1Tant dans les pays du Nord que du Sud, les modes de gestion intra-familiaux ont fait l’objet, au cours des trois dernières décennies, de travaux multiples. Économistes, sociologues et anthropologues se sont interrogés sur la diversité des modes de gestion, proposant diverses typologies, certaines basées sur le degré de centralisation ou, au contraire, d’autonomisation des revenus et des dépenses de chacun(e), d’autres sur le rôle spécifique des femmes et leur position de plus ou moins forte dépendance [1].
2En mettant en évidence la complexité et la diversité des arrangements familiaux, ces recherches ont permis des avancées incontestables, tant d’un point de vue théorique (meilleure compréhension des dynamiques intra-familiales, trop souvent considérées comme une « boîte noire ») que politique (réflexions sur la manière d’optimiser les dispositifs d’allocations familiales ou de lutte contre la pauvreté). La plupart de ces recherches partagent néanmoins une faiblesse commune : confiner les transactions économiques intra-familiales à une dimension matérielle et conflictuelle, dont les enjeux seraient limités à des questions de contrôle, de possession et d’appropriation. Comme l’a remarquablement montré Viviana Zelizer [1994, 2005], lorsque l’économique et l’intime se mêlent, ce ne sont pas seulement de l’argent, des biens ou des services qui s’échangent, mais des sentiments, des émotions ou encore des statuts. Tous les membres d’une maisonnée sont engagés dans un processus incessant et intensif de négociation de leurs relations et de leurs positions respectives. Or, qu’il s’agisse de distribution, consommation, production ou de transfert de biens, la moindre transaction économique, dit-elle, est l’occasion de modeler et remodeler la nature et la signification des relations, la place et le statut de chacun(e).
3Seule une analyse à un niveau micro, celle des relations et du vécu quotidiens, permet de rendre compte de la dimension éminemment sociale et affective des transactions monétaires et financières et de la manière dont elles façonnent les relations intimes. En même temps, le rôle de chacun – et ici nous nous intéressons au rôle des femmes – est partiellement conditionné par un ensemble d’institutions relatives à la définition des rôles sociaux (à la fois législations, normes et systèmes de représentations). Comme le souligne Laurence Fontaine lorsqu’elle analyse le rôle des femmes dans la finance informelle dans l’Europe pré-industrielle, « la capacité des femmes à jouer avec le temps et l’argent dépend des équilibres complexes qui lient les institutions sociales, les rôles sociaux, leur construction culturelle et les pouvoirs qui les encadrent et qui définissent la place des femmes et leur accès aux ressources, qu’elles soient celles de la terre, du travail ou du capital » [Fontaine, 2007].
4Combiner ces deux niveaux d’observation nous semble particulièrement fécond pour rendre compte de la complexité et de la diversité des pratiques monétaires et financières de femmes pauvres. L’analyse à un niveau micro vise à rendre compte de l’inscription des transactions monétaires et financières dans l’ensemble des droits et obligations qui lient les membres d’une maisonnée, tandis que l’analyse à un niveau macro rend compte de l’influence et du poids des institutions, en particulier celles relatives aux alliances matrimoniales, à l’accès aux ressources et à l’emploi. Elle rend également compte de leur dynamique mais aussi de leur inertie et enfin de leur diversité. Nos propres analyses empiriques, menées dans des contextes très hétérogènes quant au rôle des femmes (Inde du Sud et Sénégal), mettent en évidence des similarités remarquables qui méritent une analyse commune. Les pratiques monétaires et financières de ces femmes témoignent d’une complexité et d’une diversité tout à fait surprenante, y compris dans des contextes où les femmes sont supposées être exclues de toute gestion financière : multiplicité des pratiques d’épargne, d’emprunt, d’échanges, parfois des sources de revenus, mais aussi diversité des usages monétaires via les techniques de cloisonnements et de marquages sociaux et enfin construction de circuits monétaires et financiers souvent spécifiquement féminins. Les pratiques monétaires et financières de ces femmes révèlent également l’hétérogénéité de la catégorie « femme » et des positions occupées au sein des maisonnées, qui varient en fonction notamment de l’âge et de la nature des liens de sang et d’alliance.
5La première partie de l’article propose un cadre d’interprétation de type socioéconomique mettant l’accent sur la pluralité des mobiles d’action, l’ambivalence des relations intra-familiales et de la monnaie. Une seconde partie propose deux études de cas illustrant différents « modèles familiaux », l’objectif étant non pas de comparer terme à terme, mais de mettre en évidence des points de convergence malgré de très fortes particularités. La première porte sur des petites commerçantes sénégalaises de la région de Thiès, le Sénégal pouvant être considéré comme un idéal-type du modèle « lignager » où les femmes jouissent d’une relative indépendance financière et liberté de mouvement. La seconde porte sur les paysannes indiennes du Sud de l’Inde, où l’on note la prégnance du modèle « conjugal » condamnant, du moins officiellement, les femmes à une très forte dépendance.
