CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Terme anglo-saxon, le care renvoie et à une catégorie descriptive et à un concept. En tant que catégorie descriptive, il fait référence au travail quotidien de soins des enfants ou personnes adultes dépendantes, à leur prise en charge, aux services d’aide à la personne, voire aux trois à la fois [Letablier 2001]. En réponse aux utilisations disparates de la notion de care dans les réseaux européens de recherche comparative sur les États-providence, des tentatives de conceptualisation se sont aussi développées. Parmi les plus abouties, celle de Jane Lewis propose une définition paradigmatique du care à travers la notion de social care qui encastre dans une perspective globalisante « les activités qui visent à satisfaire les besoins physiques et émotionnels des enfants et des personnes adultes dépendantes » et « les cadres normatifs, institutionnels et sociaux dans lesquels elles s’insèrent ainsi que les coûts associés à leur réalisation » [Lewis 1998] [2].

2Prenant acte de la multiplicité des entrées qui permettent l’étude du care, de nombreuses analyses ont été simultanément ou successivement proposées illustrant la richesse de l’objet, l’ambition du projet et l’imbrication d’une multiplicité d’enjeux : la conciliation travail-famille ; les référentiels en matière de prise en charge de la dépendance en Europe ; les divers dispositifs programmes de work-life-balance ; la notion de contrats sociaux de sexe ; la question des coûts directs et indirects des responsabilités familiales ; les modes d’encastrement entre la sphère professionnelle et la sphère familiale, sans oublier l’ensemble des travaux sur les « éthiques du care », qui réhabilitent la place de la sollicitude, des émotions et du souci des autres dans les théories morales et l’appréhension du monde social [Gilligan 1982 ; Tronto 1993 ; Laugier, Paperman 2004 [3]].

3Un dossier spécial sur le care n’épuisera donc pas la question et là n’est pas l’intention. La notion de care est de plus en plus utilisée pour la richesse de sa polysémie et nous laisserons aux auteurs le choix d’en décliner le sens, quitte souvent à ne pas le traduire en français. L’objectif poursuivi ici sera plus épistémologique et propose que s’ouvre, sur cette question, un dialogue entre deux disciplines, la sociologie et l’économie.

1 – Pourquoi ce regain d’intérêt autour du care ?

4Si, dans toutes les sociétés, le care rassemble les activités de soins aux personnes dépendantes (enfants, personnes âgées, handicapés, etc.), cette notion ne cesse de s’élargir dans les sociétés contemporaines, dominées par le capitalisme et caractérisées par ce qu’on peut identifier comme les « nouveaux risques sociaux ». C’est en effet d’abord l’évolution démographique et l’allongement de l’espérance de vie dans les pays les plus riches qui ont mis sur l’agenda social et politique le coût de la prise en charge de ces personnes dépendantes. Le care, travail féminin invisible et relégué à la sphère familiale et domestique, devient alors un enjeu politique et socio-économique sans précédent.

5Le care s’élargit dès lors à une dimension plus générale de soutien multidimensionnel – soutien matériel, physique, moral et psychique – d’individus dépendants certes, mais aussi de tout individu, tout au long de sa vie, en tant que sujet en risque de perte d’ « autonomie », y compris sociale. Dans cette acception, le care est donc une activité qui, aujourd’hui, déborde de son cadre traditionnel ou rejaillit sur toutes ces dimensions.

6Dans cette acception élargie, le care n’est ni un comportement, ni une activité intrinsèquement dévolus aux femmes. Pour autant, les conditions historiques et sociales de l’organisation des sphères domestique et productive ont conféré et à cette activité et à ce comportement un genre bien spécifique. On trouve ainsi une multiplication de recherches sur cet objet, à partir de l’entrée par le genre, et dont s’emparent les travaux féministes, en particulier lorsqu’ils visent à caractériser les nouveaux rapports sociaux qui s’y développent.

7Le care devient d’autant plus un objet de recherche qu’il est annoncé ou vécu « en crise », crise induite par un double mouvement contradictoire. On assiste, d’une part, à une augmentation de la demande de care, liée essentiellement à l’évolution démographique et à la transformation de la définition des besoins. Parallèlement, induite par le développement croissant et persistant de l’activité professionnelle des femmes qui rétrécit la traditionnelle « disponibilité permanente » en matière de prise en charge de leurs proches, une rareté relative de l’offre de care est redoutée.

8C’est de ce mouvement qu’émerge une vision de crise du care. Celle-ci prend l’expression d’une insatisfaction persistante des femmes actives ou inactives, sur qui repose la prestation des services gratuits, en dépit des mesures favorisant la socialisation de la prise en charge du care hors et dans la famille. Elle s’exprime également à travers la critique de la qualité des soins [4], ou encore à travers la critique des conditions de travail et d’emploi des professionnels qui en ont la charge. Le care peut donc aussi être envisagé sous l’angle d’une question sociale.

