1Deux paradoxes de l’économie internationale ont jalonné l’histoire récente de la jeune Organisation mondiale du commerce (OMC). Le premier a trait à l’extrême tension qui accompagne les différentes phases de discussions, tension qui se concrétise par l’absence de coopération multilatérale, entravant ainsi la constitution d’une gouvernance mondiale, et qui est imputée à un secteur agricole dont la représentativité dans les flux commerciaux mondiaux apparaît très marginale. Comptant pour à peine 10 % des exportations mondiales de marchandises, l’agriculture et l’agroalimentaire ont été en mesure de bloquer les négociations commerciales lors de toutes les réunions de l’OMC, depuis Seattle en 1999 jusqu’à Genève en 2006, en passant par le retentissant échec de Cancún en 2003. Pourtant, la fin de la Conférence ministérielle de décembre 2005 à Hong Kong laissait présager d’une issue favorable au Cycle de Doha, en raison de l’accord de principe trouvé sur le total démantèlement des subventions agricoles à l’exportation. Il n’en fut rien. L’extension recherchée du commerce mondial comme source de la croissance et, depuis Doha, du développement, bute sur de telles contraintes que les négociations se sont embourbées au point de rouvrir des débats que l’on croyait définitivement fermés vu la suprématie qu’exerçait depuis la fin de la décennie quatre-vingt-dix le discours sur les bénéfices à retirer du libre-échange, pour chaque nation [2].
2Le second paradoxe concerne l’institution OMC elle-même. Alors que le General Agreement on Tariff and Trade (GATT) constitua une réponse aux désordres commerciaux de l’entre-deux-guerres, par la régulation des relations commerciales qu’il portait en lui – et ce, en dépit de l’impossibilité qu’il y eut de bâtir parallèlement au FMI et à la Banque mondiale une Organisation internationale du commerce – sans pour autant détenir le statut de véritable organisation internationale, l’OMC qui lui a succédé à partir de 1995 n’a pas, jusqu’à présent, apporté la démonstration qu’en tant qu’institution internationale, elle était en mesure d’organiser le commerce mondial, comme son nom l’indique. S’il est vrai que le secteur agricole a bénéficié d’un régime différencié durant les rounds successifs de négociations qui ponctuèrent l’existence du GATT, rappelons tout de même que l’Uruguay round s’était achevé sur un accord agricole, signé à Marrakech en avril 1994 (entre 1947 et 1994, il y eut douze accords au GATT, et celui signé à Marrakech fut le premier impliquant directement l’agriculture). Cet accord de Marrakech ouvrit une première brèche dans les dispositifs de politiques agricoles. Mais la capacité de l’ancien GATT à faire émerger puis respecter des accords commerciaux tenait sans doute à sa mission propre qui, est-il nécessaire de le rappeler dans les circonstances actuelles, n’était pas d’instaurer un libre-échange intégral, mais de garantir la coopération entre des États-nations dont les politiques économiques étaient autonomes y compris lorsqu’il s’agissait de dispositifs de protection aux frontières.
3Cette configuration apparaît d’autant plus surprenante que le Cycle de Doha enclenché en novembre 2001 était destiné à intégrer pleinement les pays en développement dans la division internationale du travail afin de favoriser l’éclosion d’une dynamique de sortie de la pauvreté par la croissance, elle-même tirée des exportations. Ce processus devait prendre appui sur l’agriculture, dans la mesure où la population de ces pays travaille majoritairement dans le secteur agricole, et sa réussite reposait sur une ouverture généralisée des marchés agricoles des pays développés. Toute une littérature économique a cru nécessaire de rappeler les effets bénéfiques d’un démantèlement des politiques agricoles pratiquées par les économies développées sur la structure du commerce extérieur agricole de pays du Sud.
4C’est ici qu’une relecture de la pensée de Malthus prend son sens pour débusquer les erreurs d’interprétation contenues dans les analyses quantitatives destinées à justifier la libéralisation des échanges agricoles et à mesurer ses répercussions positives sur les pays en voie de développement. Le détour par cet auteur, dont on sait qu’il fut, au travers de ses analyses et des échanges épistolaires qu’elles engendrèrent en particulier avec D. Ricardo, l’un des grands contributeurs au développement de la discipline, s’impose d’autant mieux qu’il intitula la section IV du Livre II de ses Principes « De la fertilité du sol, considérée comme stimulant à l’accroissement continu de la richesse ». Ce rôle spécifique de la fertilité des sols survient juste après les facteurs démographiques et l’épargne. Près de deux siècles après la parution des Principes, qu’a à nous dire Malthus en matière de commerce international et de développement ? Malthus va apparaître comme un auteur plein de contradictions. Mais peut-on encore raisonnablement le ranger dans la catégorie des « pessimistes » ainsi que le veut une certaine tradition de l’histoire de la pensée économique en France, ou bien, à la faveur du Livre II des Principes, rompre cette tradition et le verser du côté des « optimistes », puisque l’objectif principal poursuivi dans cet ouvrage fut de rechercher les conditions propices à un accroissement des richesses, accroissement qui concernerait la plus grande masse de la population ? [3]
5On se propose précisément de rouvrir une partie de l’œuvre du pasteur anglais et de montrer que la suppression des barrières au commerce ne constitue pour lui qu’une condition nécessaire, mais qui est loin d’être suffisante, de l’accumulation du capital et, par voie de conséquence, du processus de développement économique d’une nation. Il s’agira dans cet article de prendre appui sur un auteur aussi important que Malthus pour éclairer un double problème contemporain, et non des moindres, l’organisation même des rapports entre des nations produisant et échangeant des produits agricoles. Ce problème inclut celui du changement institutionnel. Nous verrons que l’analyse suggérée par Malthus au sujet du rôle des institutions dans la production des richesses constitue le signe annonciateur de l’économie néo-institutionnaliste.
6Nous procéderons en deux temps. Seront rappelées dans une première partie les conditions dans lesquelles l’efficacité du libre-échange en agriculture a pu être affirmée, en montrant tout particulièrement ce qu’elles doivent à Malthus. Pour établir ce point, nous nous appuierons non seulement sur le célèbre Essai sur le principe de population, publié en 1798, mais surtout sur la démonstration qu’il avance dans le Livre II des Principes d’économie politique considérés sous le rapport de leur application pratique, édité en 1820.
