Introduction
1D’après le Livre vert de la Commission européenne, la responsabilité sociale des entreprises (dorénavant RSE) désigne l’intégration volontaire, par les entreprises, de préoccupations écologiques et sociales dans leur activité commerciale. Pour de nombreux auteurs [Bardelli, 2005 ; Postel et Rousseau, 2007], cette thématique annonce une rupture par rapport au mode précédent de régulation socio-économique ayant cours dans nos sociétés. Aujourd’hui, par leur capacité étendue à communiquer au sein de la société notamment, force est de constater que les entreprises deviennent les principaux acteurs responsables de la régulation des rapports sociaux et environnementaux.
2Ce phénomène constitue une forme de « tournant institutionnel » au sens où les formes de gouvernance privilégient le principe de l’autorégulation des entreprises sur les questions sociales et environnementales. Nous nous proposons ici d’aborder ce point de vue à partir des théories de la communication : cela consiste à analyser lesdites régulations nouvelles dans ce qu’elles comportent d’échanges, de relations entre les personnes, d’interactions, tant au niveau de leur constitution, fabrication, qu’à celui de leur diffusion ensuite auprès de la société ou encore des salariés des entreprises.
3Le but de cet article est de montrer que de nouveaux espaces de médiation émergent pour discuter de la RSE. Or, ces espaces contribuent à recomposer la hiérarchie et la nature des acteurs sociaux intervenant sur les mécanismes de régulation et de cohésion sociale. Ces recompositions concernent d’abord les modalités d’organisation du dialogue social, mais aussi, de façon plus générale, les relations entre entreprises, sociétés et syndicats.
4Les espaces de médiation dont il est ici question sont par exemple le manifeste pour la responsabilité sociale des cadres, le pacte écologique mis en œuvre par Nicolas Hulot, ou encore le Grenelle de l’environnement récemment organisé. Ces espaces aboutissent à des écrits (chartes, plans stratégiques, pactes) qui font l’objet d’une importante médiatisation. Ces derniers contribuent à objectiver des questions sociales ou environnementales dans l’espace public. Certains acteurs annoncent prendre conscience de quelques problématiques, et « valident » l’idée selon laquelle ce sont des problèmes qui concernent l’avenir de la collectivité. En outre, ces écrits contiennent la « promesse » que les acteurs sociaux sont déterminés à les canaliser, les corriger et à leur donner une certaine organisation pour être efficaces dans cette lutte. Ainsi, nous définissons ces écrits de la RSE comme des documents qui cristallisent un effort continu de vigilance d’acteurs (ONG, syndicats, particulièrement) qui s’alertent sur des problèmes sociaux ou environnementaux et cherchent à conduire les entreprises sur certains terrains de négociation. À cet égard, les pactes, chartes et manifestes sont des représentations écrites, diplomatiques, et politiques de l’intention des acteurs. Ce mode d’interpellation est inédit et symptomatique de la difficulté qu’ont les « parties prenantes » à amener les entreprises à s’interroger sur leurs discours et pratiques sociales. Ces textes sont un outil et une forme institutionnalisée du dialogue entre l’entreprise et ses « parties prenantes » [Huët, 2008].
5Pour appréhender plus précisément ces écrits, nous proposons de nous décaler d’une analyse en termes de « bonnes ou mauvaises intentions et pratiques » des acteurs. Nous choisissons plutôt de mettre en avant la procédure par laquelle un groupe social vigilant (des chefs d’entreprise, des syndicats, des acteurs politiques) traduit en force sociale la réflexivité inhérente à son vécu et à son expression collective. En d’autres termes, ces documents ont en commun d’être mis en œuvre par des collectifs d’acteurs qui se spécialisent dans les « prises de conscience » et les « propositions » face aux problèmes sociaux et environnementaux engendrés notamment par les activités économiques. Ce sont des « prises de paroles » publiques des acteurs [d’Almeida, 2001]. L’enjeu sera alors de décrire les conditions d’accès à cette parole.
6La prolifération des écrits types « chartes » et « codes de conduite » est une manifestation concrète de l’expansion de la soft law ou « droit mou ». Ces deux termes expriment l’idée qu’il y a une gradation dans la juridicité et que, dans cette hypothèse, il est possible d’informer sans examen préalable la non-juridicité ou au contraire la juridicité évidente [Wellens et Borchardt, 1989]. Il s’agit donc de formes de coordination sociale entre les acteurs concernés par la norme. La soft law serait alors l’expression concrète de la désétatisation de la production du droit en introduisant de nouveaux acteurs dans la production normative. Les acteurs non étatiques, qui ne sont pas reconnus dans la théorie positiviste du droit, seraient en mesure de créer et d’imposer par contamination des normes [Duplessis, 2007]. Certes les normes de la soft law sont protéiformes. Elles n’ont pas les mêmes effets juridiques, mais leur caractéristique commune est d’être le fruit d’une négociation et ce sont donc des espaces de négociation qui suivent une logique interactive et professionnelle. Du fait qu’elles soient négociées, les normes apparaissent plus légitimes pour les uns, alors qu’elles sont au contraire, pour les autres, la manifestation du pouvoir unilatéral de certains acteurs, en particulier les entreprises multinationales. Sans trancher entre ces deux propositions, on admettra que l’émergence de ce type de norme est symptomatique de la position de force des entreprises dans la société.
7Ainsi, au « tournant institutionnel », on peut donc associer l’émergence de nouveaux espaces de discussion et d’expression à l’intérieur de notre société. Pour éclairer théoriquement la nature de ces nouveaux espaces, nous interrogerons le lien entre communication et bouleversement du rapport à la norme dans notre société [De Munck et Verhoeven 1997], ce qui sera abordé ici du point de vue des modifications des normes du débat public. D’autres travaux nous intéressent pour leur approche particulière des relations de travail dans les entreprises transformées par la RSE : chacun doit composer avec l’autre, et la décision au niveau des choix de gestion sociale dans l’entreprise ne dépend plus d’une instance légitime (celle du « dialogue social »), mais plus de chartes ou autres documents normatifs issus de procédures sans caractère collectif. Les analyses portent alors sur la manière dont les décisions sont prises : elles sont le fruit des stratégies d’influence des groupes sociaux, et les chartes ou autres écrits seront entrevues comme le fruit de rapports sociaux.
