CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La sociologie de la publicité oscille entre deux grandes traditions de recherche. D’un côté, un ensemble de travaux adoptent une position immanente au message délivré, c’est-à-dire se focalisent sur les opérations de codage / décodage des messages publicitaires [Hall, 1994], sur le dévoilement de leurs signifiés [Barthes, 1964], ou sur l’iconographie que véhicule ce langage [Sauvageot, 1987]. D’un autre côté, certains travaux dénoncent la dimension manipulatrice de cet instrument commercial en montrant qu’il participe, comme « système magique » [Williams, 1990], à l’engourdissement de la critique sociale et à la consolidation d’un comportement unidimensionnel par exemple [Marcuse, 1964] [1]. Quelle que soit la tradition retenue, la publicité apparaît dans ces travaux comme une manifestation désincarnée et extérieure au marché qui pourvoit, seule et du dehors, aux conditions nécessaires à l’attachement d’une offre à une demande. Il faut attendre les travaux d’Antoine Hennion et Cécile Méadel sur les laboratoires du désir (1988) pour que soit engagée, pour la première fois en sociologie, une anthropologie du monde (des) publicitaire(s) rattachant la publicité à ses soubassements humains.

2Nous voudrions ici prolonger cette démarche au-delà des coulisses du marché et prendre acte de l’immersion des publicités, une fois conçues, dans le « travail marchand » [Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2000] auquel recourent non seulement les acteurs de l’offre pour s’adresser à leur clientèle et aiguiller leurs décisions (les publicités comme outillage ordinaire du processus de captation/prescription), mais aussi les clients pour construire de façon informée leurs choix économiques (les publicités comme outillage ordinaire du processus de réflexion/décision) [2]. En restant à la surface du marché, c’est-à-dire au niveau des pratiques marchandes, nous proposons ainsi d’envisager l’action publicitaire sous un angle renouvelé : à bien observer ces pratiques, on ne peut en effet se satisfaire d’une intervention des publicités sans doute profonde mais aléatoire (une trace du message est peut-être enfouie dans l’inconscient des individus ou conservée fragilement dans un coin de leur mémoire), qui serait préservée de tout contact avec la matérialité et la froideur économique pour mieux en assurer l’enrobage culturel et symbolique.

3À partir de plusieurs semaines d’observation dans une scène ordinaire du marché des Télécoms, les boutiques d’un opérateur [3], nous avons entrepris l’examen d’une variété de situations dans lesquelles les acteurs – visiteurs et membres de l’équipe commerciale des boutiques – sont amenés à mobiliser l’équipement publicitaire et à l’inscrire dans les opérations commerciales. Notre préoccupation, tout au long de cette immersion restée non participante, fut de décrire les interactions marchandes [Chantelat et Vignal, 2002] en notant directement des éléments de dialogue et de gestuelle, les déplacements dans l’espace et la manipulation des outils environnants [4].

4Dans la lignée d’un situationnisme méthodologique [Joseph, 1998] transposé au monde marchand, nous allons donc nous intéresser à l’inscription des publicités dans les pratiques des acteurs en boutique (vendeurs et consommateurs), à leur manière polymorphe de participer au travail de référencement et de singularisation des offres [Canu et Mallard, 2006], de s’articuler aux discours et de s’inscrire dans les actes. L’emprunt à ce « situationnisme méthodologique » traduit notre volonté de situer l’usage des publicités non seulement dans son contexte spatial, mais aussi dans son contexte temporel. Les documents publicitaires, puisqu’il s’agit du support qui va nous intéresser en priorité ici, se présentent en effet comme des outils locaux et pratiques pris dans des configurations circonstancielles singulières, c’est-à-dire à la fois pris dans des parcours de consommation dont les temporalités débordent de loin le seul moment de la réception du message en boutique, et pris dans des interactions indissociables de leur écologie, de la transaction et de l’action des autres supports humains et techniques qui habitent et habillent le lieu. En procédant de la sorte, nous espérons sortir de la tension, bien souvent paralysante, entre surface publicitaire et profondeur marchande, entre le discours publiphobe classique (« la publicité nous manipule ») et le récit d’achat rétrospectif de la part de consommateurs qui n’accordent aucune place à cet outil dans l’explication de leurs pratiques commerciales (« je ne manipule jamais de documents publicitaires ») [Canu, 2005].

5Notre démonstration se veut descriptive et repose sur une caractérisation des modes d’intervention des documents publicitaires. Dans une première partie, nous développerons d’abord le plus classique et immédiat de ces modes d’intervention : les documents publicitaires, parce qu’ils proposent une représentation écrite des offres, apparaissent comme des supports cognitifs et discursifs de la relation marchande. L’ameublement de la situation en boutique se prête à une analyse de la dimension écologique de l’action marchande et alimente, nous le verrons, les recherches qui tentent de saisir le caractère distribué des processus cognitifs. Aussi cet espace est-il éloquent du point de vue des modalités physiques et des éléments, autres que mentaux, qui viennent « instrumenter » un calcul économique particulièrement pesant sur le marché des télécommunications. Ensuite, nous reviendrons dans une seconde partie sur un rôle des publicités moins intuitif : celui de véhicule d’un marché personnalisable, non seulement dans le cadre spatio-temporel de la boutique mais aussi dans différentes scènes et différentes temporalités des parcours de consommation. Enfin, dans un troisième et dernier temps, nous emprunterons à la fois à la sociologie interactionniste et à la sociologie du marché, pour montrer que les publicités sont également des supports de civilité proposant des discours susceptibles d’apaiser les tensions inhérentes aux relations marchandes qui engagent les « faces » en public.

1 – Une double inscription : les documents publicitaires comme supports discursifs et cognitifs de l’interaction

6Dès les premiers temps de nos observations, les documents publicitaires présents en boutique apparaissent comme des « artefacts cognitifs » qui visent à alléger la charge cognitive du consommateur en recevant délégation d’une partie du travail de représentation commerciale. Bien sûr, nombre des écrits publicitaires de la boutique reposent sur la mise en œuvre de rhétoriques classiques, basées sur la séduction, l’interpellation ou l’identification, et ont pour principal objectif la captation immédiate du visiteur de passage. Pour autant, la majorité des brochures et quelques-unes des affiches proposent également aux acteurs de la boutique une rhétorique de l’argumentation commerciale soucieuse d’afficher bon nombre de détails sur les offres, leurs usages et les consommateurs auxquels elles se destinent. Les documents en question sont à tel point informatifs que l’on peut même s’interroger sur leur nature « publicitaire ».

7À bien regarder le contenu du leaflet ci-dessus, il est permis d’en douter [5]. Pour autant, et même s’ils n’ont pas forcément le « physique de l’emploi », nous soutiendrons que ces documents méritent bien d’être qualifiés de « publicitaires ». Deux premiers arguments génériques peuvent selon nous être avancés : le premier consiste à noter que, d’un strict point de vue étymologique, la publicité revient à « rendre les choses publiques » ; en d’autres termes, sur les marchés, faire sa publicité revient pour l’annonceur à engager des dépenses pour « rendre ses choses marchandes publiques ». Nul besoin ici de faire intervenir les supports, l’image, la rhétorique, les représentations, ou encore les contrats de lecture sous-jacents : il suffit simplement de parler de soi et / ou de son offre publiquement pour que le message ait une dimension publicitaire. Le second argument invite à considérer l’ambition qui sous-tend la conception et la diffusion de ces brochures publicitaires. Les publicités sont en effet des discours qui doivent être efficaces et produire des effets sur le public ou, plus globalement, sur tout l’environnement marchand de l’annonceur. De par cette ambition perlocutoire, ce sont des « actes de langage » [6]. Un troisième argument, plus spécifique aux documents observés sur notre terrain, mérite d’être isolé. Il renvoie à la matérialité des discours, c’est-à-dire à la fois au contenu, mais aussi au support de ces messages. Sans que nous puissions développer davantage cette dimension ici, notons que l’examen de la rhétorique des brochures publicitaires disponibles en boutique nous a permis d’identifier la permanence qui caractérise, quels que soient le support (leaflet, brochure, catalogue) et la quantité d’informations contenues, une même logique argumentative s’articulant autour du triptyque a) éloge, b) attachement et c) conseil [7].