2 – Un objet et une problématique de socio-économie

9Ce qui circule et s’échange dans l’activité de soin des personnes à charge est traditionnellement traité de manière distincte en économie et en sociologie. On s’intéresse plutôt aux équivalents monétaires d’un côté et plutôt à la dimension relationnelle des postures et des activités de l’autre. C’est dans la critique de cette opposition binaire entre sociologie de la famille et économie de la famille, sociologie des services et économie de la santé, mais aussi entre les objets légitimes de ces deux disciplines, que s’est développée une partie de la sociologie économique, et qu’émerge aussi la socio-économie. C’est dans cette critique que nous situons la plupart des contributions à ce dossier. Elles sont toutes, peu ou prou, traversées par un postulat commun : il n’y a pas de frontière infranchissable entre les objets de l’économie et de la sociologie, ce que savent déjà l’économie hétérodoxe et la sociologie économique, et il est indispensable de penser ensemble, dans une vision de double encastrement, ce qui se passe dans la sphère des activités économiques et dans la sphère des relations sociales. Ce postulat, fréquemment posé dans les milieux anglo-saxons, est beaucoup plus rare chez les économistes et les sociologues français. Beaucoup de travaux sur le care séparent leurs approches selon qu’ils traitent des services (du côté des professions du care), des familles (du côté des solidarités et prises en charge familiales) ou de la division du travail (la mondialisation du care). Ils mobilisent aussi des approches à dominante sociologique, économique ou anthropologique, qui dialoguent peu entre elles.

10Travailler la question du care en la renvoyant à la double nature sociale et économique des relations intimes permet une confrontation entre les travaux français, multiples mais dispersés, et les travaux anglo-saxons, autour de la notion de social care. Cette notion permet d’articuler de nombreux registres de réflexion en des termes nouveaux : penser les actifs du care (les professionnels rémunérés et les « aidants » non rémunérés) en termes de « groupe social » ; penser le travail de care en termes « d’action sociétale », le care étant alors une affaire de société à laquelle contribuent les individus/famille, le marché, l’État, le tiers secteur autour d’un partage de responsabilités et de coûts ; penser les cadres normatifs, institutionnels et sociaux dans lesquels s’insèrent ces activités en fonction de la nature des régimes d’État-providence ; dépasser les dichotomies formel/informel, rémunéré/non rémunéré, économique/social pour repenser la valeur sociale de la production de l’intime. Dans ce cadre général de reformulation des catégories et des registres d’action, il s’agirait de réfléchir sur ce qui permet, en amont, d’accorder à « la production de l’intime » un caractère éminemment productif, et pourvoyeur de richesses.

11L’un des enjeux des contributions de ce dossier sera donc de valoriser les travaux qui abordent le care dans un triple processus d’enchevêtrement : enchevêtrement des disciplines (sociologie, économie, anthropologie), enchevêtrement des champs d’observation (les échanges familiaux, la nature du travail de soin aux personnes, la professionnalisation de l’aide à la dépendance, les cadres sociaux de la prise en charge, la mondialisation de la production domestique), enchevêtrement des registres d’analyse (construction des référentiels des politiques publiques, redéfinition des rapports de genre, émergence d’activités nouvelles, redéfinition des catégories d’activité, transformation du travail et de la famille).

12L’enjeu est de taille puisque le care nous invite à penser ou à rendre compte des encastrements entre le monde de la rationalité instrumentale et celui de la solidarité affective.

3 – Le contenu du dossier

13Les travaux de ce numéro proposent différents lieux d’observation du care : les échanges familiaux, la nature du travail de soin aux personnes, la professionnalisation de l’aide à la dépendance, les cadres juridiques et sociaux de la prise en charge, la division internationale de la production domestique. Ils mobilisent ainsi différents registres allant de la construction des référentiels des politiques publiques à la redéfinition des rapports de genre en passant par l’émergence d’activités nouvelles, la redéfinition des catégories d’activité ou les transformations parallèles du travail et de la famille. Chaque contribution participe, à sa façon, à cette vision élargie de la question du care et s’inscrit dans cette reformulation générale.

14Tenant compte à la fois des mutations du care, et de l’importance de l’objet pour la cohésion de la socio-économie, une contribution se présente plutôt comme un agenda de recherche : l’article de Jean-Louis Laville vise à préciser les éléments constitutifs d’une nouvelle sociologie économique attentive à la complexité des services aux personnes et ne pouvant, pour cette raison, se réduire à une sociologie des marchés. Il formule un projet scientifique plus ouvert à la diversité des logiques d’action et des prestataires. La qualifiant de « sociologie économique pluraliste », ce projet inclurait les thèmes de l’égalité d’accès, du lien social, de la répartition entre espaces privé et public et de sa professionnalisation.