7Mais, et ce sera l’objet de la seconde partie, Malthus a insisté sur les limites du recours au commerce extérieur. La dynamique du développement supposée résulter de cette implication dans la division internationale du travail ne saurait selon lui suffire, contrairement à ce qu’en ont pensé d’autres théoriciens classiques comme D. Ricardo, ou néo-classiques sous l’impulsion de l’école heckscher-ohlinienne et ses continuateurs. Pour qu’une telle dynamique s’enclenche, il faut que soient réunies, selon Malthus, des conditions institutionnelles précises qui, dans le cas de l’agriculture, peuvent être vues comme annonciatrices des formes modernes de la politique agricole. Et ce sont les expériences passées de politique agricole qui sont en mesure, selon nous, d’apporter aux pays en développement des instruments conformes à leur ambition légitime de nourrir leur population.
1 – Le commerce extérieur comme stratégie de développement
8Négociateurs de l’OMC comme économistes spécialistes des échanges internationaux de marchandises apparaissent bien embarrassés dès lors qu’il s’agit de traiter d’agriculture. Ce secteur est à l’origine de résistances politiques et de justifications théoriques et pratiques pour le maintien de dispositifs de régulation et de soutien des marchés, qui contrarient tout projet de libéralisation. Mais l’évolution des négociations commerciales, l’emprise de la théorie du libre-échange et le discrédit jeté sur les politiques publiques d’intervention ont induit une fragilisation des arguments développés en faveur des politiques agricoles.
1.1 – Les espoirs du Cycle de Doha
9Pour beaucoup d’experts, la création de l’OMC a été vue comme le signe annonciateur d’un ordre commercial mondial affirmé et stable [4]. Depuis l’ouverture du Cycle de Doha en 2001, la causalité « échange international libre de toute entrave/développement » a été restaurée au détriment de politiques de développement antérieures plus autocentrées. Cette restauration s’inscrit dans ce contexte précis. Baptisé Cycle du développement, l’objectif fixé est la participation active des pays en voie de développement aux échanges de marchandises, en exportant notamment plus qu’ils ne le font leurs produits agricoles vers les zones industrialisées. Cette recherche d’une insertion croissante de ces pays dans la division internationale du travail agricole serait en mesure de provoquer une accélération de la convergence des économies dans la mondialisation par le canal du rattrapage du Sud sur le Nord et, par voie de conséquence, de réduire les inégalités de revenus entre les nations et in fine les risques de déstabilisation géopolitiques [5]. De ce point de vue, les politiques agricoles pratiquées dans les pays industrialisés, et singulièrement la Politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne, sont perçues comme des entraves à cette insertion des pays pauvres dans les flux internationaux de marchandises, en ce sens qu’elles créent des distorsions de concurrence étouffant les stratégies d’exportation des pays du Sud pourtant spécialisés dans ce type de biens. Si l’on parvenait à abaisser les dispositifs de protection que ces politiques agricoles renferment, une dynamique vertueuse « exportations – croissance – développement » devrait s’enclencher – le secteur agricole étant prépondérant dans les structures économiques de ces pays – et exercer de puissants effets d’entraînement sur les autres secteurs.
10La stratégie qui est définie pour sortir ces pays du sous-développement apparaît ainsi subordonnée à un paramètre extérieur vertueux, à savoir la fin négociée et programmée des politiques agricoles telles qu’elles sont pratiquées par les économies développées. Les dispositifs institutionnels adoptés, comme le soutien des prix, les aides et autres subventions à l’exportation (en particulier, en Europe, les célèbres et très controversées restitutions à l’exportation, qui permettent à un agriculteur d’exporter sa marchandises au prix mondial, sachant que la Commission européenne lui versera la différence entre le prix intérieur communautaire et ce prix mondial), constitueraient des incitations à produire davantage que ce que le marché local peut absorber, engendrant une pression à la baisse sur les prix mondiaux agricoles [6]. Outre que ces prix ne sont plus rémunérateurs pour les producteurs du Sud, les mécanismes de protection comme la préférence communautaire empêcheraient ces producteurs d’écouler leurs produits agricoles sur le marché européen. Or nous savons que, sur cette question de l’accès aux marchés, les attentes des pays en voie de développement sont fortes, en particulier sur l’abaissement significatif des droits de douanes, lesquels sont supérieurs à ceux qui frappent les produits manufacturés [7]. La littérature économique défendant l’idée d’une ouverture généralisée des marchés agricoles indique deux avantages qui pourraient être retirés d’une telle libéralisation [8]. Le premier avantage a trait aux pays industrialisés eux-mêmes et repose sur une logique strictement ricardienne. En effet, en important moins chers des produits agricoles en provenance de zones en développement, l’Union européenne par exemple pourrait non seulement élever le surplus du consommateur, mais également opérer une réallocation des dépenses budgétaires jusque là versées au secteur agricole, au profit de domaines comme la R-D, contribuant ainsi à faire de cette zone une économie parmi les plus performantes, si ce n’est la plus performante du monde, conformément à la Stratégie de Lisbonne et au souhait du Premier ministre britannique d’alors, T. Blair.
11Le second avantage concerne les pays en voie de développement. La libéralisation des politiques agricoles en Europe inciterait les agriculteurs à réduire leurs volumes de production, provoquant, à demande mondiale constante, un redressement des prix sur les principaux marchés mondiaux de matières premières agricoles, favorable à l’augmentation des revenus des agriculteurs des pays en voie de développement. Les prix relatifs seraient désormais déterminés par les confrontations des offres et des demandes sur ces marchés mondiaux, chacun des pays devenant price taker. L’accès aux marchés des produits agricoles en provenance du Sud engendrerait du coup une utilisation accrue du facteur intensif dans ces pays en voie de développement, c’est-à-dire du travail, vérifiant ainsi le théorème de Rybczynski. Entendons par là que l’accroissement, dans le secteur agricole, de la dotation dans l’un des deux facteurs de production, en l’occurrence le travail, sous une pression démographique ou migratoire, provoquerait un ajustement par les quantités produites, ou, dit autrement, un déplacement de la frontière des possibilités de production vers la droite, les quantités supplémentaires produites de biens agricoles ayant un écoulement assuré puisque les économies industrialisées auraient négocié et accepté l’ouverture de leurs marchés dans le cadre du Cycle de Doha. L’augmentation de la production agricole consécutive à une utilisation intensive du facteur travail abondant – l’agriculture étant plus intensive en facteur travail que le reste de l’économie – oriente une stratégie de développement passant par un surcroît d’exportations en direction des pays industrialisés. Mieux rémunéré, l’agriculteur du Sud pourrait non seulement nourrir sa famille, mais également investir et élever sa dotation en capital, participant à l’élévation du niveau de développement du pays et ce, malgré une rigidité de la disponibilité des terres, problème sur lequel Malthus s’est beaucoup penché, comme nous allons le voir ci-après. Est offerte ainsi la possibilité d’établir une jonction partielle entre l’analyse de Malthus, tournée explicitement vers le problème de la détérioration du rapport terres disponibles / travail, et le modèle néo-classique de l’échange international. La jonction est toutefois suffisamment complexe pour ne pas faire de Malthus un simple précurseur de la théorie néo-classique de l’échange international, complexité renvoyant d’ailleurs in fine au problème souvent étudié et débattu de l’unité de la pensée de Malthus [9].
