CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Hayek oppose fréquemment « deux traditions de la liberté » [1960, p. 53], qu’il désigne par différentes expressions, notamment « vrai libéralisme » et « faux libéralisme » [1]. Il veut démontrer que la différence entre ces deux traditions réside dans « leurs conceptions respectives de l’évolution et du fonctionnement d’un ordre social » [ibid., p. 55]. Il s’agit pour Hayek de montrer que les « conceptions jumelles de l’évolution et de l’ordre spontané » forment la genèse de la doctrine libérale dont il revendique l’héritage [1967b, p. 77]. Et de faire voir les erreurs intellectuelles ayant permis la constitution d’un « faux » libéralisme.

2Esquissons rapidement quelques éléments de l’histoire du libéralisme dans laquelle Hayek prétend s’inscrire. Selon lui, c’est après maints tâtonnements que le libéralisme s’est constitué comme véritable doctrine au xviiie siècle, sous l’impulsion des philosophes écossais Adam Ferguson, David Hume et Adam Smith. Au xixe siècle, tandis que les disciples de ces penseurs se réunissaient autour de l’Edinburgh Review[2], un mouvement « parallèle » se développait sous l’impulsion des Radicaux philosophiques benthamiens, qui « trouvaient davantage leur source dans la tradition continentale que dans la tradition britannique » [1973a, p. 125].

3Hayek tient donc à distinguer une tradition libérale d’origine continentale, et une tradition libérale britannique. Il regrette d’ailleurs que le terme de « Lumières » soit employé pour désigner « d’une part les philosophes français de Voltaire à Condorcet, et d’autre part les penseurs anglais ou écossais, Mandeville, Hume, Adam Smith et Edmund Burke » [1963, p. 101]. Pour Hayek, cette vision du xviiie siècle comme « un ensemble d’idées homogènes » a eu des conséquences « très graves » et « très regrettables » [ibid., p. 102].

4Cette confusion est due à un courant d’idées bien précis : « ce fut la victoire en Angleterre des “Radicaux philosophiques” disciples de Bentham sur les Whigs qui dissimula la différence fondamentale » [1960, p. 54]. Hayek considère que la fusion des deux traditions – celle issue des Radicaux philosophiques et celle issue des thèses de Hume et de Smith – donna naissance, dans les années 1830, au parti « qui prit le nom de Parti libéral vers 1842 » [1973a, p. 125] [3].

5En dépit de cette origine impure et de « l’infiltration progressive des interventionnistes » au sein de ce parti, Hayek note que « la prédominance des idées libérales en Grande-Bretagne » perdura jusqu’à la Première Guerre mondiale, à partir de laquelle « l’influence du libéralisme déclina » [ibid., p. 130]. Hayek considère donc que son œuvre est écrite en pleine période de déclin du libéralisme : « l’abandon de l’étalon-or et le retour du protectionnisme en Grande-Bretagne en 1931 semblait marquer la fin définitive de l’économie du monde libre » [ibid., p. 131]. Ce déclin économique trouve selon lui son origine dans une perversion intellectuelle survenue au xixe siècle. Le projet de Hayek est de restaurer la pureté de la doctrine libérale antérieure aux « infiltrations » interventionnistes, ce qui implique de retourner à la tradition écossaise du xviiie siècle [1960, p. 54].

6Ce projet peut faire l’objet d’une critique de nature historique. Plusieurs travaux récents ont interrogé les liens entre la pensée de Hayek et la tradition dont il se prévaut [4]. Certains éléments de l’histoire hayékienne du libéralisme ont ainsi été remis en cause, notamment la filiation supposée entre l’évolutionnisme de Hayek et les Lumières écossaises. On peut toutefois soumettre le projet hayékien à un autre type de questionnement : est-il cohérent ? Dans cet article, notre objectif n’est pas d’évaluer la pertinence de la généalogie proposée par Hayek, mais de mettre en évidence sa représentation du « vrai libéralisme » et d’en tester la logique interne.

7On commencera par suivre Hayek dans cette tentative de « redécouverte » d’une tradition. Qu’est-ce que le vrai libéralisme pour Hayek ? Pour répondre à cette question, on étudiera d’abord sa conception de la liberté (section 2) et sa théorie évolutionniste de « l’ordre spontané » (section 3). On pourra alors revenir sur la façon dont Hayek combine ces deux éléments et questionner la cohérence interne de sa vision du « vrai libéralisme » (section 4).

2 – Une théorie de la liberté

8Hayek assure avoir écrit ses principaux ouvrages pour défendre la liberté. Il écrit, par exemple, que la question à laquelle il tente de répondre dans Law, Legislation and Liberty est de savoir comment « préserver la liberté individuelle » [1973c, p. 4]. Sa réponse figure dans le second volume : le « marché » est pour lui « la seule procédure jusqu’ici découverte, dans laquelle l’information infiniment éparse parmi des millions d’hommes puisse être effectivement utilisée pour l’avantage de tous, et utilisée en assurant à tous une liberté individuelle désirable en elle-même pour des motifs éthiques » [1976, p. 85]. Il en tire la conclusion radicale selon laquelle « l’économiste est par conséquent fondé à souligner que pour juger de toutes les institutions particulières, l’on doit accepter comme critère leur aptitude à favoriser l’existence et l’amélioration de cet ordre » [ibid., p. 136, nos italiques].

9Dans cette perspective, le « marché » est désirable parce qu’il maximise le bien suprême, la liberté. Hayek affirme explicitement que la liberté est « la source et la condition même de la plupart des valeurs morales » [1960, p. 6], ou un « principe suprême » [1973c, p. 68] devant être défendu de façon « dogmatique » [ibid., p. 72]. L’œuvre de Hayek se présente donc comme un plaidoyer pour la liberté. Nous allons commencer par établir le sens qu’il attribue à ce terme.

2.1 – La liberté

10Hayek refuse la définition de la liberté comme « le pouvoir de faire ce que l’on veut » [1960, p. 16]. Il définit la liberté comme « l’état de choses dans lequel un homme n’est pas soumis à la volonté arbitraire d’un autre » [ibid., p. 11] ou comme « l’absence de cet obstacle bien précis qu’est la coercition » [ibid., p. 19]. Hayek admet toutefois que le libéralisme se base sur des règles et que la coercition ne peut être complètement éliminée. À première vue, cette reconnaissance de la légitimité de la coercition peut sembler problématique : le libéralisme apparaît paradoxalement comme contraire à la liberté. En réalité, Hayek décrit parfois la liberté comme la situation dans laquelle la coercition est minimale [ibid., p. 11]. Il finit même par privilégier cette définition, comme il l’indique dans une réponse à une critique émise par l’un de ses élèves [5] [1961, p. 348-9].

11Puisque c’est à une conception négative de la liberté que recourt Hayek, il nous faut préciser celle-ci en déterminant ce qu’il entend par coercition. Contrairement à d’autres auteurs, notamment ceux qui se réclament des courants libertariens [6], Hayek ne définit pas la coercition comme l’action violente, ou la menace d’exercer une action violente, mais comme « le fait qu’une personne soit tributaire d’un environnement et de circonstances tellement contrôlées par une autre qu’elle est obligée, pour éviter un dommage plus grand, d’agir non pas en conformité avec son propre plan, mais au service des fins de l’autre personne » [ibid., p. 20-21]. La coercition désigne donc la situation dans laquelle l’individu ne peut poursuivre ses propres objectifs pour des raisons qui peuvent être imputées à autrui. Il peut en être empêché par la force, mais il n’est pas nécessaire que le « contrôle » soit de cette nature : la coercition est une configuration spécifique de volontés, de « plans », ou « d’attentes ». Pour Hayek, la violence est toujours un signe de coercition, mais l’absence de violence ne démontre pas qu’il n’y ait pas coercition [ibid., p. 135].

