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Jean-Paul Fitoussi, Eloi Laurent, 2008, La nouvelle écologie politique. Économie et développement humain, Éditions du Seuil, Paris, coll. « La République des idées », 120 p.

1Florence JANY-CATRICE, Clersé – Université Lille1

2florence. jany-catrice@ univ-lille1. fr

3Pour ceux que le développement durable interpelle, le titre du dernier ouvrage de Jean-Paul Fitoussi et Eloi Laurent ne laissera pas indifférent. Ce petit traité, intitulé « la nouvelle écologie politique », se donne comme sous-titre un quasi-oxymore : Économie et développement humain.

4En à peine une centaine de pages, l’ouvrage ambitionne de montrer que le vecteur de compatibilité entre le développement humain et une croissance qui tient compte des enjeux environnementaux, est l’exigence démocratique. Face aux menaces écologiques, le projet des auteurs consiste à investir la médiane de deux postures antagonistes, bien que, de notre point de vue, le traité penche assez nettement vers la seconde, nous y reviendrons. D’une part, une posture que nous qualifierons de pessimiste, regroupant les partisans de la décroissance, et du renoncement au progrès – économique et matériel. D’autre part, une posture plus optimiste, regroupant les croyants en un progrès technique salvateur.

5En renvoyant ces conceptions dos à dos, Fitoussi et Laurent souhaitent alerter sur l’indifférence au projet démocratique qu’elles dénoteraient, la première conception en faisant fi des inégalités que « seule la croissance permet de résoudre » ; la seconde en esquivant les aspects procéduraux de la démocratie puisque l’optimisme béat devant le progrès technique provient surtout de l’adoption de l’attirail de l’économie orthodoxe, faisant implicitement des citoyens des êtres transparents (p. 16). Nous ne reviendrons pas sur ce constat qui nécessiterait d’être, pour l’une comme l’autre des postures, nettement nuancé. Soulignons simplement qu’il existe de nombreux « décroissantistes » solidaires, de même que, parmi les militants d’un certain progrès technique, on trouve des pourfendeurs des inégalités économiques.

6Pour défendre la thèse d’un projet de croissance « verte » compatible avec un développement humain et dans un cadre démocratique, les auteurs avancent les arguments suivants organisés en trois chapitres. Le premier autour de constats, les deux suivants, articulant dans une sémantique assez classique, un projet d’économie dynamique (chapitre 2) et d’économie ouverte (chapitre 3).

De la rareté à l’épuisement

7Le premier chapitre vise à montrer que l’économie, appliquée à l’environnement, a quitté le paradigme de la rareté pour rejoindre celui de l’ « épuisement » interrogeant aussi la façon dont la pensée économique a appréhendé le rapport de l’Homme à la Nature au cours des siècles. Fitoussi et Laurent soulignent à cet égard le coup de force des marginalistes vis-à-vis d’une véritable religion de la croissance, puisque leurs analyses ont conduit à libérer l’économie de « ses racines terrestres en apportant la bonne nouvelle de la possibilité d’une croissance perpétuelle » (p. 27). Dans cette rapide revue, ils rappellent que de nombreux auteurs (Malthus, Ricardo, Jevons et consorts) avaient identifié la nécessaire finitude de la croissance, ou pour évoquer cet enjeu en termes moins anachroniques, comment ils avaient admis l’inéluctabilité d’un état stationnaire, en intégrant dans leurs théories économiques un rapport à la Nature. Cet état résultait des contraintes démographiques, et / ou de la disponibilité des ressources naturelles, et il pouvait être repoussé, temporairement au moins, grâce au commerce international ou au progrès technique.

8La question contemporaine de la rareté a fait place à une réelle menace d’épuisement des ressources terrestres. Il est décrit par un faisceau d’indices aujourd’hui bien connus et que rappellent généreusement les auteurs : augmentation des émissions de gaz à effet de serre provoquant le réchauffement « de la planète », réduction de la biodiversité. Les preuves scientifiques sont suffisamment convaincantes pour que cette dégradation de la Nature soit qualifiée d’anthropique.