8Typiquement, l’équipement publicitaire présenté supra (cf. photo 1) est susceptible d’activer et d’appuyer la mémoire, de faciliter le raisonnement [Norman, 1993], et de fluidifier le discours des acteurs en leur donnant des prises visuelles et informationnelles pour relancer, argumenter, contredire, préciser leurs propos [8]. De ce point de vue, il se présente donc également comme un instrument de calcul, l’un de ceux qui viennent instrumenter la cognition économique et rendre possible l’existence empirique d’agents calculateurs [Callon, 1998] [9]. Cette première fonction générique des publicités se décline en deux modes d’inscription bien différents, selon l’identité des acteurs, vendeurs ou consommateurs, qui mobilisent et insèrent les documents dans la relation.

Photo 1

Contenu d’un leaflet Wanadoo disponible en boutique et présentant les forfaits Extense Pro – Hiver/printemps 2004-2005

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Contenu d’un leaflet Wanadoo disponible en boutique et présentant les forfaits Extense Pro – Hiver/printemps 2004-2005

9L’inscription la plus courante est celle des Publicités sur le Lieu de Vente (PLV) introduites dans la relation par le vendeur, soucieux de justifier et de soutenir son argument, sa proposition marchande. L’intervention de cette publicité support peut autant être le signe d’une méconnaissance de l’offre de la part des vendeurs qu’un signe, à l’inverse, de leur compétence situationnelle – c’est-à-dire tirer un profit opportuniste de l’environnement pour orienter la situation dans un sens qui leur est favorable. En d’autres termes (empruntés à D. Norman), avec les supports publicitaires il n’est plus nécessaire pour les vendeurs de s’appuyer sur une représentation interne de l’offre. La nature de leur travail évolue : l’internalisation cognitive des offres n’est plus indispensable si elle est remplacée par un apprentissage de l’artefact. Dans la lignée des approches écologiques de l’activité, nous pouvons ainsi soutenir qu’en boutique « devenir expert, c’est [savoir] exploiter les ressources de l’environnement » [Béguin et Clot, 2004]. Dans les cas de méconnaissance des offres, les publicités servent donc de béquille cognitive et argumentative aux vendeurs :

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Situation 1 – Un client, venu pour se renseigner sur l’offre T, s’adresse au vendeur B. Ce dernier est loin d’être un spécialiste de l’offre – c’est A qui est chargé, lorsqu’elle est libre, de prendre prioritairement les clients intéressés par cette offre. B répond malgré tout « bien sûr ! » et part seul d’un pas rapide faire un tour de la boutique. Il se saisit en passant de trois brochures consacrées à cette offre et retourne voir la cliente. Il pose les brochures sur le rebord juste devant eux et entame la discussion. Quelques minutes plus tard, un cas similaire se présente : un client demande cette fois des renseignements sur l’offre L au responsable de la boutique qui ne faisait que passer par là. Il lui expose rapidement ses craintes et interrogations. Le responsable répond « oui, bien sûr… elle est où la PLV sur la L ? ». Les vendeurs sont tous occupés et il ne reçoit pas de réponse immédiate. Il se met à fouiller un peu partout et peine à trouver ce qu’il cherche. Finalement, il laisse A prendre le relais et retourne à ses occupations [10].

11Ici, les vendeurs conscients des limites de leur savoir sur l’offre, mais soucieux de ne pas les dévoiler au client, s’engagent dans une recherche effrénée de brochures susceptibles de structurer et d’informer leur discours. Mais il convient, pour autant, de ne pas réduire l’usage de ces documents à une manœuvre de défausse de la part de vendeurs soulagés à l’idée de pouvoir ainsi camoufler ou compenser leurs lacunes. La seconde forme d’inscription doit en effet être envisagée d’un point de vue plus positif : l’artefact publicitaire s’apparente également à un outil mis à la disposition des membres de l’équipe commerciale et dont l’usage pertinent, en situation, participe d’une connaissance « équipée » facilitant leur maîtrise de l’échange (jongler entre leurs connaissances et les données « affichées » par les documents, articuler et combiner un discours à un autre). Le maniement de cet équipement durant la relation consommateur / vendeur atteste la compétence de ce dernier et lui confère un avantage certain : il « joue à domicile », dans un environnement qu’il éprouve au quotidien. Les publicités sont dès lors envisagées comme des ressources écologiques pour l’action : parce qu’ils connaissent à la fois mieux l’offre et les ressources que recèle le lieu, les vendeurs disposent via les publicités, de supports de légitimation des propos tenus. À tel point, que l’on peut s’étonner du statut « informationnel » que les consommateurs accordent à ces documents, avec un message commercial que l’on soupçonne beaucoup moins dans le cadre de la boutique que dans d’autres circonstances (notamment dès que le message s’avère intrusif). La publicité, dans quelques-unes des situations observées, acquiert même le grade de preuve et valide avec aplomb ce qu’avance le vendeur, au point de clôturer parfois les débats positivement (du point de vue de ce dernier).

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Situation 2 – Une dame arrive avec, déjà en main, de nombreuses brochures X. Elle s’installe face aux mobiles et se met à consulter l’un des catalogues qu’elle a apportés avec elle. Aucun vendeur ne vient la voir dans l’immédiat. Toujours seule, elle se met cette fois à lire les affiches G disposées sur le mur face à elle. M s’occupe enfin d’elle : elle souhaite acheter un portable. Après quelques minutes de discussion, elle téléphone à son fils pour être certaine de son choix. La discussion se poursuit et visiblement elle n’est pas d’accord avec M à propos des offres P ; le ton est vif. Elle se met alors à montrer l’affiche du doigt et à hausser encore davantage le ton. M fait de même : il hausse le ton et s’appuie sur la même affiche mais en tire avantage et retourne l’argument. Finalement le débat se clôt avec ce contre-argument de M qui passe à l’ordinateur pour saisir des informations sur le SI. Elle continue de son côté à lire les brochures, attentivement…

13Dans cet échange, nous voyons tour à tour les deux acteurs chercher dans l’équipement du lieu les indices pertinents pour justifier leurs arguments. À ce jeu-là, le vendeur illustre l’ascendant que nous venons de lui prêter non sans avoir malgré tout, dans la situation décrite, dû hausser le ton. On rejoint ici ce que Bruno Latour a déjà pu avancer à propos des inscriptions scientifiques dans « Les vues de l’esprit » [Latour, 1985] – « inscription » entendue cette fois dans le sens scriptural du terme. Il se demande notamment pourquoi les inscriptions de toutes sortes sont aussi importantes pour les chercheurs, les ingénieurs, les architectes, « tous ceux qui pensent avec leurs yeux et leurs mains ? ». Sa réponse : Parce qu’elles offrent un avantage unique lors des discussions :« Vous doutez de ce que je vous dis ? [demande le scientifique à ses collègues]… “Vous allez voir, je vais vous montrer !”. Et là, l’orateur déploie devant les yeux de ses critiques autant de figures, diagrammes, planches, silhouettes qu’il en faudra pour convaincre » (p. 14). Le « Tenez, je vais vous montrer » que le scientifique soutient à ses collègues, est tout aussi fréquent et convaincant sur le lieu de vente, alors que le vendeur soutient un argument commercial à ses clients, « inscriptions publicitaires » à l’appui. La situation ci-dessous illustre également notre propos tout en venant y apporter une nuance :

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Situation 3 – Un client discute avec une vendeuse des tarifs à l’international. Il se renseigne sur les offres P et semble étonné par les propos qu’elle lui tient : « On m’avait dit que l’international, ce n’était jamais compris dans les forfaits » ; ce à quoi la vendeuse répond « et si ! Tenez, venez voir ! ». La vendeuse prend l’une des brochures qu’elle avait déjà posées sur le rebord et montre au client ce qui y est écrit.

15Sans doute, la brochure tient-elle dans cette situation toujours le rôle que nous venons de lui attribuer : elle s’inscrit en effet dans la discussion comme preuve des propos tenus par le vendeur. Pourtant, pour un client méfiant – car tiraillé entre plusieurs arguments commerciaux contradictoires –, l’argument publicitaire, même s’il est utilisé à bon escient par le vendeur, peut ne pas suffire à susciter la conviction. Retenons par exemple que les conseils prodigués par l’entourage bénéficient souvent d’un crédit bien supérieur à ceux tenus par les acteurs ou dispositifs merchandising de l’offre [Canu, 2005]. D’ailleurs, dans cette situation, et malgré « la preuve » affichée devant lui, le client ne se décidera finalement pas à acheter, précisant plutôt qu’il allait « y réfléchir » et « revenir la semaine prochaine ».