12C’est cette complexité qui justifie que l’on effectue un détour par les Principes d’économie politique de Malthus, publié en 1820. Ce détour nous a semblé opportun, et ce pour deux raisons principales. La première est que Malthus, dans la section IV du Livre II, définit une stratégie de développement qui, d’une certaine manière, annonce la théorie néo-classique du commerce international, à tout le moins sous l’angle du théorème de Rybczynski. La seconde, qui sera développée dans la deuxième partie de cet article, a trait au fait que Malthus subordonne sa stratégie de développement à des conditions institutionnelles qui sont totalement étrangères à la pensée néo-classique, ce qui justifie que l’on tente d’établir une jonction entre cet auteur et D.C. North.
1.2 – Malthus et le problème du développement
13On sait que la notoriété de Malthus repose sur une approche de la croissance démographique dans un monde menacé par la rareté des ressources, approche développée dans son célèbre Essai sur le principe de population daté de 1798. Et tant dans cet Essai que dans le Livre II de ses Principes d’économie politique, Malthus a recherché les causes entravant ou pouvant entraver la progression du volume des richesses produites, recherche à laquelle succédera l’élaboration d’une stratégie de développement [10]. L’idée principale de Malthus dans son Essai, abondamment reprise depuis, consiste à montrer que le coefficient multiplicateur de la croissance démographique est supérieur à celui de la production des subsistances. C’est la contrainte exercée par la poussée démographique sur les productions agricoles que Malthus perçoit comme l’un des remèdes de l’état stationnaire qui s’annonce, car elle incite les hommes à déployer les efforts nécessaires pour produire davantage, accéder au bonheur, et contourner ainsi leur propension à l’oisiveté et aux mœurs dissolues. Malthus indique en effet que
« Et dans le fait, tout ce que nous savons sur les nations, aux différentes époques de leur civilisation, nous porte à croire que cette préférence donnée à l’oisiveté est très générale dans l’enfance des sociétés, et qu’elle n’est pas du tout rare dans les pays les plus avancés en civilisation ».
15Mais le stimulus que constitue l’évolution du nombre d’êtres humains ne trouve à s’exercer que dans la mesure où il est subordonné à l’existence de plusieurs institutions juridiques fondamentales parmi lesquelles on trouve le droit de propriété, le droit du mariage et de l’organisation de la famille, un système d’éducation, un dispositif juridique destiné à favoriser le logement [11]. Par conséquent, les institutions de l’État apparaissent indispensables au déploiement des conditions de possibilité de l’accumulation du capital et du développement, et de la réduction des inégalités de richesses entre les nations. Si le principe du commerce extérieur n’est présent qu’en filigrane dans le livre de Malthus, nous avons ici les prémices de ce que les Principes exposeront sur le rôle déterminant des institutions dans le processus de développement.
16Dans le Livre II des Principes d’économie politique considérés sous le rapport de leur application pratique, Malthus explique que son objectif est différent de celui qui structurait son Essai sur le principe de population, au sens où il va s’attarder sur les causes pouvant influencer l’approvisionnement et l’abondance des sociétés. Dès le début de la section IV, Malthus indique que la fertilité des sols constitue un instrument déterminant de l’élévation des richesses pour une société. Mais il précise rapidement qu’il n’y aurait aucun intérêt pour les propriétaires terriens à exploiter pleinement les ressources naturelles du sol afin d’augmenter la production agricole si les débouchés étaient soit inexistants, soit en nombre insuffisant pour absorber tout surcroît d’offre. C’est ici qu’interviennent les bénéfices que les pays en développement pourraient retirer d’une exposition au commerce international, pour peu que celui-ci soit libéré de certaines entraves réglementaires [12]. Outre le fait que Malthus signale que l’échange de marchandises avec des pays plus avancés élèverait le bien-être de ces « nations arriérées », en souhaitant notamment « leur faire connaître les objets qui contribuent à la commodité et à l’agrément de la vie », (ibid., p. 270), l’échange international a surtout pour fonction de procurer des débouchés supplémentaires aux productions primaires locales. Chez Malthus, cette ouverture commerciale entraîne une exploitation accrue des ressources productives, correspondant précisément au schéma développé par les institutions internationales et les économistes dans le cadre du Cycle de Doha. La suppression des barrières tarifaires, voire non tarifaires, dans le commerce des produits agricoles ouvrirait des débouchés aux exportations des biens primaires produits dans les régions en développement.
17Arrêtons-nous un moment sur ce point si important dans la théorie de Malthus. On voit bien que, chez ce dernier, la capacité à exporter des pays « arriérés » ne peut être distinguée d’une demande préalable formée dans les pays développés. Cet aspect du débat apparaît absent de la littérature traitant des gains à attendre d’une libéralisation des échanges mondiaux de produits agricoles. Pour que l’insertion des pays en développement s’effectue dans les conditions envisagées par la majorité des économistes, encore conviendrait-il de se pencher sur les déterminants de la demande dans les pays riches qui peuvent connaître des contraintes en fonction de l’évolution de leur PIB : survient alors un affaiblissement de la demande intérieure qui ne peut qu’entraver l’écoulement des exportations en provenance du Sud. Il n’en demeure pas moins qu’il existe chez Malthus, et selon les résultats de la plupart des modèles d’équilibre général calculable, non pas une réallocation des ressources productives comme chez Ricardo, mais l’idée d’un usage intensif de ces facteurs de production terre et travail, dans le secteur agricole, usage intensif assorti de la possibilité d’accroître les achats de biens manufacturés agrémentant l’existence des agriculteurs. La logique développée dans cette section IV du Livre II des Principes n’est pas sans entrer en résonance avec le théorème de Rybczynski au point que l’on pourrait légitimement s’interroger sur le caractère précurseur de la démonstration du pasteur anglais [13]. Il y a bien chez Malthus cette idée selon laquelle le développement est engendré par l’augmentation de la disponibilité de ressources productives jusque là sous-employées, et donc par une hausse de la production dont l’orientation apparaît ici externe, c’est-à-dire exportée vers les pays plus avancés [14].