9L’enjeu principal de nos sociétés consiste donc à échapper à cet épuisement. Celui-ci est considéré à l’aune des ressources matérielles ; il n’est pas fait mention de l’ « épuisement humain » auquel conduit aussi, de notre point de vue, le système capitaliste. Selon les uns, cela peut être réalisé par le progrès technique qui peut, un temps, repousser les limites de l’épuisement. Cela peut aussi nécessiter le retour à des formes de morale radicales. En effet, lorsque les besoins absolus sont assouvis, peut-être faut-il, disent les auteurs en puisant dans Keynes leur source d’inspiration, renoncer à certaines formes de développement matériel – renvoyant surtout à des besoins de supériorité sociale plus qu’à un bien-être absolu… Pour Keynes, une solution réservée à quelques happy few consistait ainsi à sublimer les manques relatifs comme moyen d’accession au bien-être…

10Ces postures se heurtent cependant l’une comme l’autre à celle de justice sociale définie ici au regard des inégalités économiques. Elle est résumée dans cette interrogation qui porte en elle tous les symptômes des paradoxes de ce traité (p. 36) : « comment concevoir dans la France d’aujourd’hui la décroissance comme horizon du développement humain alors que l’Insee comptabilise près de 8 millions de pauvres » ? Cette affirmation est paradoxale à plus d’un titre. D’une part, car l’ouvrage semble justifier les exigences de croissance économique par l’existence d’inégalités, en discutant peut-être insuffisamment le sens des causalités entre croissance et inégalités. D’autre part, cette affirmation justifie aux yeux des auteurs le manque de radicalité dans le propos tenu, et une certaine bienveillance à l’égard de la croissance économique et plus généralement du système capitaliste, terme d’ailleurs superbement absent du traité…

11Usant d’une sémantique classique, Fitoussi et Laurent identifient dans l’économie dynamique (chapitre 2) et dans l’économie ouverte (chapitre 3), les deux raisons de renouveler les théories et, ce faisant, les raisons d’espérer en un « capitalisme durable » pour reprendre les termes de B. Perret (2008), plus sceptique à l’égard de la durabilité du capitalisme.

De l’accumulation des connaissances à leur usage…

12Ils plaident ainsi pour une analyse économique (en) dynamique. Cette analyse est rendue possible, classiquement, par l’intégration du progrès technique dans les modèles. Une croyance trop forte dans ce progrès technique est contre-productive affirment-ils, car ce progrès occulte les effets, parfois néfastes, d’irréversibilités. Mais pas toutes. En effet, l’accumulation irréversible des connaissances est, pour eux, un argument-clé, fondement de leur optimisme. Ces connaissances transforment le rapport de l’Homme à la Nature en permettant au premier de dominer la seconde. Une articulation en ciseaux de deux lois devrait ainsi être étudiée : d’un côté une dénaturation rapide de notre système terrestre en particulier sous l’action anthropique ; de l’autre une accumulation des connaissances au service d’un bien commun, la préservation de la nature.

13Il y a, de façon implicite dans cette affirmation optimiste, une hypothèse évidemment discutable : l’accumulation des connaissances a-t-elle historiquement et régulièrement œuvré pour une amélioration du bien-être collectif et pour le progrès ? Une analyse sociopolitique du rapport de l’homme aux connaissances, par exemple du rôle des experts dans la production, la diffusion, l’appropriation, l’usage de ces connaissances, etc. (déjà présente chez B. Coriat en 1979), serait ici adéquate. Les constats quotidiens ne permettent-ils pas de rappeler, en forme d’évidence que, malgré les connaissances acquises, des inerties politico-institutionnelles sont incroyablement fortes face aux enjeux environnementaux et sociaux, et à la radicalité des changements nécessaires. Ne sont-ce pas nos formes politiques qui nous empêchent d’« être radicaux » (Husson, 2008) et, ce faisant, créent les plus grandes irréversibilités ?

14Pour établir un lien analytique entre écologie et progrès humain, les auteurs introduisent ensuite une définition de l’analyse économique (combinaison de « choix » et de « contraintes »), et tentent de montrer que cette posture peut demeurer adéquate lorsque c’est l’enjeu écologique qui est analysé (chapitre 3). La croyance optimiste dans le progrès technique serait en fait une posture visant à envisager un élargissement de l’éventail des « choix ». À l’inverse, la vision qui projette (excessivement peut-on lire en filigrane dans le traité) sur l’avenir les « contraintes » du présent ne peut conduire qu’à la prédiction de la décroissance (p. 62).

