1Quel peut être le statut épistémologique – et partant l’intérêt scientifique – des « grands auteurs » dans le champ actuel de la socio-économie [1] ? Une interrogation de ce type est doublement étrange : non seulement à l’extérieur du champ, mais aussi à l’intérieur même du champ de la socio-économie.
2À l’intérieur du champ de la socio-économie et, autour, parmi ses observateurs bienveillants et ses soutiens fidèles, certains pourraient être tentés de croire que le recours aux grands auteurs et à leur pensée n’est d’aucune utilité pour rendre compte de façon pertinente du fonctionnement des économies contemporaines dominées par le capitalisme. La tâche du chercheur n’est-elle pas, en effet, d’appréhender une réalité sociale toujours nouvelle, en constante transformation ? Pour la saisir, seul le travail scientifique à forte dimension empirique aurait voix au chapitre. Le reste serait, au mieux, érudition flamboyante mais de portée actuelle limitée car définitivement datée, au pire, sempiternelle resucée des mêmes vieilles lunes désormais devenues verbiage obsolète. L’affaire serait donc entendue. Bien sûr, la critique est parfois plus fine. Sauf à sombrer – naïvement et dangereusement – dans l’empirisme [2], nul chercheur en sciences sociales en général – et donc en économie en particulier – ne peut entamer de démarche scientifique sans prendre appui sur un cadre théorique. Ce cadre devrait mobiliser exclusivement des théories « actuelles » (au risque d’enfoncer quelques portes ouvertes…) et ne devrait jamais faire l’objet de développements autonomes, toujours suspects de possibles dérives théoricistes.
3La question est peut-être également étrange du point de vue extérieur au champ, en particulier pour l’économie standard qui pense illusoirement, car en dehors de toute historicité du savoir, son identité scientifique sur le même registre que lesdites sciences « dures ». Il y a certes chez elle des « grands auteurs », mais ils apparaissent plutôt dans un registre historique voire historiographique. À l’instar de la vision schumpetérienne de la connaissance savante en économie, quelque peu téléologique, les « grands auteurs » désignent autant d’étapes historiques dans la structuration progressive d’un paradigme qui, une fois constitué, intégrerait les contributions individuelles, « grandes » ou « petites », sur un fond impersonnel d’homogénéité théorique. Au mieux, le nom propre – mais jamais la pensée dans son épaisseur propre – existera sous la forme d’un « théorème » ou d’une « loi ». Dès lors, seule une « révolution paradigmatique » (Kuhn) ou une « rupture épistémologique » (Bachelard, Canguilhem, Althusser) constituerait un événement et pourrait faire réapparaître la figure personnelle du savant sous la forme de l’inaugurateur d’un nouveau paradigme, structurant une nouvelle science normale, etc. [3]. D’une certaine manière, en « Science économique », les manuels académiques (comme ceux de Mark Blaug, le plus célèbre) présentent l’histoire de cette discipline comme celle de la dure conquête de la scientificité et ce, à travers des essais et des erreurs multiples. La théorie néoclassique se veut ainsi la théorie pure de l’économie via une anthropologie supposément axiomatisée, sa « physique » fondamentale, cœur académique de la discipline, à partir de laquelle peuvent être envisagées toutes les physiques sociales appliquées. Il n’y a plus de grands auteurs, à proprement parler, simplement des « prix Nobel » [4], moment symbolique singularisant une contribution d’excellence au paradigme dominant. À supposer que cette vision rétrospective ait le moindre fondement, il est néanmoins possible de se demander si la théorie néoclassique qui revendique le statut de science normale de l’économie peut connaître des révolutions scientifiques… à l’image de celles qu’ont connues et que connaîtront encore ses « modèles » putatifs comme la physique ou les sciences de la vie [5].