12Cette définition de la liberté amène logiquement Hayek à caractériser sa « défense de la liberté » : « la mission d’une politique de liberté doit donc être de minimiser la coercition » [ibid., p. 12]. En outre, en rejetant diverses définitions de la liberté, Hayek indique bien ce que sa « défense de la liberté » n’est pas. S’il rejette, par exemple, la notion de liberté-pouvoir c’est parce que celle-ci « ouvre la possibilité d’exploiter toute la séduction que possède le mot de liberté à l’appui d’une exigence de redistribution de la richesse » [ibid., p. 17]. Hayek considère cette exigence comme infondée car la justice sociale est pour lui une notion vide de sens, un dangereux « mirage » [7]. À moins d’être causée par une coercition, l’absence de toute possibilité de choisir n’est pas absence de liberté. Hayek reconnaît d’ailleurs qu’avec sa définition de la liberté, « il est vrai qu’être libre peut signifier libre de mourir de faim » [ibid., p. 18]. En d’autres termes, « pour Hayek, la pauvreté n’est pas une restriction de la liberté » [Plant, 1994, p. 176].

13L’autre trait de la conception de la liberté de Hayek est son caractère unitaire. Une même définition de la liberté s’applique dans tous les domaines sans qu’il soit nécessaire d’en distinguer différents types : « dans le sens que nous adoptons ici, la liberté est une, elle varie en degré mais pas en nature » [ibid., p. 12]. Par conséquent, le « vrai libéralisme » ne consiste pas à défendre telle ou telle liberté, mais la liberté dans tous les domaines. Pour Hayek, cette conception unitaire de la liberté caractérise le libéralisme britannique. Il explique dans son article « Liberalism », rédigé en 1973 pour une encyclopédie, que « la distinction entre libéralisme politique et économique, usuelle sur le Continent » est « inapplicable au libéralisme britannique » et doit être rejetée si l’on veut véritablement comprendre ce dernier [1973a, p. 132]. À la différence d’autres historiens des idées [8], Hayek considère que dans la tradition britannique le libéralisme politique et le libéralisme économique sont « inséparables » [ibid., p. 132]. Il nous faut à présent comprendre pourquoi Hayek juge que les doctrines économiques libérales « sont le résultat nécessaire de l’application des idées qui conduisirent à la demande de liberté intellectuelle » [ibid., p. 147].

2.2 – Libéralisme économique et liberté intellectuelle

14Hayek explique que l’un des « présupposés incontestés de la foi libérale » est la désirabilité de « l’avancée de la connaissance », et donc la défense de la liberté intellectuelle [ibid., p. 148]. Le plan de son cours sur « la tradition libérale », au Committe on Social Thought de l’université de Chicago, commençait d’ailleurs par « la liberté intellectuelle » [Ebenstein, 2001, p. 181]. Pour Hayek, « la croyance centrale, à partir de laquelle tous les postulats libéraux découlent, est que l’on peut espérer davantage de solutions efficaces aux problèmes de la société si, au lieu de s’en remettre à l’application d’une connaissance individuelle donnée, on encourage le processus interpersonnel d’échange d’opinions, duquel une meilleure connaissance émergera certainement » [Hayek, 1973a, p. 148].

15C’est en permettant la multiplication d’expériences, et qui plus est d’une grande variété d’expériences individuelles, que la liberté d’opinion personnelle favorise l’émergence de connaissances et « la découverte de la vérité » [ibid., p. 148]. Hayek a constamment défendu l’idée que la défense de la liberté ne peut reposer que sur la reconnaissance du caractère limité de notre raison [9]. Il estime d’ailleurs que si les hommes étaient omniscients, « il n’y aurait guère de raisons de plaider pour la liberté » [1960, p. 30]. Remarquons que la liberté qu’il présente parfois comme le summum bonum, apparaît ici comme un moyen de favoriser une « meilleure connaissance » dans un contexte de rationalité limitée.

16Hayek cherche ensuite à étendre ces conclusions, sur la recherche intellectuelle et la libre discussion, à l’ensemble de l’activité humaine. Il développe alors deux idées distinctes pour justifier le libéralisme économique. La première idée est assez classique : une liberté n’est réellement garantie que lorsque des moyens concrets permettent de l’exercer. Autrement dit, la liberté économique est une condition des autres libertés. « Il ne peut y avoir aucune liberté de la presse si les imprimeries sont contrôlées par l’État, ni de liberté de réunion si les lieux nécessaires sont aussi contrôlés par l’État, ni de liberté de mouvement si les moyens de transport sont un monopole public, etc. » [ibid., p. 149]. Hayek rappelle que la même idée figure dans l’ouvrage On Liberty (1859) de John Stuart Mill [10]. Réduire la liberté économique devient dangereux à partir d’un certain seuil. La critique hayékienne de l’interventionnisme va cependant bien plus loin que le réquisitoire de Mill contre l’appropriation étatique de l’ensemble des infrastructures [11]. Elle doit donc s’appuyer sur une seconde idée : les arguments avancés en faveur de la liberté intellectuelle « jouent également en faveur de la liberté d’action » car « il en va dans la sphère matérielle comme dans la sphère intellectuelle : la concurrence est la procédure de découverte la plus efficace » [Hayek, 1973a, p. 148-149] [12].

17La justification avancée ici par Hayek suppose toutefois que soit démontrée « l’efficacité » universelle de la concurrence conçue comme « procédure de découverte ». Il ne s’agit pas seulement de l’idée, somme toute classique, selon laquelle la liberté est une condition nécessaire à l’expérimentation. S’il reprend cette thèse, Hayek ajoute qu’elle doit être défendue d’un point de vue évolutionniste. Pour lui, « l’optique évolutionniste est fondée sur l’intuition que le résultat de l’expérimentation faite sur plusieurs générations est en mesure d’incorporer plus d’expérience qu’aucun homme à lui seul n’en possède » [1960, p. 60]. La liberté est valorisée parce qu’elle est une condition de l’évolution :

18

« Pour la tradition empirique évolutionniste, la valeur de la liberté réside surtout dans ce qu’elle offre au non intentionnel l’occasion de s’exprimer […] Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il est sans doute vrai qu’une société libre qui réussit est toujours dans une large mesure une société attachée à des traditions ».
[ibid., p. 60]

19Pour comprendre comment la liberté est liée au « non intentionnel » et au respect des traditions, il faut à présent nous tourner vers l’autre caractéristique du « vrai libéralisme » : une certaine conception de l’évolution et du fonctionnement de l’ordre social. Comme le remarque Longuet, « le lien établi entre évolution et ordre spontané donne à la réflexion de Hayek sur les institutions une orientation spécifique » [1998, p. 143].

3 – Le « vrai » libéralisme comme théorie de « l’ordre spontané »

20Lors d’une conférence donnée à l’université de York, Hayek employait l’expression « my great idol » au sujet de David Hume [1982, p. 35]. Dans l’histoire hayékienne du libéralisme, Hume est le véritable pionnier ayant fourni « le premier exposé détaillé de la philosophie juridique et politique qui fut connue ultérieurement sous le nom de libéralisme » [Hayek, 1963, p. 105]. En quoi consiste cet exposé fondateur du libéralisme ? Pour Hayek, « ce que [Hume] a produit était avant tout une théorie de l’évolution des institutions humaines qui devint la base de sa défense de la liberté » [ibid., p. 106]. Pour déterminer ce que Hayek entend par « théorie de l’évolution », on montrera d’abord qu’il fait systématiquement intervenir la notion d’ordre spontané dans la définition du « vrai libéralisme » (2.1) et l’on étudiera ensuite son explication de l’émergence d’un ordre comme résultat d’une évolution par « adaptation » (2.2).

