1De tentatives en désenchantements, au fil des expérimentations pratiques et des évolutions théoriques, les pays du Sud, de « sous-développés », sont passés « en développement », pour être aujourd’hui simplement qualifiés de « pauvres ». Cette évolution sémantique reflète l’évolution de l’analyse de la situation de ces pays. Du diagnostic initial de retard en matière de développement sont issues un certain nombre de prescriptions d’action, dont les objectifs et modalités en matière de développement ont évolué au fur et à mesure des échecs et parfois des réussites, comme en témoigne le cas des pays émergents.
2Le report de l’attention vers la pauvreté présente l’avantage de lever une partie des ambiguïtés que comportait la notion de développement. La pauvreté est un état, et non un processus. Elle est identifiable et mesurable sans référence à un modèle théorique. Le constat de pauvreté qui prévaut aujourd’hui peut sembler plus modeste en ce qu’il n’est plus question de « développer », mais seulement de permettre aux pays concernés et à leur population d’échapper à la pauvreté. Aborder ainsi la question des politiques publiques permet de prendre en compte les dimensions sociales, politiques, et culturelles du développement.
3Parmi les aspects multidimensionnels de la pauvreté, un élément stratégique est celui de l’accès à l’éducation et des interrelations qui opèrent au sein des politiques publiques (globales et sectorielles). Dans le cadre de la lutte contre la pauvreté, l’éducation doit se développer malgré la pauvreté, pour permettre de sortir de la pauvreté.
4La non-scolarisation des enfants et l’échec scolaire sont constitutifs de l’une des dimensions de l’état de pauvreté, et les situations concrètes montrent que les enfants les plus pauvres matériellement sont également les moins susceptibles de bénéficier des acquisitions scolaires, ce qui souligne l’importance de la dimension périscolaire des politiques publiques de lutte contre la pauvreté et du ciblage social des politiques éducatives.
5Nous nous proposons d’apporter ici une contribution à l’analyse des relations entre éducation et pauvreté. Après avoir passé rapidement en revue la manière dont les modèles théoriques expliquent l’impact de l’éducation sur la croissance et le rôle qu’elle peut jouer dans la lutte contre la pauvreté, nous porterons une attention particulière aux conclusions qui peuvent être tirées de l’analyse de l’impact de la pauvreté sur l’éducation, tant du point de vue de la demande que de l’offre d’éducation.
L’impact de l’éducation sur la pauvreté
6Si les économistes ont noté très tôt le rôle que pouvait jouer la qualification de la main-d’œuvre dans l’accroissement de la production, il faut attendre les années 1960 pour que se développe la réflexion théorique sur le rôle de l’éducation dans la croissance et le développement. C’est la période des indépendances, et la prédiction de bénéfices économiques substantiels s’ajoutant à la conviction du pouvoir émancipateur de l’éducation va susciter de grands espoirs dans ces pays. Les économistes donnent un sens à la relation éducation et pauvreté en postulant que l’investissement éducatif est une condition nécessaire, sinon suffisante, de réduction de la pauvreté à travers ses effets sur le capital humain et la croissance. Les développements théoriques se concentrent au départ sur le lien entre éducation et croissance, la lutte contre la pauvreté ne s’imposant que récemment au vu des échecs des politiques de développement, et des interrogations suscitées par la croissance des écarts dans un contexte de mondialisation.
Éducation, croissance et pauvreté
7C’est sur la base de la théorie du capital humain que se sont développés les modèles néoclassiques montrant que l’accumulation de capital humain (éducation, aptitude, expérience), par ses effets sur la productivité du travail, a un impact sur la croissance. Les économistes se sont intéressés plus spécifiquement à l’éducation, à la fois parce qu’elle est observable, et parce qu’étant du ressort de l’État elle relève des politiques publiques. L’idée centrale est que l’éducation est un investissement dont on peut calculer les rendements. La question est alors de déterminer qui doit investir, combien, et où ? Les modèles permettent de formuler des recommandations portant sur les contributions respectives de l’État et des ménages aux différents niveaux du système éducatif, sur la répartition des dépenses entre fonctionnement et capital, et dans ses différents ordres (privé, public). Les critiques adressées à ces modèles soulignent en particulier l’impact des spécifications du modèle sur les taux de rendements obtenus [Girma, Kedir, 2003 : 10], l’impact des dépenses publiques sur les coûts privés [Heckman, Klenow, 1997 : 10], et discutent l’importance des rendements de l’éducation dans certains pays [Bennell, 1996a et 1996b].