8Nous organisons notre argumentation en trois points :
9Dans un premier temps, nous souhaitons mettre l’accent sur ce tournant institutionnel en établissant d’abord un rappel sur la notion d’institution, et en décrivant comment, et en quoi, il y a eu « tournant institutionnel ».
10Dans un deuxième temps, nous relierons ce changement institutionnel à l’affaiblissement de l’espace traditionnel de débat. La RSE apparaît ainsi comme un mode de régulation sociale particulier, dont l’acteur principal serait l’entreprise [Bardelli, 2005 ; Postel et Rousseau, 2007 ; Lamarche, 2007].
11Dans un troisième temps – afin de poursuivre sur l’explicitation des recompositions de notre espace public – nous présenterons l’exemple du Manifeste pour la responsabilité sociale des cadres. Il nous paraît important de donner un exemple de cadre inédit d’espace social de débat existant dans des organisations de travail afin de décrire cet affaiblissement de l’espace traditionnel de débat mentionné plus haut. Ces nouvelles médiations qui se développent dans et autour des organisations de travail, au sein des entreprises, et qui touchent les « parties prenantes », traduisent, par leur ampleur, l’affaiblissement de l’espace traditionnel de débat. Le Manifeste sera ainsi étudié en ce sens : nous tenterons d’y déceler quelques éléments de terrain montrant ce phénomène. La parole y est redistribuée, comme cela est le cas plus généralement dans la société, le monde économique et social.
1 – Le tournant institutionnel autour de la RSE
12Parler de « tournant institutionnel » nécessite au préalable de revenir sur le concept d’institution.
13Celui-ci demande des clarifications puisque nous postulons qu’il y a un « avant » et un « après » dans la mise en place souhaitée des politiques de RSE au sein de notre société et des organisations de travail. Les modes de coordination proposés par les politiques de RSE dans notre société induisent en effet une construction de conventions nouvelles qui deviennent autant de représentations collectives instituées, de « mondes communs justifiés », qui institutionnalisent, activent et légitiment la RSE dans la société.
14On note que les institutions comportent un caractère dynamique, que des opérateurs font et défont les possibilités de construire des mondes, des valeurs et des normes. Autant de questions qui touchent la notion d’institution. Les recherches relèvent alors de l’économisme ou de la critique sociale, à partir d’un axe portant sur une critique de ces phénomènes. Que deviennent les institutions publiques ? Comment sont répartis les espaces de discussion dans la société ? Quel rôle jouent les entreprises dans cette répartition des rôles et des droits à s’exprimer ? Comment se constituent les relations entre les acteurs de la RSE ? Quelles sont les conditions d’accès à cette parole ? Quelles gouvernances sont réinventées ?
15Le sens donné en sociologie et dans d’autres sciences humaines au terme d’institution a à voir avec ce qui « fait tenir ensemble » notre société, les rapports sociaux qui la traversent. Parmi les éléments constitutifs d’une société, les plus marqués sont les institutions. Elles sont notamment caractérisées par un haut degré de permanence. Elles sont cristallisées, voire sédimentées, dans l’histoire d’une société. Les institutions sont le point nodal de la constitution des personnes en acteurs sociaux, et c’est par et à travers les institutions qu’une personne devient un acteur social doté d’habiletés et de capacités pouvant en faire un membre actif dans une société. Selon Georges Lapassade [Lapassade, 2006], les institutions sont un ensemble d’actes ou d’idées instituées que les individus trouvent devant eux et qui s’imposent plus ou moins à eux, et l’on peut appeler institutions toutes les formes de comportement et toutes les croyances instituées par la collectivité.
16Mais « la chose instituée » ainsi décrite est un des sens, et non le plus marquant, du concept d’institution. Fondamentalement l’institution est « l’action par laquelle on institue ». La force du terme se concentre autour de tout ce qui a été l’objet d’une décision, ou le résultat d’une action humaine en opposition à ce qui est de nature ou naturel. Ainsi, instituer signifie donner commencement, établir. Et l’institué est l’établi. Les institutions sont ainsi assimilables au comportement social réglé par des normes, à des modèles culturels, à des patterns de conduite, à des systèmes de représentations imaginaires.
17L’institution dépend dans cette perspective du sentiment du collectif présent chez les individus.
18Dans notre propos, lorsque l’on évoque un « tournant institutionnel » induit par les politiques de la RSE, il est possible d’évoquer la part imaginaire des acteurs autour de celles-ci, et la création de faits institutionnels nouveaux, comme autant d’agencements collectifs se faisant au service de politiques dites responsables des entreprises.
19C’est ici que la dimension communicationnelle intervient, et il est possible de conceptualiser l’effet de la communication sur l’imaginaire des acteurs : l’institution dépend du sentiment du collectif des individus, et l’« agencement » de leurs activités devient effectivement collectif s’il est permis par l’existence de « mondes communs » à partager [Goodman, 1990]. La notion de monde commun renvoie dans notre définition à des mondes qui ne seraient pas créés uniquement par des liens sociaux qui se forgeraient à travers l’ensemble des relations interindividuelles créées à l’initiative des individus, mais qui émergeraient comme cadre symbolique, institutionnel, dans lequel des relations s’instaureraient.