3.1 – Ordres et règles

21Plusieurs auteurs ont souligné l’importance croissante des idées évolutionnistes dans l’œuvre de Hayek, ainsi que le rôle clef de The Constitution of Liberty [1960]. C’est dans cet ouvrage qu’il emploie pour la première fois l’expression « ordre spontané » [13] et qu’il insiste plus qu’à l’accoutumée sur l’importance des « lois », « règles » et « coutumes ». Selon Bruce Caldwell, « Hayek opère, dans sa description de la tradition écossaise, un mouvement terminologique s’éloignant de l’expression “vrai individualisme” pour se rapprocher d’un langage insistant sur les ordres spontanés et évolutifs » [2003, p. 296]. De fait, à partir de 1960, Hayek emploie systématiquement ce « langage » dans ses publications.

22Il n’en demeure pas moins que les notions d’« ordre spontané » et de « règle » figurent, sous une forme embryonnaire, dans nombre de ses articles antérieurs. Dès 1933, dans « The Trend of Economic Thinking », Hayek évoque « un organisme très complexe » [1933, p. 19] et des « institutions spontanées » [ibid., p. 26]. Il attire l’attention sur le fait que « l’interaction spontanée des actions des individus crée quelque chose qui n’est pas le résultat de leurs actions volontaires, mais un organisme dont chaque partie occupe une fonction nécessaire à la perpétuation du tout » [ibid. p. 27]. De même, dans la huitième section de « Scientism and the Study of Society », il affirme que « nous observons souvent dans les formations sociales spontanées, comme dans les organismes biologiques, que les parties agissent comme si leur but était la préservation du tout » [1942, p. 145] [14]. À partir de cette époque, et jusqu’à la fin de sa vie, Hayek emploie différents termes pour désigner son libéralisme, mais il recourt systématiquement à l’idée de spontanéité pour le définir. Il affirme, par exemple, dans The Road to Serfdom :

23

« Il y a un principe fondamental [du libéralisme] : à savoir que dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées, et recourir le moins possible à la coercition ».
[1944, p. 20]

24Un an plus tard, dans « Individualism : True and False », Hayek affirme que le « vrai individualisme » est « d’abord une théorie sociale […] et ensuite seulement un ensemble de principes politiques déduits de cette vision de la société » [1945, p. 6]. Mais les deux aspects engagent la notion de spontanéité. Le vrai individualisme est d’une part « la seule théorie qui puisse prétendre rendre intelligible l’apparition de formations sociales spontanées » [ibid., p. 15] et d’autre part une application politique de cette théorie : « l’art de construire un cadre juridique approprié et d’améliorer les institutions qui se sont développées spontanément » [ibid., p. 22].

25Lors de la fondation de la Société du Mont-Pèlerin, Hayek recourt à nouveau à l’idée de spontanéité pour définir son libéralisme :

26

« Le vrai libéralisme considère avec respect ces forces sociales spontanées au travers desquelles l’individu crée des choses qui le dépassent [things greater than he knows] ».
[1947a, p. 244]

27On peut donc affirmer que chez Hayek, « la perspective évolutionniste a pris une importance bien plus grande dans les années soixante-dix, bien que l’on puisse la déceler dans la plupart de ses œuvres » [Butos et McQuade, 2001, p. 123]. En proposant une théorie de « l’ordre spontané », Hayek n’opère aucune rupture : il ne fait que préciser des idées qu’il utilisait déjà : les ordres et les règles. Quel sens donne-t-il à ces termes ?

28Un ordre est défini par Hayek comme « un état de choses dans lequel une multiplicité d’éléments de nature différente sont en un tel rapport les uns aux autres que nous puissions apprendre, en connaissant certaines composantes spatiales ou temporelles de l’ensemble, à former des pronostics corrects concernant le reste ; ou au moins des pronostics ayant une bonne chance de s’avérer corrects » [Hayek, 1973c, p. 42]. Il s’agit donc d’une configuration particulière d’éléments rendant possibles certaines prédictions. Hayek emploie plus généralement le terme « ordre » pour désigner un ensemble d’institutions et de règles. Les hommes collaborent, et coordonnent leurs actions, grâce à deux types d’ordres : « l’ordre spontané » et « l’ordre construit » (ou organisation).

29L’ « ordre spontané » est un ordre qui n’a pas été créé délibérément et qui est sans finalité. Hayek donne comme exemples d’ordres spontanés : le marché, la monnaie, le langage. Ils ne sont pas le produit d’une volonté mais d’une longue évolution.

30Hayek n’emploie pas toujours les mêmes termes. Il utilise parfois les expressions « kosmos » ou « formation spontanée ». Dans une même page de Law, Legislation and Liberty, il évoque d’autres synonymes de « l’ordre spontané » : « l’équilibre réalisé de l’intérieur », l’ordre « mûri par le temps », « auto-généré », ou même « endogène » [ibid., p. 43] [15].

31L’ « ordre construit », ou « organisation », est, à l’inverse, formé intentionnellement pour atteindre des objectifs particuliers. Hayek donne plusieurs exemples comme la famille, l’entreprise et « toutes les institutions publiques y compris le gouvernement » [ibid., p. 54]. L’un des principaux buts de Hayek est de montrer les conditions de coexistence des deux types d’ordre en mettant en évidence les propriétés respectives des règles qui les composent :

32

« L’une de nos thèses principales sera que, bien qu’il y ait toujours à la fois ordre spontané et organisation, il n’est pourtant pas possible de mêler les deux principes selon notre fantaisie. Si cela n’est pas plus généralement admis, la cause en est que pour la formation de l’un comme de l’autre type d’ordre, nous devons nous appuyer sur des règles, et que les différences importantes entre le genre de règles qu’impliquent les deux ordres différents ne sont pas généralement perçues ».
[ibid., p. 57]

33Les éléments constitutifs des « ordres » sont des « règles ». De façon générale, une règle est « un énoncé par lequel peut être décrite une régularité du comportement de certains individus » [Hayek, 1967b, p. 67] [16]. Puisque les deux types d’ordre impliquent différents genres de règles, Hayek distingue deux sous-ensembles parmi les règles : nomos et thesis.

34Hayek appelle nomos toute « règle universelle de juste conduite s’appliquant à un nombre inconnu de cas futurs et de la même façon à toute personne dans les circonstances objectives décrites par la règle, sans égard pour les effets que son application peut produire dans une situation particulière » [Hayek, 1968, p. 77]. Nomos est « une loi qui peut être “découverte” » [ibid., p. 79], elle n’est pas promulguée, mais émerge d’un processus évolutif. C’est une règle de droit privé, par opposition à la règle de droit public [thesis] fabriquée par une autorité. Nomos est sans but tandis que thesis « désigne toute règle qui n’est applicable qu’à certaines personnes ou qui sert les fins des législateurs » [ibid., p. 77]. Pour qu’une règle soit « de juste conduite » [nomos], elle doit aussi, selon Hayek, être négative, c’est-à-dire prendre la forme d’une prohibition plutôt que d’une prescription. Elle ne saurait être un « commandement », car tout commandement vise un but.