16À cette inscription des publicités par les vendeurs, s’ajoutent les situations, également très fréquentes, dans lesquelles les documents publicitaires sont mobilisés par les consommateurs, cette fois à leur avantage, notamment parce qu’ils les ont choisis et consultés avant leur visite, voire aussi, parfois, parce qu’ils les ont déjà personnalisés – ajout de mentions, annotations. Dans ce cas-là, la publicité, toujours utilisée comme un support à l’interaction, ne provient pas de l’équipement du lieu de vente, mais se trouve plutôt introduite, de l’extérieur, par le consommateur dans le cadre de la boutique. Aussi peut-on en déduire que le parcours d’achat du consommateur a été engagé dans un autre lieu et à un autre moment, avec un document publicitaire qui s’inscrit à la fois au cours de la visite de la boutique et dans des cheminements de consommation bien plus larges – mais nous y reviendrons.

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Situation 4 – Un client entre dans la boutique avec, à la main, la brochure C. Il se dirige directement vers les portables, pose sa brochure sur le rebord et commence à regarder les différentes offres. M intervient (pour le moment la brochure ne sert pas). Il manque apparemment certains modèles sur le mural. Il demande à M où se trouve l’appareil K ; ce dernier lui répond qu’ils n’en ont plus. « Ah c’est dommage, je l’avais noté celui-là ! [sur la brochure] » rétorque le client en montrant sa brochure.

18À ce stade de notre exposé, l’important est surtout de constater que l’artefact publicitaire, qu’il soit introduit par le vendeur ou par le client dans la relation, y est essentiellement mobilisé et inscrit pour parvenir à établir une meilleure représentation de l’offre. Sur ce marché et en boutique, les publicités, parce qu’elles mettent en images et en mots des offres qui sont bien souvent complexes et intangibles, contribuent ainsi à leur construire des référents [Latour, 1990] qui les rendent partiellement accessibles aux consommateurs. De ce point de vue, les documents publicitaires changent de statut et s’avèrent très recherchés par la clientèle de passage. Assurément, pour les consommateurs, la parole des vendeurs est une formulation tout aussi nécessaire que les publicités, voire davantage, pour construire l’offre et se la représenter. Pour autant, l’équipement publicitaire assure une bonne partie du reste du travail : via la médiation publicitaire, l’image de l’offre prend corps, se stabilise visuellement, et peut surtout non seulement circuler parmi les acteurs sans s’altérer mais aussi s’affiner davantage à chacun des mouvements qu’elle accomplit. L’observation du travail marchand en boutique nous apprend ainsi que la construction d’un référent de l’offre pour un consommateur [Callon, Meadel et al., 2000] repose sur sa circulation/traduction ininterrompue entre les acteurs et les objets et inscrit dès lors les documents publicitaires au cœur de ce processus – en ce qu’ils permettent notamment d’assurer une présentation de l’offre « mobile, immuable, présentable lisible et combinable… » [Latour, 1990].

19Parmi les singularités qui distinguent les boutiques des grandes surfaces figure la diversité des motifs qui décident les visiteurs à s’y déplacer [11] : bien sûr, certains d’entre eux viennent pour acheter et souscrire des forfaits, mais beaucoup d’autres sont seulement là pour se renseigner, préparer un achat, ou encore pour obtenir une réparation [Joseph, 1994]. Dès lors, la définition d’un référent de l’offre s’inscrit à différents moments des parcours de consommation et répond à plusieurs formes d’impératifs : prendre connaissance de la totalité d’une gamme de produit, établir des comparatifs selon certains attributs des offres, détailler une offre en particulier… L’examen rapide de la panoplie des documents publicitaires placés en boutique traduit la prise en compte de cette variété de référents potentiels par les professionnels du marché.

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Situation 5 – La cliente demande alors « Vous avez une petite plaquette ? », le vendeur acquiesce et lui tend le catalogue MA. « Mais on y trouve tous les forfaits pro ? », s’inquiète-t-elle. « Ah non, pas là !… dans ce cas-là… » et il se dirige sur ces paroles vers l’espace pro de la boutique pour se saisir d’une seconde brochure qu’il tend à la cliente (B).

21En résumé, il nous semble devoir parler d’une inscription publicitaire à double titre : d’une part, l’inscription des documents publicitaires dans les pratiques marchandes des acteurs (support cognitif et discursif dans les relations agents / clients) ; d’autre part, l’inscription publicitaire, au sens scriptural, c’est-à-dire la mise en mots et en images du marché, l’indexation du monde marchand qu’opèrent les publicitaires en amont, mais aussi que les publicités permettent d’opérer aux acteurs en circulant parmi eux.

2 – Un message mobile et personnalisable : garder une trace de l’interaction marchande

22Reprenons. S’intéresser au discours publicitaire dans les boutiques, c’est notamment s’interroger sur la construction des représentations d’offres complexes et intangibles, de façon suffisamment stable pour qu’elles convainquent un consommateur de s’engager avec l’opérateur. Mais c’est également réinscrire la visite de cet espace marchand dans des parcours de consommation plus larges, des cheminements au cours desquels s’enchaînent des scènes variées et des acteurs marchands différents – cf. situation 4. Nous allons voir que la publicité fait même figure, en quelques occasions, de révélateur des cheminements de consommation par ailleurs insaisissables « visiblement » sur le consommateur. Un tel constat empirique n’est pas sans évoquer un portrait marchand figuratif qui, comme celui de Dorian Gray, marque seul les stigmates du temps et des actes. On aboutit ici à un résultat paradoxal : d’un côté, les publicités présentent la singularité d’être conçues avant d’être mises en marché ; en d’autres termes, leurs arguments, leurs messages, sont normalement fixés et figés – contrairement à celui, évolutif et adaptable, du vendeur en situation d’interaction. D’un autre côté, nous constatons que ce message, aussi figé est-il a priori, demeure non seulement mobile mais aussi personnalisable. Ces deux attributs contre-intuitifs du discours publicitaire ne peuvent se comprendre qu’une fois pris en considération le caractère « écrit » du message et le support potentiel à l’écriture qu’il représente en situation pour les acteurs.

23Les publicités écrites que l’on trouve en boutique sont des dispositifs qui, parce qu’ils peuvent renvoyer aux scènes passées ou permettre d’anticiper les scènes à venir, précisément et sans altération du message, assurent une certaine continuité des pratiques marchandes, autant dans le cadre de la boutique que dans le processus de consommation. Dans le premier cas, illustré par la situation 6 ci-dessous, un consommateur interagit par exemple avec un vendeur avant de s’adresser à l’un de ses collègues : la publicité soutient dès lors la jonction entre les deux discussions, le client n’a pas besoin de reprendre l’intégralité de son argumentaire, de la même façon que le vendeur n’a pas à reprendre le sien. L’équipement publicitaire facilite donc le travail du collectif des vendeurs en leur permettant notamment d’assurer une certaine fluidité et cohérence à l’enchaînement d’actions auprès d’un même client, alors même qu’ils n’ont pas suivi le début de la transaction ou qu’ils n’en assurent pas la fin.

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Situation 6 – Une cliente attend son tour. Le vendeur provisoire – il est seulement là pour quelques jours, chargé d’aider, dans la mesure du possible, les vendeurs avant les fêtes de fin d’année –, un homme de cinquante ans environ, vient à sa rencontre. Il se débrouille bien, mais rapidement les questions de la cliente se font plus complexes et les réponses du vendeur deviennent alors moins immédiates et moins assurées. « Vous savez, précise-t-il au bout de quelques instants, je ne suis pas un vrai professionnel ». Mais visiblement la cliente n’a pas vraiment compris ce qu’il a voulu dire et poursuit son interrogatoire. Un peu paniqué, le vendeur provisoire va voir B et lui demande un renseignement à propos d’un service. B répond : « Prends la brochure X, en haut, là ». Le vendeur provisoire suit le conseil de son collègue et revient discuter avec la cliente, brochure en main. C’est immédiatement beaucoup mieux ; lui et la cliente lisent la brochure ensemble et construisent ainsi l’interaction pendant quelques minutes. La relation se termine, la cliente conserve la brochure en main mais déclare finalement : « J’aurais voulu quand même avoir plus de précisions ». À tel point qu’elle attend qu’un vendeur se libère. D vient prendre le relais. La cliente lui montre immédiatement la brochure, et la discussion repart finalement de là.