20Dans cette perspective, l’institution en tant que phénomène collectif n’est créée que par la vertu d’un accord commun entre humains, une acceptation, une intention collective. Si l’on veut rendre compte d’une institution, on ne doit pas s’en tenir à l’intention individuelle. Searle parle de coopération sociale, de plan partagé, de plan d’action [Searle, 1995] : un projet est donné sous forme d’objectifs à réaliser ensemble, projet à l’intérieur duquel chacun va jouer sa part. Le pouvoir apparaît ici comme le corollaire de l’institution. La création de faits institutionnels de la RSE (nouveaux cadres de régulation proposés, nouvelles répartitions de prises de parole) devient une question d’imposition de statut, et en même temps, d’imposition d’une légitimité sociétale, d’une sorte de fonction d’utilité publique imaginaire. Le processus d’institutionnalisation lui-même devient un processus de création de pouvoir. Le pouvoir symbolique est le résultat d’un processus créatif, potentiellement ouvert, qui décuple les capacités du groupe à croire en la RSE.
21À travers l’exemple du « Manifeste pour la responsabilité sociale des cadres » sur lequel porte notre article, on note que de tels imaginaires circulent dans le cadre des activités professionnelle ou syndicale des cadres. Ce Manifeste est mis en avant d’ailleurs comme nouvelle structure possible de débat, proposant une « parole différenciée et alternative » : « ni les associations ni les structures syndicales, ni les espaces de formation, pris séparément, ne suffisent à créer les conditions d’un espace public de réflexion et d’action sur la responsabilité des cadres… qui conduirait à donner collectivement du sens aux actions en organisant la confrontation d’idées et d’expériences individuelles sur le lieu de travail et en dehors de celui-ci ». Au-delà de cette dimension d’imaginaire qui s’auto-institue par la mise en place du texte, on peut aussi voir ce manifeste comme porteur autoproclamé d’un « espace collectif », une occasion de mettre en place une « dynamique collective » autour des questions de responsabilité des cadres dans les entreprises. Il est question dans le texte de « prise de conscience collective », de « réseau d’acteurs capables de porter concrètement la discussion sur la responsabilité sociale des cadres ».
22La théorie de la régulation propose de même de s’arrêter sur cette dimension institutionnelle produite par les médiations entre les acteurs d’un collectif, et comportant une dimension communicationnelle.
23Pour définir l’objet de la théorie de la régulation [Boyer, 1987], rappelons que cela consiste à appréhender les formes institutionnelles comme façonnant les régularités socio économiques par le truchement de la médiation « individuel / collectif », et de la codification des rapports sociaux. Le système productif est ainsi lié à l’offre et la demande, mais également à l’institutionnalisation de rapports sociaux particuliers. Ici, on pense aux rapports sociaux tels qu’ils sont mobilisés par les discours de la RSE : les formes de régulation de la RSE comportent une dimension sociocognitive, produisant une institutionnalisation collective de valeurs (éthiques, environnementales, sociétales, etc.).
24Nous rejoignons dans cette perspective la théorie des conventions, qui étudie notamment, en complément à l’approchet régulationniste, les rapports entre formes économiques, formes sociales, et coordination des individus et des activités. Selon Olivier Favereau par exemple, la coordination sociocognitive entre les acteurs d’une organisation, ou de la société plus globalement, nécessite la construction de représentations communes, et passe par des éléments institutionnels [Favereau, 1988]. Il y a donc une nature institutionnelle attachée aux modes de coordination. Les institutions orienteraient alors les processus socio-cognitifs, les règles, les comportements, les habitudes de pensée engendrées par les institutions sociales d’une collectivité déterminée. Finalement, les institutions sociales et les motivations des individus sont liées, sont co-déterminées et co-construites par les potentialités humaines, notamment imaginaires. L’organisation est vue comme mode de coordination entre les individus et les activités économiques, mode de coordination caractérisé par des règles et des conventions. Et le Manifeste peut être perçu comme un cadre social, un cadre de référence bornant les conditions et l’objet de la coopération.
25Penser le rapport monde marchand / monde social, et proposer une analyse de la RSE, passe donc par une analyse des transformations institutionnelles dans notre société, qui vont dans le sens, semble-t-il, de politiques de communication en faveur de nouvelles répartitions de jeux d’acteurs, et d’un affaiblissement des formes traditionnelles de débat.
26Le Manifeste étudié ici va dans ce sens en accordant une place de tout premier ordre aux cadres, proposant ainsi un modèle de société revisité, bousculant l’espace traditionnel de débat : « Ils sont, notamment par les fonctions qu’ils occupent dans la recherche et le développement, les vecteurs de l’introduction et de la diffusion des innovations qui contribuent à la transformation de nos sociétés et qui ont pu susciter, ces derniers temps, la méfiance de nos citoyens ».
2 – Vers un affaiblissement de l’espace traditionnel de débat
27La RSE apparaît comme thème public d’échange, et propose des espaces de médiation construites autour des organisations marchandes, des cadres, et d’autres associations. Ces formes de régulation sociopolitique renvoient à une problématisation possible des « parties prenantes », qui éclaire sur la recomposition du débat salarial aujourd’hui. Les questions d’intérêt général, de société civile, de débat public, ce qu’ils sont dans notre société, gagnent à être éclairées par une analyse communicationnelle. Elles peuvent être reliées à l’objet d’étude constitué par l’éthique entrepreneuriale contenue dans la RSE. Nous nous tournerons cette fois davantage vers les chartes éthiques que vers le manifeste pour la responsabilité sociale des cadres.
28Différentes initiatives menées dans les entreprises en la matière visent à remodeler la répartition des espaces de débat dans notre société, ce qui va dans le sens d’un éclatement des acteurs : actionnaires, managers, citoyens, politiques, ou encore organisations syndicales.
29Comment repenser à travers ce prisme la place du débat politique et salarial ?