18La démonstration de Malthus livre donc une approche du développement économique qui s’éloignerait quelque peu de la vision réductrice qu’on lui attribue trop souvent. En suggérant que les économies « arriérées » peuvent mobiliser leurs ressources productives dans l’hypothèse où une demande mondiale les y encouragerait, le légendaire pessimisme malthusien laisserait place à un certain optimisme, ainsi qu’en témoigne la lecture de la section X du Livre II des Principes, et tout particulièrement la fin, lorsque Malthus indique
« (…) et si nous avons à cœur, ce qui doit être l’objet principal de nos recherches, les moyens d’augmenter le bonheur de la grande masse de la société, notre but doit être, autant que possible, de maintenir la paix et de régulariser nos dépenses » [15].
20Les rappels auxquels nous venons de procéder peuvent inciter à penser que Malthus, lorsqu’il traite des effets du commerce extérieur sur le niveau de développement d’une nation, est un fervent partisan du libre-échange. Outre son farouche attachement au maintien des Corn Laws qui allait à l’encontre de la thèse de Ricardo, l’évocation, d’abord dans l’Essai sur le principe de population puis dans les Principes, des conditions institutionnelles comme le droit de propriété ou l’existence d’un système éducatif montrent qu’il n’en est rien.
2 – Malthus : un précurseur de l’économie institutionnaliste ?
21La littérature qui s’est formée autour du Cycle de Doha et des effets positifs attendus d’une vaste libéralisation des échanges de marchandises, au travers notamment d’un démantèlement progressif des dispositifs de politique agricole dans les pays industrialisés, part d’un diagnostic voisin de celui dressé par Malthus dans ses Principes d’économie politique, à savoir que les « économies arriérées » souffrent d’un sous-emploi de leurs ressources productives. Si un processus d’ouverture généralisée des frontières était négocié, puis signé par l’ensemble des participants aux discussions multilatérales, alors le rétablissement du plein-emploi de ces facteurs de production pourrait s’opérer et enclencher une dynamique de développement.
22Le message de Malthus contient toutefois des indications empêchant de le ranger parmi les partisans d’une ouverture commerciale totale. Nous ne partageons pas, sur ce point, le point de vue que développa le préfacier des Principes, J.-F. Faure-Soulet. Il précisait que Malthus aurait déploré un certain type d’interventionnisme étatique, préférant voir les hommes agir eux-mêmes et œuvrer à la maîtrise des désordres et autres crises économiques. Tout le Livre II contient au contraire de nombreux passages où l’intervention des gouvernements est recommandée pour impulser la croissance des richesses produites [16]. Les institutions jouent chez Malthus un rôle de premier plan dans cette dynamique du développement. Et l’on peut interpréter ce que Malthus disait de ces institutions pour légitimer la notion de politique agricole, afin que la réduction de la pauvreté et de la malnutrition dans les pays en développement ne soit pas fondamentalement subordonnée au libre-échange, comme le suppose tout un courant de pensée.
2.1 – Malthus et les institutions
23En s’appuyant sur un jeu d’hypothèses conforme aux recommandations de la théorie néo-classique en matière d’échange international, les modèles ayant testé l’efficacité d’un démantèlement des « barrières protectionnistes » agricoles sur la réduction de la pauvreté dans les pays en voie de développement confortent l’idée selon laquelle les décisions économiques des producteurs de denrées agricoles dans ces pays pauvres seront induites par un ensemble de prix déterminés sur les marchés mondiaux agricoles. Or le schéma d’ensemble de Malthus, tel qu’on le trouve formulé dans le Livre II des Principes, permet de se détacher de cette monocausalité « bas prix agricoles / retard dans le développement ». Malthus avance clairement que, dans certaines nations, le sous-emploi des capacités de production est lié soit à l’absence d’institutions, soit, lorsqu’elles existent, à leur inefficacité. La section VII est en effet consacrée au rôle fondamental que jouerait selon Malthus une plus juste répartition des terres dans la production de biens primaires et dans le développement d’une nation. L’actualité de Malthus peut ainsi se mesurer à la persistance des obstacles qui se dressent devant des paysans désireux d’accéder à la terre pour la cultiver. Avant de s’insérer dans une quelconque division internationale du travail agricole, il convient donc de réformer les conditions de l’accès à la terre. De ce point de vue, toute négociation sur la libéralisation du commerce mondial de produits agricoles ne devrait intervenir qu’ex post, une fois réunies les conditions institutionnelles propices à l’installation des agriculteurs sur les terres et au financement de la production agricole.
24Dans ce débat sur le développement des pays pauvres, le message de Malthus apparaît d’une étrange actualité. Dans son récent ouvrage, Nourrir la planète, M. Griffon, à la suite de certains de ses prédécesseurs comme R. Dumont, revient sur ces préalables à toute sortie des paysans de la pauvreté, à savoir l’accès à la terre, la disponibilité de moyens de financement destinés à développer les ressources productives, et, last but not least, la garantie de prix stables et rémunérateurs dont la formation serait du ressort d’organismes publics. La résonance est troublante car dans l’Essai sur le principe de population, Malthus insista longuement sur l’inadéquation des structures sociales au regard des perspectives de développement, et surtout sur la nécessité d’inverser les termes de l’échange jusque là défavorables aux paysans des contrées économiquement « arriérées ». Et nous savons bien que les prix agricoles, dans le capitalisme contemporain, évoluent depuis plusieurs années sur des trajectoires baissières. Les prix mondiaux des matières premières agricoles subissent en effet une lente mais réelle érosion, en raison notamment d’un démantèlement programmé des mécanismes institutionnels de leur fixation [17]. Il en découle que la célèbre contrainte de débouchés (« demande effective »), sur laquelle insiste abondamment Malthus, ne constitue finalement qu’une des causes du sous-emploi chronique des ressources productives dans une nation (le schéma vertueux d’une libéralisation totale des échanges mondiaux agricoles repose sur une hypothèse forte, celle de l’existence d’une demande mondiale effective émanant des économies industrialisées et se portant obligatoirement sur les productions issues du Sud). Contre Ricardo, Malthus estima que le renoncement à des productions agricoles, fondé sur des prix élevés, signifiait se détourner d’une possibilité de jouir de ce que la nature offrait si généreusement aux hommes. Malthus, en instillant toute une problématique sur l’apport des institutions étatiques, complète son interprétation de la pauvreté en soulignant le poids des contraintes pouvant peser sur l’offre agricole et dissuader les hommes de surmonter leur tendance naturelle à l’inactivité. M. Griffon en conclut pour sa part que
« Au total, les deux mécanismes que sont le biais politique anti-paysan et la domination des paysans par les mécanismes du marché se conjuguent. Ils font en sorte que les classes paysannes soient considérées pour ainsi dire comme une ressource économique à partir de laquelle on transfère au reste de la société une partie de la valeur que leur travail représente ».