La question démocratique

15Pour les auteurs, enjeux économiques et écologiques sont analytiquement (combinaison de choix-contrainte) et empiriquement (voir le rapport Stern) suffisamment imbriqués pour ne plus profiler qu’une seule question éco-économique. Celle-ci serait cependant inscrite dans un espace encore plus vaste, celui de la justice sociale, la « question démocratique ».

16Celle-ci apparaît dans ce traité de la manière suivante: puisque le bien-être actuel et celui des générations futures peuvent être dissociés dans l’absolu, c’est au pouvoir politique de construire un arbitrage autour du « taux social de préférence temporelle ». « C’est bien le débat politique, c’est-à-dire la démocratie, qui doit, dans la pratique, déterminer ce taux ». En matière de justice sociale, le bien-être des générations présentes et futures sont davantage complémentaires que substituables: « la justice sociale est une condition nécessaire à l’altruisme intergénérationnel » p. 66. Cette assertion, centrale pour la démonstration, et la plus intéressante de l’ouvrage, relève de deux justifications. Elle renvoie d’abord au fait que des « sentiments » d’injustice forts créent une préférence marquée pour le présent et réduisent d’autant les chances de construction d’un arbitrage démocratique pour que les enjeux futurs soient pris en compte. La seconde raison est de l’ordre des contingences objectives : une société inégalitaire réduit la capacité de projection dans l’avenir d’une partie importante des citoyens. Inciter à l’altruisme générationnel passe inévitablement par une croissance immédiate de la justice sociale. Cette idée, déjà présente par exemple chez R. Castel dans l’« insécurité sociale » (2003) est intéressante, à la réserve près que les auteurs louvoient trop indistinctement entre l’argument de « sentiment » de justice sociale et celui relatif aux inégalités plus objectives. Après un rapide détour sur le degré d’utilité des inégalités selon les auteurs classiques (Mill, Keynes), Fitoussi et Laurent présentent quelques artefacts des inégalités économiques, et interrogent ainsi la capacité des systèmes à réduire ou tout au moins à freiner la croissance de ces inégalités. Selon les auteurs, la capacité des systèmes à penser la réduction des inégalités ou à générer de la justice sociale nécessite de « repenser le développement humain » (p. 76.), ce qui oblige à passer par la mise au point de nouveaux indicateurs, argument que les auteurs ne font cependant qu’effleurer.

17En proposant, dans un schéma évocateur (p. 81) une représentation d’économie ouverte de type systémique dans laquelle les causes profondes du développement économique et du développement humain sont de type institutionnel – institutions économiques dans un cas, démocratie et justice sociale dans l’autre –, Fitoussi et Laurent s’aventurent quand même dans ce débat central. Ils rappellent, à leur manière, que le développement durable est avant tout un projet politique.

Un projet en demi-teinte

18Visant à réconcilier les enjeux de développement durable avec ceux de la démocratie, le projet de l’ouvrage a cependant un goût d’inachevé. En utilisant, souvent indistinctement, « justice sociale », « réduction des inégalités » ou « démocratie » comme quasi-synonymes, le projet navigue ainsi, plus qu’il ne les prend frontalement, autour de divers concepts.

19Prise dans un sens plus ambitieux, la démocratie pourrait être envisagée dans une double dimension substantielle et procédurale (Rosanvallon, 2008) : en se référant à la dimension substantive de la démocratie, c’est le sens ordinaire de démocratisation économique qu’évoquent plutôt les auteurs. Un développement humain est démocratique s’il assure à chacun le droit de « subsister ». Mais cette définition substantialiste interroge : à quel niveau porter la subsistance pour que celle-ci apparaisse comme un droit à une vie décente ? Certes, se référant aux désormais classiques Sen et Rawls, les auteurs définissent la démocratie comme « le régime qui vise à répartir le plus justement possible les biens premiers et à corriger autant que faire se peut les inégalités de capacités » (p. 84). Ne peut-on aussi voir dans cette dimension substantielle, un caractère subjectif renvoyant au sentiment de sécurité des citoyens (que l’entretien de certaines peurs peut aggraver par exemple ; voir Krugman, 2007 ; R. Castel 2003) ?