35Hayek donne parfois une définition beaucoup plus large du nomos ; les règles non finalisées peuvent être des « règles législatives, morales, coutumières ou autres » [1970, p. 7]. Comme le note Stéphane Longuet, « ce système n’est pas un ensemble homogène. Il y a en effet deux types de règles de statut différent : les règles morales et plus généralement, les “traditions”, et les règles de droit » [1991, p. 309]. Lorsqu’il se réfère aux premières, Hayek emploie généralement les termes « tradition », « coutume » ou « mœurs » [morals]. Lorsqu’il se réfère aux secondes, il utilise le terme « Law ». D’où proviennent ces lois s’il n’y a pas de pouvoir législatif ? Hayek ne fait jamais référence à une volonté divine dans ses ouvrages. Il rejette également la « raison naturelle ». Selon Hayek, ces règles « que nul n’a inventées » sont « en grande partie non formulées » [1967a, p. 103 et 104]. Elles seraient donc le résultat spontané, non voulu, de la vie en société ; le rôle du juge serait de les découvrir, et non de les inventer comme le pensent les « rationalistes ». Hayek donne les exemples du droit civil romain et de la Common Law.

36Dans l’œuvre de Hayek, les notions d’ordre et de règle s’articulent à deux niveaux :

  1. Hayek veut produire une théorie permettant d’expliquer « l’émergence de l’ordre comme résultat d’une évolution par adaptation » [Hayek, 1960, p. 58]. L’ordre étant composé de règles, l’explication de sa formation repose sur celle de la sélection des règles.
  2. Hayek a aussi pour ambition de rendre compte du fonctionnement de l’ordre. À ce niveau, il s’agit de comprendre et d’expliquer la coordination des actions des individus à partir d’un ensemble de règles donné.
Hayek est conscient de l’existence de ces deux niveaux, puisqu’il distingue « deux aspects du processus de civilisation : la transmission dans le temps (tradition) de notre stock accumulé de savoir, et la communication (diffusion) parmi les contemporains de l’information sur laquelle ils fondent leurs actions » [1960, p. 28]. Hayek se réfère bien ici à deux échelles de temps, l’une correspond à la transmission de traditions entre générations et l’autre correspond à la transmission d’« informations » entre contemporains. On qualifiera le premier niveau de diachronique et le second de synchronique, reprenant ainsi une terminologie employée par plusieurs auteurs [17].

37Le fait que Hayek emploie l’expression « les deux aspects du processus » révèle toutefois sa volonté de ne pas dissocier complètement les deux niveaux, de les rattacher à une même réalité. Hayek évoque aussi « les conceptions jumelles de l’évolution et de l’ordre spontané », suggérant à nouveau que les deux idées sont unies par un lien très fort [1967b, p. 77]. En effet, « les deux aspects ne peuvent être nettement disjoints parce que les instruments de communication entre contemporains font partie de l’héritage culturel » [1960, p. 60]. Les règles qui sont données au niveau synchronique sont issues du processus d’évolution culturelle. Au fil du temps, elles se transforment sous l’effet de l’interaction des individus, et modifient à leur tour l’ordre social : « ce système entier évolue et se précise graduellement en s’adaptant mieux au genre de circonstances dans lesquelles vit la société » [1976, p. 28]. Mais que signifie ici « s’adapter mieux » ? La théorie proposée par Hayek pour décrire, au niveau diachronique, l’émergence d’un nouvel ordre comme résultat d’une évolution par adaptation, est difficile à identifier et a suscité de nombreuses controverses [18].

3.2 – La théorie évolutionniste de Hayek

38On a vu que les règles de « juste conduite » sont celles qui peuvent être utilisées dans les situations les plus diverses, mais sans but précis. Elles ne prescrivent rien, tout en fixant certaines limites à l’action humaine. N’ayant pas été choisies délibérément, ces règles composent un « ordre spontané » ; elles ont été « sélectionnées dans un processus d’évolution » et constituent « la seule adaptation » de l’homme à son milieu [Hayek, 1976, p. 24]. La nature de ce processus reste assez vague. Hayek définit « toute évolution, culturelle ou biologique, » comme « un processus d’adaptation continue à des événements imprévisibles » [1988, p. 38]. Une première difficulté d’interprétation porte sur la nature exacte de l’analogie proposée par Hayek avec la théorie de l’évolution naturelle.

39À partir des années 1960, Hayek se réfère beaucoup à Darwin [19]. Il considère d’ailleurs « les philosophes moralistes du xviiie siècle » comme des « darwiniens avant Darwin » [ibid., p. 26]. Hayek refuse le « darwinisme social » en raison « d’importantes différences entre l[es] façon[s] dont opère le processus de sélection » en biologie et dans le domaine social [1973c, p. 26-27]. Mais, tout en récusant « l’emploi littéral » de la théorie darwinienne, il considère que « la conception de base de l’évolution est la même dans les deux domaines » [ibid., p. 27]. Cette affirmation demeure problématique tant que cette conception commune à la théorie de l’évolution naturelle et à la « théorie de l’évolution culturelle » n’est pas explicitée.

40On peut d’abord s’interroger sur la nature exacte de ce qui est sélectionné. Dans certains de ses ouvrages, Hayek affirme que ce sont les règles de comportement. Il considère que « l’erreur du darwinisme social fut de se concentrer sur la sélection des individus plutôt que celle des institutions et des pratiques » [1973c, p. 27]. Certains auteurs, comme Philippe Nemo, considèrent « qu’il y a donc, par rapport à la sélection darwinienne, une différence essentielle. Ce qui est retenu, le “support” de la sélection, ce n’est pas l’individu physique, ce sont les règles de comportement » [1988, p. 81]. Un problème qui se pose alors est que la règle, contrairement au génotype, n’a pas de support matériel : elle n’est qu’une uniformité de comportement. Dans la mesure où Hayek insiste sur l’idée que les règles sont généralement tacites, non formulées, et qu’elles ne sont pas adoptées consciemment, la règle ne peut même pas être « enseignée » de façon explicite. Selon Hayek, elle est transmise par imitation et par tradition. Il considère que ce mode de transmission est « considérablement supérieur à la transmission génétique parce qu’il inclut la transmission de caractères acquis, ce que la transmission génétique ne permet pas » [1971, p. 291]. C’est pourquoi Hayek affirme, dans The Fatal Conceit, que l’évolution culturelle « simule le lamarckisme » [1988, p. 37] [20].

41Hayek adopte parfois un autre point de vue quant à la « sélection ». Dans une conférence donnée à l’université de York, il affirme que les règles sont progressivement adoptées, « non parce que les hommes les auraient consciemment sélectionnées mais parce que ces personnes qui ont choisi le type de règle approprié [right sort of rules] ont elles-mêmes été sélectionnées pour leur nouvelle capacité à se multiplier plus rapidement » [Hayek, 1982, p. 40]. Ici, ce ne sont pas des règles, mais bien des personnes, qui sont sélectionnées. Elles sont sélectionnées en fonction de leur capacité à accroître rapidement leur nombre, ce qui dépendrait in fine des règles qui prévalent au sein de leur groupe [21]. Si les règles assurent la prospérité et la paix, le groupe croît. C’est en ce sens que Hayek se réfère à des « règles de conduite auxquelles le groupe doit sa supériorité » [1970, p. 9], ou à « une culture dégagée par la sélection des groupes » [1979, p. 205].