25Dans le second cas, la publicité est un véhicule qui assure une certaine continuité à l’action entre, d’un côté, les visites en boutique et, de l’autre, les actions préalables à la visite et/ou celles qui vont suivre. D’une part, un consommateur se déplace sur le lieu de vente avec un document publicitaire en main, issu d’une autre scène marchande, et redémarre son action à partir de ce document – la présence régulière d’annotations sur les brochures atteste d’une réflexion préalable du consommateur, cf. situation 4. Plus fréquentes encore sont les situations où, d’autre part, la publicité est recueillie par le consommateur dans la boutique et ensuite complétée, à l’écrit, par les explications des vendeurs. Il arrive en effet d’observer des consommateurs qui sollicitent l’intervention de la publicité et la détention de ces documents pour la suite de leur parcours de consommation [Kessous, Mallard et al., 2005]. Parce qu’elle a joué un rôle dans la relation, et justement parce qu’ils y attachent désormais des souvenirs, des impressions, des précisions, des détails écrits, beaucoup de consommateurs souhaitent conserver ces documents et les réinscrire ultérieurement dans d’autres scènes [12].

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Situation 7 – Un client souhaite obtenir des renseignements sur un portable. Il cherche par ailleurs un ensemble de services associés à l’offre de base. Mais il ne donne pas l’impression d’y connaître grand chose, ce qui est également le cas de A, vendeuse à peine arrivée, qui finalement va le servir et s’occuper de lui. Elle prend donc la brochure sur les tarifs X ; la discussion se poursuit autour des tarifs qu’elle désigne sur le document. Puis elle dit, pensant que le client a déjà fait son choix de forfait, « on va passer au téléphone ». Elle se dirige, sans attendre de réponse, vers les portables et commence à faire un geste pour poser la brochure sur un rebord. Le client s’empresse alors de dire : « Non, attendez… Je peux l’avoir ça ? » en désignant la brochure. « Oui bien sûr » répond A, « ah super ! ».

27Le consommateur peut, dès lors, conserver ce document pour, peut-être, se replonger dans ce marché plus tard et ailleurs en partant de cet acquis : comme trace écrite du rapport marchand, dans tout ce qu’il a pu avoir de singulier, le document porteur du référent construit en boutique devient une mémoire marchande bien plus solide et fiable que celle, cognitive, du consommateur. Par exemple, cette autre situation :

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Situation 8 – La relation est sur le point de s’achever, T propose à la cliente de remplir un coupon de parrainage que l’on trouve dans la brochure pour bénéficier d’offres avantageuses : en faisant cela, elle aura droit à des réductions. La cliente, elle, continue d’écrire toutes les informations que lui donne la vendeuse sur la brochure publicitaire. Elle déclare enfin, finalement sans tenir compte de la proposition de la vendeuse : « Je crois que j’ai fait le tour, je regarde ça ce soir et je reviens vous voir demain ».

29Comme documents écrits, les publicités sont non seulement susceptibles de circuler de scène en scène mais aussi de faire circuler avec elles le marché, voire davantage : un marché personnalisé au gré des différentes étapes par lesquelles passe le consommateur. La publicité écrite, même diffusée en masse, s’avère donc paradoxalement être un outil de personnalisation du marché et des actes de consommation – elle est une trace du parcours de consommation –, les acteurs procèdent à une individualisation du document publicitaire qui devient « la » publicité du consommateur. Cet attribut est gratifiant pour un dispositif qui, parce qu’il est mobile et personnalisable, figure un véhicule adapté aux détours et dénivelés marchands, en quelque sorte un fil d’Ariane dans le labyrinthe du marché. Il témoigne aussi parfois de la situation dans laquelle se trouve le consommateur, à ce moment-là, vis-à-vis de ce marché : l’annotation de la totalité des offres de l’opérateur présentées et comparées sur la page « Guide » d’une brochure publicitaire semble indiquer chez le consommateur un cadrage de l’offre encore émergent, ou chacune des possibilités mérite d’être étudiée [13]. À l’inverse, s’il conserve et annote uniquement les pages consacrées à une offre déterminée, on peut supposer que son choix est avancé et qu’il s’agit davantage d’une recherche d’informations susceptibles de confirmer une orientation préalable.

30Un tel usage du document publicitaire se réalise pourtant quelquefois aussi au prix d’un détournement du dispositif lui-même : il arrive en effet que le message transmis par l’offreur via les publicités, en tant que tel, ne soit d’aucune utilité aux acteurs, ne servant à rien d’autre dans la situation qu’à faciliter une prise de notes immédiate. Dans ce cas de figure, le message publicitaire est ignoré et réduit au rôle de simple support – il peut contenir d’autres messages complètement détachés des informations qu’il présente. On en arrive ainsi parfois à des situations plutôt cocasses :

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Situation 9 – Au terme d’une longue relation (50 minutes), un client s’apprête à quitter les lieux en emportant avec lui trois brochures mobilisées au cours de l’échange. Curieusement, il n’en laisse qu’une sur le rebord, un catalogue assez volumineux ; c’est d’autant plus étrange qu’il s’agit de la brochure sur laquelle le vendeur a porté de nombreuses annotations sur l’une des pages. Le client se ravise, semble finalement la saisir, mais patiente à nouveau et demande au vendeur : « Vous pouvez me donner juste la page [celle où le vendeur a écrit] ? ». Le vendeur insiste pour qu’il prenne la brochure dans son intégralité, ce que le client fait, en faisant une moue légèrement dubitative.

32De leur côté, les clients n’hésitent pas – alors notamment qu’ils évoluent encore dans une phase, préalable à l’achat, de recherche d’information [14] – à manier les documents publicitaires comme des mémorandums sur lesquels il est possible d’écrire l’offre. Cette inscription sur les publicités n’est donc pas exclusive, loin de là, aux vendeurs. À ce stade du parcours de consommation, la tâche accomplie par le consommateur n’est que préparatoire et l’intervention des vendeurs n’est pas forcément nécessaire au bon déroulement de la visite. Certains consommateurs décident ainsi de s’engager dans des « face à facing » [15] avec les objets de la boutique, seulement soutenus par la médiation publicitaire.

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Situation 10 – L’un des clients tient une brochure en main. Il s’accroupit devant une certaine gamme de l’offre, prend un stylo, et se met à prendre des notes sur sa brochure, à la page présentant cette gamme. Il se relève, mais continue de prendre des notes d’après les fiches descriptives qu’il examine attentivement. Au bout de quelques minutes, il introduit le document publicitaire et le stylo dans son sac et repart sans parler à quiconque.

34Pour conclure sur ce second aspect, il nous semble devoir introduire une nouvelle forme d’inscription publicitaire : à l’inscription scripturale « figée », s’ajoute une inscription scripturale « située », c’est-à-dire émergeant dans le cours de l’action. En quelque sorte, nous adjoignons à l’écrit« déjà là » – la construction de l’offre proposée par les publicités, le cadrage qu’elles en font – un écrit « produit » au moment de la relation [Fraenkel, 2001] – le cadrage auquel le consommateur procède lui-même à partir des prises proposées par le document publicitaire. Ces deux modalités d’inscription publicitaire contribuent largement à durcir les rapports et les parcours marchands.

35Des deux premières parties, nous pouvons dire qu’elles avaient pour ambition, à partir de l’observation de la vie commerciale en boutique, de resituer l’inscription polymorphe des documents publicitaires à la fois dans le travail marchand et dans les parcours de consommation des visiteurs. Au cours de l’enquête, cette ambition s’est doublée d’une nécessité : prendre en compte la dimension relationnelle des activités qui s’opèrent dans ces lieux. L’objectif n’est pas, dès lors, d’évoquer un quelconque encastrement du marchand dans des interactions sociales, ni même l’inverse, mais bien de souligner que le travail marchand et les dynamiques interactionnelles visibles en boutique se portent mutuellement – nous allons y revenir.

