CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Isabelle Bruno, 2008, À vos marques, prêts cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, coll. « savoir/agir », 267 p.

1De livres blancs en rapports, de prophéties d’experts en avis éclairés de capitaines d’industrie, de programmes cadres à la méthode ouverte de coordination (MOC), l’auteure explique comment se construit l’Espace européen de la recherche (EER), pierre angulaire de l’ « Europe compétitive » annoncée lors du sommet de Lisbonne en mars 2000.

2La Commission européenne a très tôt voulu intervenir dans le champ de la recherche sans avoir pourtant d’autre pouvoir en la matière que sa force de conviction. En dépit du principe de subsidiarité, en dépit du caractère stratégique de la recherche pour chacun des États, force est de constater que désormais elle encadre et informe ces politiques nationales. Comment ? Délaissant l’harmonisation juridique, c’est au moyen de la « collaboration compétitive » entre États de l’Union qu’elle est parvenue à coordonner la recherche. Cette normativité gestionnaire s’appuie sur une technologie : le « benchmarking » ou « étalonnage » en français. Il s’est agi d’engager les gouvernants étatiques dans des quantifications de leurs performances nationales permettant les classements. L’efficacité de cette « européanisation par le chiffre » repose sur l’organisation de la discipline des gouvernants, lesquels sont soumis à la comparaison et au contrôle réciproque. L’auteure passe par exemple au crible la construction sociale du consensus autour des « 3 % du PIB » alloués à la recherche, ses effets disciplinaires et la façon dont un moyen – le chiffre – devient la finalité des politiques. Ce brillant exercice de sociologie politique de la quantification met finalement en évidence la façon dont la mise en chiffres participe à la mise en concurrence des territoires et de leurs habitants, permettant aux investissements de se concentrer dans les zones d’excellence.

3Dans une tradition foucaldienne, c’est en analysant les dispositifs du pouvoir que l’auteure explique l’efficacité de ce dernier. Le chiffre ou plutôt la mise en chiffres, n’a rien d’une opération neutre ; c’est une technique de gouvernement. Si les sociologues savent depuis longtemps que les statistiques sont des constructions sociales cristallisant des rapports de force, que ce sont des artefacts ne représentant que très partiellement la réalité, que ce sont des outils au service du pouvoir, tous n’ont pas eu, d’une certaine façon, un terrain aussi favorable pour le démontrer. En effet, le travail de construction des équivalences, de création des données, de légitimation des principes de leur classement actuellement produit par les bureaucraties des instances communautaires et nationales, puis toutes les traces écrites disponibles qui en rendent compte (dont l’auteure nous signale gentiment l’aridité) fournissent des matériaux exemplaires pour alimenter la réflexion d’Isabelle Bruno sur le pouvoir par la compétitivité.

4Les évolutions de la politique française en matière d’enseignement et de recherche actualisent chaque jour les injonctions normatives de l’Europe manager. Parmi celles-ci, une autonomie des universités propice à leur mise en concurrence, un « Plan Campus » permettant la concentration des investissements, consacrant quelques pôles d’excellence contre une politique d’aménagement et de réduction d’inégalités ; un processus de désignation, de récompense et d’attraction des « meilleurs », à qui davantage de moyens seraient donnés au détriment de leurs collègues.

5La revanche sociale du traité de Maastricht qu’aurait dû /pu être le traité de Lisbonne attendra.

6Hélène DUCOURANT

7Clersé – Université Lille1

8helene. ducourant@ ed. univ-lille1. fr

Axel Honneth, 2006, La société du mépris – Vers une nouvelle théorie critique, Éditions La Découverte, Paris, 349 p.

9Axel Honneth est sociologue et philosophe, professeur à l’université Goethe de Francfort dans laquelle il a succédé à Jürgen Habermas et dirige l’institut de recherche sociale. Il signe, sous le titre La société du mépris, un recueil de onze textes, pour certains déjà publiés. Cet ensemble a pour objectif de préciser et de mettre en perspective la notion construite par l’auteur de reconnaissance, concept-phare de son apport à la Théorie critique.