8La nouvelle économie classique va postuler que le capital humain facilite l’absorption de technologies plus élaborées provenant des pays développés, et l’ajustement à la hausse du capital physique [Barro, 2002 : 17]. Dans ce type de modèle, c’est le stock initial d’éducation qui détermine le taux de croissance à long terme : une main-d’œuvre mieux éduquée, mieux formée, est plus à même, toutes choses égales par ailleurs, d’absorber les technologies modernes et d’innover. Si les modèles de croissance endogène n’échappent pas aux objections techniques dans leur validation empirique [Sianesi et Van Reenen, 2005] et s’avèrent souvent plus problématiques à tester, parce que plus complexes que les modèles classiques, ils ont suscité une nouvelle génération de modèles néoclassiques endogénéisant le progrès technique sans abandonner l’hypothèse de rendements décroissants.
9Les néo-institutionnalistes vont quant à eux mettre l’accent sur le rôle de l’asymétrie d’information dans les décisions en matière d’arrangements institutionnels, sur l’importance de ces choix pour l’évolution des institutions, et sur le rôle de cette évolution dans la croissance. En rupture avec la vision néoclassique des institutions, sinon avec l’individualisme méthodologique, ils contestent l’assimilation entre acquis et productivité du travail à partir des théories du filtre et du signal, qui expliquent que l’éducation et le diplôme reflètent la productivité escomptée à partir de la certification des aptitudes personnelles dont elles ne constituent que la partie observable. Cela ne signifie pas que l’éducation ne joue aucun rôle dans la croissance. North explique en effet que « Les types d’acquis et de savoirs que les individus et leurs organisations acquièrent vont donner forme à des perceptions évolutives sur les opportunités et par conséquent les choix qui modifieront progressivement les institutions » [1993 : 6], préfigurant ainsi les apports de l’approche en termes de développement humain. Mais ce sont les institutions, définies par North comme « les règles du jeu dans une société, ou de manière plus formelle, les contraintes imaginées par l’homme pour façonner les interactions humaines » [1990 : 3] qui jouent un rôle central dans la croissance [Acemoglu et al., 2004].
10Certains auteurs montrent que les rendements marginaux de l’éducation sont décroissants [Psacharopoulos, 1994 ; Psacharopoulos et Patrinos, 2002, Girma et Kedir, 2003] et concluent que l’investissement public doit se concentrer sur l’enseignement primaire qui est celui qui permet d’obtenir le rendement social le plus élevé. Cependant, la tendance observée par Becker pour les États-Unis à l’accroissement dans le temps des rendements de l’éducation pour les plus éduqués [2002 : 4] est également attestée par Mingat et Tan [1998], et au Kenya et en Tanzanie par Söderbom et al. [2003], Wambugu [2001] et Manda et Mwabu, [2004]. Comme l’expliquent Aghion et al. : « Alors qu’il a été largement reconnu qu’une partie importante de l’accroissement des inégalités est venue de l’augmentation des rendements de l’éducation, les rendements accrus de l’éducation ont également augmenté l’offre relative de travailleurs qualifiés qui a en retour accéléré le rythme d’innovation, conduisant à un accroissement des rendements relatifs pour les travailleurs éduqués. » [2003 :10]. En mettant l’accent sur les rémunérations, l’approche par les rendements occulte cependant l’ampleur de la détérioration des perspectives d’emploi – accès, stabilité, et conditions d’emploi – pour ceux qui ont un faible niveau d’éducation au fur et à mesure de l’élévation du niveau général d’éducation. C’est un phénomène qui a pu être observé dans le cas du Viêt-nam [Henaff et Martin, 2003].
11Source potentielle de croissance par leurs effets incitatifs en matière d’investissement, en particulier dans l’éducation, les inégalités sont une entrave à la sortie de pauvreté lorsqu’elles maintiennent pays et ménages dans des trappes à pauvreté. Pritchett s’interroge sur la faiblesse des effets du développement de la scolarisation sur la croissance des pays les moins développés [1999] tandis que Hugon souligne « Les inégalités dans l’accès à la formation, une polarisation des savoirs et une fracture scientifique entre les pays développés ou émergents et les pays pauvres […] connaissant une implosion scolaire et un exode croissant des compétences » [2006 : 29]. Au niveau micro, Morrisson constate l’existence d’un processus de reproduction, résultant de l’accumulation de multiples handicaps incluant l’analphabétisme et la difficulté d’accès aux services d’éducation, dont l’effet négatif dépasse la somme des effets de chacun pris isolément et condamne les pauvres à la pauvreté d’une génération à l’autre [2002 : 31]. La persistance des écarts en dépit des prédictions théoriques de convergence va amener les économistes à s’interroger sur le rôle de la qualité de l’éducation [Berhman et Birdsall, 1983 ; Barro et Lee, 2001 ; Hanushek, 1995].
