1La cohérence des écrits d’Adam Smith a souvent fait question. C’est ce que suggère l’énonciation, à la fin du XIXe siècle, du « Adam Smith Problem » selon lequel l’intérêt était, dans les écrits économiques de l’auteur, le motif fondamental des actions humaines, alors que, dans sa philosophie morale, ces dernières s’expliquaient par la seule sympathie [Oncken, 1898] [1]. Selon de telles conceptions, l’analyse smithienne apparaissait donc dichotomique. Pourtant, l’ambition de Smith était de fonder un système cohérent permettant d’analyser le fonctionnement et le devenir des sociétés humaines dans leur diversité. Le problème Adam Smith n’était donc pas, au moins initialement, le problème d’Adam Smith, lui qui envisageait de fonder, sur le modèle des sciences de la Nature, une vaste science humaine dénommée Philosophie morale comprenant notamment la morale, l’économie, l’histoire mais également la jurisprudence. Dans ce cadre, et pour reprendre à notre compte les propos d’Athol Fitzgibbons, « il existe une preuve indirecte mais irrésistible selon laquelle Smith a développé un système complet et cohérent dans les affaires économiques, politiques et morales » [Fitzgibbons, 1995, p. 4]. Cette preuve est également formulée par Skinner [Skinner, 1987] ou Thomson [Thomson, 1965] qui soulignent que pour Smith, « la science devait avoir une unité ». L’existence de diverses versions de la Théorie des sentiments moraux, précédant et suivant la rédaction de la Richesse des nations, ne fait que conforter une telle analyse [2]. Mais de tels faisceaux de preuves ne sont que preuves indirectes.
2Nous tenterons d’apporter une preuve plus directe de la cohérence des écrits smithiens qui réside, selon nous, dans l’anthropologie que l’auteur développe, qu’il soumet à l’étude des sentiments moraux et qu’il tient pour acquise lorsqu’il étudie la sphère économique. Un détour par l’anthropologie et la philosophie morale d’Adam Smith nous permettra donc de mieux percevoir les motifs de l’action économique décrits par l’auteur et de questionner la pertinence du Adam Smith Problem.
1 – Les déterminations de l’homme : l’anthropologie smithienne
3L’anthropologie smithienne est fondée sur un présupposé majeur : l’égalité naturelle entre les hommes. Ceci explique que l’humanité est, selon l’auteur, composée de frères et d’égaux (brethren). Rappelons que,
L’inégalité de fait entre les hommes n’est donc pour Smith que le produit des structures sociales et de la socialisation des individus. D’après lui, tous les hommes, égaux par nature, sont mus par des déterminations similaires et universelles, établies originellement par une Divinité créatrice et bienveillante qui apparaît comme le grand Législateur de l’Univers [Dermange, 2003]. Selon Smith, les hommes sont caractérisés par des passions, par des facultés de l’esprit, par la « sympathie » et enfin par une conscience morale : le « spectateur impartial ». Ces caractéristiques contribuent à déterminer l’origine de nos jugements, que ceux-ci aient lieu dans la sphère morale ou économique.« Par nature, la différence de génie et d’aptitude entre un philosophe et un portefaix est loin d’être aussi grande que celle qui sépare un dogue d’un lévrier, un lévrier d’un épagneul ou ce dernier d’un chien de berger. »
1.1 – L’homme et ses passions : entre intérêt et bienveillance
4L’homme est tout d’abord, selon Smith, mû par des passions que l’auteur recense essentiellement dans la Théorie des sentiments moraux et dont il dresse une typologie. Il existerait cinq genres de passions : « les passions ayant le corps pour origine », « les passions qui ont pour origine une disposition particulière ou une habitude de l’imagination », « les passions asociales », « les passions sociales » et « les passions égoïstes ». À y regarder de près, quatre grandes classes de passions se distinguent selon leurs visées ou leurs origines.
5L’homme est tout d’abord déterminé par des passions physiques qui garantissent à la fois sa conservation et sa reproduction. Une recension de ce type de passions figure dans la Théorie des sentiments moraux et dans les Lectures on Jurisprudence et fait apparaître « la faim, la soif et la passion sexuelle comme les composantes essentielles de l’espèce humaine » [Smith, 1766, p. 527, LJB 300].
6À côté de ces passions corporelles rapprochant l’homme de l’animal, se tient un deuxième type de déterminations constitué des « passions de l’amour de soi » [Brown, 1994, p. 94] comprenant ce que Smith nomme les « passions égoïstes » ainsi que les « passions nées d’une disposition particulière ou d’une habitude de l’imagination ». L’individu est en effet déterminé par sa tendance à se soucier davantage de son propre sort et de sa propre situation que de ceux de ses semblables. C’est en cela que consistent
« Les passions égoïstes et originelles de la nature humaine […] La perte ou le gain d’un très petit avantage semblent beaucoup plus importants, excitent en nous un chagrin ou une joie beaucoup plus passionnés et une aversion ou un désir beaucoup plus ardents, que le plus grand souci d’une personne avec qui nous n’avons pas de rapport particulier. Ses intérêts, tant que nous les examinons à partir de cette situation, ne peuvent jamais balancer les nôtres, ne peuvent jamais nous retenir de faire ce qui peut servir nos intérêts, si ruineux ces derniers soient-ils pour les siens. »
8L’homme est donc davantage préoccupé par son sort que par celui des autres et ce, quelle que soit la sphère, économique ou morale, dans laquelle il agit. Les passions égoïstes le déterminent ainsi à rechercher avant tout sa propre conservation, ses propres satisfactions et son propre bonheur [Smith, 1759, p. 198-199, TMS, III, 3, 4]. Parmi les passions de l’amour de soi, Smith souligne que certaines ont une nature spécifiquement humaine. Ce sont « les passions qui ont pour origine une disposition particulière ou une habitude de l’imagination ». Elles consistent à être très affecté par tout ce qui nous touche personnellement, mais aussi par ce qui touche « nos amis, nos études, notre métier » [Smith, 1759, p. 66, TMS, I, ii, 2, 6], bref, par ce qui touche autrui pour autant qu’il ait un lien avec nous. Elles valorisent l’importance des situations auxquelles nous prenons part et expliquent que nous soyons très soucieux de leurs conséquences. Ces passions concernent, pour résumer, ce qui « nous intéresse nous-mêmes », sans forcément intéresser autrui. Au final, les passions égoïstes et les passions ayant pour origine une disposition particulière ou une habitude de l’imagination se confondent en passions de l’amour de soi qui pourraient également s’apparenter à des passions égocentriques. Car, « là où Rousseau et la tradition analysée par Hirschman repèrent deux principes actifs : les intérêts – amour de soi – et les passions – amour-propre –, Smith a le génie de voir qu’un seul principe est à l’œuvre » [Dupuy, 1992, p. 103]. L’individu smithien est donc naturellement égocentrique. C’est à ce type de passions égoïstes que nous ferons référence quand nous parlerons d’intérêt.