10Axel Honneth défend la thèse selon laquelle l’objet de la philosophie sociale est de comprendre les processus d’évolution de la société qui apparaissent comme des évolutions manquées, des « pathologies du social ». Ce faisant, il tente de replacer le concept de reconnaissance dans les développements de l’École de Francfort en faisant une analyse minutieuse des positions des différents auteurs. Honneth cherche dans cet ouvrage à consolider les fondements normatifs de la théorie critique. À l’inverse de Rousseau, qui postule l’existence d’un état de nature duquel l’homme ne cesserait de s’éloigner avec les progrès de la civilisation, ou de Hegel, qui associe la perte de totalité éthique au développement de la société bourgeoise ou encore de Marx, dont les développements aboutissent à l’existence d’un modèle de société, Honneth suggère au contraire de se détacher de références à l’état de nature ou à un état de société supposé idéal, pour construire une théorie de la reconnaissance ancrée sociologiquement et historiquement. Dès lors, les « pathologies » du social sont analysées comme des pertes d’orientations morales. Mais l’auteur ne s’arrête pas à une définition négative de ce qui crée des pathologies, il souhaite définir de manière positive les éléments constituant une éthique. Sur ce point, Honneth rejoint les thèses développées par Habermas qui définit le cadre d’une discussion éthique, mais s’en éloigne en estimant que certaines personnes en défaut de reconnaissance ne possèdent pas les moyens d’entrer dans le débat public. Il reproche alors à Habermas de négliger la dimension conflictuelle de l’accès à la discussion. La prise de parole nécessite en effet, selon lui, au préalable une reconnaissance sociale pour les sujets qui y participent. Or, les conditions psychologiques et sociales de cette reconnaissance ne sont pas élucidées par Habermas, de même que les aspects conflictuels de l’accès à la communication sont omis. Honneth propose alors d’éclaircir ces conditions qui garantissent aux membres d’une société une réalisation non altérée de soi. Au-delà de l’idée, déjà présente chez Hegel, que les membres d’une société doivent s’accorder autour de principes et d’institutions qu’eux-mêmes comprennent comme des fins de leur propre réalisation, Honneth considère qu’il existe trois dimensions distinctes et complémentaires à la notion du rapport à soi : la confiance en soi, le respect de soi et l’estime de soi. La reconnaissance s’appuie sur les sphères de l’amour, du droit et de la reconnaissance culturelle.

11La question de la reconnaissance ne revêt pas de caractère de lutte des classes. Si l’auteur considère que les classes sociales continuent d’exister, il estime aussi que la lutte pour la reconnaissance ne recouvre pas totalement celle entre classes sociales. La simple appartenance à une catégorie socioprofessionnelle ne permet pas d’identifier un manque de reconnaissance. À la notion de classes, Honneth préfère donc celle de groupes. Il admet toutefois que le déficit de reconnaissance est lié à l’essence même du capitalisme par la lutte qu’il implique entre groupes sociaux mais aussi via l’extension de la sphère marchande, la tendance à la destruction des relations privées ou encore les exigences accrues de gestion de l’identité.

12Contrairement à beaucoup de travaux de ce type, La société du mépris ne tombe pas dans le travers d’une suite de textes sans grand lien les uns avec les autres. Au contraire, l’ouvrage présente une progression dans le raisonnement, construite à partir de la perspective historique de l’école de Francfort jusqu’aux derniers développements de l’auteur. Il n’évite cependant pas complètement l’écueil de certaines redites, particulièrement dans la première moitié de l’essai et sur la part et l’influence des écrits d’Habermas dans les analyses de Honneth.

13Sandrine ROUSSEAU

14Clersé – Université Lille 1

15sandrine. rousseau@ univ-lille1. fr

Marie-Claude Blais, 2007, La solidarité, histoire d’une idée, Éditions Gallimard, Paris, coll. « Bibliothèque des idées », 347 p.

16L’objectif de M.-C. Blais dans cet ouvrage est de comprendre la genèse et la vie d’une idée : celle de solidarité. Plus précisément l’auteure tente d’opérer un travail de clarification en retraçant « la genèse de l’idée et en reconstituant les problématiques qui ont présidé à son élaboration » (p. 11-12). Elle pose comme point de départ de cette histoire la « percée politique » de la notion avec la publication par Léon Bourgeois de son ouvrage La Solidarité en 1896 (partie 1). Tout l’intérêt de l’étude de M.-C. Blais est alors de nous faire revivre les débats qui ont précédé (partie 2 et 3) et suivi (partie 4) ce moment inaugural en mobilisant des auteurs phares du XIXe tombés depuis dans l’oubli. Mais au-delà d’une simple recension d’auteurs aujourd’hui méconnus, M.-C. Blais nous propose une réelle grille de lecture en suivant ceux qui ont le plus travaillé la notion de solidarité et qui, en débattant, en s’opposant, ont fait progresser les contours de l’idée. Nous sommes alors plongés dans ces débats, leurs points d’achoppement et leurs rebondissements.

17La première partie de l’ouvrage est centrée sur « la consécration politique » du terme de solidarité à travers la publication de la doctrine solidariste de Bourgeois. Si l’idée et le mot ne sont pas nouveaux, Bourgeois innove par sa capacité de synthèse des travaux antérieurs et les « trois renversements » de la notion qu’il propose. Sous sa plume, la solidarité acquiert ainsi une dimension politique, une dimension laïque et un fondement individualiste. Il ne s’agit plus en effet de faire l’apologie d’une morale nouvelle ou d’un lien naturel, mais de définir la solidarité comme une législation positive, « une règle précise des droits et des devoirs de chacun dans l’action solidaire de tous » (p. 27). De même, la solidarité n’est plus considérée comme une union mystique mais comme un lien organique scientifiquement fondé. Enfin, la notion de solidarité s’entend comme un quasi-contrat mettant l’accent sur le choix librement consenti par l’individu d’être dans la double position de bénéficiaire et de débiteur. Sous son énonciation simple se cache pourtant un siècle de débats et Bourgeois est « l’héritier […], l’habile artisan d’une synthèse dont nombre de ces prédécesseurs ont fourni les matériaux » (p. 45), matériaux que M.-C. Blais nous propose de redécouvrir à travers deux époques 1830-1850 et 1850-1896.