4On pourrait croire que ces deux types de reproches sont opposés. En surface, sans doute, ils s’opposent : l’empirisme du premier (qui écarte les réflexions d’auteurs sur les notions et les concepts) s’oppose au théoricisme du second (qui n’écarte pas le théorique en soi, mais seulement le pluralisme théorique). Il est du reste très facile de mettre en scène la bonne et pertinente « socio-économie » empiriste et la mauvaise et délirante économie orthodoxe « ésotérique ». Ce jeu de rôle pouvant s’inverser : une inconsistante et par trop descriptive « socio-économie » devant céder le pas à la rigoureuse « Science économique ». À chacun de choisir son camp. Or, il ne peut s’agir du camp des sciences sociales.
5Plus fondamentalement et au-delà de ce jeu de renvois indéfinis, ces deux reproches ont quelque chose en commun : ils manquent chacun à leur manière la spécificité épistémologique et théorique des sciences sociales. Les sciences sociales sont dans une tout autre posture épistémologique que les sciences logico-formelles (comme les mathématiques) ou les sciences empirico-formelles (comme les sciences de la nature, la physique, etc.). Les grands auteurs y connaissent un mode d’existence particulier : ils n’existent pas seulement comme les moments d’une histoire érudite des idées, mais s’installent, du moins pour certains d’entre eux, dans une sorte de pertinence toujours actuelle, celle de constituer un univers de pensée toujours disponible, complet et autonome, une ressource intellectuelle indéfinie pour continuer à poser à nouveau des problèmes de compréhension de la réalité sociale actuelle – bref, une réserve de conceptualisation et donc de sens. Pour l’illustrer, on peut aujourd’hui, sans fantaisie aucune, se dire « webérien », « marxiste », « bourdieusien », « keynésien », « polanyien », « hayékien », etc., alors qu’on trouvera rarement des physiciens qui se disent sérieusement newtoniens ou des biologistes lamarckiens. Cette pluralité d’univers théoriques en sciences sociales, qui coexistent à un moment donné, et quelle que soit la conjoncture de domination de l’un sur les autres, cette pluralité donc ne doit pas être vécue comme un manque de scientificité, mais comme la conséquence « logique » du type de connaissance scientifique que demande la spécificité du mode d’être de toute société : antinaturaliste et historique.
6Que tirer de ces remarques générales pour la vie scientifique du champ de la socio-économie et de cette revue qui s’en veut l’un des débouchés éditoriaux ? Il est tout à fait légitime et productif d’étudier des textes de grands auteurs dans une perspective de recherche actuelle et « positive », c’est-à-dire autre que celle qui préside à l’érudition hagiographique des démarches classiques d’histoire de la pensée économique, sociologique ou anthropologique. Un des enjeux est alors la sélection de ces grands textes et de ces grands auteurs. Et sur ce point, il peut y avoir débat. En nous interrogeant sur les noms que l’on peut mettre en avant, plusieurs ressortent et ce, sans exclusive philosophique ou politique et en voici la liste non exhaustive : Smith, Ricardo, Marx, Weber, Polanyi, Durkheim, Simmel, Veblen, Keynes, Simon, Mauss, Commons, Hayek, Rawls, Habermas ou Bourdieu [6].
7Ce sont les auteurs communs dont se réclament – et pas simplement par argument d’autorité académique – les courants actuels de l’hétérodoxie économique, la socio-économie, et la sociologie économique. Qu’ont-ils de singulier ? Ceci : chacun à leur manière, ils permettent de penser la spécificité du capitalisme, de ses formes sociales différenciées, de ses types et motifs d’actions, de ses processus de transformation et de ses effets sur le développement sociétal. Dans l’état actuel des sciences économiques, l’ambition vaut d’être rappelée : contre la perspective naturaliste, universalisante, anhistorique et banalisante de la théorie dominante, il s’agit de promouvoir une conceptualisation opératoire (développer une théorie qui ne soit pas une axiomatique) qui permet de construire une démarche et une méthodologie de recherche, laquelle est à la fois limitée (cela relève d’un découpage social-historique qui doit toujours être remis sur le métier et ne pas s’installer dans tel ou tel confort mécanique) et pertinente (cela est en prise avec la société concrète, les conflits et transformations qui la parcourent). Ceci reste une ambition première de toute démarche de recherche en sciences sociales.