3 – Les publicités comme supports de civilité : l’apaisement publicitaire

36Dans cette troisième partie, nous voudrions ainsi montrer que les publicités servent également à la construction des achats et des parcours de consommation en jouant un rôle dans les rapports aux autres des acteurs dans cet espace. La boutique est en effet une scène, au sens théâtral du terme, sur laquelle les individus construisent leur action selon la perception qu’ils ont de la situation et la perception qu’ils prêtent aux acteurs qui y participent directement ou indirectement [Goffman, 1973]. Nous sommes ici dans une configuration contraire à celle observable en grande surface : dans ces lieux, la norme est justement dans l’ignorance des individus que l’on croise et dans « l’interobjectivité » générale qui s’établit entre les acheteurs et les produits [Cochoy, 2005]. Les emballages [Cochoy, 2002] ou l’assemblage des produits dans les rayons [Barrey, 2006] figurent ici les principales médiations vers l’offre. Dans la boutique d’un opérateur Télécom, à l’inverse, l’importance du discours et de la prescription des vendeurs requiert de ne pas faire l’économie de la dimension relationnelle des ajustements marchands qui s’opèrent. Par dimension « relationnelle », il ne s’agit pas de désigner des relations « personnelles », ou encore un « encastrement social » des actions économiques, dans la lignée de ce que soutiennent par exemple certains versants de la Nouvelle Sociologie économique, comme si le marché et le social s’opposaient [Lallement, 1996 ; Steiner, 1999]. Non, les interactions observées dans cette étude sont bien « marchandes », c’est-à-dire « impersonnelles, discontinues, minimales » [Chantelat, 2002] : le client se désintéresse de son interlocuteur, de son identité, de son passé, sans doute autant que le vendeur se désintéresse de lui et de tout ce qu’il charrie [16]. Le seul objectif de la relation est, d’un côté comme de l’autre, de défendre un intérêt économique, de réaffirmer une position qui satisfasse l’une et l’autre des parties, que ce soit pour stabiliser un référent au bien économique ou pour répondre aux impératifs contingents nés d’un partenariat marchand. Pour autant, et même si en première observation le lien est strictement utilitaire, parce qu’elle engage les « faces », repose sur des rituels de civilité, ou encore requiert que les acteurs – le vendeur comme le client – rendent mutuellement manifeste, donc accessible à l’autre, un foyer d’attention, « [cette] interaction marchande est d’emblée sociale » (ibid., p. 532).

37De ce point de vue, il nous paraît fondé d’approfondir cette dimension en abordant deux situations opposées : dans l’une, le consommateur n’est pas pris en charge par l’équipe commerciale et vit une situation d’attente embarrassante où les discours viennent à manquer ; dans l’autre, les consommateurs pris dans des situations relationnelles ne veulent au contraire rien entendre et essaient justement de couper court aux discussions. Les publicités apparaissent alors dans ces situations comme des dispositifs d’apaisement des malaises interactionnels potentiels, c’est-à-dire, respectivement, comme des dispositifs a) de désengagement et b) de contenance.

38Qu’entendons-nous par dispositif de désengagement ? Le moment du départ dans les boutiques d’un opérateur, et les rituels auxquels il donne lieu, parce qu’il contrevient aux règles les plus élémentaires d’une séparation marchande, génère certains malaises interactionnels [17]. Un exemple : proposer de quitter le vendeur en emportant un document publicitaire, alors même qu’il s’échine à expliquer une offre, est une façon élégante de conclure une transaction qui, selon le consommateur, s’éternise. La grossièreté d’une coupure de paroles ou d’un désengagement hâtif et abrupt est ici atténuée par l’introduction du document publicitaire dans la relation et la possibilité de « remettre à plus tard » l’écoute des arguments de l’offreur [18]. En outre, et pour le vendeur cette fois, proposer une publicité en conclusion d’un échange verbal est également un moyen de rompre non seulement une discussion jugée commercialement inutile mais aussi de « limiter les dégâts » en concluant une situation mal engagée sans perdre la face auprès de ses collègues, de ses responsables, voire même auprès de l’ensemble du public présent sur le lieu de vente. Attacher un document publicitaire au client assure au vendeur que ce dernier garde un lien, aussi minimal soit-il, avec le marché [19]. Même si les chances que ce lien se traduise ensuite par de nouvelles pratiques de consommation sont infimes, le document peut ainsi contribuer à rendre une future scène marchande. L’exemple suivant est un cas d’autant plus remarquable que les deux acteurs mobilisent tour à tour le dispositif pour se désengager :

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Situation 11 – M entame une longue explication sur l’offre X. Les clients, un couple dans lequel seul l’homme intervient, semblent sinon subir, du moins ne pas s’investir totalement dans la discussion. Au bout d’un moment, le client déclare « vous devez avoir ça sur vos catalogues ? » – Oui bien sûr, répond M qui, du coup, va chercher une petite brochure. Ils discutent dès lors autour de ce document pendant quelques minutes. M doit sentir que la vente ne va pas se faire dans l’immédiat et adapte sa stratégie. « Tenez, vous aller prendre ça ! » Et joignant le geste à la parole il tend la brochure sur l’offre Y à l’homme. La discussion continue un peu mais s’essouffle, et finalement M, tentant de garder la porte entrouverte, dit « c’est à étudier… c’est à étudier ». Ce à quoi l’homme répond « d’accord » plusieurs fois ; le couple repart donc avec la publicité mais sans acheter.

40« Vous devez avoir ça sur vos catalogues » apparaît comme une décroche typique en boutique. L’échec, pour le vendeur, n’est plus de l’ordre du refus, seulement de l’ordre du report [Canu et Mallard, 2006] ; l’offre intéresse peut-être, mais les visiteurs s’y consacreront ailleurs et plus tard. Le vendeur, conscient des limites de la relation (elle ne se conclura pas par un achat) travaille de son côté à maintenir une situation acceptable pour les acteurs engagés. « Tenez vous allez prendre ça » : c’est à la fois convenir de l’inutilité de poursuivre la discussion et se satisfaire d’un compromis peu engageant.

41Les dispositifs publicitaires servent également très fréquemment aux clients à se donner de la contenance : ils offrent de la lecture, des images, des éléments sur lesquels peut se focaliser un consommateur jusqu’ici ignoré par l’équipe commerciale. Le consommateur rend publiquement acceptable son invisibilité et sa non-prise en charge par les vendeurs ; il justifie provisoirement, en attendant mieux, sa présence dans la boutique. La publicité lui donne une certaine contenance et lui assure une légitimité ; elle le prémunit contre la gêne et apaise l’absence d’activités interactionnelles focalisées dans un espace où elles sont pourtant la norme. Cette dimension relationnelle irréductible de la vie marchande en boutique explique pourquoi il convient de surmonter les malaises que suscitent les rapports aux autres.

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Situation 12 – Apparemment le client est intéressé et D part chercher des papiers ; pendant ce temps-là, le client continue de lire l’affiche. D revient. Il s’appuie sur une brochure pour expliquer l’offre et s’installe à l’ordinateur où il commence à saisir les informations. Comme c’est souvent le cas, le client lit ou plutôt fait mine de lire les documents publicitaires qu’il a devant lui durant ce laps de temps. Finalement un problème technique empêche D de conclure la transaction ; le client repart sans acheter mais il conserve une des publicités en main, et annonce qu’il reviendra en début d’après-midi.