18La deuxième partie de l’ouvrage (« 1830-1850. Une genèse plurielle ») est consacrée aux débats engagés par les réformateurs sociaux que l’on ne qualifie pas encore de socialistes. Face aux premiers effets de la Révolution industrielle qui se font sentir dans une société où les formes traditionnelles d’entraide se sont vues remises en cause par la Révolution française, face également à la peur d’une dissociation sociale, le thème du vivre ensemble se trouve posé avec beaucoup acuité. L’enjeu est alors de pouvoir scientifiquement montrer qu’il existe un lien entre les hommes et que l’hostilité constatée n’est que passagère, « il s’agit de montrer qu’au-delà des conflits apparents l’humanité est promise à l’unité » (p. 60). À charge, pour le terme de solidarité, de pouvoir exprimer cela. Reste néanmoins à élaborer théoriquement cette idée. Mais différentes acceptions sont possibles. Les premières formulations de Pierre Leroux et Constantin Pecqueur font de la solidarité une religion nouvelle permettant la réalisation terrestre de l’harmonie divine. Sur cette base, il faut alors guider les conduites individuelles vers cette fin supérieure. Mais une autre conception de l’unité est possible, portée par des libéraux : si Dieu a voulu l’unité, il suffit pour y accéder de laisser faire l’harmonie naturelle. C’est la voie que proposent Charles Fournier et Frédéric Bastiat.

19Ces deux premières formulations de la solidarité restent attachées à l’idée d’un ordre invisible. Tout l’enjeu des débats qui suivront sera d’ancrer l’idée dans l’immanence, dans une vision scientifique et contractualiste.

20C’est ce nouveau parcours de l’idée de solidarité dont traite la troisième partie de l’ouvrage (« 1850-1869. De la mystique à la politique »). Si l’histoire et la science remplacent progressivement le fondement théologique de la solidarité, le déterminisme demeure chez certains auteurs tant que n’est pas précisé quelle est la part laissée à la liberté individuelle dans le mouvement d’ensemble. À travers la question de la solidarité dans le mal, Charles Secrétan et Charles Renouvier repensent les contours de la relation de l’individu au tout. Si pour Charles Secrétan, c’est le tout qui prime sur l’individu, pour Charles Renouvier, l’individu reste à tout instant libre et capable de contracter, pouvant alors s’opposer à des injustices constatées. La notion de solidarité se peaufine : il convient de distinguer « solidarité factuelle » et « solidarité volontaire ». L’application du cadre des sciences de la nature aux sociétés humaines révèle des enjeux similaires : « ne risque-t-on pas de voir disparaître l’individu à l’intérieur d’une totalité organique qui le précède et l’englobe ? » (p. 157). À travers les débats auxquels se livrent Alfred Espinas, Alfred Fouillée, Henri Marion, Emile Durkheim et Jean Izoulet, c’est la définition d’une solidarité consciente d’elle-même qui est en jeu se détachant ainsi d’une solidarité organique. « On sait maintenant que le mot solidarité n’a de sens qu’assorti d’un qualificatif » (p. 186). Mais une nouvelle question surgit : cette solidarité voulue peut-elle se passer de toute forme d’intervention publique ? Le débat entre deux économistes, Gustave Molinari et Charles Gide, permet d’approfondir le sujet. Si le premier reste persuadé que la coopération sur la base des intérêts privés est suffisante pour créer une solidarité économique, le second souligne qu’en l’état l’action législative est nécessaire pour l’organiser au mieux. On s’approche doucement de la définition contractualiste de la solidarité sur laquelle Bourgeois s’appuiera.

21Cette période est donc riche en débats qui permettent de faire évoluer la notion de solidarité. Dans le même temps, la variété des interprétations possibles crée un flou que Bourgeois n’a pas totalement dissipé lorsqu’il publie son ouvrage. C’est par la suite, après 1896, au cœur de la scène politique, que les contours exacts de la notion de solidarité devront être précisés.

22C’est ce nouveau parcours qu’évoque la quatrième partie de l’ouvrage (« 1896-1814. Une doctrine officielle pour la république sociale »). Comme les observateurs de l’époque l’ont noté, la doctrine de Bourgeois est « fragile, éclectique, voire incohérente, conceptuellement confuse » (p. 239). Mais la force de Bourgeois va alors être « de construire sa doctrine dans l’échange et la confrontation » (p. 240). L’affaire Dreyfus permettra de préciser la place laissée à l’individu. On peut résumer l’enjeu de l’« affaire » pour l’idée de solidarité de la manière suivante : entre le droit de l’individu et l’unité de la nation, qu’est-ce qui doit primer ? On retrouve les deux conceptions de la solidarité qui s’affrontaient entre 1850 et 1896 : celle maintenant défendue par les antidreyfusards, qui subordonne les parties au tout et celle défendue pour l’occasion par les dreyfusards, qui refuse de voir les droits de l’individu sacrifiés au non de l’unité. La solidarité défendue par les radicaux ressortira comme fondamentalement individualiste. Autre débat, au moment de la constitution du « bloc des gauches ». Entre socialisme et libéralisme, les radicaux doivent prouver « que la doctrine de la solidarité peut être à la base d’une organisation positive et qu’elle permet de fonder les règles d’un nouveau droit » (p. 262). C’est le rapport au droit et le périmètre de l’intervention de l’État qu’il convient éclaircir. Ce que permettra la notion de quasi-contrat « qui constitue la matrice d’un jeu d’obligations réciproques entre l’individu et la société tout entière » (p. 315) et qui est garanti par l’État.