30Dans ce paragraphe, nous tenterons d’isoler quelques caractéristiques de ces espaces de débat, associés aux formes plus ou moins prescrites de communication de la RSE, dont les acteurs ont tendance à vouloir assimiler entreprises et espaces politiques. Les acteurs du domaine politique et réglementaire sont en quelque sorte débordés par les modes de régulation sociale et économique qu’il convient d’entrevoir derrière les proclamations d’engagement éthique [Baier, 1996]. Les frontières entre société et entreprises sont un peu déplacées par ces discours qui proposent des formes renouvelées de l’espace de discussion. Les mutations de l’espace public finissent alors par faire apparaître celui-ci comme multiforme, élargi, tel que souhaité dans les discours de la RSE. L’engagement social de l’entreprise est mis en avant, ainsi que des modalités de prise de parole assez inédites dans l’espace public. De cette façon, les finalités de l’entreprise sont présentées comme étant élargies « pour une meilleure harmonie avec le monde de demain », pourrait-on dire, et on retrouve ici une conception institutionnalisante de l’entreprise : les « bonnes pratiques » correspondent à une volonté d’inscription de sa part dans l’environnement du politique, dont les représentations communes finissent par être affectées.
31L’élaboration des chartes et autres traces écrites de la RSE se fait en dehors des médiations habituelles des relations socioprofessionnelles et celles-ci affectent les modalités traditionnelles du dialogue social (particulièrement les formes de confrontation). La participation croissante des entreprises aux mécanismes de médiations traditionnelles, notamment à ceux de la négociation collective, se traduit par une place moindre accordée aux autres acteurs sociaux. Le point de résolution des conflits est alors déplacé : d’un cadre politique de gouvernement, il devient le fruit de politiques hybrides (tripartites) voire unilatérales (les entreprises seules). On note ainsi de nouvelles manières de faire, ce qui nous intéresse du point de vue de la communication, la nature communicationnelle de ces nouveaux lieux de confrontation méritant d’être éclaircie. Les dispositifs éthiques des entreprises notamment peuvent être pensés comme une nouvelle forme de médiation impliquant des modalités spécifiques de confrontation [Huët, 2008].
32Les orientations prises par certains chercheurs en communication [Huët, 2008] à cet égard nous intéressent pour entrevoir les chartes comme le fruit de rapports sociaux, et relier ainsi le phénomène de parcellisation de la société civile à des questions de communication. L’espace public, écrit en substance Patrick Chaskiel dans une production récente, consacrée à la question des « risques industriels majeurs », émergerait de manière éclatée [Chaskiel, 2007], dans les discours ambiants des responsables industriels, de la société civile ou des acteurs des administrations publiques. L’éclatement serait caractérisé par une multiplication d’instances de concertation publique qui s’emparent d’un problème public. Les risques industriels deviendraient un thème de débat public, donnant lieu à des mobilisations collectives, des productions médiatiques nombreuses, des dispositifs de concertation nouveaux. Les actes de communication socialement élaborés autour de ces formes éclatées de débat auraient, selon Patrick Chaskiel, des effets sociaux structurants.
33Ces travaux rejoignent les théories habermassiennes. La Théorie de l’agir communicationnel [1981] proposée par Jürgen Habermas constitue à notre sens un socle indispensable à la compréhension des formes instituées au sein desquelles se formulent et se forment des accords. Il y valorise la communication, qui seule serait apte à produire un accord démocratique dans notre société, dans l’espace public. Pour lui, la « raison communicationnelle » s’ancre dans le discours et le langage, même dans des formes très quotidiennes, suscitant le débat, l’argumentation, le consensus dans nos sociétés, aux plans de la politique ou des normes sociales.
34Patrick Chaskiel reprend ces analyses communicationnelles sur la formation de compromis entre, d’une part, le système représenté par l’appareil politico-administratif et, d’autre part, le « monde vécu » représenté par sa composante « société civile » [Chaskiel, 2001]. Son approche consiste à se pencher ainsi sur la manière dont circulent les valeurs et les normes dans notre société de la « modernité », et sur les enjeux démocratiques de ces phénomènes. Son interrogation porte sur « l’ordre social ou sociétal, sur les conditions de sa possibilité et/ou sur ses formes et/ou sur ses effets », sur les conditions d’interactions sociales et de coordination d’actions politiques possibles dans notre société. Il voit s’établir de nouvelles dynamiques de coordination d’actions ou de pratiques, individuelles ou collectives, autant d’éléments que l’on peut associer aux transformations sociétales portées par la RSE.
35Le management du risque, parfois aussi nommé « de crise », selon les rhétoriques professionnelles, finit ainsi par prendre une tournure quasi politique. Les « problèmes » rencontrés par les entreprises sont qualifiés de « sociétaux ». Bien qu’étant un peu en décalage avec nos objets d’études que sont les chartes ou encore le Manifeste pour la responsabilité sociale des cadres, la manière dont ce courant de recherche sur les risques industriels étudie l’évolution du débat public rejoint notre interrogation sur l’étude des formes d’instances de concertation qui se multiplient aujourd’hui. Nos préoccupations communes pour analyser ces questions sont ancrées dans les recherches en SHS : « Les Sciences humaines et sociales s’avèrent insuffisamment visibles par rapport à des approches se focalisant sur les procédés plutôt que sur les aspects cognitifs, interactionnels, organisationnels et sociétaux » [Chaskiel 2007]. Des interactions nouvelles sont porteuses d’enjeux organisationnels et sociétaux importants : formes de contrôle et d’expertise revisitées, autonomie des acteurs encouragée, construction de représentations nouvelles pour les entreprises, mise en place de dispositifs communicationnels pour cela (dont ceux de la RSE) [Chaskiel, 2007]. Les organisations sont associées à des discours de légitimation proposés autour du phénomène de la « gestion du risque ». On voit apparaître dans les entreprises, d’ailleurs, un nouveau type de risque, désigné « risque éthique », ou risque de sanction par l’opinion. Les salariés sont considérés comme faisant partie de l’« opinion » dans ce type de management à orientation politique. Or, aujourd’hui, en cas de non-respect du droit du travail par les entreprises ou de pollution environnementale par exemple, l’opinion s’émeut facilement et développe une nouvelle sensibilité, une nouvelle culture de la critique face à de tels manquements. Elle formule alors des exigences qui ne se limitent pas au respect de la loi et met en place des groupes de pression avec un pouvoir assez important – renforcé grâce aux TIC et à l’Internet notamment – pour mobiliser des publics en les invitant au boycott, au blocage, au nom de violations de l’éthique sociale. Ce risque éthique peut ruiner l’image de l’entreprise et les managers en ont conscience. Pour alléger ce risque, l’entreprise développe souvent un discours de « conscience éthique », notamment par l’engagement de la direction dans une charte, des audits et une organisation adaptée, ainsi que par la diffusion d’une large information auprès du personnel en interne.