43Nombreux sont les cas, comme celui-ci, où les consommateurs feuillettent trop rapidement une brochure pour la lire, ou même pour saisir le sens des images, montrant bien que l’intérêt n’est pas tant, pour eux, d’explorer l’offre ou d’optimiser le temps passé en boutique, que de « garder la face », de justifier l’attente. Se donner de la contenance en faisant mine de lire ou de manipuler une publicité est une stratégie adoptée par le consommateur à plusieurs stades de sa visite en boutique, par exemple lorsqu’un vendeur le quitte provisoirement pour aller chercher un produit en réserve, passer un appel, ou encore, on vient de le voir dans l’extrait de terrain précédent, lorsqu’il entre des données dans les applications informatiques. Cette forme d’usage du discours publicitaire intervient néanmoins le plus fréquemment durant l’attente d’une prise en charge initiale par l’un des membres de l’équipe commerciale. Remarquons dès lors la corrélation entre ce mode d’inscription de la publicité et la gestion des flux de clientèle dans le magasin : dès que les boutiques atteignent une certaine taille, le client court le risque de se trouver provisoirement exclu du champ visuel des vendeurs et de voir sa place prise par d’autres clients plus pressés ou opportunistes. Aussi est-il fréquent d’observer la clientèle se placer spontanément à proximité de la caisse et constituer des files d’attente : de façon informelle (pas de tickets numérotés, ni de lignes au sol…) les visiteurs maintiennent ainsi un ordre de passage visible, soucieux, pour une majorité, de préserver celui de leur arrivée – le principe le plus important quant à l’attribution des tours étant « premier arrivé, premier servi », une maxime qui fonde le droit de venir juste après la personne « devant » et juste avant la personne « derrière » [Goffman, 1973] [20]. On comprend dès lors, le moindre rôle des publicités comme dispositif de contenance, à ce moment-là de la visite, lorsque les files d’attente sont la norme : d’une part, il est risqué pour le consommateur de quitter sa place pour tenter une exploration de la boutique ; d’autre part, il ne lui est plus du tout nécessaire de justifier, au public et à lui-même, sa présence et sa non-prise en charge par les vendeurs. De ce point de vue, la file d’attente est, pour le visiteur, un système de régulation des flux aussi ennuyeux et contraignant d’un côté que confortable de l’autre : le client est bloqué à sa place, et la contrepartie de cette attente quasi statique est de légitimer l’inoccupation et le désintérêt provisoire des vendeurs. On remarque néanmoins, dans cette configuration, que des clients décident parfois d’anticiper l’attente et se munissent d’une brochure avant de s’inscrire dans la file. Ils profitent ainsi de ce temps pour feuilleter le document qui vient d’être recueilli.

44Pour résumer cette partie, nous pourrions avancer que le document publicitaire fait tampon et lisse la visite en boutique en permettant notamment aux acteurs de patienter et / ou de rompre une discussion. Le message publicitaire offre cette opportunité de pouvoir être écouté à tout moment et en tout lieu. Il assure d’abord une présence minimale en boutique pour le consommateur préoccupé à l’idée de paraître seul et ignoré dans l’afférence ambiante ; il garantit ensuite la présence d’un discours marchand hors de la boutique pour un vendeur dont le message ne passe pas durant la relation ; enfin, il permet au consommateur de faire valoir son attention à ce discours dans un autre cadre spatio-temporel lorsqu’il veut abréger celui que lui tient le vendeur. Au final, les publicités participent sans aucun doute, par leurs interventions apaisantes et réparatrices, à la « bonne impression » que les visiteurs peuvent avoir vis-à-vis de leur passage dans la boutique, au-delà du contenu qu’elles véhiculent.

4 – Conclusion

45Dans le brouhaha du lieu de vente, les documents publicitaires occupent plusieurs fonctions dont certaines ne sont pas forcément les raisons premières de leur mise en marché par les offreurs. Du côté, strict, de l’achat, le message publicitaire a du mal à s’imposer et à se suffire à lui-même malgré les dispositions favorables au marché que l’on a prêtées aux consommateurs dans notre constat introductif. L’équipement publicitaire de la boutique apparaît comme un instrument aussi capital qu’insuffisant dans le travail marchand des acteurs : capital par sa manière de proposer un premier référent de l’offre stabilisée et de le proposer sous une forme circulable qui se prête à une stabilisation ultérieure plus fine. Incomplet devant le nombre de questions et de garanties que les engagements avec l’opérateur suscitent et nécessitent : « Est-ce que je comprends bien les différences entre ces deux offres ? Mon calcul est-il le bon ? Cette offre est-elle la plus adaptée à mes usages présents ou souhaités ? Le message publicitaire sur lequel je m’appuie n’omet-il aucune information importante ? »… sont autant de questions que les prises de décision soutenues par une médiation publicitaire, sur ce marché, soulèvent.

46L’équipement publicitaire, parce qu’il ne peut répondre complètement à chacune de ces interrogations, vient plutôt en complément, souvent indispensable, des discours plus prescriptifs des vendeurs. Les publicités, fréquemment présentées comme des dispositifs censés véhiculer des informations « directes » et court-circuiter le vendeur, sont davantage des adjuvants de la vente classique, de précieux auxiliaires de l’interaction marchande en boutique. Ce constat atteste, si besoin était, de la cohabitation / imbrication consubstantielle à l’échange de l’action commerciale des vendeurs et de celle des dispositifs qui « outillent » le marché. Car si le discours publicitaire a beaucoup de mal à se montrer prescriptif, il participe malgré tout à une prescription marchande distribuée et à la captation du consommateur [Cochoy, 2004]. Pour le dire autrement, sur un marché comme celui des télécommunications qui organisent la circulation de biens complexes, composites, indissociables des usages qu’ils permettent et de l’expérience même de consommation, les documents publicitaires ne suffisent certes pas à déterminer les choix, mais ils restent, au vu des modalités pragmatiques que nous venons d’identifier, indispensables aux collectifs marchands qui viennent soutenir ces choix. Ils se mêlent à un agrégat d’outils et d’acteurs au sein duquel se distribue la prescription [21]. Ces documents, on l’a vu, ne servent pas uniquement à la relation de vente immédiate ; ils assurent quelquefois une continuité aux actions marchandes, en boutique et dans des parcours de consommation découplés, en permettant d’adjoindre au discours publicitaire, conçu en amont par l’offreur, des informations écrites ou cognitives qui singularisent et actualisent le rapport au marché du consommateur. Les publicités simplifient également les dynamiques relationnelles en boutique en proposant quelques prises aux acteurs pour réduire les situations potentielles de malaise (attendre sans être gêné / rompre une relation sans froisser l’autre).

47Bien sûr, les différentes formes d’inscription publicitaire que nous venons de distinguer dans ce travail ne valent que pour l’espace marchand singulier de la boutique. Au-delà de ce découpage scénique de l’action publicitaire, la brève ethnographie exposée ici montre au moins une chose : l’examen de l’action apparente des publicités suffit à y déceler un grand nombre de modalités et une efficacité qui peut se décliner en plusieurs dimensions autres que celles le plus souvent privilégiées par la critique du marché comme par la pragmatique du marketing. Sans doute, la structuration du marché par les publicités passe-t-elle par des processus inconscients et clandestins, managériaux et technicisés. Pour autant, cette structuration procède également d’opérations plus apparentes et palpables, assurément moins intrigantes en première observation, mais tout aussi performantes, voire davantage, si l’on applique une focale plus resserrée sur les pratiques marchandes. Nous espérons avoir contribué à montrer à quel point l’inscription de ces outils dans l’activité commerciale est aussi banale et familière d’un côté, que consubstantielle à l’animation et à la robustesse des collectifs marchands de l’autre. En passant de « l’enrobage » des marchés (sociologie de la publicité classique) à leur « incarnation » (sociologie des documents publicitaires), nous n’avons donc pas contesté, ou plus encore réduit, le pouvoir des publicités – et son corollaire : la critique de ce pouvoir. Au contraire, nous l’avons doublé en associant l’action publicitaire à un processus de redimensionnement constant du marché et des discours marchands qui implique l’association d’une pluralité d’acteurs et d’outils. Non seulement ce processus sous-tend la construction de parcours de consommation dont on ne peut évacuer la dimension sociale, mais il alimente aussi les interrogations actuelles sur la substance même des espaces marchands empiriques.