15Dans l’espace d’action du care, liens intimes et transactions économiques coïncident et sont encastrés. En privilégiant l’étude de formes d’activité dites « marginales » comme les transferts de dons, la consommation ou les économies informelles et domestiques, Viviana Zelizer met en évidence ce qu’elle nomme une économie de l’intime et remet en cause les principes juridiques fondés sur les mondes antagonistes, qui séparent les sphères marchandes et non marchandes, et qui réduisent les transactions intimes à une pures affaires de sentiments, sans valeur économique. Isabelle Guérin repense les frontières des sphères d’action entre le monde marchand et le monde non marchand. Son analyse de l’argent des femmes pauvres à une échelle micro révèle la subtilité et la complexité des pratiques. Celles-ci expriment, reproduisent, actualisent, parfois infléchissent non seulement les relations intimes et sociales dans lesquelles les femmes sont impliquées, mais aussi leur rapport aux normes.

16Une série d’autres contributions traitent plutôt de l’organisation et la production du care aujourd’hui. En considérant les normes de prise en charge, les normes de transmission, le contenu du travail de care ou les référentiels des politiques familiales. Claude Martin insiste à sa manière sur l’enchevêtrement des registres que mobilise la production du care, en montrant combien les modèles de protection et de prise en charge sont étroitement liés à des contextes et héritages institutionnels nationaux, puis insérés dans la législation et enfin mis en forme par les politiques publiques. Florence Degavre et Marthe Nyssens abordent la question de l’innovation sociale des organisations socio-économiques productrices de soins, organisations qui opèrent dans (et selon) des registres divers : réciprocité, marché, redistribution, administration domestique. Le cadre polanyien leur permet de saisir en quoi le processus de socialisation mobilise des ressources multiples – marchandes, non marchandes et volontaires. Dans un article plus normatif, Dominique Méda interroge l’évolution concrète de la prise en charge du care dans les sociétés contemporaines. L’organisation et la production de care sont envisagées à travers le prisme des comparaisons internationales. Même si le modèle strict du male breadwinner[5] tend à disparaître dans les pays développés, plusieurs modèles de répartition des revenus et des tâches parentales continuent de coexister, sans pour autant que l’égalité réelle des contributions masculines et féminines aux responsabilités professionnelles et parentales soit posée comme un fondamental. Cette question majeure des politiques publiques renvoie à l’articulation entre ces différentes formes de soins, et entre travail, d’une part, et tâches de soins, d’autre part. Prolongeant cette réflexion, Laurent Fraisse et al. identifient, à partir d’une analyse européenne comparative, l’évolution des modes de gestion de l’action collective, évolution qui transforme durablement les États-providence, et qui implique une diversité d’acteurs, publics et privés. Au-delà des discours consensuels autour de la professionnalisation des activités du care, Thierry Ribault enfin tente de réhabiliter le caractère pluriel des professionnalités à l’œuvre dans les activités de care.

17Le dossier ainsi présenté aura donc moins vocation à être une réflexion autour du travail et des comportements de care qu’une participation intellectuelle autour d’une renégociation : celle du statut économique et social du care dans les économies et sociétés contemporaines. En cherchant à être moins partielles et plus paradigmatiques, ces nouvelles approches du care interrogent souvent l’ensemble des institutions qui fondent le pacte socio-économique d’un pays, en attendant que soient renégociées les conventions sociales et économiques à l’œuvre dans l’organisation des sociétés capitalistes.

Notes

  • [1]
    Ce numéro reprend quelques-unes des interventions qui ont eu lieu dans le cadre d’un colloque organisé par l’ACI Jacintte le 8 juin 2006 au Cnam, ayant pour thème L’Économie du « care » et ses cadres sociaux. Cette ACI, financée par l’ANR et animée par Chantal Nicole-Drancourt, a permis à un groupe ad-hoc de travailler pendant trois ans sur la question de la transformation des équilibres des temps sociaux, ses conditions de développement et ses conséquences.
  • [2]
    Dans sa contribution à ce dossier, Claude Martin approfondira d’ailleurs ces différents aspects.
  • [3]
    Carol Gilligan est une des premières à articuler les questions de genre aux théories de la justice à travers un courant « The Ethic of care ». Ces théories commencent à peine à être discutées en France.
  • [4]
    Dont l’amélioration n’empêche pas les catastrophes sanitaires et sociales comme la France en a vécu par exemple au cours de l’été 2003 au détriment des personnes âgées.
  • [5]
    Monsieur Gagnepain.

Bibliographie

  • Gilligan C. (1982), In a Different Voice, Cambridge Mass, Harvard University Press.
  • En ligneLetablier M.-T. (2001), « Le travail centré sur autrui et sa conceptualisation en Europe », Travail, Genre et Sociétés, n° 60.
  • Lewis J. (1998), Gender, Social Care and Welfare State Restructuring in Europe, Aldershot, Ashgate.
  • Paperman P., Laugier S. (dir.) (2004), Le souci des autres. Éthique et politique du care, EHESS.
  • Tronto J. (1993), Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Routledge.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/10/2008
https://doi.org/10.3917/rfse.002.0007
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