23M.-C. Blais réussit son pari : mettre en lumière la complexité de la notion de solidarité en s’appuyant sur des interprétations théoriques multiples, savamment retracées, pluralité d’analyses que l’image du solidarisme comme incarnation de modèle républicain de la Troisième République nous avait fait oublier. L’ouvrage impressionne par l’ampleur du travail d’exégèse effectué et la manière dont elle met en avant la progression des débats. On reste néanmoins sur sa faim car l’objectif in fine de cette restitution historique, telle qu’elle est annoncée en introduction, est de fournir des clefs pour comprendre les ressorts de la réapparition du terme depuis les années 1980. Pour l’auteure, « entre le reflux des solutions collectivistes, l’effacement du modèle marxiste de la lutte des classes, la poussée de l’individualisme juridique et la résurgence offensive du libéralisme économique nous renouons, structurellement parlant, avec la matrice intellectuelle qui avait imposé la catégorie de la solidarité comme la seule à même d’accorder la liberté et le lien, l’indépendance des êtres et leur interdépendance, la responsabilité de chacun et la protection de tous » (p. 14). Pour seule illustration du retour de la notion, M.-C. Blais cite le combat de Solidarno?? et la nouvelle doctrine sociale de l’Église sous Jean-Paul II et voit dans la troisième voie l’équivalent de la réponse des radicaux au socialisme et au libéralisme. On aurait aimé sur ce point que l’auteure décortique plus en détail des débats ou mobilise des auteurs qui réinvestissent cette notion. Sa capacité à rendre vivante l’histoire des idées et à faire dialoguer les auteurs entre eux explique en partie cette frustration qui n’enlève rien de l’intérêt que l’on peut porter à l’ouvrage.

24Anne FRETEL

25CEE, CES – Université Paris 1

26anne. fretel@ univ-paris1. fr

Cécile Caron et Gérald Gaglio (coord.), 2007, L’organisation à l’épreuve. Autour du temps, de la sociabilité, de la rationalité et du métier, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 288 p.

27L’organisation est toujours à faire, le changement est permanent, les solutions organisationnelles sont provisoires, voilà quelques idées qui se dégagent de ce livre. Composé de onze contributions qui portent sur diverses organisations (entreprises privées et publiques dans l’industrie et les services, un parti politique), cet ouvrage est construit autour de quatre entrées thématiques – le temps, la rationalité, la sociabilité et le métier – revisitant ainsi les champs classiques de l’analyse organisationnelle, à savoir le changement, l’intégration, la différenciation et l’engagement. L’approche se veut « compréhensive » et en même temps centrée sur les dynamiques collectives, et non sur les rapports individuels et subjectifs au travail. Elle entend se distinguer des analyses « surplombantes » qui privilégient les critiques externes en termes de domination. Notre compte rendu se propose de suivre le déroulement des chapitres : le temps, la sociabilité, la rationalité et le métier.

28L’organisation du travail et le temps sont étroitement liés. Le taylorisme apparaît historiquement comme une tentative de contrôle des temps du travail et une dépossession de la maîtrise des rythmes par le groupe opérationnel. Le temps ne serait pas une « épreuve » si les organisations avaient une maîtrise totale du travail et des incertitudes. Or, c’est tout le contraire que nous montrent les auteurs. L’organisation est plus que jamais « à l’épreuve » du temps parce que les « régimes de temporalité » se diversifient : la durée (les opérations successives pour accomplir le travail), l’imprévisibilité, l’urgence et la routine sont des temporalités différenciées. Le travail s’inscrit dans la multiplicité des temps. Leur agencement repose sur la mobilisation des salariés, une amplification des échanges et de la communication, et donc une activité organisatrice plus dense. L’autonomie devient ainsi une nécessité fonctionnelle, ce qui diminue considérablement la portée de la prescription du travail. Le contrôle taylorien devient caduc au fur et à mesure que les organisations se différencient et se complexifient, que les salariés deviennent mobiles et travaillent en réseau, que l’autonomie est requise pour « câbler » des temporalités et des opérations hétérogènes. Cela se traduit par une intensification du travail et la montée d’un sentiment de rareté temporelle. Les formes de contrôle se renouvellent. C’est principalement par les délais impartis à la réalisation des tâches que l’organisation assoit son contrôle : autonome, le travailleur est évalué par le respect des délais et les objectifs atteints.