20La démonstration d’une réconciliation entre développement durable et démocratie est moins convaincante lorsque la démocratie est envisagée sous sa dimension procédurale. Sous cette dimension, la démocratie s’exprime par les procédures qui permettent qu’émergent des formes de légitimité. Comment créer la nécessaire légitimité démocratique plurielle, impartiale et de proximité, enjeu des sociétés contemporaines (Rosanvallon, 2008), et donc du développement humain durable ? Ces aspects sont absents du traité.

Un projet peu radical

21Second élément de discussion possible, il est étonnant que les critiques internes des concepts aient finalement moins d’espace dans cette analyse, que les critiques externes. Comme si la radicalité des projets à porter pouvait s’accommoder des outils d’analyse traditionnels. C’est le cas de la notion de productivité qui est finalement peu interrogée, bien que régulièrement mobilisée. Quels paradoxes peut nous faire encourir une croissance de la productivité horaire dans une société de la connaissance ou de service par exemple (Gadrey, 2003) ? La croissance et son contenu sont, dans le prolongement de la critique précédente, peu interrogés eux non plus, à l’image de l’idée martelée que la croissance demeure un pré-requis pour la résolution des inégalités. De même l’accumulation des connaissances est, dans cet ouvrage, considérée comme un élément analytique innovant. N’est-elle pas en fait une nouvelle forme de progrès technique ? Ne faut-il pas interroger les usages possibles de ces connaissances ? Ne peut-on pas interroger le fait que les effets de cette accumulation des connaissances aboutissent inéluctablement à plus de « progrès » ?

22À vouloir peut-être consolider une démarcation entre science économique et économie politique, ne prend-on pas le risque de certaines fausses innovations : au progrès technique se substituerait l’accumulation des connaissances ; à la croissance économique, le développement humain, sans que soient évoquées très ouvertement les controverses internes sur ces outils, pourtant marqueurs essentiels – et de notre point de vue en faillite – du capitalisme contemporain ?

23Un regret a traversé notre lecture de cet ouvrage, qui ne manque cependant pas de pistes de réflexion. Il s’agit du rapport à l’économie, et aux économistes. Fitoussi et Laurent rappellent les forces scientifiques qui ont conduit à vouloir faire de l’économie une science autonome (« une chimère » p. 64)… exclusive des autres sciences sociales, ajoutons-nous. L’économie étant la science de l’articulation entre choix et contraintes, ils considèrent que « les sociologues critiquent volontiers les économistes qui, selon eux, accordent trop de place aux choix, et pas assez aux contraintes » (p. 61). Ces propos ne reviennent-ils pas à considérer que le corps des économistes est un tout uniforme ? L’économie des conventions comme l’école de la régulation, et plus généralement l’institutionnalisme, n’ont-ils pas montré depuis longtemps, en consolidant régulièrement leur propos, que l’espace des choix était largement contingenté, car les faits sont avant tout des construits sociaux ? N’ont-ils pas commencé à entrer utilement, eux aussi, dans la sphère analytique du développement durable ?

24Les pré-requis institutionnels sont certes évoqués dans l’ouvrage (chapitre 3) mais auraient pu plaider davantage la cause d’analyses socio-économiques plus systématiques des institutions productrices d’égalité, des conditions de leur émergence, et de leur stabilité.

Bibliographie

  • Coriat, B., 1979, L’Atelier et le Chronomètre – Essai sur le taylorisme, le fordisme et la production de masse, Éd. Bourgois, Paris.
  • Castel, R., 2003, L’insécurité sociale, qu’est-ce qu’être protégé ?, Le Seuil, Paris, coll. « République des idées ».
  • Krugman, P., 2007, L’Amérique que nous voulons, Flammarion, Paris.
  • En ligneGadrey, J., 2003, La socio-économie des services, La Découverte, Paris, coll. « Repères ».
  • Rosanvallon, P., 2008, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Le Seuil, Paris, coll. « Les livres du nouveau monde ».
  • En ligneHusson, M., 2008, « Il est temps d’être radical », L’Économie politique, n° 40, p. 48-58.
  • Perret B., 2008, Le capitalisme est-il durable, Éd. Carnets du Nord, Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/04/2009
https://doi.org/10.3917/rfse.003.0198
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