9Mais pour Smith, la sphère des passions n’est pas uniquement celle de l’égoïsme. En effet, émergent également des passions asociales, communes aux hommes et aux animaux. Parmi elles, Smith mentionne « la haine et le ressentiment avec toutes leurs modifications diverses » [Smith, 1759, p. 67, TMS, I, ii, 3, 1]. Les passions asociales constituent ainsi la tendance à nuire physiquement à autrui, à lui causer du tort et des souffrances mais ce, uniquement pour autant qu’il nous a causé un préjudice antérieur. Les passions asociales sont donc des passions de la vengeance (retaliation). Chez Smith, comme chez Locke, « la nature [aurait] mis chacun en droit, de punir la violation de ces lois [visant la tranquillité et la conservation du genre humain], mais dans un degré qui puisse empêcher qu’on ne les viole plus » [Locke,1690, II, 7, p. 146].
10Il existerait, pour finir, un dernier type de passions, les passions sociales, qui comprennent « la générosité, l’humanité, la bonté, la compassion, l’amitié et l’estime mutuelles ». Elles visent le bonheur ainsi que le bien-être d’autrui et regroupent ainsi l’ensemble des « affections sociales et bienveillantes » [Smith, 1759, p. 74, TMS, I, ii, 4, 1]. L’amour fait également partie de ce type de passion, mais en tant qu’il se rapproche de l’agapè, de l’amour filial ou de l’amour fraternel. Les passions sociales sont donc essentiellement les passions bienveillantes telles que « l’estime mutuelle », « l’affection respectueuse », « l’enjouement et la bonté mutuels » [Smith, 1759, p. 75, TMS, I, ii, 4]. La bienveillance n’est ainsi qu’une passion chez Smith.
11Si nous faisons, comme Smith, le bilan des passions, nous voyons que les forces égoïstes et asociales l’emportent sur les passions sociales et contribuent à isoler chaque être vivant.
« Ce n’est pas le doux pouvoir de l’humanité, ce n’est pas cette faible étincelle de bienveillance [c’est-à-dire les passions sociales] que la Nature a allumé dans le cœur humain qui est ainsi capable de contrecarrer les plus fortes impulsions de l’amour de soi. »
13S’il suivait uniquement ses passions corporelles égocentriques, sociales ou asociales, l’homme serait un être solitaire semblable à l’animal. Il resterait alors à l’état de nature. Mais, selon Smith, d’autres déterminations à l’œuvre expliquent la spécificité des comportements humains. C’est tout d’abord le cas des facultés de l’esprit.
1.2 – Les facultés de l’esprit humain
14L’esprit humain est structuré à partir de trois principes spécifiques. La première faculté de l’esprit est la capacité humaine d’associer des idées que Smith dénomme l’imagination. Elle se présente comme cette capacité humaine à relier abstraitement une infinité de choses ou de phénomènes. L’imagination fonctionnerait, en effet, par association d’idées et élaborerait naturellement des réseaux de connexions tentant de relier des événements disjoints ou inconnus. Mais cette faculté humaine, en tant que principe de connexion, n’apprécie guère, selon Smith, d’être tourmentée dans son itinéraire. Elle n’apprécie ni la nouveauté, ni le vide qui la contraignent à multiplier les efforts et les tentatives de jonctions imaginaires entre les phénomènes. Confronté à la surprise (surprise) ou à l’étonnement (wonder), l’esprit serait alors torturé jusqu’à ce que puisse être établi un lien entre l’anomalie constatée et le reste des phénomènes connus [Smith, 1980 et Biziou, 2003]. Mais l’imagination se trouverait également contrariée quand la raison, tel un tribunal, lui refuserait d’établir un lien entre deux phénomènes compte tenu de l’incohérence de celui-ci.
15En effet, il existe à côté de l’imagination une autre faculté de l’esprit : la raison qui apparaît comme la capacité humaine réflexive et critique, régie par un impératif de cohérence [Biziou, 2003]. Refusant les liens incohérents, elle est la capacité qui canalise et balise les itinéraires de l’imagination, établissant un ordre convenable et logique entre les choses. Compte tenu de sa capacité à ordonner ou à classer le plus systématiquement possible les liens effectués par l’imagination, la raison est appelée à la rescousse de l’esprit humain qui fuit les souffrances causées par le désordre et recherche l’apaisement de l’ordre et de la commodité. Une telle recherche se traduit jusque dans la vie pratique de l’homme qui, entrant dans sa chambre et découvrant des chaises posées au milieu de la pièce les remet à leur place et les dispose de manière ordonnée, non par commodité mais pour « l’arrangement des objets » et par l’amour de l’ordre [Smith, 1759, p. 252-253, TMS, IV, 1, 3-5]. La raison recherche donc l’ordre, l’arrangement systématique et l’harmonie. L’impératif de cohérence qu’elle vise se présente comme une instance de validation des liens imaginaires. La raison donnerait en effet son approbation aux relations effectuées par l’imagination selon un double principe fondé sur la cohérence (principe d’économie) ou sur l’habitude (principe de familiarité) [Biziou, 2003]. Soumis à elle, l’esprit n’approuverait que les liens imaginaires jugés suffisamment cohérents et ordonnés. Il disposerait alors de chaînes d’occurrences causales imaginaires qui lui permettraient de combler l’intervalle existant entre les choses ou les événements disjoints. L’homme parviendrait ainsi à expliquer ou à prévoir la survenue de phénomènes.