29Le modèle tayloro-fordiste considérait la sociabilité et la communication comme un résidu d’une organisation « empirique » du travail, une source de « flânerie systématique ». Donald Roy, dont on s’étonne de ne pas voir ici la référence, a montré toute l’importance de la sociabilité et des « phases d’interactions libres » que ce soit dans un contexte taylorien de recherche de rendement ou dans des conditions de désintérêt du travail : la sociabilité devient la seule source de « plaisir au travail ». Ainsi le bavardage, l’amusement, les plaisanteries, les discussions à distance des fins pratiques et de l’action qui portent sur « la pluie et le beau temps » composent la sociabilité. Il faudrait ajouter, comme le fait l’un des auteurs, la plainte. En effet, les discours de plainte sont un registre conversationnel très présent dans l’organisation. Les salariés reprochent, critiquent, se plaignent de leur organisation. L’approche superficielle, limitée au contenu littéral de la plainte, alimente les analyses en termes de domination. Plus profondément, la plainte est une façon d’entretenir les relations et de s’intégrer dans les collectifs de travail, de faire montre de son intérêt pour l’organisation. La sociabilité est également un support du fonctionnement organisationnel. Dans l’exemple du parti politique des Verts, on voit que la coordination et l’engagement dans l’organisation ne peuvent pas reposer sur les prescriptions formelles, la coordination hiérarchique et une doctrine de parti. Cette organisation politique développe une méfiance profonde envers les systèmes. Dans ces conditions, la sociabilité est à la fois une finalité revendiquée, source d’engagement, et un facteur de coordination car l’intensité des échanges facilite la répartition des tâches. Enfin la sociabilité est une composante centrale de la relation de service, comme l’avait montré Goffman. L’exemple de la relation inséminateurs / éleveurs de bovins montre que la sociabilité permet de fonder une confiance indispensable à l’efficacité de la prestation car celle-ci repose sur une « coproduction. » La suspicion est inhérente à la relation de service que la confiance établie par la sociabilité permet de contenir. Les injonctions commerciales, qui consistent à vendre du service et des produits, fragilisent la sociabilité car désormais il s’agit de séduire de manière rapide, d’établir un registre de conversation plus centré sur les besoins de la personne et moins sur celui de la sociabilité pure et de la conversation impersonnelle. La sociabilité résiste mal à la rentabilisation du temps et elle présente des limites dans le fonctionnement organisationnel. L’exemple des Verts met en évidence une incapacité chronique à trancher des débats de fond dans des relations qui se veulent égalitaires tandis que la sociabilité dans la relation de service porte le risque d’une dérive vers des relations d’amitié pouvant déboucher sur une absence de régulation.

30La compréhension de la rationalité en organisation a été enrichie par J. March et H. Simon. Leur critique de la théorie du choix rationnel (TCR) a mis en évidence le caractère « limité » de la rationalité en organisation. Les auteurs tentent d’aller plus loin dans la découverte des processus « erratiques » de la rationalité. Ils expliquent pourquoi « une décision identique » se répète plusieurs fois alors qu’elle a montré son incapacité à atteindre les objectifs pour lesquels elle a été prise. À travers les exemples d’une démarche qualité et d’une étude marketing, ils mettent en évidence la réitération de ces pratiques malgré leurs résultats décevants. Les processus sont similaires : le fait que les objectifs initiaux justifiant la mise en œuvre de ces démarches ne soient pas atteints n’empêche pas de continuer à les envisager. Ainsi, en vue d’installer une démarche qualité, les dirigeants d’une entreprise mettent en place un dispositif de recueil des « suggestions » des salariés. Mais ces dernières ne peuvent pas être compilées, traitées et diffusées pour des raisons pratiques. Les études marketing, en principe destinées à produire des services plus proches de la demande, donnent des résultats décevants et s’empilent dans les cartons. Pourtant, ces dispositifs sont répétés, ce qui s’explique par un déplacement des objectifs : il s’agit selon les cas de maintenir les salariés dans une démarche de participation et de mobilisation pour l’organisation, de lutter contre la « crise du sens » causée par des restructurations, de donner des indications sur l’évolution des « valeurs » des salariés, de faire vivre des projets, de mettre en scène le client pour faire accepter les changements. Les dispositifs sont toujours instrumentalisés et deviennent des ressources stratégiques pour des acteurs de l’organisation. Ainsi, les objectifs premiers deviennent secondaires : on continuera à recueillir les suggestions des salariés même si on en tient peu compte, à diligenter des études marketing dont on sait que les recommandations seront vaines. Les dirigeants se construisent progressivement un « schéma » dans lequel ils se donnent de « bonnes raisons » de prolonger le dispositif. Toutefois, l’hypothèse d’un « enfermement » des dirigeants dans de tels schémas peine à convaincre. Que ce type d’action répétée ne corresponde pas à une « action rationnelle en finalité », c’est-à-dire à une mobilisation de moyens pour une finalité première, n’a rien de surprenant car cette notion est un « idéal-type » fait pour comprendre une réalité qui la déborde de tous côtés. Même remarque au sujet de l’instrumentalisation des dispositifs comme ressource stratégique dans le jeu des tactiques internes et comme force de détournement de leur objectif initial. Dans un contexte marqué par beaucoup d’incertitudes, les dispositifs participent au processus de décision. On peut difficilement souscrire à l’idée qu’ils ne sont pas des « inputs. » Il faudrait pouvoir mettre en exergue toutes les forces de recadrage qui contrecarrent le risque « bureaucratique » du jeu de tactiques internes. R. Merton a montré comment les « fonctions latentes » des « institutions », des « rites », etc., participent à leur survie malgré des « fonctions manifestes » insatisfaites.