42Hayek maintient néanmoins le parallèle avec la biologie : « la tradition est un processus guidé par sélection, à la manière de la sélection biologique, mais par une sélection de groupes et non d’individus » [1982, p. 41]. Cette idée d’un processus ayant lieu « à la manière de » la sélection naturelle repose sur l’affirmation de « traits communs » entre l’évolution biologique et l’évolution culturelle [1988, p. 39]. Mais l’exemple de trait commun donné par Hayek a de quoi laisser perplexe : « elles s’appuient l’une et l’autre sur le même principe de sélection : la survie ou l’avantage reproductif » [ibid., p. 39]. D’autant que ce principe de sélection commun est immédiatement assimilé par Hayek à une compétition : « non seulement on peut dire que toute évolution repose sur la compétition, mais l’on peut ajouter que la compétition continue est nécessaire pour préserver les accomplissements existants » [ibid., p. 39].

43Darwin n’est pas le seul auteur évoqué par Hayek. Il reprend aussi à son compte une théorie portant sur l’organisation des « sociétés animales » connue sous l’expression de « sélection du groupe ». L’un des défenseurs de cette théorie, le généticien Sedall Wright, est intervenu dans un séminaire organisé par Hayek à l’université de Chicago durant l’automne 1952 [Caldwell, 2000, p. 7]. Hayek se réfère pour la première fois à la théorie de « sélection du groupe » dans un article de 1967 intitulé « Notes on the Evolution of Systems of Rules of Conduct » ; il y mentionne les noms de plusieurs scientifiques défendant cette théorie, notamment celui de l’ornithologue V.C. Wynne-Edwards [Hayek, 1967b, n° 7, p. 70 et n° 17, p. 77]. À partir de cette date, Hayek se réfère régulièrement à Wynne-Edwards, y compris dans son dernier ouvrage [Hayek, 1988, p. 211], mais il n’est pas aisé de comprendre la façon dont il entend appliquer la théorie de « sélection du groupe » aux sociétés humaines.

44Par ailleurs, comme le remarque Alain Leroux, cette théorie est aujourd’hui complètement discréditée chez les biologistes [1997, n° 2 p. 753] [22]. Hayek l’a d’ailleurs en partie reconnu dans une note de Law, Legislation and Liberty, tout en réaffirmant son attachement au concept de « sélection de groupe » pour expliquer l’évolution culturelle :

45

« On a d’abord attaché une grande importance à la conception de “sélection de groupe” lorsqu’elle fut introduite (par Wright et Wynne-Edwards) ; bien que son intérêt paraisse moindre maintenant […] il ne fait aucun doute qu’il y a là quelque chose d’extrêmement important pour l’évolution culturelle ».
[1979, t. 3, n° 37, p. 231]

46La nature exacte de l’analogie dressée par Hayek entre évolution biologique et évolution culturelle demeure donc assez obscure. Il n’en demeure pas moins que, dans sa défense du « vrai libéralisme », Hayek attribue une prééminence aux « règles de juste conduite » [nomos] issues de cet énigmatique processus d’évolution. En effet, il considère que celles-ci constituent le « droit de la liberté » [1973c, p. 113] [23]. La liberté est doublement dépendante des règles de juste conduite. D’une part, ces règles déterminent le domaine au sein duquel les individus sont libres de poursuivre leurs objectifs personnels [24]. D’autre part, ces règles favoriseraient la liberté en permettant l’utilisation d’une plus grande quantité d’informations et une meilleure coordination des actions des agents.

47La prééminence accordée à ces règles émergentes (nomos) ne signifie pas que Hayek propose la suppression des règles construites (thesis), mais une subordination de celles-ci au « droit de la liberté ». Cet assujettissement doit être réalisé grâce à des « règles organisationnelles » : Hayek propose dans The Constitution of Liberty [1960], et plus encore dans le dernier volume de Law, Legislation and Liberty [1979], un modèle de Constitution qui garantirait le respect du nomos émergeant du processus évolutif. La restauration d’un « vrai libéralisme » passe par la construction d’une véritable architecture institutionnelle. « Reconduit à son essence, le libéralisme est un constitutionnalisme » [Hayek, 1960, p. 191]. On peut toutefois se demander s’il n’est pas incohérent d’affirmer que le maintien d’un ordre « spontané » doit être garanti par des règles construites ?

4 – Le libéralisme hayékien est-il cohérent ? [25]

4.1 – Ordre spontané et règles délibérées

48Pour Hayek, les hommes ont adopté, au fil de l’histoire, certaines règles de conduite qui ont engendré un ordre spontané particulier : « l’ordre de marché ». Le marché est un « ordre spontané […] qui s’est formé parce qu’au cours des millénaires, les hommes ont développé des règles de conduite conduisant à la formation d’un tel ordre » [Hayek, 1970, p. 10]. Or, pour Hayek, l’efficacité du fonctionnement de l’ordre [niveau synchronique] est garantie par le fait que cet ordre est constitué de règles issues d’un processus « d’adaptation », ou de « sélection », par un processus évolutif non intentionnel (niveau diachronique) :

49

« Les institutions se sont développées d’une certaine façon parce que la coordination des parties dont elles s’assuraient le concours s’est révélée plus efficace que les autres institutions entrant en concurrence avec elles et rejetées sous leur pression ».
[1967a, p. 102]

50Hayek fait l’apologie du fonctionnement de « l’ordre spontané » en renvoyant au processus historique dont il est issu. Le problème que soulève immédiatement ce genre d’assertion est bien connu : si les institutions et les règles les plus efficaces s’imposent toujours en raison même de leur efficacité, pourquoi s’inquiéter de ce qui peut arriver ? Pour parer à cette critique fondamentale, Hayek est obligé de reconnaître, à d’autres endroits, que toutes les règles émergentes ne se valent pas : « il suffit en général qu’il existe une règle connue adaptée à la situation, et peu importe son contenu. Il y aura, cela dit, souvent plusieurs règles possibles répondant à cette exigence, mais toutes ne seront pas également satisfaisantes » [1960, p. 156]. Hayek va même plus loin lorsqu’il affirme qu’il « se peut » que certaines d’entre elles soient « franchement mauvaises [be very bad] » [1973c, p. 106].

51L’évolution produit donc toutes sortes de règles, ou institutions, dont certaines sont « adaptées à la situation », « satisfaisantes », et d’autres « mauvaises ». Hayek ne se contente pas de constater ce qui est, mais émet un jugement éthique sur les règles et institutions composant « l’ordre spontané ». Il procède ainsi, quitte à être incohérent, parce que les règles et les institutions telles qu’elles sont, fruits de l’évolution historique, ne lui conviennent pas. Hayek souhaite corriger cette évolution et reconnaît toujours, en fait, à un moment ou un autre, le caractère « construit » de l’ordre de marché. Mais il continue de le qualifier de « spontané », et se contredit. Cette contradiction apparaît à deux niveaux : celui de l’origine de l’ordre et celui de son « évolution ».