8Il est loin d’être acquis que toutes ces démarches se placent au niveau d’exigence critique sur la compréhension des tenants et aboutissants du capitalisme, sauf à considérer que parler de « construction sociale » [7] est un antidote antinaturaliste suffisant ! De sorte que le retour aux grands auteurs est d’abord et peut-être surtout un exercice d’hygiène théorique pour toute démarche socio-économique qui se respecte. Le présent dossier de la RFSE ne prétend bien sûr pas répondre à toutes ces questions. Il s’agit simplement d’illustrer, à travers quelques contributions emblématiques, un type de posture que la RFSE entend également mobiliser dans sa politique éditoriale.
9Dans ce dossier, plusieurs auteurs que l’on peut qualifier de « grands » pour des raisons variables sont abordés de différentes manières, critique ou non [8]. Tout d’abord, on trouve à la fois des auteurs tels que Smith et Malthus ; ils relèvent de la catégorie des pères fondateurs de l’économie et des sciences sociales. D’autres auteurs connus et influents sont aussi employés : certains appartiennent déjà au passé (Hayek, Kalecki ou Lerner), mais leurs écrits demeurent relativement récents et d’autres, comme North, Pasinetti ou Posner, ont encore publié au cours des dernières années.
10Une partie des contributions qui suivent (J.-D. Boyer, P. Légé) s’inscrit dans une démarche que l’on peut qualifier d’histoire de la pensée, où l’œuvre des grands auteurs constitue la matière première de la recherche. La RFSE a aussi la vocation éditoriale d’accueillir ce type de travaux.
11Les autres contributions (M. Lavoie, E. Lazega) n’adoptent pas cette démarche méthodologique bien spécifique : leur objet porte d’abord et avant tout sur une problématique socio-économique contemporaine (État social, Tribunal de commerce de Paris) où la pensée des grands auteurs mobilisés ne constitue pas par elle-même l’objet d’étude mais est l’instrument au moyen duquel les faits sont ordonnés causalement les uns aux autres. L’un des articles (T. Pouch), se situe à mi-chemin entre ces deux démarches. Il s’attache à relire un auteur ancien, Malthus, et en même temps à le mobiliser comme moyen pertinent d’analyse, relié à des recherches actuelles, celles de North, sur un thème contemporain : le rôle de l’OMC dans l’organisation des échanges internationaux.
12Un autre fil rouge traverse certes les cinq articles de ce dossier : le rôle de l’État dans les affaires économiques. Ce constat n’est guère étonnant car finalement, implicitement ou explicitement, ce thème se retrouve très fréquemment au cœur des travaux en sciences sociales, il n’est pas très discriminant à lui seul.
13La pensée d’Adam Smith est-elle traversée par une dichotomie entre l’économique, centré sur l’intérêt, et la philosophie morale, fondée sur la sympathie, comme la sociologie naissante a pu l’affirmer à la fin du XIXe siècle ? Pour Jean-Daniel Boyer, cette thèse, qui aurait servi l’autonomisation de la sociologie vis-à-vis de l’économie, serait sujette à caution car, au fond, l’unité de la pensée smithienne serait à rechercher dans son anthropologie, laquelle permettrait d’embrasser à la fois les sentiments moraux et les motifs de l’action économique.
14Hayek a, on le sait, cherché à réhabiliter au XXe siècle ce qu’il appelait le « vrai libéralisme » car, selon lui, le libéralisme de Hume et Ferguson aurait été perverti dès le début du XIXe par les disciples de Bentham. Pourtant, Philippe Légé montre que cette entreprise d’expurgation doctrinale, où l’élimination des « infiltrations » interventionnistes (sic) devait permettre un retour aux sources pures des lumières écossaises du XVIIIe, repose sur un corpus dont la logique interne n’est pas assurée : la conception de la liberté de Hayek est contradictoire avec sa théorie évolutionniste de l’ordre spontané.