16Une fois les liens imaginaires jugés suffisamment cohérents ou vraisemblables par la raison, ils seraient conservés. Apparaît ainsi implicitement une troisième faculté de l’esprit humain : la mémoire, sorte de fonds ou de stock de connaissances potentiellement valides. La mémoire ressemble à un répertoire de liens imaginaires établis et approuvés dans le passé, par la raison ou la pratique, à laquelle l’imagination peut avoir recours, dans le présent ou l’avenir, pour établir des liens entre les phénomènes ou anticiper la survenue d’événements nouveaux.
17Des facultés de l’esprit et plus particulièrement de l’imagination dérivent, dans l’analyse de Smith, une tendance proprement humaine que l’auteur dénomme, à l’instar de David Hume [Hume, 1739], la sympathie. Elle est un lien spécifique effectué par l’imagination et se présente comme la capacité d’établir des liens abstraits entre des âmes physiquement isolées.
1.3 – La sympathie : une déclinaison de l’imagination
18La sympathie peut apparaître, en première instance, comme la capacité de se mettre à la place d’autrui pour parvenir à se figurer, par le biais de l’imagination, ses sentiments ainsi que les motifs de ses actions. Elle ne se confond donc pas, comme le souligne Jean-Pierre Dupuy, avec la bienveillance [Dupuy, 1992, p. 74]. Dérivant des capacités de l’esprit, elle se présente comme un « changement imaginaire de situation : nous nous imaginons à la place d’un autre pour voir quelles seraient nos réactions sous une telle influence » [Haakonssen, 1981, p. 91]. La sympathie constitue de ce fait le moyen de combler, souvent imparfaitement, « la distance irréductible qui sépare [les hommes] et qui ne peut être franchie que par l’imaginaire » [Dupuy, 1992, p. 84]. Elle apparaît véritablement comme une modalité de l’imagination. En effet, alors que l’imagination comble les vides (gap) existant entre les phénomènes, la sympathie comble les distances séparant les hommes. Ainsi,
« Ce n’est que par l’imagination que nous pouvons former une conception de ce que sont ses sensations [celles de notre frère, d’autrui]. Et cette faculté ne peut nous y aider d’aucune autre façon qu’en nous représentant ce que pourraient être nos propres sensations si nous étions à sa place. Ce sont les impressions de nos sens seulement, et non celles des siens, que nos imaginations copient. Par l’imagination nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons comme endurant les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire à l’intérieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la même personne. »
20La sympathie est finalement cette capacité à nous projeter dans la situation occupée par autrui, pour se figurer quelles pourraient être alors nos affections si nous étions à sa place.
21La sympathie a néanmoins, chez Smith, des caractères variables. Elle peut, comme l’imagination de laquelle elle procède, être spontanée et immotivée. Il en est ainsi des personnes de « fibres délicates » qui s’imaginent les douleurs physiques et les souffrances morales de leurs homologues à tel point qu’elles les somatisent [Smith, 1759, p. 25-26, TMS, I, i, 1, 3]. Cette tendance, de l’ordre du réflexe irréfléchi, serait d’autant plus forte qu’autrui serait menacé dans son intégrité physique ou morale. Elle expliquerait pourquoi, la perception soudaine d’un danger encouru par autrui est souvent la cause d’un frisson, d’un émoi ou d’un effroi instantané et mécanique [Smith, 1759, p. 25, TMS, I, i, 1, 3]. Mais la sympathie est, le plus souvent, le fruit d’un effort individuel. Dans bien des cas, comme celui d’un homme sympathisant avec une femme en couches, la familiarité avec la situation d’autrui n’existe pas. Le spectateur doit alors faire un effort pour recréer un lien imaginaire en rapprochant les souffrances qu’autrui endure des souffrances que lui-même a pu connaître. Il doit donc s’astreindre à se mettre à la place d’autrui pour tenter de se figurer ses propres affections dans pareille situation.
22Pour conclure, nous percevons que la seule sympathie ne permet pas de réguler les passions égoïstes. Ce n’est pas en effet, parce que le spectateur sympathise avec les affections d’autrui et parvient à se figurer ses souffrances ou ses joies qu’il est amené à agir moralement, à contribuer au bonheur d’autrui ou à s’interdire de lui faire du mal. L’homme pourrait très bien se satisfaire des souffrances d’autrui ou de son malheur et ainsi y participer.