26et, plus loin, que
« La pauvreté oblige beaucoup de producteurs à compter le plus possible sur les seules réserves productives des écosystèmes sans autre possibilité d’en entretenir la viabilité que par leur seule force de travail ».
28Si les institutions peuvent être le résultat de compromis politiques – toujours provisoires – à l’intérieur d’un pays, traduisant la convergence des objectifs à atteindre en matière de développement agricole, alors elles peuvent se révéler efficaces. Dans le cas contraire, les recommandations de Malthus vont dans le sens d’un réaménagement ou d’une disparition des institutions inefficaces, afin que les nouvelles exercent sur les agriculteurs de puissantes incitations à produire en premier lieu pour nourrir la population locale avant que d’exporter. Cela impliquait, selon lui, une refonte du système de redistribution de la propriété foncière et des revenus, véritable vecteur d’une transformation fondamentale des structures de l’économie sur longue période. Cette approche « malthusienne » d’une transformation des structures économiques sous l’impulsion des institutions a forgé une intuition sans doute robuste au regard de la pérennité qui allait être la sienne. C’est en effet une dimension importante de la théorie du développement et du changement économique, élaborée par D.C. North à partir du début des années soixante [18]. Les passerelles que l’on peut établir entre les intuitions de Malthus et celles de North ne signifient certes pas qu’une généalogie existe entre l’auteur des Principes d’économie politique et tous les courants se réclamant de l’économie institutionnelle, et notamment de l’old institutional economics dont T. Veblen, J.R. Commons et W.C. Mitchell et J.M. Clark furent les principaux fondateurs. La portée des conceptions et des recommandations produites par T.R. Malthus ne s’inscrit ici que dans la mouvance néo-institutionnaliste.
29Deux éléments sont à mettre en exergue dans cette congruence des deux systèmes de pensée. D’abord, le processus d’endogénéisation des institutions – que celles-ci soient économiques, juridiques, ou même politiques (comme les droits de propriété, les dépenses de l’État, les syndicats…) – que North introduit dans ses travaux entre en résonance directe avec la propre démarche de Malthus. Au centre du dispositif institutionnel de celui-ci, on trouve le droit de propriété, de nature à rendre efficace l’organisation de la production et par conséquent à inciter à produire des richesses. Or North insiste dans son œuvre sur l’importance de ces droits de propriété. Ensuite, le changement institutionnel, que Malthus appela de ses vœux et dont on trouve en partie une concrétisation dans le secteur agricole, comme nous allons le voir ci-après, est porteur de changement historique pour l’efficacité de la production. L’objectif de Malthus était en effet, par le soutien d’institutions appropriées, d’aboutir à élever l’efficacité de la production afin d’accroître les richesses produites et distribuées. L’innovation théorique établie par North a précisément été de réintégrer les institutions dans le processus productif, lequel ne peut pas s’interpréter uniquement au travers du progrès technique. La position qui est celle de North apparaît donc congruente à celle de son illustre prédécesseur, puisqu’il nous indique que
« En dernière analyse, la performance économique est une conséquence à la fois des règles économiques générales en vigueur, ainsi que des moyens par lesquels on les fait respecter (la structure des droits de propriété), et de la structure institutionnelle spécifique de chaque marché – marché des facteurs, marché des produits ou marché politique. C’est-à-dire que la structure incitative de chaque marché sera différente de celle d’un autre marché, à un moment donné, et qu’elle évoluera dans le temps quand ses caractéristiques se modifieront » [North, 2005, p. 108 de l’édition française], avant d’ajouter : « Les économies qui fonctionnent mal possèdent une matrice institutionnelle non incitative envers les activités améliorant la productivité. »
31En tant que contributeur fondamental à la satisfaction des besoins primaires des êtres humains, le secteur agricole nécessitait, selon Malthus, l’instauration de dispositifs institutionnels capables d’accroître l’efficacité de son organisation productive. En ce sens, l’analyse de Malthus peut être lue comme une réfutation de l’argument selon lequel un marché mondial de produits agricoles et alimentaires libre de toutes barrières augmenterait le bien-être des nations.
2.2 – L’importance de la politique agricole
32Malthus n’a pas explicitement traité de la politique agricole. Il n’en est pas un théoricien reconnu. La démonstration qu’on lui doit sur la nécessité de maintenir un dispositif de protection comme la Loi sur les blés a fait de lui, a contrario, un économiste conservateur, résolument hostile aux gains mutuels que peuvent retirer les pays de leur insertion dans la division internationale du travail. On peut certes voir chez lui la conviction que le protectionnisme agricole est un instrument destiné à protéger l’identité économique d’une nation dont les fondements se situent pour Malthus dans les structures de la production agricole [19]. Au regard des négociations multilatérales de l’OMC, ce qui différencie encore aujourd’hui un Ricardo d’un Malthus a trait à ce que l’on attend du secteur agricole pour la société. Or Malthus raisonnait manifestement en termes de société, alors que Ricardo imposait un point de vue beaucoup plus économico-centré. L’expérience française d’après-guerre a pu toutefois montrer qu’une articulation entre la contribution de l’agriculture à l’accumulation du capital et au progrès général de la société était possible.
33L’interprétation que l’on a souhaité établir des thèses qu’il a avancées dans ses Principes ouvre une perspective différente. Elle tient dans l’idée selon laquelle l’organisation de la société dans ses dimensions économique et sociale, si elle est appelée à élever le niveau et le rythme de la croissance, doit nécessairement être repensée, l’objectif étant, selon Malthus, de stimuler la production. C’est d’ailleurs dans le Livre I des Principes d’économie politique, à la section VIII du chapitre III, que Malthus établit, contre la thèse de Ricardo, un lien entre l’organisation de l’agriculture et de la propriété foncière et les intérêts de la société dans son ensemble.
34De ce qui précède, il apparaît clairement que le commerce extérieur n’est pas en soi un adjuvant suffisamment puissant pour y parvenir, alors qu’il apparaît placé au cœur même de la stratégie de développement chez bon nombre d’économistes, et dans les organisations internationales comme l’OMC. Tout conduit chez Malthus à mettre en exergue le rôle prépondérant de l’État dans cette réorganisation des structures économiques, à commencer, pour ce qui relève du secteur agricole, par une action sur la répartition juridique des terres. Il s’en remet sur ce point, toujours dans la fameuse section IV du Livre II des Principes, à M. de Humboldt dont les analyses l’ont manifestement influencé. Malthus le cite abondamment afin d’étayer son argumentation en faveur d’une action politique pour que la terre soit mieux répartie et donc mieux exploitée.