31Le dernier chapitre est consacré au métier. Les métiers sont à « l’épreuve » des changements et sont soumis à des tendances contradictoires. D’un côté, une tendance à une déstructuration qui remonte au taylorisme et qui s’actualise avec l’intensification du travail, le renouvellement des formes de contrôle (moins par la prescription, davantage par les objectifs) ; de l’autre, un retour à la référence du métier dans les pratiques de gestion de ressources humaines qui favorisent la polyvalence, l’autonomie, le travail d’équipe et les capacités d’apprentissage. L’introduction de nouvelles règles de travail (exemple d’une entreprise de radioprotection), d’une logique gestionnaire d’évaluation des résultats (exemple du mouvement des gendarmes en 2001) représente autant de changements pour les régulations « autonomes ». Les communautés de métier réagissent de diverses manières. Parfois les règles de la régulation de contrôle sont « absorbées » par la communauté de métier. Le stock de savoirs et d’expérience est tel que les nouvelles exigences externes sont traitées par le groupe. Dans d’autres cas, les règles de la régulation de contrôle sont source de questionnement pour les acteurs, ce qui nécessite un apprentissage cognitif et une densité d’interactions. D’autres exemples montrent une réelle difficulté à reconstruire une régulation autonome et à stabiliser des règles de coopération. Un changement organisationnel qui se traduit par une modification de la division du travail et de la répartition des rôles entraîne des difficultés à se coordonner. Dans l’attente de retrouver des règles de coordination et de coopération, les salariés sont invités à « se débrouiller » pour trouver les solutions nécessaires au fonctionnement quotidien des organisations. L’affaiblissement d’une régulation autonome diminue la possibilité d’un apprentissage organisationnel et d’un stockage de savoirs disponibles, il est en effet coûteux en temps et en énergie de se coordonner dans un contexte mouvant. Un déficit de régulation entraîne une forte sollicitation des capacités individuelles. On voit qu’il est nécessaire de mettre les acteurs en état de construire une dynamique de métier. Enfin, dans certains cas, le métier entre en opposition avec la régulation de contrôle. L’exemple du conflit des gendarmes de 2001 semble s’expliquer par la résistance à ce qu’ils considèrent être une mise en cause de leur métier et de leur identité professionnelle. L’introduction d’une logique gestionnaire, qui passe par une culture du résultat, un management par objectif et des mesures de réduction des coûts, les conduit à ne gérer que les urgences et les événements, et réduit leur métier à un prestataire de services. Cette logique de l’urgence s’oppose à l’instauration de relations de proximité avec la population et aux investigations en profondeur. La recherche de résultats et d’indicateurs quantitatifs leur donne le sentiment d’être contrôlés. L’approche gestionnaire tend à écraser certaines dimensions qualitatives telles que les compétences relationnelles.

32Au total, cet ouvrage permet de voir de l’intérieur les « épreuves » de l’organisation, en particulier les liens étroits entre le changement et la régulation. On pourrait toutefois aller encore plus loin dans la compréhension de la vie interne des organisations et notamment dans l’analyse des « fonctions latentes » des règles et des dispositifs de gestion. Parfois, les développements frisent le commentaire bibliographique au détriment d’une compréhension encore plus fine du quasi-bricolage qui permet de faire tourner les organisations. On gagnerait sans doute à bien distinguer ce qui relève des registres du « social », de « l’organisation » et du « collectif ». Or, leur confusion nous semble être une limite de la sociologie de l’action organisée.

33Olivier MAZADE

34Clersé – Université Lille1

35o. mazade@ free. fr

Edwin Le Héron et Philippe Moutot, 2008, Les banques centrales doivent-elles être indépendantes ?, Éditions Prométhée, Bordeaux, coll. « Pour ou Contre », 122 p.

36Réunissant deux experts aux avis opposés, cet ouvrage offre un débat enrichissant autour de l’indépendance des Banques centrales et de leur comité de politique monétaire, « nouveaux lieux de pouvoir de nos démocraties ». Dès les premières pages, P. Moutot dévoile « l’arrière-pensée » d’un banquier central en affirmant que l’indépendance ne doit pas être remise en cause, et que le présent débat ne sert qu’à légitimer cette indépendance, à l’expliquer au public pour qu’il comprenne que c’est son intérêt d’y adhérer. C’est là une qualité essentielle de cet ouvrage que de donner à lire les représentations et les logiques des banquiers centraux. La contradiction apportée par E. Le Héron soulève, très souvent à juste titre, l’inconsistance de ces représentations et des pratiques qui en découlent. Au final, au-delà du titre de l’ouvrage, les développements rejoignent quasi systématiquement le débat controversé sur le statut de la Banque centrale européenne et la nature de son indépendance.