1.4 – Le spectateur impartial ou l’instance régulatrice des passions
23Si ni la sympathie, ni les passions, ne parviennent à expliquer la possible existence des sociétés qui ne peuvent se conserver sans justice [Smith, 1759, p. 140-141, TMS, II, ii, 3, 1], il faut donc qu’il existe un principe singulier supplémentaire. C’est ici que se joue l’originalité de l’analyse smithienne. De telles facultés résident, en effet selon l’auteur, dans le cœur de l’homme et sont personnifiées par la figure du « spectateur impartial » qui apparaît comme la conscience morale individuelle. Ce spectateur impartial serait le lien unissant chaque individu à la Divinité, à ses volontés et à ses caractères. Comme chez Locke, certaines des règles divines seraient imprimées dans le cœur de chaque homme [Locke, 1690, II, 11, p. 149]. Il apparaît, en effet, que
Le caractère divin du spectateur impartial se manifeste, en outre, dans les périphrases qui le désignent. Il est, en effet, « celui qui réside au-dedans du cœur », « l’homme intérieur » ou le « grand juge et arbitre de notre conduite ». Il rappelle ce « Grand Juge du monde » qu’est pour Smith la Divinité créatrice [Smith, 1759, p. 195, TMS, III, ii, 35]. L’homme « serait ainsi relié à la Divinité par la présence dans son cœur du “spectateur impartial” […] le demi-dieu qui le guide à desceller le bien du mal » [Fulton, 1963, p. 95]. Ce spectateur impartial, instance du jugement moral, serait la faculté permettant de canaliser les passions de l’amour de soi et d’affirmer les passions sociales ainsi que les impératifs de justice. C’est pourquoi « l’homme idéal au-dedans du cœur est, pour Smith, la voix de Dieu à cause de la force avec laquelle il “fait taire” les passions de l’amour de soi » [Campbell, 1975, p. 81]. L’homme porterait donc, en lui, l’empreinte du sens de la justice divine. Cette existence de normes a priori du jugement moral a été soulignée par A. Oncken pour qui, « si Smith était étudié de manière objective, nombre de passages tendraient à prouver qu’il fut un précurseur de Kant, le philosophe idéaliste. Ceci s’appliquerait particulièrement à sa Doctrine de la Conscience » [Oncken, 1897]. Néanmoins, ces lois sacrées ne sont que des potentialités. La question est donc celle de leur actualisation. C’est ici que prend corps la genèse du jugement et des sentiments moraux que nous décrit Smith.« Le très sage Auteur de la Nature a enseigné à l’homme à respecter les sentiments et les jugements de ses frères, à être plus ou moins content qu’ils approuvent sa conduite, et plus ou moins blessé quand ils la désapprouvent. Il a fait l’homme, si je peux dire, le juge immédiat du genre humain ; il l’a, en cela, comme à bien d’autres égards, créé à son image, et il l’a désigné comme son vice-représentant sur terre pour surveiller le comportement de ses frères. »
2 – La genèse du jugement et des sentiments moraux
24L’ambition centrale de Smith était d’élaborer une philosophie morale nouvelle en s’inspirant des systèmes existants pour ne garder que les éléments qui ne heurtaient ni nos expériences ni notre nature [Smith, 1759, p. 365, TMS, VII, i, 1]. Pour y parvenir, il partait de l’idée que la connaissance humaine relevait toujours de deux dimensions distinctes, l’empirie et l’abstraction, qu’il fallait concilier [Haakonssen, 1981]. Dans ce cadre, la philosophie morale devait logiquement être fondée sur ce même impératif. Elle devait parvenir à réconcilier une morale pratique, régie par des principes situationnels nés de la sociabilité, et une morale abstraite valorisant l’existence d’un sens moral.
2.1 – La détermination du jugement pratique ou situationnel : la sympathie suscitée auprès d’autrui
25Smith débute sa Théorie des sentiments moraux en examinant les fondements du jugement en situation. Il s’interroge sur la convenance de l’action pour suggérer qu’une action convient si elle contribue à entretenir l’échange conversationnel et à susciter naturellement la sympathie d’autrui. Plus le spectateur parvient à s’imaginer, sans effort, à la place de l’acteur pour devenir ainsi, en quelque sorte, imaginairement la même personne, plus l’action apparaît convenable. Le niveau de sympathie retranscrit ainsi le degré d’adhésion de l’individu aux comportements et à l’expression des passions d’autrui. Si l’individu adhérait pleinement aux comportements ou aux propos d’autrui, il serait pour ainsi dire « pris » dans la situation. Pour reprendre le terme smithien, il « entrerait dans » (enter into) cette personne qu’est autrui. L’individu sympathisant serait donc captivé par le comportement, les manières et les réactions d’autrui, jusqu’à s’identifier pleinement à lui [Smith, 1759, p. 38, TMS, I, i, 3, 2]. Au contraire, l’action inconvenante est celle qui ne parvient pas à susciter aisément la sympathie et qui nécessite, de la part du spectateur, un réel effort pour s’imaginer à la place de l’acteur [Marshall, 1984]. C’est à partir de ce critère qu’un certain nombre de passions et de comportements humains sont jugés dans la Théorie des sentiments moraux. Il semblerait ainsi, par exemple, qu’« il est indécent d’exprimer un degré élevé de ces passions qui naissent d’une certaine situation ou disposition du corps, parce qu’on ne peut s’attendre à ce que la compagnie, ne partageant pas la même disposition, sympathise avec elles » [Smith, 1759, p. 57, TMS, I, ii, 1, 1]. D’autres comportements pourraient être de nature à produire des effets similaires, empêchant la réunion imaginaire des âmes. Évoquer sans cesse ses petites contrariétés ennuierait l’auditoire, narrer les moindres détails de sa journée le lasserait, exprimer sa haine ou son ressentiment le ferait frémir et empêcherait que puisse s’exprimer la sympathie. Nous percevons que la sympathie, considérée comme la capacité de l’individu à partager les affections et l’expression des passions d’autrui en situation, serait ainsi le critère du jugement pratique, de la convenance ou de l’inconvenance de l’action [Haakonssen, 1981].
26Néanmoins, la convenance d’une action ne permet pas d’assurer sa moralité. Dans une société de malfrats, la sympathie reviendrait, en effet, à tout malfaiteur. En outre, la sympathie est partiale. Elle est, selon Smith, d’autant plus forte qu’autrui nous est proche [Smith, 1759, p. 305, TMS, VI, ii, 1, 2], et qu’autrui est riche.
« C’est parce que le genre humain est disposé à sympathiser plus entièrement avec notre joie qu’avec notre chagrin que nous faisons montre de nos richesses et que nous dissimulons notre pauvreté. Rien n’est plus mortifiant qu’être obligé d’exposer notre détresse à la vue du public et de sentir que, quoique notre situation s’offre à la vue de tous les hommes, aucun mortel ne conçoit pour nous la moitié de ce que nous souffrons. C’est principalement par souci de ces sentiments du genre humain que nous recherchons les richesses et que nous fuyons la pauvreté. »
28La sympathie et le jugement de convenance d’une action sont donc déformés par le statut social et par les richesses, « causes de la plus grande et de la plus universelle corruption de nos sentiments moraux » [Smith, 1759, p. 103-104, TMS, I, iii, 3, 1]. Pour conclure, nous percevons que la morale pratique est tributaire de la situation et des imperfections de la sympathie. Elle n’offre, finalement, les clés que d’une morale en situation ou d’une « petite morale ». La sympathie, seule, ne parvient à faire émerger que des règles de convenance en situation, desquelles aucune proposition universelle ne peut advenir.