36Dans la même lignée que Jürgen Habermas, ou encore Patrick Chaskiel plus récemment, des penseurs ont proposé aussi une théorie de la discussion et de la reconnaissance pour essayer de définir et penser notre société et ses espaces d’échange. On songe à Axel Honneth [2006], dont nous n’approfondirons pas ici la pensée pourtant très riche, mais dont nous retiendrons surtout qu’il est à l’origine de cette expression de « société civile parcellisée ». Dans son travail, il s’intéresse à cette « société du mépris » qui évacue de la discussion publique certaines catégories de membres de la société, en faisant fi des fondements du respect de l’intérêt général dans la démocratie.
37Cet affaiblissement de l’espace traditionnel de débat, enfin, peut être associé au passage du « social » au « sociétal », caractéristique de l’époque, qui se traduit dans les pratiques des dirigeants d’entreprises du xxie siècle. Ainsi, par rapport à ce qui a pu être observé dans les années 1980, au cours desquelles l’éthique en organisation était marquée par des stratégies managériales à destination de publics de salariés, aujourd’hui, les discours ont évolué et s’adressent davantage aux acteurs de l’espace public. Les entreprises entendent assumer leur responsabilité vis-à-vis de la société, et déclarent poursuivre d’autres finalités que le profit, le sacrifiant pour pratiquer l’altruisme. Elles monopolisent la discussion et des critiques leur sont adressées en ce sens : leurs propositions éthiques seraient autant de stratégies de légitimation pour être reconnues et assimilées dans et par la société dans son entier. En effet, dans la plupart des cas, celles-ci sont menées de manière unilatérale, pensées par le sommet hiérarchique des entreprises, et ne font pas l’objet d’une concertation avec le corps social de référence (notamment les salariés).
38Pour conclure, on peut aller jusqu’à penser que les questions de régulation, de dialogue social aujourd’hui, sont abordées via des objets de communication tels que les chartes éthiques, les codes de déontologie, les guides et autres manifestes. Mais ils doivent être compris autrement que comme des objets banals, car ils sont en fait les nouveaux supports d’expression de la plupart des organisations de travail. Ils sont comme des « dispositifs » renouvelant et transcendant les espaces de médiation traditionnellement en place dans les entreprises [Huët, Loneux, 2008].
39L’exemple du Manifeste pour la Responsabilité sociale des cadres permettra ici de terminer l’argumentation de la thèse que nous défendons dans cet article, à savoir le déploiement actuel d’un tournant institutionnel dans le rapport entreprises/ salariés/ société.
3 – Un exemple de cadre pour ces nouveaux espaces de médiation : le manifeste pour la responsabilité sociale des cadres
3.1 – Manifeste pour la Responsabilité sociale des cadres
40Notre démarche
41La question de la responsabilité sociale des cadres est portée par des mouvements associatifs, par le mouvement syndical, par des associations d’entraide et de solidarité internationale d’étudiants et de jeunes professionnels. Ce même souci se retrouve dans les instances de formation. Des responsables de ressources humaines, soucieux de l’exercice de leur responsabilité, mènent également des réflexions similaires.
42Il s’inscrit dans un mouvement international plus large mettant la responsabilité au cœur de l’éthique dans le monde d’aujourd’hui, du fait des interdépendances croissantes entre les êtres humains, entre les sociétés, avec leur environnement. Dans ce contexte, il ressort que ni les associations ni les structures syndicales ni les espaces de formation, pris séparément, ne suffisent à créer les conditions d’un espace public de réflexion et d’action sur la responsabilité des cadres.
43Ce texte commun s’inscrit dans la recherche patiente de convergences sur un sujet qui paraît être au cœur des évolutions actuelles et futures du monde de l’entreprise et des administrations, de l’expertise et de la recherche.
44Car le premier objectif d’un manifeste est bien de créer un mouvement d’opinion internationale destiné à rompre un double silence :
- celui des cadres en entreprises qui n’ont pas de réel droit à une parole différenciée et alternative, qui n’arrivent pas à risquer individuellement cette parole pour interroger les critères de décisions auxquelles ils n’ont pas toujours participé mais qu’ils sont souvent chargés de mettre en œuvre. Les politiques des entreprises, le pilotage stratégique par les coûts, en particulier, induisent des contraintes que les cadres assument au prix de contradictions vécues individuellement. Ils sont conduits à faire des choix, entre la morale et le respect des ordres donnés, entre la sécurité et l’efficacité, entre leur conscience citoyenne, la prospérité de leur entreprise et leur avenir professionnel.
- celui des entreprises qui abordent très souvent la question de la responsabilité sociale dans leur politique de communication mais qui n’offrent pas, pour autant, à leurs cadres les moyens de l’exercice effectif de leur responsabilité professionnelle et sociale.