Éducation et croissance : le rôle de la qualité
12Peu concernés par ce qui se passe à l’intérieur de l’école, les économistes vont s’intéresser à la qualité par le biais du produit de l’éducation, puisque c’est lui qui sera valorisé sur le marché du travail et se concrétisera dans la productivité. Les travaux vont se concentrer sur les acquis en lecture et mathématiques, en raison à la fois de leur importance pour la croissance [Unesco, 2004 : 47] et de l’existence de données internationales en autorisant la mesure. Il s’agit de mesurer les acquis cognitifs, les différences dans ces acquis en fonction des intrants (enseignants, infrastructures scolaires, etc.) – ce qui permettra d’effectuer des arbitrages financiers –, et l’impact des différents acquis sur la croissance – ce qui permettra de hiérarchiser les priorités. La multiplication des tests internationaux auxquels participent un nombre croissant de pays fournit les données nécessaires à ces calculs. Comme l’explique Hanushek, « La plus grande partie de la discussion sur la qualité […] en a identifié les acquis cognitifs comme la dimension importante. Et alors qu’il existe un débat sur la manière de tester et de mesurer ces acquis, la plupart des parents et des décideurs acceptent l’idée que les acquis cognitifs sont une dimension clé des résultats de la scolarisation » [2004 : 2].
13Si cette approche représente une avancée par rapport à la simple prise en compte de la durée de l’éducation, l’analyse reste dans le domaine quantitatif et s’avère peu convaincante dans son analyse des déterminants de la qualité de l’éducation. Il apparaît pourtant que « Les élèves des milieux socioéconomiques les plus favorisés – où les parents étaient le plus éduqués et les ménages possédaient le plus de biens matériels, notamment le plus de livres – tendaient à avoir de meilleures performances que ceux des familles plus pauvres. Les études africaines et sud-américaines ont aussi révélé des différences prononcées entre zones urbaines et zones rurales, reflétant à la fois des revenus plus élevés et de meilleurs services éducatifs dans les premières » [Unesco, 2004 : 53]. Les résultats refléteraient alors autant l’impact de la qualité de l’éducation sur la croissance que celui de la pauvreté sur la qualité de l’éducation.
14S’il existe un réel consensus en faveur de l’amélioration de la qualité de l’éducation et de la nécessité pour tous d’accéder à une éducation de qualité, celui-ci éclate lorsque l’on s’éloigne du modèle idéal proposé par l’Unesco pour tenir compte des impératifs budgétaires, mais aussi des demandes parfois contradictoires des différents acteurs de l’éducation. Cela tient sans doute largement au caractère polysémique de la notion de qualité qui ne peut pas être définie, et par conséquent mesurée, de manière objective et universelle, sinon à choisir de manière arbitraire des indicateurs dont la valeur réside moins dans leur représentativité que dans leur simplicité de construction et d’évaluation. La qualité de l’éducation ne saurait se résumer à la mesure des acquis cognitifs, même s’ils en constituent indéniablement une dimension importante.
Les relations éducation et pauvreté confrontées à la demande et l’offre éducatives
15L’ensemble de ces développements théoriques ont abouti à la conclusion, acceptée de manière quasi universelle aujourd’hui, que non seulement la pauvreté n’est pas un obstacle insurmontable au développement de l’éducation, mais que ce développement est l’une des conditions de la sortie de la pauvreté, à travers la croissance comme par ses effets émancipateurs sur l’individu. Les recommandations des organismes internationaux reflètent aujourd’hui ces développements à divers degrés, sur la base du consensus minimal, tout en reconnaissant prudemment les limites des résultats obtenus dans la validation empirique des différents modèles sous-jacents. De cette manière, elles ont pu mettre au point un programme opérationnel permettant de prendre en compte le caractère multidimensionnel de la pauvreté, mais, chemin faisant, l’éducation, instrumentalisée, a perdu ce que la pauvreté a gagné, c’est-à-dire son propre caractère multidimensionnel. Revisiter la relation éducation et pauvreté sous l’angle des relations de la demande et de l’offre éducatives permet de s’intéresser aux stratégies éducatives, qu’elles soient individuelles ou collectives [Lange et Martin, 1995] et autorise la prise en compte des dynamiques sociales des acteurs qui sont alors définis avant tout par ce qu’ils pensent et ce qu’ils font et non pas seulement par les manques dont ils seraient affligés.