2.2 – La détermination du jugement abstrait
29À côté des modalités relatives à la détermination de la convenance d’une action, existe, chez Smith, une morale plus abstraite. En effet, Smith précise qu’
« Il existe un autre ensemble de qualités qu’on attribue aux actions et à la conduite du genre humain, qui sont distinctes de leur convenance ou de leur inconvenance, de leur caractère décent ou disgracieux, et qui sont les objets d’une espèce distincte d’approbation ou de désapprobation. Il s’agit du mérite et du démérite, des qualités par lesquelles on gagne la récompense ou le châtiment. »
31Alors que la morale pratique a pour objet la convenance, la morale abstraite vise à juger du mérite d’une action. Si la première recourt au jugement d’un spectateur réel, la seconde procède davantage de l’abstraction et fait appel au spectateur impartial. Ainsi, dans le jugement moral abstrait, un juge fictif et extérieur à la situation apparaît. Pour juger du mérite,
« Il faut [en effet] que nous changions de position, pour comparer les intérêts opposés : nous ne devons les voir, ni de notre place, ni avec nos yeux, ni de la place ni avec les yeux de la personne en opposition avec nous, mais de la place et avec les yeux d’un tiers impartial et désintéressé. »
33Le mérite ou le démérite d’une action sont ainsi jugés à l’aune de la conscience morale et soumis à une logique différente de celle de l’éthique de la conversation. Ce type de jugement a en effet des motifs supérieurs : la justice et le bien commun. Mais rien n’assure qu’un jugement tentant d’évaluer le mérite d’une action y parvienne véritablement. Certes, les injonctions du spectateur impartial, perçues comme des lois divines se présentent comme le centre de gravité des jugements moraux individuels. Mais, à côté d’elles, existent également des forces centrifuges, celles des passions de l’amour de soi et des intérêts privés que Smith désigne quelquefois par le qualificatif de « spectateur partial ». Deux forces s’affronteraient au moment de juger du mérite ou du mérite d’une action, ce qui explique pourquoi l’homme n’est pas mécaniquement vertueux. L’individu serait ainsi libre de choisir de se rapprocher soit des injonctions du spectateur impartial, représentant de la Divinité juste et bienveillante en étouffant ses passions égoïstes, soit du monde animal régi par les passions isolantes de l’amour de soi et des intérêts particuliers [Smith, 1759, p. 234, TMS, III, v, 7].
2.3 – La nécessaire combinaison de la morale pratique et de la morale abstraite pour faire advenir le jugement moral, reflet des injonctions du spectateur impartial
34Rien ne garantit donc qu’advienne un jugement moral reflétant les injonctions du spectateur impartial. Celles-ci n’apparaissent finalement que comme des potentialités souvent assourdies par les forces partiales de l’amour de soi. Toute la question devient alors celle de leur possible actualisation qui, selon Smith, ne peut se faire que dans l’échange conversationnel, perçu comme le moment de la confrontation des jugements individuels et de l’opposition des intérêts égoïstes, faisant advenir, par un jeu de miroir [Dupuy, 1992 et Raphael 1975], les injonctions du spectateur impartial. La conversation est, ainsi, le moment où l’individu délaisse quelque peu ses intérêts partiaux.
« Dans la solitude, nous sommes enclins à sentir trop fortement tout ce qui se rapporte à nous ; nous sommes enclins à surestimer les bons offices dont nous avons pu être l’auteur, et les préjudices dont nous avons pu être la victime ; nous sommes enclins à être trop transportés par notre bonne fortune, et trop abattus par notre mauvaise fortune. La conversation d’un ami nous ramène à un tempérament meilleur, et celle d’un étranger à un tempérament meilleur encore. L’homme au-dedans du cœur, le spectateur abstrait et idéal de nos sentiments et de notre conduite, demande souvent à être éveillé et amené à son devoir par la présence d’un spectateur réel. Et c’est toujours du spectateur de qui nous pouvons attendre le moins de sympathie et d’indulgence, que nous sommes susceptibles d’apprendre la leçon de maîtrise de soi la plus complète. »
36La conversation, par l’exercice dialogique pratique qu’elle impose et le fréquent recours à la sympathie qu’elle nécessite, révèle la conscience morale de l’individu. Elle constitue également le moment d’un entraînement développant les capacités individuelles d’abstraction et de distanciation nécessaires pour accéder aux lois divines. Par l’interaction avec ses homologues, l’homme parviendrait alors à éveiller sa propre conscience morale.
« Nous ne pouvons jamais examiner nos sentiments et nos motifs, nous ne pouvons jamais former un jugement les concernant, à moins de quitter, pour ainsi dire, notre position naturelle, et de nous efforcer de les voir comme s’ils étaient à une certaine distance de nous-mêmes. Or nous ne pouvons le faire d’aucune autre façon qu’en nous efforçant d’observer ces motifs et sentiments avec les yeux des autres, ou comme les autres les observeraient. Quel que soit le jugement des autres à ce qu’il serait sous certaines conditions, ou à ce que nous imaginons qu’il devrait être. Nous nous efforçons d’examiner notre conduite comme nous imaginons que tout spectateur impartial et juste le ferait […]. S’il était possible qu’une créature humaine puisse parvenir à l’âge d’homme en un lieu isolé, sans aucune communication avec ceux de son espèce, elle ne pourrait pas plus se faire une idée de son propre caractère, de la convenance ou du démérite de ses sentiments et de sa conduite, de la beauté et de la difformité de son esprit, que de la beauté ou de la difformité de son visage. Ce sont là des objets qu’elle ne peut aisément voir, qu’elle n’observe pas naturellement et pour lesquels elle est dépourvue du miroir qui pourrait les présenter à sa vue. Transposez-la dans la société et elle sera immédiatement pourvue de ce miroir qui lui faisait jusque-là défaut. »
38Le respect de la morale pratique permettant l’échange conversationnel serait donc une condition d’accès aux injonctions du spectateur impartial gage d’un juste jugement nécessaire à l’affirmation du bien commun. C’est ainsi que nous pouvons comprendre la dynamique de l’histoire conjecturale des sociétés humaines que nous propose Smith et que Ronald Meek appela « The Four Stages Theory » [Meek, 1977, p. 22]. À la suite de l’intensification des échanges conversationnels et marchands, les sociétés se pacifieraient et s’enrichiraient progressivement. Le développement des échanges conversationnels serait ainsi le gage de la révélation progressive du spectateur impartial engendrant un procès de civilisation marqué par l’harmonisation graduelle du monde. Il serait également le gage de l’enrichissement des nations.