35Le passage que Malthus consacre à l’Irlande, à la fin de la section IV du Livre II est sur ce point très éclairant. Il indique en effet que c’est au gouvernement de prendre en charge toutes les mesures indispensables pour accéder à la prospérité, au travers d’un programme de construction de voies de communication et d’une mise en place d’ « établissements spéciaux » (p. 284). Il s’agit ici d’une piste intéressante puisque ces « établissements spéciaux » pourraient être assimilés par exemple, dans le cas de l’agriculture, aux formes modernes prises depuis les années trente par diverses institutions agricoles, qui ont eu pour mission de restructurer le foncier, de financer le développement agricole, d’établir une représentation syndicale professionnelle auprès des gouvernements. Ces institutions, et l’expérience historique française l’illustre bien, ont permis d’ancrer le secteur agricole dans le reste de l’économie, et de favoriser ainsi l’accumulation du capital à l’échelle de la nation. Piste d’autant plus intéressante que se greffe dans certains passages des Principes une vision moderniste de l’État et de son action. Selon Malthus, l’un des freins à la croissance de la production agricole et donc à l’abondance a trait aux « habitudes féodales » (« droits d’aînesse » et « majorats ») toujours en vigueur dans certaines parties du monde. Cette vision moderniste de l’État débouche nécessairement chez lui sur des recommandations politiques destinées à subdiviser les terres et à favoriser la richesse nationale. Mais elle apparaît contrainte par ce qu’il appelle le « sens des proportions » [20]. L’État chez Malthus est cet organe qui non seulement oblige à respecter le droit de propriété, mais aussi celui qui peut le produire ou le modifier dans le sens d’une élévation de la richesse. La proximité de la démarche malthusienne avec celle de North est ici flagrante, car pour North, l’État détermine, fixe les contours des droits de propriété et impulse par conséquent le changement historique sur une longue période.
36Toujours à la fin de la section IV, Malthus parle « d’un système perfectionné d’agriculture ». L’expression a son importance, car, s’agissant de l’exemple irlandais, il indique de manière suffisamment explicite en quoi un système de production agricole fondé sur des institutions impulsées par l’État, pourrait employer des travailleurs et, dans la mesure où la population totale connaît une croissance élevée, la fraction inemployée de cette population trouverait à être embauchée dans les autres secteurs de l’économie entraînés par l’essor de la production agricole. S’il s’agissait d’une priorité pour Malthus, elle conserve manifestement son actualité en ce début de vingt-et-unième siècle, au regard des millions de paysans qui, de l’Inde au Brésil, ne disposent toujours pas d’un accès à la terre.
37Allocation différente des terres – Malthus entendant par là un processus de subdivision des terres, facteur favorable pour « augmenter la valeur échangeable et à encourager la production future » (p. 314) –, prix rémunérateurs pour les producteurs, système de financement adapté aux décisions de production, autant de paramètres qui rappellent les dispositifs fondamentaux d’une politique agricole. Vue sous l’angle du développement et de la croissance, une politique agricole doit avoir deux objectifs principaux qu’un auteur comme D. Bergmann avait en son temps définis de manière suffisamment rigoureuse pour que l’on puisse légitimement y trouver une source d’inspiration pour les pays qualifiés d’« arriérés » par Malthus. Le premier est un objectif d’efficacité dans l’utilisation des ressources productives (objectif que Bergmann nommait productivité). Le second a trait à l’instauration d’une justice économique entre les acteurs contribuant au progrès général de la société (objectif de parité des revenus) [21]. L’expérience européenne, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, constitue un aspect intéressant de ce que l’on peut attendre d’une politique de développement. L’Europe occidentale d’avant-guerre se distingue à la fois par une industrialisation avancée et par une dépendance alimentaire reconnue. Au travers d’indicateurs comme le nombre d’actifs employés dans l’agriculture, des auteurs comme J.-C. Asselain et B. Blancheton ont montré qu’au sein même de l’Europe des disparités de développement et de revenus nationaux ont existé [22]. Certaines économies européennes, à l’instar de l’Angleterre pourtant première puissance mondiale, ou de l’Italie, évoluèrent tout en demeurant vulnérables pour leurs approvisionnements alimentaires. À la veille de la guerre, en Angleterre, il s’agissait d’une configuration aggravant l’état de dépendance alimentaire vis-à-vis de l’extérieur. Enfin, l’Europe de 1945, tout du moins celle qui allait former cette zone que l’on connaît aujourd’hui, se trouva dans une situation de dépendance quasi totale vis-à-vis des États-Unis pour ses approvisionnements alimentaires.
38La position de l’Europe dans le monde appelait dès lors un changement radical en matière d’accès à la nourriture. Cet accès à la nourriture n’est rien d’autre que la souveraineté alimentaire d’une nation ou d’un groupe de nations. La politique agricole pourrait s’interpréter comme une institution économique et sociale participant à la construction d’une société comme communauté, pour reprendre le point de vue de M. Aglietta et A. Orléan sur l’institution monétaire. L’alimentation constituerait un maillon d’une représentation commune participant à la fondation de la société [23]. En toile de fond se pose le problème de l’indépendance alimentaire des nations. Malthus apporte en cela une aide précieuse pour comprendre et ainsi réhabiliter l’idée que l’agriculture se définit comme un secteur particulièrement sensible pour une nation, devant du coup être traitée et négociée de manière spécifique et dont la dimension géopolitique ne peut être sous-estimée [24]. Contrairement à Ricardo, Malthus ne croyait nullement aux vertus pacificatrices du commerce international. Bien davantage, l’échange entre les nations ne constituait pas pour lui une garantie suffisante en matière de sécurité des approvisionnements alimentaires. Des institutions politiques et économiques efficaces auraient par conséquent pour mission de préserver cette sécurité alimentaire des nations et la prémunir des prédations. C’est sans doute la signification profonde et concrète qu’il conviendrait de donner à la proposition d’exclure l’agriculture des négociations commerciales et de la placer sous l’autorité de la FAO.