Notes

  • [1]
    Les approches critiques du système publicitaire trouveront des prolongements intuitifs du côté de la sociologie de la consommation. On y retrouve les thématiques de la consommation et de la culture de masse, du pouvoir des médias et des publicités sur l’inconscient des consommateurs (notamment dans les milieux populaires) [Herpin, 2004, p. 60-61]. Les approches sociologiques de la consommation de masse continuent ainsi de présenter la publicité comme un puissant instrument pour modeler la subjectivité et uniformiser les aspirations et les goûts.
  • [2]
    Ce travail marchand est un objet de recherche récent en sociologie : il est né de la volonté, exprimée par Franck Cochoy et Sophie Dubuisson-Quellier (2000), de s’affranchir des frontières les plus classiques de l’entreprise comme lieu de production (et d’organisation de la production) pour mieux en souligner les mutations. En d’autres termes, le projet d’une sociologie du travail marchand prend acte des évolutions organisationnelles, notamment de la place croissante occupée par les services marketing, qui transforment la nature même des activités salariales et propose de déplacer le regard vers la sphère du contact client, les services de gestion, les espaces marchands et leurs coulisses. Le travail marchand qualifie donc en premier lieu le déploiement d’une activité du côté de l’offre et des offreurs : l’ambition est de décrire la prolifération des outils, des métiers, des professionnels qui ont pour tâche de « travailler le marché », lui donner forme et consistance, notamment en « défini[ssant] les objets de l’échange, [en les] qualifi[ant], [en] construi[sant] les nomenclatures et les critères qui permettent de les apprécier » [Cochoy et Dubuisson, 2000], que les outils ou acteurs accomplissent ces missions au contact du public (les équipes commerciales) ou dans les coulisses des marchés (marketers, packagers, publicitaires, designers…).
  • [3]
    Les résultats proposés dans ce travail sont issus de cinq semaines d’observation dans deux boutiques d’un même opérateur, toutes deux situées dans Paris. Sur le marché des télécommunications, les boutiques sont non seulement un espace dans lequel se joue le rapport commercial dans son sens le plus palpable, mais elles assurent aussi, au même titre que les centres d’appel [Kessous and Mallard, 2003; Kessous, Mallard et al., 2004], un lien direct entre les consommateurs et les offreurs en quadrillant le marché au point de représenter une étape souvent décisive dans la construction des parcours de consommation. Cette aptitude à rendre ce marché palpable est d’autant plus étonnante et avantageuse que les offres qui s’y échangent, généralement des bundles composés d’éléments matériels, immatériels et contractuels, sont souvent complexes. Elles sont donc particulièrement difficiles à se représenter pour un non-spécialiste : comment déterminer a priori de quoi l’offre se compose et à quoi elle engage ?
  • [4]
    Armé de carnets sur lesquels a été consignée la traduction de toutes ces situations, il a fallu suivre au plus près les relations sans pour autant me montrer intrusif. J’ai ainsi opté pour un (dé)placement opportuniste, dépendant à la fois des supports à l’écriture mobilisables, des angles de vue possibles, du volume sonore de la discussion ou encore de l’état de charge de la boutique. Sur une scène où s’agitent bon nombre d’individus, où le turnover des visages croisés est également élevé, s’interroger sur la place occupée par l’observateur s’est révélé indispensable. J’ai en effet rapidement compris que ma présence dans cet espace n’était pas anodine, que ce soit aux yeux de vendeurs inquiets d’être en permanence évalués, ou de clients soucieux de leur côté d’« être pris en charge le plus rapidement possible ». Aussi l’observation est-elle restée autant que possible non participante, mais j’ai été régulièrement amené à prendre part à l’activité de la boutique, que ce soit pour répondre aux sollicitations de la clientèle intriguée par la présence d’un individu certes habillé en civil, mais tenant un stylo et un carnet à la main, ou pour encourager les discussions informelles avec les membres de l’équipe commerciale. Par ailleurs, le choix des relations ou des parcours suivis relève d’une double logique : dans la première, c’est un pari initial très incertain qui m’amenait à suivre un consommateur de son entrée dans la boutique à sa sortie, et à décrire sa visite en intégralité, qu’une brochure publicitaire y soit introduite ou non. Dans la seconde, mon parti pris a consisté à ne retenir que le parcours ou la relation marchande dès qu’une brochure publicitaire était mobilisée par l’un des acteurs.
  • [5]
    La couverture de ce leaflet (à gauche) permet difficilement au consommateur de s’assurer du bien-fondé d’un choix pour l’offre Wanadoo : l’image, le slogan, et le logo, s’ils assurent l’identification du cadre principal de l’échange (quelle offre pour quel consommateur), ne sont pas pour autant suffisants à l’étaiement d’une décision qui se voudrait hautement réfléchie. Mais il ne s’agit justement que de la couverture de la brochure, que d’un premier espace publicitaire, le plus visible, qui en cache un second bien plus conséquent (à droite). Quel que soit le format (brochures, leaflets, catalogues, etc.), les imprimés publicitaires, une fois la couverture tournée, assurent une caractérisation relativement fine des composants des offres, et instituent aussi des espaces comparatifs facilitant la confrontation entre les différentes alternatives proposées (« choisissez votre forfait eXtense Pro suivant vos besoins »). La volonté de capter la clientèle (couverture) et celle de l’informer et de lui prescrire le bon choix cohabitent, se succèdent et se concrétisent donc conjointement dans l’espace de ces documents publicitaires.
  • [6]
    Avec cette notion « d’actes de langage », nous empruntons à la rhétorique de John Austin pour signifier que les publicités ne cherchent pas seulement à décrire et présenter une offre, mais aussi et surtout à inciter le lecteur à entreprendre une action marchande.
  • [7]
    Plus précisément, la preuve logique du discours publicitaire (le logos publicitaire) ? un syllogisme mou, dans lequel s’inscrit obligatoirement l’attachement d’un bien à un consommateur (le logos marchand) ? s’appuie précisément sur l’association de deux autres types de preuves qui en appellent à des caractéristiques extérieures au discours : l’éloge pour parler de l’annonceur/de ses produits (ethos), et le conseil « rationnel » pour parler, sur le marché Télécom, d’un / à un public calculateur (pathos). Nous renvoyons, pour le détail de la rhétorique de ces espaces publicitaires singuliers, à Canu, 2007.
  • [8]
    Dès lors, dans ce travail, il convient, de façon classique, d’envisager la cognition en étroite association avec l’action : « … ce qu’il est convenu de nommer désormais la cognition sociale : une approche non mentaliste de la cognition qui fait place aux interactions sociales entre les sujets et les considère comme constitutives, qui fait place aux dispositifs techniques, à l’environnement écologique et aux objets du travail dans l’analyse du fonctionnement intellectuel (p. 344) … » [Borzeix et Fraenkel, 2005].
  • [9]
    Même si nous ne procédons pas ici à un examen du contenu de ces brochures, nous pouvons immédiatement constater à quel point le format d’écriture de la publicité présentée ci-dessus, parce qu’il apporte un grand nombre de renseignements sur les différents composants de l’offre et opère même des comparaisons entre les multiples déclinaisons de la gamme, assure un cadrage du bien économique suffisamment précis pour en proposer une représentation qui pourrait se suffire à elle-même.
  • [10]
    La méthode ethnographique utilisée ici ne nous permet que difficilement d’identifier avec précision les zones et éléments de l’espace publicitaire mobilisés au cours des conversations marchandes. Nous avons néanmoins pu constater à quel point la rhétorique de cet espace était régulièrement court-circuitée par les propos des acteurs, notamment par les membres de l’équipe commerciale, soucieux d’alimenter leur propre démarche publicitaire en puisant parmi les informations contractuelles ou les arguments de vente mentionnés. Aussi, dans ces conversations, le caractère publicitaire du discours n’est-il plus vraiment attaché au document, ni même au vendeur, mais plutôt au duo qu’ils forment.
  • [11]
    N’allons pas pour autant chercher du côté des approches post-modernes de la consommation et de leurs nombreuses déclinaisons marketing des explications à ce phénomène. Déjà en 1972, Edward M. Tauber soutenait que les motifs de venues des consommateurs pouvaient être de deux ordres : individuels et sociaux [Tauber, 1972]. Ces travaux fondateurs allaient ensuite être maintes fois repris, au point de représenter sûrement l’un des paradigmes les plus actifs de la discipline marketing. S’il est un résultat admis par la recherche marketing, c’est bien que le rôle de ces places de distribution ne se réduit pas à l’approvisionnement de la clientèle. Pour autant, la manière dont ce résultat est admis pose malgré tout une difficulté majeure : avec ce « marketing expérientiel », les visites qui ne se terminent pas par un achat se trouvent justifiées par des motifs non marchands ; or, ce « non-achat », dans nos observations, n’équivaut pas constamment, loin de là, à privilégier des motifs sociaux ou hédoniques pour comprendre la visite. Dans ces boutiques, les clients, même lorsqu’ils n’achètent pas, fonctionnent très souvent sur le registre « marchand » : ils viennent en boutique pour préparer un futur achat, pour s’informer, ou pour obtenir réparation d’un achat passé.
  • [12]
    Il conviendrait néanmoins d’observer si la crédibilité dont jouissent ces documents dans la boutique passe, avec le document lui-même, le pas de la porte.
  • [13]
    Bien sûr, reste ensuite pour le consommateur à procéder à des recherches similaires chez la concurrence. Aussi panoramique soit-elle, la vision de l’offre que livrent parfois les brochures publicitaires laisse en effet dans l’ombre les alternatives des concurrents. En d’autres termes, le cadrage qu’opèrent les publicités, alors même qu’il propose d’internaliser un grand nombre de produits alternatifs, reste partiel et orienté en ne couvrant qu’une parcelle du marché de l’offre, celle de l’annonceur. Notons que le cas des publicités comparatives est atypique puisqu’il renvoie à des formes de cadrage convoquant à la fois ceux qui y recourent (les annonceurs) et le ou les concurrents qu’elles désignent. En organisant un duel largement contraint par le droit, le message se limite néanmoins à la comparaison bilatérale de deux biens à l’exclusion du reste de l’offre [Cochoy et Canu, 2007].
  • [14]
    Pour une analyse fine du processus de découplage choix/achat, voir le travail d’Alexandre Mallard sur la presse consumériste [Mallard, 2000] : « […] on peut dire, en employant le langage des spécialistes d’ergonomie cognitive, que le dispositif de la revue consumériste opère une “pré-computation” de l’acte d’achat : choisir d’abord, acheter (éventuellement) ensuite. Il vise à découpler la formation du choix et l’achat, à les distribuer dans deux temporalités et deux situations différentes. » (p. 396).
  • [15]
    Franck Cochoy, alors qu’il examine les dynamiques relationnelles propres aux grandes surfaces explique que l’exploration du face à facing client / produit engage moins l’interactionnisme classique qu’une sociologie des équipements cognitifs, c’est-à-dire « la prise en compte du caractère très largement matérialisé, industrialisé et délégué des interactions marchandes en libre-service » [Cochoy, 2005].
  • [16]
    Le seul élément personnel éventuellement pris en compte par certains consommateurs est sans doute l’apparence physique. Cf. par exemple, l’étude de Peretz (1992) dans le prêt-à-porter de luxe : construire l’identité du vêtement passe par l’image que renvoie le vendeur, sa tenue et son physique. Les vendeurs jouent ainsi sur leur apparence pour jouer sur le marché.
  • [17]
    On repère assez fréquemment en boutique des moments de tension et de trouble latents liés à l’insatisfaction plus ou moins affichée des visiteurs. Le plus souvent néanmoins les acteurs parviennent à gérer ces moments en multipliant les « échanges réparateurs » [Goffman, 1973]. Par exemple, cette situation : « Après la réponse de la vendeuse, il réfléchit et déclare finalement “tant pis pour vous, tant pis pour moi”. “À votre service, au revoir”. Le client part ». Cet exemple nous semble être un cas typique de ce que Goffman qualifie de « riposte » (ibid., p. 173), avec, d’un côté, un client qui exprime clairement son mécontentement et l’attribue à l’impossibilité de satisfaire sa demande et, d’un autre côté, une vendeuse qui réimpose au client, et au public présent, une image d’elle-même qui la satisfasse, en reprécisant un rôle que le visiteur à mis en cause par sa remarque. Plus rares, nous avons également pu observer en boutique certaines situations où les cas d’insatisfaction débouchent sur des conflits ouverts et publics. Nous sommes ici encore dans le cadre d’un interactionnisme des plus classiques avec un offenseur, le client, qui menace l’ordre social de la boutique. Nous pouvons distinguer deux types de situations selon le caractère de la réponse apportée par l’équipe commerciale à cette manifestation excessive d’insatisfaction : celle où le conflit est maîtrisé directement par les membres de l’équipe commerciale avec les gérants qui s’affichent publiquement comme des garants du contrôle social. Pour parvenir à un terrain d’entente, les stratégies sont multiples : mettre le client à l’écart, ou encore le faire asseoir alors que le vendeur reste debout. Dans d’autres situations, les plus critiques, « la menace que l’offenseur représente peut être conjurée par une sanction formelle, administrée par des agents spécialisés et désignés à cette fin » (ibid., p. 323). C’est, par exemple, le cas de ce client désireux d’utiliser le minitel de la boutique et qui, devant le refus des vendeurs ? il est déjà venu à plusieurs reprises et a déjà posé des problèmes ? passe par tous les états, argumentant d’abord, insultant ensuite, agressant physiquement enfin, malgré les sommations qui lui sont adressées pour qu’il se calme et quitte les lieux. Dès lors, c’est un appel à la police qui convainc le client excité de partir.
  • [18]
    Emmanuel Kessous et Alexandre Mallard avaient déjà formulé un constat similaire à propos des relations de vente médiatisées par le téléphone : beaucoup d’interactions dans lesquelles le consommateur se montre peu intéressé se terminent, disent-ils, par une échappatoire du style « Ok, envoyez moi une doc ». Cette phrase, loin de signifier un quelconque intérêt pour l’offre présentée, est souvent, à l’inverse, la marque d’un faible degré d’engagement dans la relation [Kessous et Mallard, 2003].
  • [19]
    L’usage des brochures publicitaires, dans ces situations, n’est pas sans rappeler l’aménagement des civilités marchandes spécifiques aux « cartes de visite » lorsqu’elles sont échangées au cours de relations professionnelles [Mallard et Ville, 2006].
  • [20]
    « Prendre un tour exige non seulement une règle d’arrangement, mais aussi un moyen de faire valoir son droit. Ce moyen peut-être formalisé (tickets numérotés, noms sur un registre) ou non formalisé : quand, par exemple, un individu reste à proximité du lieu où s’effectue le service et suppose l’action d’un accord tacite. On emploie parfois la formation en ligne ou en file d’attente (la queue) comme un moyen mnémotechnique collectif, et ce procédé formel permet parfois aux participants de s’absenter brièvement, tout en conservant un tour qui n’est pas formellement marqué » [Goffman, 1973 ; p. 50].
  • [21]
    On entrevoit dès lors les difficultés rencontrées par les sciences de gestion, alors qu’elles cherchent de leur côté à mesurer l’efficacité séparée de chacun de ces outils. Il semble préférable, au vu de ces observations, de délaisser les résultats même de l’action, tels que le marketing les catégorise – en termes de placement, de fidélisation, de conquête ou de reconquête –, pour s’intéresser à ce que les publicités « font faire » aux acteurs du marché, selon les configurations circonstancielles singulières dans lesquelles et sur lesquelles elles interviennent.
Français