45Il s’agit donc de créer un mouvement d’opinion en favorisant une prise de conscience collective de la question. La réussite de ce mouvement dépendra beaucoup de la médiatisation du manifeste et de l’accueil qu’il recevra dans l’opinion publique.
46Au-delà, il s’agit aussi de poser des actes concrets pour créer un réseau d’acteurs capables de porter concrètement la discussion sur la responsabilité des cadres au sein des lieux de formation, de travail et d’expertise : mise en place et multiplication de lieux d’échanges décentralisés, préparation de supports d’intervention et tenue de conférences dans les universités et les écoles, constitution de fonds documentaires, capitalisation des retours d’expérience, mise en place de cellules d’écoute, valorisation de la pratique de bilans sociétaux dans les entreprises…
47Responsabilité sociale des cadres
48Les cadres en France, comme les « Professionals & Managers » dans le monde anglo-saxon, sont reconnus par quatre capacités concomitantes : technicité, autonomie, initiative et responsabilité.
- La technicité exprime la mise en œuvre pratique de connaissances théoriques et de savoir-faire acquis sur le terrain.
- L’autonomie et l’initiative se combinent souvent pour définir la capacité d’action, par un ajustement entre les règles et principes déjà existants et ceux qui se déterminent individuellement ou collectivement.
- La responsabilité est un principe d’action, d’anticipation, de diligence et de précaution dans la sphère professionnelle. Si être responsable, c’est être capable de répondre, c’est aussi faire, anticiper et prévoir, puis rendre compte. La responsabilité est une compétence qui doit être légitimée donc reconnue.
49Pourtant, dans une économie fondée de façon croissante sur la gestion des savoirs et des connaissances, une économie où des entreprises multinationales jouent un rôle prépondérant moins par le nombre de leurs salariés que par leur fonction de charnière dans l’organisation des marchés mondiaux, les cadres des entreprises et des administrations jouent un rôle décisif.
50Ils sont, notamment par les fonctions qu’ils occupent dans la recherche et le développement, les vecteurs de l’introduction et de la diffusion des innovations qui contribuent à la transformation de nos sociétés et qui ont pu susciter, ces derniers temps, la méfiance de nos citoyens. La responsabilité des cadres à l’égard de la société découle de cette position de pouvoir et d’influence. Et pourtant, n’étant ni dirigeants, ni actionnaires, ni clients, leur responsabilité objective ne donne pas toujours lieu à une responsabilité politique ou juridique qui pourrait être engagée dans des situations de crises aux conséquences parfois dramatiques.
51Citoyenneté dans l’entreprise
52Les cadres, relativement peu engagés, n’ont pas de véritable espace collectif et international pour construire une pensée sur leur responsabilité et réfléchir aux conditions de son exercice, de manière individuelle ou collective.
53Les scandales financiers qui frappent chaque jour les entreprises multinationales, les crises sanitaires et alimentaires qui ont secoué les pays de l’Union européenne ces derniers temps, les invitent pourtant à partager leur savoir avec les autres salariés et leurs concitoyens. En raison des connaissances qu’ils détiennent, les cadres sont directement interpellés par la demande sociale de maîtrise des enjeux de la mondialisation économique. Leur expertise doit trouver des lieux de confrontation avec les attentes de la société, pour construire des réponses appropriées aux incertitudes engendrées par la techno-science, comme par la globalisation des enjeux économiques et sociaux.
54Au-delà d’une définition juridique, la réflexion éthique en milieu professionnel doit procéder d’une dynamique individuelle et collective. C’est la confrontation de situations individuelles, délicates ou difficiles, à des principes généraux admis collectivement et révisables à tout moment, qui permettrait de trouver des solutions chaque fois adaptées au contexte de l’action.
55C’est pourquoi il devient indispensable que la citoyenneté des cadres soit explicitement reconnue sur leur lieu de travail par un droit d’intervention et d’initiative, droit reconnu d’expression pouvant aller dans certaines situations jusqu’au droit de refus ou d’opposition, sans leur faire encourir des représailles ou des sanctions. C’est au risque de la libre expression que peut se construire l’intérêt général.
56Premiers signataires : Le Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD) ; Le Centre des jeunes dirigeants et des acteurs de l’économie sociale (CJDES) ; L’École de Paris du management ; La Fondation pour le progrès de l’homme (FPH) ; Ingénieurs sans frontières (ISF-France) ; L’Union confédérale des ingénieurs et cadres (CFDT Cadres) ; L’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT-CGT)
57Signataires pressentis : monde syndical et mouvements, associations professionnelles et organismes de formation, monde des entrepreneurs,…
58Notre matériau de recherche consiste en un document émanant d’un organisme de nature parasyndicale, appelé « Internationale pour la responsabilité sociale des cadres » (Iresca) : le « Manifeste pour la Responsabilité sociale des cadres ». Il s’agit d’un format court de deux pages, qui fait le point sur la place du salarié dans le vaste dispositif de la RSE, et a pour vocation de réfléchir aux enjeux de citoyenneté dans l’entreprise, du point de vue du salarié citoyen. Le groupe de réflexion Iresca, constitué en marge de la CFDT (CFDT Cadres), a sollicité des chercheurs pour contribuer à la production d’une réflexion croisée sur les questions de RSE, afin d’enrichir le texte du manifeste régulièrement. Le contexte global de ce projet s’inscrit dans une logique interprofessionnelle, qui réunit des acteurs différents du corps social (syndicalistes, chercheurs, professionnels). Un site Internet est mis en place pour faire travailler les différents acteurs de ce groupe de réflexion autour du manifeste en question. Sept institutions principales sont mentionnées dans le site Internet, appelées « Collège des premiers signataires », et se portent garantes de l’esprit de la charte constitutive du manifeste : le Centre des jeunes dirigeants, le Centre des jeunes dirigeants et des acteurs de l’économie sociale, l’École de Paris du management, l’Union confédérale des ingénieurs et cadres, l’Union générale des ingénieurs cadres et techniciens CGT, Ingénieurs sans frontières France, et la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme. Beaucoup de partenaires interviennent, émanant de laboratoires de recherche, d’entreprises, d’écoles, de représentants de l’économie solidaire, de think tanks divers, d’associations interprofessionnelles : LDH, Icam, Centre français d’information des entreprises CFIE, Section CFDT Cadres, CETS de Lille, IAE de Lille, Fédération européenne de l’éthique et du développement durable, Centre d’information sur les entreprises.