39Le tournant amorçé vers la fin des années cinquante concerna d’abord la France, puis les pays fondateurs du Marché commun, avec l’instauration de politiques agricoles induisant de profondes restructurations de l’appareil productif en agriculture. Trois grandes décisions ont été prises, qui, par rapport à notre problématique, font écho aux recommandations de Malthus. En France, dès 1960, réforme des structures des exploitations : un dispositif d’encouragement à la cessation d’activité, afin de rendre vacantes suffisamment de terres favorisant l’accroissement de la taille des exploitations ; le versement de soutiens à l’agrandissement et aux investissements productifs ; la formation d’un progrès technique diffusé dans les exploitations agricoles par le biais de l’enseignement agricole et de la vulgarisation. Ces décisions nécessitèrent l’émergence d’institutions nombreuses, en mesure d’administrer et réguler ces réformes (Sociétés d’aménagement foncier, structures juridiques comme les Groupements agricoles en commun, mobilisation d’institutions déjà anciennes comme les Chambres d’agriculture, réorganisation du système bancaire agricole…). La création de la PAC constitua quant à elle un vecteur de la modernisation des agricultures européennes, dans la perspective première d’accéder à l’autosuffisance alimentaire, et, plus globalement, de participer au développement de l’économie dans son ensemble.
40De ce point de vue, une politique agricole serait un ensemble de dispositifs institutionnels visant à accroître la production, à élever le revenu des agriculteurs afin de respecter une parité par rapport aux autres catégories socioprofessionnelles, concourant ainsi au progrès général d’une société [25]. C’est sans doute dans ce registre que réside l’actualité de Malthus. Il a vu dans les institutions les instruments possibles d’un accroissement des richesses. Toute insertion dans la division internationale du travail doit être précédée par la construction d’un appareil de production capable d’abord de nourrir la population locale, objectif devant être compris au sens que Malthus lui donnait, améliorer le sort du plus grand nombre, et ensuite exporter ce qui doit l’être. L’organisation de l’économie était donc bien « politique » par essence, et Malthus a mis en valeur l’étroite articulation entre la puissance d’une nation et sa richesse. Ces deux aspects forment les deux faces d’une pratique gouvernementale qui sera analysée bien plus tard par le philosophe M. Foucault [26].
41Toutefois, l’expérience européenne qui vient d’être brièvement rappelée a, depuis fort longtemps, donné prise aux critiques les plus variées. Celles portant sur les distorsions de concurrence provoquées par la PAC ont formé le point de départ de notre réflexion. Ces récriminations peuvent être considérées comme secondaires au regard de la problématique plus générale développée par Malthus et qui demeure d’une brûlante actualité : comment procurer de la nourriture à tous les humains dans un monde aux ressources finies ? Au-delà des processus de rationalisation techniques et des découvertes qui seraient en mesure de garantir ce que l’on nomme aujourd’hui un « développement durable », on voit bien que l’accès de tous à l’alimentation réside dans une réallocation des ressources institutionnelles en rétablissant certains dispositifs de régulation des marchés agricoles, à l’échelon national certes, mais surtout à l’échelon international. On retrouve ici la proximité des analyses de North et de celles de Malthus. Elle a trait au fait que, pour les deux auteurs, chaque nation ou groupe de nations doit se doter d’institutions capables d’élever le niveau d’efficacité de la production, sans chercher à copier tel ou tel modèle.
42Les critiques exprimées à l’encontre des recommandations de l’OMC apparaissent cohérentes avec les doutes que Malthus avait ressentis au sujet du rôle du commerce extérieur dans le processus de développement. S’il s’agissait pour Malthus d’élever le niveau des richesses pour que la plus grande masse des hommes accèdent à l’alimentation, le modèle qui est proposé par le Consensus de Washington est porteur de risques économiques et sociaux de premier ordre pour les pays en développement. Ces critiques rouvrent-elles de nouvelles perspectives théoriques et pratiques pour l’économie du développement ? Il faut croire que oui, au regard de la résurgence de débats que l’on pensait anciens, voire désuets, ainsi que le montre l’actualité des marchés agricoles mondiaux, entrés en ébullition depuis près de deux ans.
3 – Conclusion
43Le processus de développement économique est peut-être plus complexe que ne le laissent entendre les promoteurs d’une libéralisation intégrale du commerce mondial dans le cadre des négociations qui, laborieusement, ponctuent le Cycle de Doha depuis 2001. La coupure opérée entre l’échange et la production de biens agricoles destinés à nourrir les populations constitue un bon révélateur de la simplicité des schémas dans laquelle tombent trop souvent les modèles. La (re)lecture de Malthus permet sans doute de prendre la mesure de cette complexité. C’est un premier aspect de la critique qui peut être adressée aux économistes et négociateurs faisant de l’agriculture une variable d’ajustement dans les négociations. Il en découle que le conservatisme de Malthus devrait être réexaminé au regard du contenu des négociations à l’OMC. À la récurrence des propos pessimistes relatifs à la croissance démographique et aux répercussions de tous ordres occasionnées par les politiques agricoles, le message de Malthus apparaît pour ce qu’il est, résolument tourné vers l’avenir, vers une créativité économique et sociale et vers la recherche de solutions satisfaisantes pour tous. C’est également, on vient de le voir, le sens du message adressé par North au travers de sa démonstration sur l’influence des institutions sur la croissance et l’efficacité de la production.
44C’est probablement ce qui sépare cet auteur de son grand rival qu’était Ricardo. Alors que ce dernier n’avait pour autre souci que d’enrayer la chute du profit des industriels, le commerce extérieur devenant pour Ricardo l’adjuvant fondamental du redressement de ces profits, Malthus s’est au contraire penché sur l’humanité. « Augmenter le bonheur de la grande masse de la société, notre but doit être, autant que possible, de maintenir la paix et de régulariser nos dépenses » (p. 361). Cette controverse très ancienne, quasiment constitutive de la discipline, hanterait donc les couloirs de l’OMC à Genève. L’OMC serait-elle dans l’erreur ? Les différends qui opposent les puissances agricoles à l’OMC n’ont fait que retarder la formation d’un accord. On ne s’étonne guère du coup de voir resurgir une problématique économique où les rapports de forces et les conflits commerciaux, dans les échanges internationaux, sont endogènes [27]. L’agriculture constituerait de ce point de vue un laboratoire des tensions internationales passées et à venir.