3 – Les réflexions économiques de Smith comme application des développements de la Théorie des sentiments moraux
39Nous percevons dès lors que les réflexions économiques d’Adam Smith trouvent leurs fondements dans les développements de la Théorie des sentiments moraux. Selon l’auteur, elles étaient véritablement encastrées dans une réflexion morale et devaient prendre corps dans un ouvrage dédié au Droit et aux prérogatives de l’État. Néanmoins, Smith ne parvint jamais à réaliser ce projet et s’en excuse d’ailleurs, dans son « Avertissement » à la dernière édition de la Théorie des sentiments moraux, soulignant que,
Il s’agira de préciser ici, de manière synthétique, comment les réflexions morales de Smith trouvent leurs applications dans la sphère économique.« [d]ans le dernier paragraphe de la première édition de [la Théorie des sentiments moraux], j’affirmais que je devais dans un prochain exposé chercher à rendre compte des principes généraux des lois et du gouvernement, et des différentes révolutions qu’elles connurent au cours des différents âges et époques de la société, non seulement en ce qui concerne la justice, mais en ce qui concerne la police, les revenus et les armes, et tout ce qui peut être l’objet du droit. Dans l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, j’ai en partie tenu cette promesse en ce qui concerne la police, le revenu et les armes. Ce qui reste, cette théorie de la jurisprudence que j’ai longtemps projetée, je n’ai pu jusqu’ici l’exécuter à cause des mêmes occupations qui m’ont empêché de revoir le présent travail. »
3.1 – Les désirs économiques entre passions, sympathie et vanité : l’utilité, un motif second
40Nous concevons que la sphère économique a besoin de passions. Ces dernières peuvent certes avoir le corps pour origine, mais l’auteur souligne que de telles passions seraient rapidement assouvies puisque « l’étroite capacité de l’estomac humain limite en tout homme le désir de nourriture ». Smith ajoute pourtant que « le désir de biens de convenance et d’ornements semble ne pas avoir de borne ou de frontières en matière de construction, d’habillement, d’équipage, et de mobilier » [Smith, 1776-b, I, p. 194, WN, I, ix, ii, 7]. D’autres explications doivent donc être invoquées pour rendre compte de la quête individuelle de biens matériels. Les passions égoïstes de l’intérêt pourraient expliquer la volonté individuelle d’acquérir des objets utiles. Mais Smith, évoquant la consommation de biens d’agrément n’opte pas pour un tel motif.
« Ce n’est pas tant l’utilité qui plaît à ces amateurs de babioles que l’aptitude des machines à être utiles. Toutes leurs poches sont remplies de petites commodités ; ils inventent de nouvelles poches, inconnues sur les vêtements des autres gens, afin d’en transporter encore davantage. Ils se promènent ainsi, chargés d’une multitude de bricoles, dont le poids et quelquefois la valeur ne sont pas inférieurs au coffret d’un juif, parmi lesquelles certaines servent parfois à quelque chose, mais dont on peut très bien se dispenser, et dont l’utilité ne justifie certainement pas la fatigue du fardeau. »
42Ce n’est pas l’utilité immédiate des objets qui justifie leur consommation. Compte tenu de ses facultés de l’esprit, l’homme peut, en effet, s’imaginer ses souffrances corporelles à venir, s’imaginer sa faim, sa soif et la précarité de sa situation future. Ainsi, pour faire face à l’incertitude, il serait alors très prompt à rechercher l’éventuelle aptitude des objets à être utiles dans des situations souvent imaginaires, quand bien même ceux-ci n’auraient aucune utilité présente.
43Mais Smith va plus loin en affirmant que nous recherchons également ces objets pour leur capacité à susciter la sympathie et l’admiration d’autrui. C’est ainsi qu’il explique le « désir d’améliorer son sort » qui est à l’origine de l’accumulation de capital et de la croissance économique. Selon lui, un tel désir naîtrait de notre volonté d’imiter les plus riches pour jouir plus facilement de la sympathie et des faveurs d’autrui [Smith, 1759, p. 104, TMS, I, iii, 3, 2]. La quête de richesses et d’ascension sociale proviendrait alors d’une illusion née des caractères déformants de l’imagination et de la sympathie.
« D’où naît cette émulation qui court à travers les différents rangs de la société ? Et quels sont les avantages que nous nous proposons au moyen de ce grand dessein de la vie humaine que nous appelons amélioration de notre condition ? Être observés, être remarqués, être considérés avec sympathie, contentement et approbation sont tous les avantages que nous pouvons nous proposer d’en retirer. C’est la vanité, non le bien-être ou le plaisir, qui nous intéresse. Or, la vanité est toujours fondée sur la croyance que nous avons d’être l’objet d’attention et d’approbation. »
45C’est d’ailleurs de cette illusion qu’est victime « le fils de l’homme pauvre que le Ciel dans sa colère a affligé d’ambition », sacrifiant sa vie à la poursuite jamais assouvie de richesses matérielles [Smith, 1759, p. 253, TMS, IV, 1, 8]. La recherche de l’utilité n’est donc pas le motif essentiel de l’action économique chez Smith. Celle-ci est davantage générée par la vaine illusion née des caractéristiques de l’imagination et de la sympathie. Il s’agit alors désormais de questionner le rôle que jouent réellement, dans la sphère économique, les passions égoïstes et l’intérêt individuel.