59En élaborant ce document, le groupe de travail s’interroge et remet en question de manière approfondie la responsabilité sociale des cadres (RSC) vis-à-vis de leur entreprise, et aussi de la société. L’appropriation des chartes éthiques des entreprises par les salariés n’est pas systématique, et le manifeste entend les guider dans leur conduite. Pour aller dans le sens de la protection des salariés, ces instances réfléchissent à la mise en œuvre en France du système de « whistle blowing » (ou « lanceur d’alerte »), censé être un outil à la disposition des acteurs pour leur permettre de dénoncer dans leur entreprise des comportements qu’ils estimeraient frauduleux (préservation de l’environnement, lutte contre la corruption, les pots-de-vin, travail forcé, mauvais traitement des salariés, etc.). Ce projet s’inspire de la loi américaine Sarbanes-Oxley, et entend régir les relations entre droit du travail, chartes éthiques et systèmes d’alerte professionnelle. On notera que cette loi est critiquée en France par la Commission nationale informatique et libertés, car elle contrevient à la loi du même nom. Permettre aux entreprises de mettre en place des systèmes de délation, constitue un danger réel pour les libertés individuelles que la Cnil est chargée de protéger.
60L’objectif du manifeste consiste à encourager le whistle blowing pour aboutir à de véritables accords internationaux, et non à des déclarations d’intention superficielles faisant partie d’une communication globale symbolique des entreprises. On est bien là face à un espace public de discussion revisité, dans lequel des déplacements opèrent quant à la mise en place des normes sociales, et des nouveaux droits salariaux à conquérir. Le « droit d’alerte », dénonçant des manquements possibles à l’éthique, doit être, selon les organisations qui le soutiennent, négocié et encadré collectivement et non par une poignée de responsables qui décideraient unilatéralement d’accords éthiques non négociés – tendance dominante en la matière. Pour l’instant, les procédures actuelles sont jugées insuffisantes, le droit d’alerte étant limité aux questions comptables et financières. Or il conviendrait, selon les syndicats, d’aller jusqu’à des garanties collectives protectrices. Les salariés entendent faire muter le simple droit d’alerte en une démarche de proposition et d’initiative offensive, tournée vers la défense de l’intérêt général, avec une finalité sociale.
61Deux caractéristiques peuvent être associées à ce manifeste :
62D’abord, il nous semble être représentatif de ce déplacement des rôles des acteurs au sein du débat salarial par des acteurs multiples (non politiques, mais relevant plutôt de la société civile dans sa forme la plus vaste).
63De plus, il nous semble aussi correspondre à une redéfinition du rôle et des fonctions des cadres dans les entreprises, allant dans le sens d’inciter les salariés à être plus « citoyens » dans leurs pratiques professionnelles.
64Notre premier constat nous conduit ici à expliciter la RSC comme faisant partie de la RSE, et du même coup comme induisant des déplacements dans les prises de parole propres au débat social. La manière dont elle se met en place et est valorisée, nous montre que le rapport entreprises/ société/citoyenneté est en perpétuelle recomposition, avec un affaiblissement notable de la puissance publique et législative au profit d’un accroissement d’initiatives volontaires. Le contenu du manifeste est délibérément tourné vers la société, ce qui indique que le pouvoir de l’éthique professionnelle s’étend à l’extérieur de l’entreprise, que les rapports à l’intérieur de celle-ci sont redéfinis. Mais où se place alors le devenir du contrat social ? Où est le pouvoir, la possibilité ou non de voir un esprit de dialogue exister dans les procédures de mise en place des chartes ? La pensée de l’action collective dans les entreprises est transformée par la RSE, pour une refonte des relations entre espace public et espace marchand. Les références managériales à l’éthique se sont donc multipliées en France depuis une vingtaine d’années, et donnent ainsi lieu à une profusion de chartes, de documents, d’ouvrages, d’articles, de proclamations qui ont pu laisser penser qu’il s’agissait là d’un de ces « pseudo-événements » caractéristiques de la spectacularisation des entreprises, et de leur entrée volontariste dans la sphère publique. La référence bruyante à des valeurs autres que la rentabilité capitalistique est devenue le discours le plus courant pour les entreprises, ce qui constitue un changement de repères normatifs au sein de la société.
65Notre deuxième constat autour de ce manifeste va dans le sens d’une modification des représentations qu’ont d’eux-mêmes les cadres en entreprise. La RSC, portée par ce manifeste, correspond à un renouveau, un tournant dans la manière dont les cadres pensent leurs professionnalismes. Ils relèvent en effet d’une catégorie en profonde mutation, caractérisée par le déplacement d’une logique organisationnelle de loyauté à des logiques davantage professionnelles et contractuelles. Cette évolution conduit à la recomposition de l’identité de cadre autour d’éléments tels que l’autonomie, la responsabilité technique mais aussi sociale, l’individualisation, l’implication. Elle préoccupe l’ensemble des acteurs de l’emploi, et intéresse aussi les chercheurs qui travaillent sur les mutations professionnelle et sociale des cadres. L’objectif d’une association comme l’Observatoire des cadres (l’OdC) est par exemple de participer à l’amélioration et au partage des connaissances sur la situation des cadres au travail, pour mieux comprendre le sens de ces changements. Pour ce faire, l’association se donne pour méthode l’organisation du dialogue entre le monde de la recherche, les institutionnels et les acteurs de terrain. L’OdC est en lien avec l’Irisa, porteuse du manifeste de la responsabilité sociale des cadres, et leur objectif commun est d’accroître leur réseau d’expertise pour enrichir la réflexion sur les mutations qui frappent la profession de cadre. Il convient selon eux de penser les évolutions en matière de choix de « gouvernances d’entreprise ».