Demande d’éducation et pauvreté
16Du refus de la scolarisation à l’adhésion complète, en passant par l’acceptation modérée, le rapport à l’école se négocie en permanence et peut varier au sein d’une même société selon les époques [Lange et Martin, 1995]. On observe que si la pauvreté constitue une entrave à la scolarisation, son incidence peut être amplifiée ou amoindrie par un ensemble de facteurs non économiques, au premier rang desquels se trouvent l’adhésion des parents à l’idéologie de la scolarisation, le volontarisme et les efforts de l’État en matière de scolarisation, ainsi que la convergence entre les objectifs poursuivis par l’État et par les familles dans ce domaine.
17Il n’y a donc pas de correspondance systématique entre le niveau de pauvreté et les dépenses que les familles engagent dans l’éducation. Si les plus pauvres ne sont pas en mesure d’assumer les dépenses incompressibles pour la totalité de leurs enfants, différentes enquêtes de terrain ont montré les stratégies différentielles des familles aux faibles ressources, de la pratique de la surenchère avec les moyens qui sont à leur disposition, quitte à rogner sur d’autres dépenses, à s’endetter, à concentrer leur effort sur certains de leurs enfants, ou à assurer à l’ensemble des enfants une éducation à coût réduit [Henaff et al., 2002]. La composition de la fratrie joue aussi un rôle important dans les stratégies des familles, l’investissement dans l’éducation des filles n’intervenant le plus souvent qu’une fois assurée l’éducation des garçons, à l’exception de rares pays [Lange, 1998].
18Les stratégies des plus démunis s’adaptent très rapidement au contexte économique : les différentes crises économiques ou financières qu’ont connues par exemple un grand nombre de pays africains se sont soldées par des phénomènes brutaux de déscolarisation [Lange, 2001, 2003]. Les familles pauvres sont en effet très réactives. La pauvreté n’est pas un état stationnaire : chocs extérieurs (économiques, calamités naturelles, etc.) ou modifications de la composition du ménage (naissance, décès, etc.) peuvent rompre un équilibre souvent précaire et faire basculer des familles dans la pauvreté. Lorsque les coûts d’éducation augmentent en termes absolus et / ou que la situation financière des ménages se détériore, ce sont d’abord les dépenses de surenchère qui sont les plus faciles à comprimer, lorsqu’elles existent. Dans les pays les plus pauvres, l’éducation ne relevant pas de la survie, les ressources familiales ne sont engagées que si la survie de la famille est assurée. C’est ainsi que la réintroduction de droits scolaires dans un certain nombre de pays dans le cadre des Programmes d’ajustement structurel (PAS) a eu des conséquences désastreuses sur les taux de scolarisation, tandis qu’à l’inverse la suppression de ces droits, en particulier dans le primaire, a entraîné une « explosion » des effectifs [Lange, 2001 ; Henaff et al., 2002].
19Cependant, la pauvreté des familles ne suffit pas à expliquer la non-scolarisation des enfants : les conditions d’accès à l’école sont largement déterminées par l’offre. Or le désengagement progressif de l’État a été accentué récemment par l’application de mesures visant à accroître la participation de l’ensemble des acteurs et partenaires de l’école [Lange, 2001]. Celles-ci ont entraîné une explosion d’initiatives privées et communautaires en matière de création d’écoles formelles ou informelles. Cette explosion signale que la demande scolaire est souvent supérieure aux capacités d’accueil ; le déficit en infrastructures étatiques est alors comblé par la création d’écoles aux dénominations diverses comme les « écoles communautaires », « écoles spontanées », « écoles BRAC [1] », etc., le plus souvent à la charge des populations [Lange et Paillet, 2006]. Ces politiques autorisent cependant les familles les plus pauvres, qui étaient exclues du champ scolaire, à créer leurs propres écoles. Au Mali, ces écoles créées et gérées par les parents disposent dorénavant d’un cadre législatif, tout comme au Togo, en Inde et au Bengladesh, ou encore en Amérique latine. Cependant, ce sont le plus souvent les communautés les plus déshéritées et situées hors du périmètre de l’offre scolaire qui sont à l’origine de la création des écoles « communautaires ». Les revendications de ces communautés pour une implication financière de l’État sont réelles et connues, mais leur isolement face aux structures administratives et politiques ne leur permet pas toujours de faire entendre leur voix. Cette situation consiste en fait à faire payer l’instruction élémentaire aux populations les plus démunies. Ces « nouvelles écoles » peuvent apparaître comme l’expression de la demande d’éducation des populations les plus pauvres et indiquer que la non-scolarisation des enfants relève aussi pour partie de l’absence d’une offre éducative publique.