45Si la mondialisation est un facteur de paix, la paix étant prise ici au sens militaire d’absence de conflits armés, les guerres commerciales pourraient être un parfait substitut à ces derniers. Et le déroulement des conflits commerciaux démontre à l’envi que le projet « malthusien » de produire et d’accéder à l’abondance des richesses s’efface devant les puissants intérêts des groupes de l’industrie agroalimentaire. L’histoire de la pensée économique a encore bien des choses à nous dire en matière d’agriculture, domaine de réflexion qui constitua l’un des fondements même de l’économie politique. Nous voulons dire par là que l’économie politique du xixe siècle avait encore à débattre d’un projet anthropologique dans lequel l’État, au travers d’institutions, pouvait prendre part. Ces institutions, selon Malthus, avaient pour mission de garantir la subsistance des hommes. En exerçant les pressions suffisantes pour jeter le discrédit sur les politiques agricoles, l’OMC et ses experts économistes réfutent la légitimité de cette donnée anthropologique. Il faut toutefois rappeler que ces derniers agissent dans la sphère de la science économique et non plus dans celle de l’économie politique.
Notes
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[1]
L’auteur remercie J.-C. Asselain (Université de Bordeaux IV) ainsi que les deux rapporteurs anonymes de la Revue française de socio-économie pour leurs critiques et suggestions qu’il ont bien voulu adresser lors d’une première version de ce texte. Il reste seul responsable des erreurs et omissions qui pourraient subsister.
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[2]
Une analyse critique des raisons de ces échecs successifs des négociations à l’OMC se trouve dans M. Abbas (2005).
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[3]
L’édition de 1959 de la célèbre Histoire des doctrines économiques de C. Gide et C. Rist, publiée à la Librairie du Recueil Sirey, classe Malthus dans le camp des pessimistes, et ne mentionne qu’une seule fois, en note de bas de page, les Principes d’économie politique. Dans la cinquième édition de son Histoire de la pensée économique, PUF, coll. « Thémis », 1977, H. Denis, tout en évoquant le rôle décisif qu’a pu jouer Malthus dans la théorie de la croissance économique, ne semble guère plus enclin à faire de Malthus un théoricien plus optimiste.
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[4]
Voir notamment J.H. Barton, J.L. Goldstein, T.E. Josling, R.H. Steinberg (2006).
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[5]
Certains auteurs ont mis en débat cette hypothèse selon laquelle le commerce international serait pacificateur. Sur ce point, lire P. Martin, T. Mayer, M. Thoenig (2006) ainsi que T. Pouch (2005).
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[6]
Engagement a été pris lors de la Conférence ministérielle de décembre 2005 à Hong Kong, de supprimer totalement ces restitutions à l’horizon 2013.
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[7]
J.-C. Bureau, E. Gozlan, S. Jean (2005).
-
[8]
Lire R.G. Chambers (1995) ; T.W. Hertel, W. Martin (2000) ; A. Matthews (2002 ; P.A. Messerlin (2002) ; C. Michalopoulos (1999).
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[9]
Cf. G. Caire (1984).
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[10]
Cf. J.-P. Platteau (1984).
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[11]
Tous ces points sont développés par Malthus dans son Essai sur le principe de population, 1798, Livre IV, chapitres XI et XII, édition française de 1992. Concernant les Principes d’économie politique, nous nous référons à l’édition française de 1969.
-
[12]
Malthus use dans son texte de l’expression « pays arriérés ». Elle doit être prise, nous semble-t-il, avec quelque précaution, Malthus ayant probablement souhaité l’utiliser dans un sens relativement neutre, c’est-à-dire de backward.
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[13]
Ce théorème indique que : « Lorsque la quantité d’un facteur s’accroît, il y aura, à prix constants, une élévation absolue de la production du bien nécessitant un usage intensif de ce facteur, et diminution absolue de la quantité produite de l’autre bien ». Voir T.M. Rybczynski (1955).
-
[14]
L’interprétation de la position de Malthus qu’offre un auteur comme Platteau nous a conduit à suggérer un tel jeu de correspondance entre Malthus et l’analyse néo-classique du commerce international (Platteau, art. cité).
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[15]
La section X traite de la détresse des classes ouvrières, Malthus ayant eu pour père un riche propriétaire terrien ouvert aux idées progressistes, notamment celles de Rousseau, Godwin ou Condorcet. Dans la dernière note de bas de page du Livre II, Malthus indique que, « quelque minime que soit le prix des subsistances, si les ouvriers n’ont pas de travail, il faudra qu’ils aient recours à la charité » (Principes, p. 361). De quoi faire réfléchir les thuriféraires d’une ouverture du marché communautaire pour bénéficier d’importations agricoles peu chères. Une courte biographie de Malthus se trouve dans Histoire des doctrines économiques de Gide et Rist, op. cit.
-
[16]
H. Denis, qui consacra le chapitre V de la quatrième partie de son manuel d’Histoire de la pensée à la théorie de la croissance chez Malthus, est moins péremptoire que Faure-Soulet, en ce sens qu’il souligne les multiples contradictions qui jalonnent l’œuvre de Malthus.
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[17]
Se reporter à B. Conte (2006), et à J. Morisset (1997). Nous ne nous attarderons malheureusement pas, dans ce texte, faute de place, sur la récente envolée des prix des matières premières agricoles, à laquelle vient de succéder une baisse.
-
[18]
Lire D.C. North (1979), (1981), (1990), (2005), ainsi que T. Corei (1995), B. Chavance (2007), R. Rollinat (1996), (1998), et J. Aron (2000).
-
[19]
On lira avec profit sur ce thème P. Vidonne (1986).
-
[20]
Rappelons que la suite du titre des Principes est « considérés sous le rapport de leur application pratique ». La lecture du Livre II des Principes conduit à penser que, derrière cette application pratique, ce sont bel et bien des principes de politique économique qui jalonnent la pensée et la démonstration de Malthus. Toutefois, toute la section VII du Livre II est truffée d’appels à la réforme du droit de propriété, aussitôt nuancés par les craintes de Malthus quant aux conséquences d’une telle « démocratisation » de l’accès à la terre.
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[21]
D. Bergmann (1957).
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[22]
Sur le rôle du secteur agricole dans la croissance économique moderne, lire également J.-C. Asselain (1998) ; également, J.-C. Asselain et D. Blancheton (2000).
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[23]
Un rapprochement avec la notion de « marchandise fictive », que l’on trouve développée chez K. Polanyi, pourrait être établi. C’est en effet dans son célèbre ouvrage que la notion de « marchandise fictive » est perçue comme une représentation créatrice du monde. Lire K. Polanyi (1944) (1983), et les analyses qui en ont été faites par des auteurs comme J. Maucourant (2005). Sur la monnaie comme institution, lire M. Aglietta, A. Orléan (1998).
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[24]
Se reporter à J. Berthelot (2001), et à A. Clément (2006).
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[25]
Lire T. Pouch (2002).
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[26]
On pourra consulter C. Barrère (2002).
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[27]
Par exemple G. Kébabdjian (2006a et 2006b) et B. Daviron, T. Voituriez (2006).