52Hayek estime parfois que certaines règles de base [la propriété privée et le respect des contrats] sont à l’origine de « l’ordre spontané », dont il dit qu’il est « bienfaisant ». Une fois ce préalable admis, on devrait laisser les hommes « découvrir » de nouvelles règles en fonction des circonstances, pourvu qu’elles surgissent d’elles-mêmes et soient compatibles avec les règles de base. Mais Hayek qualifie de « spontané » aussi bien ce qui émerge sans avoir été voulu, que ce qui perdure après avoir été institué volontairement :

53

« Si les règles sur lesquelles repose un processus spontané peuvent être également d’origine spontanée, ce n’est pas nécessairement toujours le cas […] il est possible qu’un ordre qui doit pourtant être désigné comme spontané repose sur des règles résultant entièrement d’un dessein délibéré ».
[1973c, p. 53]

54La frontière entre les deux types d’ordre devient ici très floue. Comme le note Francis Houle, « il existe une certaine confusion sur ce point dans la pensée de Hayek » [1989, p. 202]. Dissocier complètement la spontanéité de l’ordre de celle des règles contredit totalement l’argumentation que développe Hayek par ailleurs, à savoir « qu’il faut distinguer entre un ordre qui s’engendre de lui-même, ou ordre spontané, et une organisation, et que ce qui les différencie se rapporte aux deux sortes différentes de règles ou de lois qui s’y établissent » [ibid., p. 2, nous soulignons].

55La contradiction apparaît également lorsque Hayek propose d’ériger ce qu’il appelle une « utopie libérale » [1949, p. 194] à partir d’une évolution initialement spontanée. C’est dans ce cadre que s’insère son projet de constitution, censé protéger les règles émergentes des interventions rationalistes en empêchant « toute confusion entre le pouvoir du gouvernement pour faire appliquer les règles sur lesquelles repose l’ordre spontané de la société, et les pouvoirs par lesquels il met en œuvre les moyens confiés à sa gestion pour rendre des services aux personnes et aux groupes » [1979, p. 145]. Hayek affirme aussi que les juges devraient effectuer un tri délibéré parmi les règles émergentes :

56

« Bien que les règles de juste conduite, de même que l’ordre d’actions qu’elles rendent possible, soient en un premier stade le produit d’une croissance spontanée, leur perfectionnement graduel demandera les efforts délibérés des juges »
[1973c, p. 120]

57Hayek admet donc la nécessité d’intervenir pour améliorer certaines règles émergentes, ce qui revient à modifier la forme de cet ordre. Hayek semble être conscient qu’il y a là un problème : une évolution avec des « perfectionnements » délibérés ne peut être qualifiée de spontanée. C’est pourquoi il explique, immédiatement après voir admis la modification des règles, que leur structure n’est pas le résultat d’un dessein ou d’un plan :

58

« Il n’en reste pas moins que le système des règles dans son ensemble ne doit pas sa structure au dessein de juges ou de législateurs. Il est l’aboutissement présent d’un processus évolutif ».
[ibid., p. 120]

59Cette précision ne lève évidemment pas la contradiction ; c’est pourquoi Hayek considère l’intervention des juges comme faisant partie de ce processus évolutif : « les efforts du juge sont une partie du processus d’adaptation aux circonstances par lequel se développe l’ordre spontané » [ibid., p. 143]. Et pour améliorer cet ordre, le juge « doit chercher ses critères dans cet ordre même » [ibid., p. 144]. Mais quel est « cet ordre » ? Tout ordre peut à présent être qualifié de « spontané » : la frontière entre le « spontané » et le « construit » disparaît lorsque Hayek explique que la sélection de règles par les juges est une partie du processus d’adaptation.

60Ce problème imprègne toute l’œuvre de Hayek [26], qui considère le droit comme « un instrument intelligible pour induire un ordre spontané » [1967a, p. 103], ce qui peut être considéré comme un projet rationaliste. Comme le résume Gilles Dostaler, « Hayek utilise parfois les armes théoriques dont il a longuement dénoncé les faiblesses. Il cherche ainsi à donner des fondements rationnels au libéralisme, alors qu’il accuse justement les partisans de l’intervention étatique d’être des rationalistes constructivistes. La constitution idéale dont il propose l’établissement […] est d’ailleurs très “construite”et n’a rien d’un ordre spontané » [2001, p. 111]. Ce projet est tellement précis qu’il va jusqu’à prévoir une Assemblée législative, composée « d’hommes sages » de plus de 45 ans, élus pour 15 ans par les électeurs de plus de 45 ans, et une Assemblée gouvernementale élue par un corps électoral dont seraient exclus « les fonctionnaires, les retraités âgés et les chômeurs » [1979, p. 142]. Ces détails n’ont rien de spontané : ils sont le fruit d’un raisonnement très construit.

4.2 – Ordre de marché et liberté

61Le rapport entre ce discours évolutionniste et le plaidoyer pour la liberté peut sembler problématique. Hayek ne devrait pas spécifier le contenu des règles : « ce que sont ces règles ne peut être inféré à partir de l’idée d’ordre spontané ou d’ordre finalisé développée dans sa théorie sociale. Sa suggestion selon laquelle les règles pertinentes [relevant rules] sont essentiellement celles de la propriété privée et du contrat n’est pas très heureuse » [Bouillon, 1994, p. 116]. Mais Hayek estime que ces règles particulières sont à l’origine de l’ordre spontané. D’autres règles s’y ajouteront peu à peu, en fonction des circonstances, mais seulement « une fois que le principe général d’un ordre auto-entretenu fondé sur la propriété individuelle et les règles concernant les contrats est accepté » [1973a, p. 140]. L’acceptation de ce principe est donc posée comme un préalable. Hayek suppose que cette condition est satisfaite car « les attitudes morales » ayant permis l’instauration de la « société d’échange » ont reçu « l’adhésion de la plupart des habitants du monde occidental » en vertu d’un « idéal moral où l’estime allait à l’homme prudent, au bon chef de ménage qui pourvoyait à l’avenir de sa famille et de ses affaires en accumulant du capital » [1979, p. 197]. La nécessité de supposer un accord général (le principe « accepté », « l’adhésion ») se heurte pourtant à l’existence de contestations individuelles ou sociales. Hayek reconnaît d’ailleurs que le respect de ces règles n’est pas toujours spontané :

62

« Le respect spontané de ces conventions est une condition nécessaire pour qu’il y ait dans le monde où nous vivons un ordre qui nous permette de trouver notre route […] En certains cas, si ces conventions n’étaient pas suffisamment respectées, il deviendrait impératif, pour assurer à la société un fonctionnement régulier [smooth running], d’imposer par la coercition une uniformité équivalente […] ce qui revient à dire que la conformité volontaire est sans doute un ingrédient qui conditionne l’usage fructueux [beneficial] de la liberté ».
[1960, p. 61]

63La liberté avait été présentée au début du même ouvrage comme la source et la condition de toutes les valeurs morales, mais son « usage fructueux » est à présent conditionné. Hayek propose dans certains cas d’imposer par la coercition une uniformité équivalant à ce qu’aurait été « l’ordre » si le conformisme avait dominé.