15Concernant un domaine d’application du libéralisme, au regard de l’échec du cycle de Doha en 2006, Thierry Pouch défend l’idée que l’OMC s’est excessivement focalisée sur le libre échange pour organiser le commerce mondial. Au contraire, promouvoir la coopération entre les États-nations suppose, à l’instar de Malthus mais aussi de North, de s’intéresser aux présupposés institutionnels du recours au commerce extérieur en matière de développement, notamment aux politiques agricoles menées par les gouvernements pour impulser la croissance des richesses produites.
16La contribution de Marc Lavoie concerne aussi l’action économique de l’État, elle présente l’approche post-keynésienne de la finance fonctionnelle, empruntée à Lerner, à travers l’analyse macro-économique de la dette publique et les thèses sur « l’employeur en dernier recours ». L’auteur insiste, contre la théorie dominante, sur l’absence de contrainte objective en matière de taux d’intérêt ; ceci autorise les gouvernements à mener des politiques budgétaires conformes aux besoins de la société. Finalement, les obstacles pour sortir de la crise déclenchée durant l’été 2007 apparaissent moins liés à des problèmes de politique économique qu’à des idées préconçues sur le financement de la politique budgétaire.
17Enfin, dans un tout autre domaine de l’action régulatrice, l’analyse du fonctionnement du Tribunal de commerce de Paris amène Emmanuel Lazega à rapprocher l’activité des juges, dont l’une des caractéristiques est de se situer de manière pragmatique à la jonction entre l’économie, la gestion et le droit, du « pragmatisme quotidien » qu’il identifie dans les travaux tardifs de Posner. Une meilleure compréhension de la régulation conjointe, telle que celle opérée par le Tribunal de commerce de Paris, débouche alors sur un regard renouvelé des diverses formes de privatisation des fonctions étatiques.
Notes
-
[1]
Au sens de l’éditorial du n° 1 de la RFSE, « Prouver le mouvement en marchant » (Florence Jany-Catrice, Bernard Convert, et Richard Sobel).
-
[2]
L’empirisme ne peut être confondu avec le travail empirique en sciences sociales.
-
[3]
Par exemple, Einstein inaugurateur de la physique fondamentale contemporaine avec sa théorie de la relativité (restreinte puis générale), qui « succède » à Newton, nom emblématique de la physique classique.
-
[4]
Parler de « prix Nobel » d’économie est pourtant un abus de langage, délibéré et lourd de sens, visant à hausser le prestige social d’une discipline en quête de respectabilité. Alfred Nobel en effet n’a lui-même pas créé de prix d’économie. Seuls cinq domaines ont été retenus en 1901 par la fondation Nobel (physique, chimie, médecine, littérature, paix) ; c’est en 1968 que fut créé « le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ».
-
[5]
En effet, comme l’ont montré Ben Fine, Bernard Guerrien et beaucoup d’autres, la cohérence interne de l’échafaudage néoclassique moderne ne doit pas être surestimée : l’une de ses singulières caractéristiques est de pouvoir tout traiter et de se trouver ainsi en mesure de dire une chose et son contraire ; tout dépendrait alors des paramètres du modèle donnant lieu finalement à un discours totalisant et infalsifiable.
-
[6]
Et encore excluons-nous des commentateurs talentueux, qui peuvent parfois prendre la dimension d’auteurs (comme par exemple ceux qui appartiennent à la tradition marxiste). Par ailleurs, on peut légitiment s’interroger sur le statut d’œuvre d’un ouvrage comme les économies de la grandeur (Boltanski et Thévenot), contribution de référence de l’économie des conventions.
-
[7]
Les grands auteurs dont nous parlons produisent chacun à leur façon une conceptualité capable de fonder ce qu’on entend par « construction sociale », quand on ne mobilise pas ce terme pour mettre un mot à la place d’un problème ; cf. Ian Hacking Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? La Découverte, 2001.
-
[8]
Rappelons que le n°01 de la RFSE avait déjà donné lieu à de telles contributions, puisqu’il s’agissait de fournir un premier « panorama » de la socio-économie française.