3.2 – Intérêt ou reconnaissance d’autrui dans l’échange ?
46De même que l’utilité est insuffisante pour rendre compte de la recherche des richesses, de même l’intérêt n’est pas, pour Smith, le seul motif à l’œuvre dans la sphère économique. L’échange marchand par exemple n’exclut pas que des passions sociales telles que la bienveillance entrent en jeu. Mais, nous dit Smith
« L’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il les persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. […] Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. »
48Smith pose ici la question de la possibilité de l’échange marchand. Comme dans la sphère morale, la bienveillance d’autrui, c’est-à-dire ses passions sociales, est un motif trop faible pour générer l’échange et l’action orientée vers autrui. Les passions sociales seules, ne peuvent donc être à l’origine ni du lien social, ni du lien économique. Il faut alors que l’individu s’adresse à des motifs plus forts, à l’amour de soi, de ses homologues, pour espérer les persuader. Il doit chercher à tenir compte de leur situation, comme il le faisait lorsqu’il recherchait leur sympathie.
« Si nous devions examiner le principe de l’esprit humain sur lequel cette disposition à troquer est fondée, ce serait évidemment l’inclination naturelle de chacun à persuader. L’offre d’un shilling, qui paraît avoir une signification si simple et univoque, contribue en réalité à offrir un argument afin de persuader quelqu’un de faire telle ou telle chose comme s’il en était de son intérêt. Les hommes s’efforcent toujours de persuader les autres d’être de leur opinion, même quand l’affaire n’est d’aucune conséquence pour eux. »
50L’échange apparaît finalement comme le moment de la vénération d’autrui et comme celui de la reconnaissance de ses désirs et de ses passions égoïstes. Sans elle, l’échange marchand n’aurait pas lieu et deux formes antagoniques existeraient seulement : le vol niant les propriétés d’autrui (et donc sa personne) et l’aumône motivée uniquement par la pitié et par la supposition qu’autrui est incapable de subvenir seul à ses besoins. Ainsi nous dit Smith, en poursuivant ses réflexions,
« Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui ; encore ce mendiant n’en dépend-il pas en tout; c’est bien la bonne volonté des personnes charitables qui lui fournit le fonds entier de sa subsistance; mais quoique ce soit là en dernière analyse le principe d’où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie, cependant ce n’est pas celui-là qui peut y pourvoir à mesure qu’ils se font sentir. La plus grande partie de ces besoins du moment se trouvent satisfaits, comme ceux des autres hommes, par traité, par échange et par achat. Avec l’argent que l’un lui donne, il achète du pain. Les vieux habits qu’il reçoit d’un autre, il les troque contre d’autres vieux habits qui l’accommodent mieux, ou bien contre un logement, contre des aliments, ou enfin contre de l’argent qui lui servira à se procurer un logement, des aliments ou des habits quand il en aura besoin. »
52La perspective déployée par Smith n’est donc pas véritablement celle de la maximisation des intérêts privés dans l’échange. Il en va, comme dans la conversation, de la reconnaissance d’autrui et de son honneur en situation. Sans sympathie, l’échange marchand ne pourrait avoir lieu car il faut au préalable qu’autrui, tout comme ses possessions (le « ceci est à moi, cela est à toi » [Smith, 1776, p. 81, WN, I, ii, 2]) soient reconnus. Les désirs d’autrui doivent en outre être anticipés, ce qui nécessite de pouvoir se mettre à sa place. C’est ce que font par exemple les pauvres qui, « pour obtenir de la nourriture, s’efforcent de contenter les fantaisies des riches et, pour l’obtenir plus sûrement, rivalisent entre eux de bon marché et de perfection dans leur ouvrage » [Smith, 1776-b, p. 194, WN, I, xi, ii, 7]. L’échange marchand peut donc être perçu comme le moment de l’utilisation de ses capacités sympathiques et de la canalisation des intérêts individuels et des passions égoïstes par la prise en compte de la situation d’autrui. Smith prolonge d’ailleurs cette réflexion en s’interrogeant, dans une perspective ouverte par Aristote, sur la possibilité de l’échange équitable (fair exchange) et sur la détermination du « juste prix » [Fleischacker, 1999, p. 125 sq.]. Dans l’échange, une spécificité humaine née de ses capacités et de ses déterminations apparaîtrait en effet.
3.3 – Le prix comme jugement sur la valeur et comme transposition des principes du jugement moral à la sphère économique
53Si « l’on n’a jamais vu deux chiens faire entre eux l’échange équitable (fair exchange) et volontaire d’un os contre un autre » [Smith, 1776, t. I, p. 82, WN, I, ii, 2], c’est qu’ils ne disposent ni de la faculté de sympathie, ni d’une conscience morale leur permettant d’établir les justes termes de l’échange. Pour parvenir à une telle situation, il faut que le spectateur impartial entre en jeu pour évaluer précisément la valeur de la marchandise et établir une juste compensation des peines et des souffrances (toil and trouble) que sa production a nécessitées. Néanmoins, une telle estimation est concrètement bien difficile à obtenir. Des informations concernant la valeur manquent aux échangistes et empêchent de comparer précisément les différents travaux en fonction des peines qu’ils ont nécessitées, et ce d’autant plus que le travail n’est pas homogène [Smith, 1776, t. I, p. 100-101, WN, I, v]. Mais plus encore, et comme dans la sphère morale, l’avènement du spectateur impartial peut être altéré par les intérêts égoïstes et les passions de l’amour de soi des échangistes. Ces intérêts peuvent d’ailleurs d’autant plus s’affirmer que l’un (ou une partie) des échangistes dispose d’un excédent de pouvoir de marché – un monopole, des informations supplémentaires, … – sur les autres, ce qui lui permet de déterminer un prix de marché à son avantage et de s’accaparer ainsi un surplus de richesse. C’est ici que réside selon nous la critique smithienne du système mercantile et son appel à la liberté de commerce. Pour Smith, le libre débat sur la valeur permet au prix de marché de s’approcher du juste prix.