64Remarquons que ce problème apparaît très tôt dans l’œuvre de Hayek. Dans le premier chapitre de The Road to Serfdom, après avoir écrit que le libéralisme doit « recourir le moins possible à la coercition », ce qui est cohérent avec sa définition de la liberté, Hayek ajoute immédiatement qu’il existe « une immense différence entre créer délibérément un système où la concurrence jouera le rôle le plus bienfaisant possible, et accepter passivement les institutions telles qu’elles sont » [1944, p. 20]. Hayek admet ici que sa proposition de recourir aux forces spontanées ne consiste pas dans l’acceptation du statu quo mais dans une création délibérée d’un système concurrentiel « bienfaisant ». À la fin de sa vie, Hayek insiste de plus en plus sur la nécessité d’imposer le respect, non pas de la seule propriété privée, mais plus généralement des « traditions » [27]. Cette tendance autoritaire culmine dans ses derniers textes où il fustige « l’immoralisme » de Keynes et « la permissivité » de Mill ou Freud [28]. Ces critiques sont surprenantes dans la mesure où Hayek écrit que l’idée centrale du libéralisme est que seule une grande variété d’expériences favorise l’émergence d’une « meilleure connaissance ». Les défenseurs de Hayek ont beau jeu de séparer les aspects libéraux et conservateurs de sa pensée, en rappelant que La Présomption fatale, publié du vivant de l’auteur [1988], fut probablement co-rédigé par son éditeur [29]. Mais le fait reste que les principales idées qui y figurent sont également présentes dans différents textes, notamment dans l’épilogue de Droit, Législation et Liberté [1979, p. 183-211]. En outre, dans un entretien accordé au journal chilien El Mercurio à l’époque de la dictature Pinochet, Hayek explique « qu’une dictature peut être nécessaire pour une période transitoire » (12 avril 1981). Il précise même, dans un autre entretien : « je préfère sacrifier la démocratie temporairement – je le répète, temporairement – que la liberté […] Une dictature qui s’impose elle-même des limites peut mener une politique plus libérale qu’une assemblée démocratique sans limites » (19 avril 1981).

5 – Conclusion

65On a vu que Hayek définit la liberté par opposition à la coercition. D’abord présentée comme un principe suprême, la liberté est en fait valorisée parce qu’elle permet l’émergence de règles formant un « ordre spontané ». Hayek identifie cet ordre à un ordre de marché au sein duquel la coercition n’est employée que pour assurer le respect d’un ensemble de règles impersonnelles et non finalisées : le nomos ou le « droit de la liberté ». La liberté est justifiée par « l’ordre de marché » et celui-ci se justifie à son tour par le fait qu’il maximise la liberté. Cette argumentation circulaire semble être au cœur du « vrai libéralisme » défendu par Hayek : la défense de « l’ordre spontané » et celle de la liberté sont indissociables. Un libéralisme qui ne reposerait pas sur la défense de cet ordre ne pourrait être qu’un faux libéralisme.

66L’analyse de cette défense de l’ordre de marché révèle toutefois une contradiction fondamentale. En effet, Hayek affirme que l’on doit parfois orienter l’évolution de l’ordre, en perfectionnant les règles ou en privilégiant certaines règles relatives à la propriété et aux contrats. Un tel ordre n’est plus spontané. Le problème est résolu si l’on considère, comme le fait parfois Hayek, qu’un « ordre spontané » peut reposer sur des règles résultant entièrement d’un dessein délibéré (sic). Mais tout ordre peut alors être qualifié de « spontané » et il devient très difficile de discerner en quoi consiste le « vrai libéralisme » défendu par Hayek. Si ce n’est une doctrine incohérente, condamnée à s’appuyer alternativement sur le conformisme ou l’autoritarisme politique.

67Hayek reconnaît très tôt que son projet nécessite un « conformisme volontaire ». Il expliquera plus tard que si cette volonté fait défaut, il faut sacrifier « temporairement » la démocratie. Ce qui ne semble guère compatible avec ses déclarations en faveur de la liberté intellectuelle et de la diversité des expériences. On peut retourner contre Hayek la formule qu’il utilise au sujet de la justice sociale : son libéralisme est un « mirage ». En effet, la construction d’un ordre spontané est un projet « vide de sens », et la poursuite de ce mirage a conduit Hayek bien loin des idéaux dont il se réclamait.