Résumé

Cet article propose de prendre acte de l’immersion des documents publicitaires dans le travail marchand auquel recourent non seulement les acteurs de l’offre pour s’adresser à leur clientèle et aiguiller leurs décisions mais aussi les clients pour construire de façon informée leurs choix économiques. À partir d’une enquête ethnographique dans les boutiques d’un opérateur de télécommunications, il s’agit ici de caractériser les modes d’intervention des documents publicitaires dans une pluralité de situations marchandes ordinaires. Dès lors, la publicité n’apparaît plus seulement comme une manifestation désincarnée et extérieure au marché qui pourvoit, seule et du dehors, aux conditions nécessaires à l’attachement d’une offre à une demande. Ces documents, parce qu’ils s’apparentent à des artefacts cognitifs, à des véhicules stabilisant des référents de l’offre ou encore à des supports de civilité, s’avèrent consubstantiels à l’animation et à la robustesse des collectifs marchands. Ils s’inscrivent en effet dans un processus de redimensionnement constant du marché et des discours commerciaux qui implique l’association d’une pluralité d’acteurs et d’outils. Non seulement ce processus sous-tend la construction de parcours de consommation dont on ne peut évacuer la dimension sociale, mais il alimente aussi les interrogations actuelles sur la substance même des espaces marchands empiriques.

Mots-clés

  • publicité
  • travail marchand
  • artefact cognitif
  • interaction
  • consommation

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Roland Canu
ATER, Docteur en sociologie, CERTOP, Maison de la Recherche, Université Toulouse II
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/04/2009
https://doi.org/10.3917/rfse.003.0147
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