Comme dans la sphère morale, la canalisation des intérêts partiaux ne s’opère ni mécaniquement, ni naturellement. Elle ne se réalise que dans l’échange grâce à la libre confrontation des jugements permettant à la fois d’éveiller le spectateur impartial et de modérer les intérêts égoïstes des échangistes. C’est pour cela que Smith est amené à valoriser la liberté de commerce, gage de l’affirmation progressive de la justice dans la sphère économique. Son objectif central est de critiquer le système partial des marchands, qui, du fait de leurs monopoles ou de leurs pouvoirs de marché, accaparent les richesses produites. C’est pour faire face à cet injuste système générant l’enrichissement du plus petit nombre et l’appauvrissement général, que Smith souhaite déterminer « par quels moyens et par quelles gradations rétablir le système de la justice et de la parfaite liberté » [Smith, 1776, t. II, p. 219, WN, IV, vii, 3, 44]. Seul ce système de la liberté naturelle peut, selon lui, permettre de faire en sorte que les potentialités morales de l’individu s’actualisent et que les règles de justice s’affirment partiellement et graduellement. La libre concurrence se présente en effet comme le seul moyen de garantir la libre confrontation des jugements sur la valeur des marchandises sans que celle-ci ne soit biaisée par les inégaux pouvoirs de marché des échangistes. Grâce à elle, grâce au débat sur les prix, et grâce à la confrontation des jugements sur la valeur qui permettent de faire advenir le spectateur impartial, les prix de marché se rapprocheraient alors, selon Smith, des prix justes, permettant de répartir à peu près équitablement les richesses produites à hauteur des contributions productives de chaque facteur.« C’est en marchandant et en débattant les prix de marché qu’il s’établit, d’après cette grosse équité qui, sans être fort exacte, l’est bien assez pour le train des affaires communes de la vie. »
4 – Conclusion : Le problème Adam Smith comme problème des sciences sociales désunies
54Le « Adam Smith Problem » ne serait donc pas, comme nous avons tenté de le montrer, le problème d’Adam Smith. Il relèverait d’un questionnement né de la compréhension anachronique d’une œuvre et nous informerait davantage sur la vision du monde de ceux qui l’ont formulée. Une telle problématique est, en effet, bien plus celle de la fin du XIXe siècle, que celle de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle structure la pensée des historicistes allemands mais également la naissance de la sociologie française, comme en témoignent les écrits de Durkheim et notamment son opposition à Herbert Spencer dans De la division du travail social [Durkheim, 1893]. Il nous semble que « le problème Adam Smith », même s’il n’est pas toujours formulé sous cette appellation, détermine le devenir des sciences sociales et notamment le clivage existant entre la sociologie et l’économie. Il sert l’autonomisation des deux disciplines et participe à leur structuration sur le mode de l’opposition. La sociologie s’occuperait davantage du lien social et de sa nature, voire des « actions illogiques » non rationnelles, l’économie aurait pour tâche de décrypter l’action intéressée, logique et rationnelle en finalité. L’émergence d’une interrogation sur des motifs supposés divergents de l’action humaine permettait alors la division du travail scientifique et légitimait leur spécialisation sur des thématiques restreintes. Les fondements de l’éclatement des sciences de l’homme et ceux de l’autonomisation de chacune des disciplines qu’il fit naître étaient ainsi posés et nécessitaient de simplifier les motifs de l’action humaine [Mill, 1843, p. 495]. Nous comprenons que Smith puisse avoir fait problème à la fin du XIXe siècle – et aujourd’hui encore –, lui qui avait l’ambition de fonder une Philosophie morale rendant compte de l’ensemble des affaires humaines et de leur devenir.
55Le « Adam Smith Problem », comme d’ailleurs la « main invisible », mériteraient d’être questionnés en étudiant l’évolution de leurs interprétations. Leur histoire nous renseignerait sans doute beaucoup sur les moments et les modalités d’autonomisation de la « science économique », et sans doute aussi sur la constitution d’une doctrine : le libéralisme économique.
Notes
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[1]
Pour une présentation synthétique relative au Adam Smith Problem, voir [Raphael, 1976].
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[2]
La Théorie des sentiments moraux a ainsi fait l’objet de six éditions réalisées en parallèle avec des rééditions de la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (cinq durant la vie de l’auteur). L’auteur y apportait à chaque fois des modifications plus ou moins importantes (voir notamment [Biziou, Gautier, Pradeau 1999, p. 2 et sq.] ou [Taïeb, 1995, p. XXXIX]). Ceci tend à nous montrer qu’il n’y avait pas pour Smith de contradiction entre ses écrits. Par souci de commodité, nous avons opté pour la traduction française de Germain-Garnier corrigée par Adolphe Blanqui disponible chez Flammarion en ce qui concerne la Richesse des Nations. Notre édition de référence pour la Théorie des sentiments moraux sera la traduction de Mickaël Biziou, Claude Gautier et Jean-François Pradeau, parue aux Presses universitaires de France en 1999. Néanmoins, il existe d’autres traductions disponibles. Citons notamment pour la Richesse des nations, celle de Paulette Taïeb intitulée Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations parue aux Presses universitaires de France en 1995 ou celle coordonnée par Philippe Jaudel, sous la responsabilité scientifique de Jean-Michel Servet, intitulée Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations », parue chez Economica en 2000. Concernant la Théorie des sentiments moraux, il existe également la traduction de Marie-Louise Sophie de Grouchy, marquise de Condorcet intitulée Théorie des sentiments moraux ou essai analytique sur les principes des jugements que portent naturellement les hommes sur les actions des autres, et ensuite sur leurs propres actions », Barrois l’aîné, 1830, réédité chez Guillaumin et Cie en 1860 et une autre, celle de Marc-Antoine Eidous intitulée Métaphysique de l’âme ou théorie des sentiments moraux, 1764.