37L’ouvrage se présente en forme d’aller-retour entre les deux auteurs. Pour légitimer l’indépendance des Banques centrales, P. Moutot, qui expose son argumentaire en premier, procède en deux étapes. D’abord il revient sur l’émergence de ce débat dans les années 1970 jugeant rétrospectivement les efficacités contrastées des politiques économiques. Jusqu’alors, les Banques centrales étaient subordonnées au pouvoir politique. La stagflation a amené à remettre en cause empiriquement le lien entre inflation et croissance, et la capacité des gouvernements à contrôler la conjoncture (la remise en cause théorique provenant de l’avènement du monétarisme et de l’hypothèse d’anticipations rationnelles). En l’absence d’arbitrage entre inflation et croissance à long terme, la recherche de la stabilité des prix devient le meilleur (et seul) allié de la croissance économique. Le second temps de la légitimation repose sur la plus grande efficacité des Banques centrales à lutter contre l’inflation lorsqu’elles sont indépendantes. Soustraire les décisions de politique monétaire des mains d’hommes politiques qui seraient tentés de réduire le chômage en créant de la monnaie (biais inflationniste) quitte à faire l’inverse par la suite (incohérence temporelle) se justifie alors par souci d’efficacité. Pour P. Moutot, cet argument est renforcé par nombre d’études empiriques. L’idée force est ainsi que l’indépendance rend crédible, aux yeux du public et du « marché », la lutte contre l’inflation.

38Après avoir précisé que l’inflation des années 1970 était plus liée à des chocs d’offre (pétrole) doublés de mécanismes d’indexation des salaires qu’à un laxisme de politiques monétaires décidées par la puissance publique, E. Le Héron réfute la neutralité de la monnaie et l’existence d’un équilibre « naturel » de long terme, où le long terme serait autre chose qu’une succession de courts termes gouvernés plus par des anticipations auto-réalisatrices que par des anticipations rationnelles. Dans un second temps, la meilleure efficacité de l’indépendance est mise en doute par E. Le Héron qui soulève en particulier le problème du manque de coordination des politiques économiques. Pour lui, le problème n’est pas tant celui de la crédibilité que celui de la confiance et de la légitimité. Dans ce cadre, l’indépendance n’est pas refusée mais simplement encadrée. La notion d’indépendance n’est pas homogène : elle peut être quasi totale dans le cas de la BCE (indépendance d’instruments et d’objectifs) ou instrumentale comme pour la plupart des autres Banques centrales. Ce débat se retrouve dans le choix de la cible d’inflation : alors que la BCE a été laissée libre de définir ce à quoi correspond la stabilité des prix, la plupart des autres Banques centrales demandent au politique de leur imposer la cible d’inflation ou de la négocier avec elles, afin de gagner une légitimité que lui seul peut leur fournir. Pour P. Moutot, le choix de 2 % est une simple mise en œuvre technique d’une disposition du Traité de Maastricht adopté démocratiquement, quand E. Le Héron y voit un choix discrétionnaire de la BCE sur lequel n’existe aucun consensus technique, et qui se fonde sur un modèle « naturel » de l’économie censé s’imposer aux pouvoirs publics. Quant à l’idée que la stabilité des prix serait le seul objectif des banquiers centraux, il rappelle que tous les banquiers centraux sont pragmatiques et qu’ils se préoccupent aussi de la croissance, qu’ils l’affirment ou non, à tel point que certains parlent de « sale petit secret des banquiers centraux ».

39P. Moutot et E. Le Héron s’accordent cependant sur le fait que la transparence et la responsabilité sont les contreparties nécessaires de l’indépendance. S’appuyant sur une vision techniciste de la Banque centrale, P. Moutot souligne l’importance de la communication et de la pédagogie pour renforcer l’adhésion du public, et sa compréhension du « vrai » modèle économique (condition requise pour valider l’hypothèse d’anticipations rationnelles). Mais, selon lui, la transparence de la BCE suffit pour la responsabiliser : présentation du président de la BCE devant le Parlement tous les trimestres, avec débat et votes, conférences de presse après chaque décision et publications de ses prévisions économiques… De manière plus convaincante, E. Le Héron reproche à la BCE de ne pas remplir ses obligations de transparence et de responsabilité : alors que le Congrès américain peut changer l’objectif de la Fed en une nuit, et peut limoger son président, celui de la BCE ne peut être révoqué, et la BCE ne publiera les comptes-rendus des réunions que dans 50 ans (contre trois semaines à la Bank of England).

40L’ouvrage, bien qu’un peu technique, laisse une bonne impression. Au-delà du fait qu’il propose un espace de dialogue entre des avis qui habituellement s’opposent sans se rencontrer, et outre les intéressantes réflexions sur la mise en œuvre politique de certaines notions (indépendance, responsabilité, légitimité, etc.), il a aussi le mérite de mettre en évidence la faille majeure existant au sein des économistes, entre ceux pour qui l’économie est avant tout affaire de technique et ceux pour qui l’économie est résolument politique. On regrettera néanmoins que le débat tombe parfois dans l’impasse, P. Moutot ne répondant pas toujours de manière précise aux critiques souvent perspicaces d’E. Le Héron. Finalement, il convient aussi de noter que la question clé de savoir si les Banques centrales maîtrisent réellement l’inflation aurait mérité d’être discutée, tant la réponse à cette question conditionne l’ensemble des thèses de l’ouvrage.

41Jordan MELMIÈS

42Thomas DALLERY

43Clersé – Université Lille1

44jordan. melmies@ ed. univ-lille1. fr

45thomas. dallery@ ed. univ-lille1. fr

Serge Paugam, Nicolas Duvoux, 2008, La régulation des pauvres. Du RMI au RSA, Presses universitaires de France, Paris, 114 p.