66« L’Initiative internationale pour la responsabilité sociale des cadres (Iresca, ou, l’Initiative) est un processus informel organisé dans la durée pour promouvoir, partout dans le monde, la volonté exprimée par les cadres, tant au niveau individuel que collectif, d’avoir les moyens d’assumer les responsabilités que leur confèrent leurs savoirs, leurs savoir-faire et leur place dans les entreprises, les administrations, les laboratoires.
67Cet exercice de la responsabilité vise à construire un monde plus solidaire, plus humain et des modes de développement plus durables. »
68Ces deux points majeurs selon nous ayant été identifiés, nous pouvons ajouter que la tendance est à la gestion « sociale » de l’entreprise. Christophe Dupont [Dupont, 1990] évoque cette question des régulations en organisation, dans laquelle les stratégies sont contraintes par le fait que les acteurs ne sont pas choisis. Chacun doit composer avec l’autre, et la décision au niveau des choix de gestion sociale dans l’entreprise, dans le cas des chartes ou autres documents produits par la RSE, ne dépendra plus d’une instance légitime (celle du « dialogue social »). La décision prise sera le fruit des stratégies d’influence des groupes sociaux.
69La RSE se développe ainsi donc de façon paradoxale.
70D’un côté, de nouvelles structures de dialogue se créent (comités éthiques, comité de dialogue sur la RSE, etc.), des professions émergent (responsable du DD, déontologues, éthiciens, etc.), de plus en plus de discours émanant des entreprises sont diffusés, des outils de gestion et des normes en matière de responsabilité sociale sont élaborées. Ces évolutions tendent à faire de la RSE un sujet de plus en plus discuté dans le monde des entreprises [Almeida, 2007 ; Loneux, 2001], mais aussi les mondes de la politique et de l’éducation.
71D’un autre côté, elle n’encourage que faiblement la pratique du dialogue social. La société actuelle est confrontée à des transformations qui toucheraient le processus de régulation sociale, jusqu’à considérer l’entreprise comme étant en mesure de prendre une « responsabilité » dans la société. De nouveaux principes de débat autour et dans les entreprises, reposant sur une régulation conjointe entre acteurs, donnent lieu à de nouveaux compromis. Les acteurs de la sphère marchande expriment ainsi leur volonté de refonder les régulations sociales.
72Cette « gouvernance » proposée semble aller dans le sens d’une reconnaissance à part entière du rôle des entreprises dans le dispositif législatif, notamment. Celles-ci deviennent partenaires de dialogue social, politique, par leur démarche de responsabilité sociétale affichée. Si l’on observe les nouvelles formes de confrontation en vigueur entre les entreprises et la société, la production de normes est envisagée alors comme un mode de gestion des relations par la « discussion ». Le regard communicationnel place l’entreprise dans le débat public. On observe une recomposition dans le jeu des acteurs du domaine politique et réglementaire, du fait de la part communicationnelle qui le constitue aujourd’hui. Des modes de régulation sociale et économique sont associés à l’engagement éthique [Baier, 1996]. Le gouvernement en France accepte par exemple, de l’Institut Montaigne, qu’il soit un interlocuteur pour conduire certains dossiers à caractère réglementaire, notamment lorsqu’il s’agit de veiller au respect de la diversité dans le recrutement en entreprise. Il convient ici de noter que l’autorégulation et la co-régulation sont acceptées comme de nouvelles formes de contrôle des pratiques d’acteurs socio-économiques. Dans cette perspective, « l’entreprise devient responsable de son activité envers chacun des groupes » [Humières et Chauveau, 2001].
73Pour le cas particulier du Manifeste pour la responsabilité sociale des cadres, la gouvernance proposée s’inscrit dans cette droite ligne. On peut aller plus loin en formulant l’hypothèse selon laquelle ces nouvelles structures de dialogue en charge d’assurer la médiation entre le capital et le travail (dans le sens où sont prises des décisions qui engagent le corps social de l’entreprise) représentent une perte de puissance et une autolimitation des modalités traditionnelles du dialogue social. C’est le constat qui est fait dans certaines instances, dont les syndicats, qui restent vigilants face à ce type de démarche.
Conclusion
74Une telle perspective d’analyse communicationnelle de la RSE implique de penser les rapports sociaux qui se jouent dans la mise en place des textes et documents en la matière [Huët, 2008 ; Loneux, 2007]. Au final, leur mise en visibilité, par une publicisation forte, correspond à l’accomplissement d’une action. Or, la mise en forme et en sens de ce type d’initiatives est tributaire de moyens socio-cognitifs, techniques, mobilisant un collectif, et qui donneront une forme sensible à la réflexion qu’ils engagent.
75Autrement dit, et cela constitue une piste pour approfondir ce type d’études, le travail de description du processus de fabrication des traces de l’éthique managériale a l’intérêt de montrer comment un écrit permet de rendre visible et puissant un collectif d’acteurs dans le jeu social des régulations. En effet, les acteurs du manifeste, par exemple, parviennent à rendre public leur point de vue sur une question donnée, ils se font entendre, et pèsent ainsi sur le débat public. Il reste à montrer empiriquement les modalités de formation de cet espace de communication, l’association Iresca à l’origine du Manifeste : quelles négociations y sont possibles, quel type de prise de parole domine, dans un contexte de société civile parcellisée dont il est difficile de saisir les contours, les formes organisationnelles et la multiplicité des protagonistes.