politique de RSE, plus les salariés prennent des initiatives et proposent des solutions permettant d’avancer dans la démarche. En fait, si ce raisonnement s’avère juste, de manière quasiment paradoxale, par ses mesures réglementaires, l’État réintégre dans le jeu les stakeholders « traditionnels » dont nous avions plutôt montré jusque là qu’ils avaient peu de poids sur les équipementiers automobiles.
7 – Conclusion
51Cet article entend contribuer aux travaux qui s’interrogent sur la pertinence du concept de stakeholders pour expliquer l’engagement des entreprises dans des pratiques socialement responsables en développant l’idée que si des stakeholders existent per se, alors des entreprises opérant dans un secteur identique doivent être confrontées aux mêmes stakeholders et que ceux-ci se manifestent de manière similaire. Or, l’examen des équipementiers automobiles montre qu’on ne peut pas valider cette hypothèse. Les stakeholders classiquement identifiés n’ont guère d’existence réelle ou d’influence sur ces entreprises (consommateurs, société civile, investisseurs socialement responsables) ou, encore, ne souhaitent ou ne peuvent pas exercer leur pouvoir (constructeurs). Quant aux salariés, au-delà des discours affichés, ils semblent peu pris en compte, d’autant que le contexte structurel et conjoncturel du secteur est à la réduction des effectifs.
52Finalement, l’acteur semblant le plus influent demeure l’État. À un certain niveau, cela peut sembler paradoxal dans une problématique de la RSE qui entend faire la part belle aux pratiques volontaires et à l’initiative privée constitutive d’une soft law censée résoudre le problème des frontières juridiques étatiques. Notre analyse souligne que, pour des entreprises relativement invisibles aux yeux des parties prenantes et oscillant entre dépendance étroite envers leurs clients et autonomie forte grâce à leur statut de multinational, c’est bien via l’instauration d’une régulation publique que peut progresser la RSE (soit par mise en conformité, soit par effets de débordement et induits).
53Évidemment, nos conclusions sont limitées par la démarche sectorielle. Les équipementiers automobiles s’avèrent spécifiques, même si on peut soutenir que ce type d’entreprises se développe dans d’autres secteurs [Langlois, 2003]. Encore faudrait-il vérifier que nos raisonnements y trouvent la même acuité. Une autre limite se pose en ce qui concerne le statut unificateur du secteur. Si nous avons retenu ce critère pour mener ce travail, ne vaudrait-il pas mieux rechercher, comme critère d’unification, celui du processus de production ? En outre, quitte à garder l’approche sectorielle, n’existe-t-il pas une hiérarchie à construire à partir des situations des firmes ? Par exemple, Faurecia et Valeo s’opposent très clairement sur leur structure capitaliste. Ne peut-on pas conduire une analyse discriminante fondée sur une classification hiérarchique des positions des différents équipementiers qui permettrait d’exhiber des stakeholders spécifiques par sous-groupe ? Autant de questions formant un agenda de recherche potentiel afin de prolonger la démarche esquissée ici qui visait à explorer la prégnance concrète des stakeholders sur un groupe de firmes.
Notes
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[1]
Nous remercions sincèrement les rapporteurs et le comité de rédaction de la RFSE pour leurs commentaires qui ont permis une amélioration significative de ce travail.
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[2]
Les bases de données académiques recensent pour sur le terme « stakeholders » (5 mai 2009) : JSTOR, 4 391 articles ; Science Direct, 35 568 articles ; Ideas 2 018 working papers et articles. Google extrait 922 000 entrées pour le couple « stakeholders/CSR » et 20 700 pour le couple « parties prenantes/rse ».
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[3]
Rejeter l’hypothèse de similarité ouvre une nouvelle question : le degré d’engagement dans la RSE est-il fonction d’un seuil de reconnaissance des stakeholders ? Valeo ayant franchi le seuil s’impliquerait fortement ; Faurecia ne l’ayant pas atteint serait encore dans une phase d’émergence de pratiques socialement responsables. Sur le fond toutefois, notre question initiale demeure dans la mesure où leurs clients principaux sont quasiment identiques, qu’ils évoluent (très largement) dans des contextes institutionnels identiques, ont des structures d’emplois (localisation, nature des postes) équivalentes et sont confrontés aux mêmes syndicats. La seule différence (fondamentale ?) concerne leur structure capitalistique : investisseurs institutionnels dominant chez Valeo, PSA (et donc en arrière-plan la famille Peugeot) chez Faurecia.
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[4]
« En 2005, la Division Achats a rédigé et validé un plan d’action pour 2006-2007 en vue de vérifier la conformité du fournisseur avec les exigences de développement durable du Groupe (le respect par le fournisseur des exigences…). Ce plan comprend les mesures suivantes : 1) l’engagement du Fournisseur à respecter les exigences environnementales et sociales du Groupe, notamment l’accord-cadre sur la responsabilité sociale d’entreprise de PSA Peugeot Citroën. 2) Une description plus minutieuse des fournisseurs à hauts risques et des procédures de suivi, sur la base d’un questionnaire pour vérifier la conformité des fournisseurs identifiés comme présentant un risque. 3) Si nécessaire, organisation d’un audit dans les locaux de ces fournisseurs, pour mettre en place un plan d’action correctif ». (Traduit à partir du site PSA : http:// www. sustainability. psa-peugeot-citroen. com/ , Consulté le 06/06/2008).