46Le titre de l’ouvrage de Serge Paugam et Nicolas Duvoux est emprunté à Frances Piven et Richard Cloward, deux sociologues américains auxquels les auteurs font explicitement référence dans leur dernier chapitre. Au début des années 1970, ceux-ci défendaient la thèse selon laquelle les modes de gestion de la pauvreté épousent assez fidèlement les variations du cycle économique : lorsque la conjoncture est déprimée, les politiques gouvernementales s’efforcent de prévenir les désordres civils et de contrôler le comportement des pauvres en lieu et place du marché, tandis qu’en phase de reprise elles tendent plutôt à réaffirmer la norme du travail en favorisant le retour à l’emploi des « inemployables » qui deviennent alors les soutiers de la croissance retrouvée [1]. Paugam et Duvoux partagent volontiers cette analyse même si leur réflexion commune n’est pas placée sous le signe d’une critique radicale des politiques sociales – comme le fut celle livrée naguère par les deux chercheurs de Columbia.

47Leur livre balaie en fait tout un ensemble de questions relatives à la pauvreté, entendue à la fois comme sujet d’études sociologiques et objet d’interventions sociales. Il prend la forme, inhabituelle, d’un entretien entre deux sociologues dont les travaux portent sur les publics pris en charge par l’assistance – l’un, Nicolas Duvoux, ayant réalisé sa thèse sous la direction de l’autre. Au fil des cinq chapitres composant ce livre, les auteurs reviennent ainsi sur les difficultés et les enjeux d’une sociologie de la pauvreté, tout en examinant l’évolution des politiques sociales « du RMI au RSA » – pour reprendre la formule figurant sur la jaquette.

48Le lien entre ces deux ensembles de préoccupations est aisé à établir dans la mesure où les auteurs, dans le sillage de Georg Simmel, conçoivent l’étude de la pauvreté sous l’angle d’une sociologie de la réaction sociale. Ils rappellent à cet égard qu’en étudiant les rapports qu’une société entretient avec ses pauvres, et tout particulièrement la relation d’assistance, le sociologue parvient à dépasser une approche purement descriptive et quantitative du phénomène. Les données d’enquête lui permettent en effet de saisir, à partir de l’expérience vécue des pauvres, les épreuves qu’impose une fréquentation régulière des services sociaux, les formes de contrôles auxquelles sont soumis les assistés, mais aussi les stratégies qu’ils déploient pour combattre la dépréciation statutaire.

49C’est un point sur lequel insiste particulièrement Nicolas Duvoux, dont la thèse étudie la résistance des pauvres à la responsabilisation mise en œuvre dans le cadre des contrats d’insertion. Cette « discipline d’autonomie », à laquelle sont de plus en plus soumis les bénéficiaires du RMI, n’est pas sans lien avec ce que les auteurs appellent, au troisième chapitre, « l’usure de la compassion ». Paugam et Duvoux soulignent en effet que le regard porté sur les assistés sociaux a évolué au cours des vingt dernières années. L’étalage médiatique d’une souffrance sociale plurielle pourrait expliquer cette tendance, de même que la multiplication des travailleurs pauvres, à côté desquels l’assisté ferait presque figure de « privilégié ». Mais les auteurs indiquent surtout que la dénonciation du « consumérisme des allocataires » trahit en réalité notre incapacité collective à établir une relation claire entre « droits » et « obligations », comme cela a pu se faire ailleurs.

50Au fil de l’entretien, les auteurs entrouvrent des pistes de réflexion suggestives – qu’il s’agisse par exemple des enjeux de la reconnaissance ou des effets positifs de l’appartenance communautaire. Mais ces diverses considérations se greffent sur ce qui constitue sans doute le cœur de leur propos : la responsabilisation croissante des bénéficiaires de minima sociaux ne doit pas faire oublier la responsabilité de la collectivité à leur endroit. Ainsi, lorsqu’ils pointent les limites du RMI et critiquent la multiplication des statuts intermédiaires qui ont été instaurés, à mi-chemin entre chômage et emploi, les auteurs rappellent aussi l’ambition initiale de l’« insertion », qui constituait un devoir pour la collectivité. Sous cet éclairage, tout indique que le RSA s’inscrit dans la continuité des politiques d’insertion, mais abandonne en route cette ambition. Ce dispositif tend en effet à promouvoir la figure du « travailleur précaire assisté » en incitant financièrement les pauvres à rejoindre les franges inférieures du salariat. Ce faisant, expliquent-ils, le RSA risque de déréguler un peu plus le marché du travail non qualifié. Leur inquiétude est d’autant plus légitime que cette nouvelle « régulation des pauvres » intervient dans un contexte de basses eaux économiques : elle poursuit donc vraisemblablement d’autres objectifs que ceux identifiés par Piven et Cloward.

51Jacques RODRIGUEZ,

52Clersé – Université Lille 1,

53jacquesrod@ free. fr

Notes

  • [1]
    Piven F. F., Cloward R. A., 1971, Regulating the Poor. The Functions of Public Welfare, New York: Pantheon Books.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/04/2009
https://doi.org/10.3917/rfse.003.0202
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