Notes

  • [1]
    Hayek emploie d’abord l’expression « true individualism » [1945], avant de lui substituer l’expression « true liberalism » [1947a, p. 244 ; 1949, p. 194 ; 1956, p. 222]. Il utilise également les termes « tradition britannique », « tradition empiriste », « tradition écossaise » ou « libéralisme anglais ». L’emploi de différentes expressions pour désigner cette tradition ne semble pas refléter d’inflexion majeure quant à son contenu, cf. [Légé, 2005, chap. 1].
  • [2]
    Cette revue, fondée en octobre 1802, défend fréquemment les positions du groupe parlementaire whig. En 1818, elle tire à 13 500 exemplaires et son influence est considérable. Hayek considère que Thomas B. Macaulay, l’un des principaux contributeurs de l’Edinburgh Review, « réalisa pour le xixe siècle le travail historique que Hume avait accompli pour le xviiie siècle » [Hayek, 1973a, p. 125].
  • [3]
    C’est en fait en 1847 que ce parti prend formellement le nom de Parti libéral. L’expression « Liberal Party » est toutefois employée dans la presse dès 1835 [Hobsbawm, 1992, p. 47]. Sur le rôle essentiel que Hayek attribue à John Stuart Mill dans la « perversion » du libéralisme, voir [Légé, 2008].
  • [4]
    Dans leurs ouvrages respectifs, John Gray [1984, chap. 2] et Philippe Nemo [1988, p. 377-95] résument la lecture hayékienne des philosophes écossais sans réellement l’interroger. L’article d’Éléonore Le Jallé, « Hayek lecteur des philosophes de l’ordre spontané » [2003], met en évidence plusieurs « distorsions » de lecture : Hayek tend à assimiler la croissance des institutions humaines « par essais et erreurs » chez Mandeville, ou l’évolution culturelle et progressive de ces mêmes institutions chez Ferguson, à une sélection concurrentielle [p. 110]. En outre, « Hayek a tort de penser que, chez Hume, l’utilité générique des règles de justice serait due au fait qu’elles ont évolué au cours des générations » [p. 103]. Voir également [Diatkine, 1989] et [Petsoulas, 2001].
  • [5]
    Il s’agit de Ronald Hamowy, qui rencontre Hayek en 1960 au sein du Committee on Social Thought de l’université de Chicago et rédige sa thèse [Ph.D. in social thought] sous sa direction. En 1961, Hamowy fonde avec d’autres étudiants de Hayek la New Individualist Review, qu’il dirige durant quelques années. Sa critique et la réponse de Hayek sont publiées dans les deux premiers numéros de cette revue (on y trouve également l’article de Friedman « Capitalism and Freedom »)].
  • [6]
    On peut lire par exemple la critique de la conception hayékienne de la coercition figurant dans [Rothbard, 1991, chap. 28]. Une étude de ces débats figure dans [Longuet, 1991, p. 308-34].
  • [7]
    Sur la critique hayékienne de la justice sociale, cf. [Barry, 1979, p. 137-43] et [Plant, 1994].
  • [8]
    Jacob Viner estime, dans son « Intellectual History of Laissez Faire », que « l’on ne trouve aucune trace significative de l’idée que la liberté est ‘indivisible’ avant le vingtième siècle » [1960, p. 55]. Hayek attribue pourtant cette idée à Smith et Mill [1960, p. 221]. Rappelons que pour Mill, la doctrine « dite de libre-échange » et le principe de liberté individuelle reposent « sur des bases différentes » car « Le commerce est acte social » et peut en principe être restreint [1859, p. 29].
  • [9]
    Hayek amorce sa réflexion sur les limites de la raison dès 1920 dans un texte inédit consacré au « développement de la conscience humaine ». Il reprend cette réflexion dans un ouvrage publié en 1952 : The Sensory Order. Pour plus de détails, cf. [Caldwell, 2003].
  • [10]
    In [Hayek, 1960, n° 17, p. 495].
  • [11]
    En outre, Mill estime qu’à son époque la plus grande menace contre la liberté provient du « despotisme de la coutume » et du conformisme. Or pour Hayek, « Mill dirigeait ses plus virulentes critiques contre la “coercition morale”. Ce faisant, il poussait probablement trop loin la défense de la liberté » [1960, p. 146]. Il lui reproche d’avoir dirigé sa critique « principalement contre la tyrannie de l’opinion et non contre les actions du gouvernement » [Hayek, 1973a, p. 129]. Sur ce point, cf. [Légé, 2008].
  • [12]
    La liberté économique est la principale liberté d’action car « dans une société moderne fondée sur la division du travail et le marché, la plupart des nouvelles formes d’action surviennent dans le domaine économique » [Hayek, 1973a, p. 149].
  • [13]
    Le passage dans lequel l’expression « ordre spontané » apparaît est une citation de Michael Polanyi [in Hayek, 1960, p. 159]. Hayek l’a notamment rencontré au colloque Lippman (1938), à la fondation de la Société du Mont Pèlerin (1947) et à l’université de Chicago. Michael est le frère du célèbre Karl Polanyi.
  • [14]
    Hayek suggère de circonscrire le terme institutions aux « lois et organisations créées dans un but délibéré » et d’employer le terme de formations pour désigner ces phénomènes qui « comme la monnaie ou le langage, n’ont pas été créés » [1942, p. 147-148].
  • [15]
    Hayek reprend aussi l’expression d’Adam Smith « Grande Société », mais il n’est pas aisé de saisir le sens qu’il lui donne. Il l’emploie parfois pour désigner un ordre spontané [1973c, p. 2-3]. Mais il l’emploie aussi au sujet de la coexistence « de multiples sous-ordres spontanés […] en même temps que d’organisations diverses existant au sein de la Grande Société » [ibid., p. 55]. Nous éviterons donc d’employer cette expression ambiguë.
  • [16]
    Hayek offre une définition plus complète dans Law, Legislation and Liberty : la règle désigne « la propension ou disposition à agir, ou ne pas agir, d’une certaine façon, qui se manifeste dans ce que nous appelons une pratique ou coutume. Comme telle la règle sera l’un des déterminants de l’action » [1973c, p. 91]. Sur la notion de règle dans l’œuvre de Hayek, cf. [Barry, 1979, p. 79-90] et [Longuet, 1991, p. 308-317].
  • [17]
    Cf. [Nemo, 1988, p. 8] et [Le Jallé, 2003, p. 90].
  • [18]
    Pour Alain Leroux [1997], « aucun des arguments et contre-arguments avancés dans cette controverse sur la compatibilité de la théorie évolutionniste hayékienne et de l’individualisme méthodologique ne résiste à la critique. Le débat tourne à vide […] ce désenchantement est d’ailleurs partagé par tous les protagonistes, qui expliquent en filigrane leur incapacité à prouver ou à réfuter la contradiction en s’en prenant au caractère unclear [Hodgson], vague [Vanberg], mysterious [Barry] ou “pas bien défini” [Birner] de la théorie hayékienne et de son mécanisme » [1997, p. 756]. Leroux conclut que « la subtilité des intervenants ne devant être raisonnablement mise en question », la faiblesse du débat pourrait venir du fait « que la véritable nature de la pensée hayékienne n’est ni scientifique ni philosophique » [ibid., p. 759].
  • [19]
    Outre les passages de Hayek cités dans cette section, voir [1960, p. 58 ; 1960, n° 22, p. 429-430 ; 1970, n° 14, p. 9 ; 1976, n° 13, p. 217].
  • [20]
    Hayek cite ici Popper, qui se réfère lui-même à une théorie évolutionniste darwinienne du début du xxe siècle connue sous le nom de « lamarckisme simulé ». Cf. [Leroux, 1997, p. 758].
  • [21]
    « La population mondiale actuelle est environ 200 fois plus élevée que lorsque la civilisation est apparue. Ma thèse est que l’homme n’a pas développé des mœurs telles que la propriété privée et la famille parce qu’il savait qu’elles étaient meilleures [mais] parce que certains groupes adoptant ces règles ont montré qu’ils étaient bien plus prolifiques […] Pourquoi l’évolution a-t-elle sélectionné ces traditions morales et religieuses qui garantissent la propriété et la famille ? La réponse est simple, c’est le même principe que celui qui opère dans l’évolution organique : les croyances qui ont été sélectionnées sont celles qui contribuaient le plus à la multiplication de l’espèce humaine » [1982, p. 40 et 43].
  • [22]
    Leroux cite à ce propos le Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution publié sous la direction de Patrick Tort : « En 1962, une ébauche de théorie sociobiologique est osée en ce sens par un ornithologue, V.C. Wynne-Edwards. Le petit scandale qui accompagne la parution d’Animal Dispersion in Relation to Social Behaviour n’a cependant pas dépassé les limites des laboratoires de zoologie : l’idée de “conventions naturelles” expliquant le social y est trop floue et toutes les hypothèses émises sur le fonctionnement d’une “sélection de groupe” tombent les unes après les autres sous la critique » [Tort, 1996, p. 4049].
  • [23]
    Lire également [Hayek, 1960, p. 150].
  • [24]
    Cf. [Hayek, 1945, p. 17 ; 1966, p. 166].
  • [25]
    Sur ce point, voir également [Légé, 2007].
  • [26]
    Sur la façon dont Hayek se débat avec ce problème insoluble, cf. [Rosier, 1993, p. 187-91].
  • [27]
    Comme le remarque Gamble, « la relation de Hayek aux conservateurs et au conservatisme a toujours été ambivalente » [1996, p. 126]. Afin de prouver que cette ambivalence n’est qu’apparente, Hayek rédige, à la fin des années cinquante, un texte intitulé « Pourquoi je ne suis pas conservateur ». Il y présente une relation triangulaire dans laquelle le « vrai libéralisme » est opposé aussi bien au socialisme qu’au conservatisme. Mais lorsqu’il rappelle l’existence de ce texte, une quarantaine d’années plus tard, Hayek ajoute : « mon conservatisme en tant que tel est entièrement limité à la morale » [1988, p. 75].
  • [28]
    Sur ces trois points, cf. [Légé, 2005, chap. 9]. Hayek déplore les ravages provoqués par les thèses du savant viennois en des termes particulièrement durs : « C’est la moisson de cette semence que nous récoltons aujourd’hui. Ces sauvages non domestiqués qui se représentent comme aliénés de quelque chose qu’ils n’ont jamais appris, et qui même entreprennent de bâtir une “contre-culture”, sont l’inévitable produit de l’éducation permissive qui se dérobe au devoir de transmettre le fardeau de la culture, et se fie aux instincts naturels qui sont les instincts du sauvage » [1979, p. 209]. Hayek affirme, au contraire, que « tout progrès doit être basé sur la tradition » [ibid., p. 199].
  • [29]
    Lire l’enquête d’Alan Ebenstein : http:// libertyunbound. com/ archive/ 2005_03/ ebenstein-deceit. html
Français

Résumé

Cet article vise à mettre en évidence et à tester la cohérence analytique de la représentation hayékienne du « vrai libéralisme ». Pour montrer que les libertés intellectuelles et économiques sont indissociables, Hayek s’appuie sur quelques idées du libéralisme « classique ». Mais il développe en outre une conception évolutionniste de la concurrence et du marché. Or ce discours évolutionniste est incohérent dans la mesure où il affirme à la fois que le maintien de l’ordre « spontané » du marché repose, et ne repose pas, sur des règles construites.

Mots-clés

  • Hayek
  • libéralisme
  • marché
  • évolutionnisme

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Philippe Légé
PHARE-Université Paris1, Maison des sciences économiques
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/04/2009
https://doi.org/10.3917/rfse.003.0077
Pour citer cet article
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