« [le développement durable] comprend l’introduction de normes environnementales et sociales partagées par tous les fournisseurs dans le monde. Le groupe Volkswagen y voit un maillon clé pour assurer la poursuite de la compétitivité des fournisseurs » (traduit à partir du site Volkswagen : http:// www. volkswagenag. com/ , Consulté le 06/06/2008). -
[5]
« M. Thierry Morin a jugé absolument indispensable une diminution des émissions et a déclaré ne pas partager l’opinion de M. Manuel Gomez [Président du Comité des constructeurs français de l’automobile] selon laquelle il serait souhaitable que le législateur s’abstienne de poser de nouvelles obligations dans ce domaine. Il a estimé qu’il convenait au contraire de continuer d’augmenter la pression environnementale, qui est seule en mesure d’amener les industriels à progresser (…) Il a d’ailleurs affirmé que les équipementiers disposaient aujourd’hui de la capacité de diviser par deux la consommation des véhicules (…) ». Audition du Président de Valeo citée in Cornu, 2007, p. 35).
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[6]
Michelin a engagé en 2006 la somme de 7,5M€ répartie à hauteur de 36 % pour des actions sociales, sanitaires, sportives ou culturelles, 57 % pour des actions à vocation éducative et 7 % pour des actions concernant la mobilité avec un accent mis sur la sécurité (http:// www. michelin. com). L’Allemand Continental décline ses actions en trois branches Amélioration sociale et sécurité (routière), Éducation et formation et Engagement dans le sport. Si ce dernier relève plus du marketing que de la RSE, Continental se distingue par une large pratique de donations en faveur des victimes de catastrophes naturelles (inondation au Mexique en 2007, ouragan Katrina, tsunami en Asie en 2004, inondations en Allemagne en 2002…) (http:// www. conti-online. com). Valeo déclare avoir engagé en 2008 33,6 M€ pour soutenir des actions d’associations sportives, éducatives, culturelles et de charité (Valeo, Document de référence, 2008, p.111).
-
[7]
Leur structure spatio-organisationnelle se caractérise par un nombre important d’établissements (de l’ordre de 100 à 250 établissements de production pour les 20 plus grands équipementiers mondiaux) très dispersés géographiquement [Frigant, 2009].
-
[8]
Le deuxième rapporteur note judicieusement que ceci n’est pas incompatible avec certaines pratiques RSE. Par exemple, Valeo a instauré à Juarez (Mexique) un service de ramassage pour limiter les risques d’agression de son personnel féminin.
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[9]
« Le plus grand défi en matière de gestion des ressources humaines est le recrutement d’employés correctement qualifiés (…) Continental tient compte des bouleversements qui ont lieu dans le monde, en raison d’un taux de natalité plus bas et une espérance de vie plus élevée. La structure par âge de la population active va changer et affectera la compétitivité des entreprises. Chez Continental, nous prenons ces défis à long terme très au sérieux ». (Traduit à partir du site Continental : http:// www. conti-online. com/ , Consulté le 8 mai 2009).
-
[10]
L’European Coalition for Corporate Justice constitue un exemple formel d’une telle coalition pluripartite. Elle constitue la tête d’un réseau qui se décline en groupes nationaux. En France, les membres se retrouvent au sein du Forum citoyen pour la responsabilité sociale regroupant Friends of the Earth France, Amnesty International France, Centre for Research and Information for Development, France Nature Environnement, Greenpeace France, Alternatives économiques et les syndicats CFDT et CGT. (http:// www. corporatejustice. org/ ).
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[11]
La Commission européenne définit la RSE comme « l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes [CEC, 2006 : p. 2].
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[12]
La Commission européenne a ainsi élaboré un « ABC of the main instruments of Corporate Social Responsibility » référençant et classant les instruments à la disposition des entreprises.
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[13]
« Le Pacte mondial n’est pas un instrument de régulation (régulateur) – il ne fait pas la “police”, n’impose ni ne mesure le comportement ou les actions des sociétés. Le Pacte mondial s’en remet plutôt à la responsabilité publique, la transparence et l’intérêt personnel éclairé des sociétés, du travail et de la société civile pour engager et participer à l’action essentielle qui consiste à œuvrer en fonction des principes qui fondent le Pacte mondial ». (À partir du site United nations Global Compact: http:// www. unglobalcompact. org/ ).
-
[14]
La performance énergétique de Valeo se dégrade entre 2006 et 2007 consécutivement à la vente des activités câblage car ces dernières sont à forte intensité de main-d’œuvre et engendrent un ratio Consommation énergétique/chiffre d’affaires inférieur à la moyenne des sites du groupe plus mécanisés [Valeo, Document de référence, 2007 : p. 58-59].