L’offre éducative entre politiques nationales et encadrement international
20Si l’encadrement international des politiques publiques des pays pauvres trouve son origine dans le lancement par le Fonds monétaire international (FMI) de la Facilité d’ajustement structurel (FAS) en 1986, et de la Facilité d’ajustement structurel renforcé (FASR) en 1987, c’est seulement à partir du milieu des années 1990 que cet encadrement se structure pour englober de manière articulée les différents secteurs de l’intervention publique, en particulier l’éducation. Les PAS, qui permettaient d’accéder à la FAS, puis à la FASR aux conditionnalités renforcées, avaient pour but de « favoriser le processus d’ajustement [vers le marché] en offrant une aide aux pays en développement à faible revenu », en coordination avec la Banque mondiale [Boughton, 2001 : 637]. Ils devaient permettre aux pays de renouer avec la croissance, notamment par le biais du commerce extérieur, en assainissant leurs finances, et reposaient sur l’hypothèse néo-classique de convergence voulant que tous bénéficient à terme des fruits de la croissance. La rentabilité privée de l’investissement éducatif étant supérieure à son rendement social, le financement de l’éducation devait provenir en priorité de ceux à qui l’investissement bénéficiait, c’est-à-dire les familles. L’austérité budgétaire dans le domaine éducatif étant justifiée par la théorie, de nombreux pays ont réintroduit des droits scolaires, avec les conséquences que l’on connaît sur les taux de scolarisation.
21Comme l’explique Boughton, « L’importance croissante accordée par le Fonds au ciblage des pauvres a émergé de la reconnaissance explicite de l’importance qui doit être attachée à l’équité et au développement des ressources humaines si les programmes doivent être viables dans le long terme » [2001 : 689]. Les problèmes liés à la dette des pays pauvres, en particulier à partir du milieu des années 1990, aux difficultés éprouvées par un certain nombre de pays parmi les plus pauvres et les plus endettés à assurer le service de leur dette à l’égard des institutions de Bretton Woods, ont entraîné le lancement de l’Initiative pays pauvres et très endettés (PPTE). C’est sur cette base que le FMI et la Banque mondiale ont approuvé, fin 1999, une nouvelle approche de la réduction de la pauvreté dans les pays à faible revenu, à travers le lancement de la Facilité pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance (FRPC). Les Documents stratégiques de réduction de la pauvreté (DSRP) sur lesquels elle s’appuie sont préparés par les pays en concertation avec la société civile et les différents acteurs du développement, et se déclinent en stratégies sectorielles.
22L’approche de la lutte contre la pauvreté par ces Documents stratégiques de réduction de la pauvreté illustre l’idée que ce qui favorise le développement de la scolarisation est de même nature que ce qui permet de lutter contre la pauvreté : volonté politique, capacités institutionnelles, articulation entre les stratégies sectorielles, que ce soient le développement des infrastructures de base, les politiques agricoles, de santé, de formation professionnelle et d’emploi [Banque mondiale, 2005]. Il s’agit d’une part de mettre en place des politiques sectorielles articulées entre elles, et d’autre part, de cibler les populations les plus pauvres. Les études de terrain indiquent que ces deux objectifs sont encore loin d’être atteints.
23Le passage à la lutte contre la pauvreté a permis de gommer une partie des difficultés liées au traitement des questions de la croissance et des inégalités, de concilier, au moins en apparence, les différentes approches théoriques qui constituent le socle sur lequel reposent les prescriptions en matière de politiques publiques, et de définir la place et l’orientation des politiques d’éducation en même temps que la manière dont elles doivent s’articuler avec les autres politiques publiques. Comme le rappelle la Banque mondiale, l’éducation n’a pas toujours « le même niveau de rentabilité économique, et ses rendements peuvent être réduits dans certains cas » [Soubbotina, 2004 : 44], en fonction principalement de sa qualité et de sa pertinence pour le marché du travail. Il faut donc assurer non seulement une offre d’éducation adéquate sur le plan quantitatif, mais aussi sur le plan qualitatif. La question est alors de déterminer comment investir dans l’éducation avec des ressources limitées. La pauvreté se traduit par une contrainte budgétaire serrée, pour les États comme pour les collectivités et les communautés [Henaff, 2003a ; 2003b ; 2005].
24L’une des solutions proposées est le recours au secteur privé, garantie d’efficience puisque soumis à la concurrence, qui pourrait se développer là où existe une demande solvable, permettant aux États de concentrer leurs efforts sur l’offre d’éducation dans les zones défavorisées. L’argument de l’efficience n’est cependant valide que là où existe une réelle concurrence. Or, très souvent, l’offre privée se développe pour compenser une offre publique déficiente. Comme le montrent un certain nombre d’études, les écoles privées incluent le meilleur comme le pire en termes de conditions d’accueil comme de qualité de l’enseignement [voir par exemple Kitaev, 1999], et ne présentent pas nécessairement de meilleurs résultats que les écoles publiques en termes d’apprentissage cognitif lorsque l’on prend en compte les caractéristiques des apprenants [Braun et al., 2006]. Lorsqu’elles sont de qualité, les écoles privées restent inaccessibles aux plus pauvres, parce qu’elles sont trop éloignées, trop chères, et / ou parce que leurs enfants n’ont pas les résultats scolaires qui leur permettraient d’y entrer.
25Un autre aspect important, mais moins souvent mentionné, est celui de la continuité des politiques et de leur degré de réalisme. Les politiques très ambitieuses menées dans les années 1970 et 1980 par Madagascar et la Tanzanie en sont une illustration négative. Faute d’avoir tenu compte des moyens disponibles et des délais nécessaires, en particulier pour former un personnel qualifié (pour l’éducation comme pour la santé), elles ont abouti à des échecs (régression des taux de scolarisation au niveau initial au bout de dix ans, augmentation des taux de mortalité infantile) [Morrisson, 2002]. Un exemple opposé est fourni par le Viêt-nam dont la politique volontariste et réaliste s’est construite à partir de 1945 dans des conditions de guerre, d’urgence, de rareté et d’isolement international [Martin, 2004], même si cette réussite a aussi ses ombres en matière d’inégalités.
26Si les recherches théoriques, menées essentiellement par les économistes, consistent à donner un sens de causalité à la relation éducation / pauvreté, les tentatives de vérification empirique témoignent de la complexité de la relation autant que de son caractère évolutif. Si tous s’accordent sur le fait que l’éducation peut jouer un rôle dans la lutte contre la pauvreté, la nature et l’importance de ce rôle restent controversées.
27L’analyse des situations concrètes de pauvreté et de faible scolarisation montre que la contrainte financière des États et des familles n’est pas nécessairement le seul, ni même le principal obstacle au développement de l’éducation. Cependant, elle peut constituer, dès lors que les populations adhèrent à l’institution scolaire, un obstacle difficilement surmontable. L’éducation doit donc se développer malgré la pauvreté, pour permettre de sortir de la pauvreté. Malgré l’accent mis aujourd’hui par tous sur la lutte contre la pauvreté, on constate que les arbitrages en matière de politique d’éducation ne se font pas en faveur des plus pauvres, dont la voix peine à se faire entendre.
28La pauvreté est un phénomène complexe qui ne saurait se résumer à sa dimension économique, pas plus que l’éducation ne saurait se résumer à sa dimension instrumentale. L’ensemble des recherches sur l’éducation dans les pays dits « pauvres » aborde la question de la pauvreté dans ses diverses causes, expressions et conséquences et contribue à nourrir la réflexion sur les résultats produits par les différents modes d’articulation entre éducation et pauvreté d’une part, politiques de développement de l’éducation et politiques de lutte contre la pauvreté, d’autre part. C’est seulement en prenant en compte la pauvreté et l’éducation dans toute la complexité de leurs interrelations que l’on peut espérer obtenir des résultats positifs en termes de lutte contre la pauvreté comme de développement de l’éducation, et éviter la mise en œuvre de ces solutions-miracle dont on s’aperçoit toujours un peu tard qu’elles ont des effets catastrophiques, et dont le coût, pour n’être pas chiffré n’en est pas moins considérable. L’expérimentation, en matière d’éducation, se traduit souvent par des générations sacrifiées.
Notes
-
[1]
Bangladesh Rural Advancement Committee (Comité pour le progrès rural au Bengladesh).