1 – Comportements personnels, famille et monnaie : trois domaines à revisiter
6Notre interprétation suppose une conception tout à fait spécifique de trois « objets » particulièrement malmenés par les sciences sociales : comportements individuels, relations familiales et enfin monnaie. Dans les trois cas, les sciences sociales ont souvent eu tendance à développer des visions dichotomiques : homo economicus versus homo sociologicus, la famille comme espace d’harmonie et de cohésion ou au contraire de domination et d’exploitation, la monnaie comme outil technique et neutre ou au contraire comme support de reproduction des rapports sociaux. L’analyse des pratiques quotidiennes impose de rompre définitivement avec ces approches dichotomiques et normatives. Les rationalités « pratiques », celles qui se jouent dans l’agir quotidien, mêlent de manière variable, en fonction des contextes et des situations, qu’il s’agisse des hommes ou des femmes, intérêt personnel, obligations, émotions et routines [Dufy et Weber, 2007, p. 19]. Du fait de cette pluralité de mobiles d’action, il n’y a pas de « moi unique » ; il n’y a que des « moi multiples » [Mauss, 1993 (1950) ; Douglas, 2000 ; Elster, 1986b]. Si chaque situation se prête davantage à certains mobiles d’actions, chacun de ces mobiles n’est pas réservé à telle circonstance ou telle catégorie de personnes. Le « moi multiple » est donc foncièrement un « moi divisé », un « moi conflictuel » [MacPherson, 1984 ; Elster, 1986a ; Sen, 1993 ; Hirschman, 1986]. Voyons plus en détail la question des relations familiales et des pratiques monétaires.
1.1 – La « famille » : conflits, coopération, compromis et résistances
7Prenant le contre-pied d’approches économiques de type néoclassique ayant tendance à considérer la famille comme un lieu d’harmonie et de cohésion sociale naturelle [2], certains courants féministes appréhendent la famille comme un espace d’oppression et de domination systématique [Delphy, 1998]. Là encore, l’analyse de « l’économie pratique » de la famille nous invite plutôt à l’envisager comme un espace de coopération et de conflit permanent, tant d’un point de vue matériel que symbolique [Agarwal, 1994 ; Folbre, 1997 ; Kabeer, 1995 ; Sen, 1990 ; 1993, p. 228 sq ; Weber, 2002 ; Weber et al. 2003].
8La famille est un espace de coopération, au sens où il s’agit de mutualiser des ressources mais aussi de construire ensemble une vie et une lignée commune ou encore de préserver ou de maintenir un nom, une réputation, l’identité d’une lignée. La famille est aussi un espace conflictuel, au sens où il s’agit de partager les ressources, mais aussi d’affirmer sa propre identité, de faire valoir ses droits, de maintenir son amour-propre, etc. Cette tension permanente entre conflit et coopération prend néanmoins des formes et des expressions très diverses selon les contextes et les époques, selon la place accordée aux femmes et les fonctions assurées par le groupe familial (reproduction/production), selon enfin le degré « d’individualisme » et la valeur accordée aux notions de liberté et d’autonomie individuelle. La littérature existante oppose deux idéaux-types de « formes familiales » [Guyer et Peters, 1987 ; Kabeer, 1995]. Le premier, qualifié de « conjugal », est fondé sur les liens conjugaux et sur la superposition des fonctions de production, de procréation, de consommation et de résidence. Il s’accompagne souvent d’une mobilité spatiale réduite des femmes et d’une séparation forte entre espaces publics et privés. L’essentiel des obligations financières repose sur les hommes, considérés comme les principaux « pourvoyeurs de revenus [monétaires] » (breadwinner) et chargés d’assurer la protection des femmes et des enfants. Les femmes ont peu ou pas d’obligations financières mais jouissent en contrepartie d’une autonomie très limitée. Le second renvoie au modèle « lignager-segmenté » fondé sur les liens lignagers plus que conjugaux et sur la séparation des fonctions de production, de procréation, de consommation et de résidence. Il s’accompagne d’une mobilité plus forte des femmes et d’une démarcation beaucoup moins stricte entre espaces publics et privés. Hommes et femmes ont accès à des ressources financières distinctes (historiquement, sous la forme de productions agricoles distinctes), exercent également des responsabilités financières distinctes et ont davantage tendance à faire « bourse séparée ».
9Il ne s’agit que d’idéaux-types à vocation heuristique. Les modèles décrits ne sont que des normes de comportement [3]. Toutefois, si la réalité fait preuve d’une certaine souplesse et d’une très grande mouvance, les normes sociales que ces deux modèles sous-tendent expriment une résistance au temps parfois remarquable, d’où l’intérêt de les garder en mémoire pour comprendre certains traits de comportements.
10Cette tension permanente entre conflit et coopération s’exprime en premier lieu sous la forme de compromis et de négociations, dont le contenu et l’issue dépendent des ressources sociales, économiques et politiques des différents membres de la famille : droits de propriété (formels et informels), contrôle exercé sur le patrimoine et les revenus, accès à des ressources collectives, à des réseaux sociaux hors de l’espace privé-domestique et implication dans des formes d’action collective (groupes d’entraide, associations, syndicats, etc.) enfin support de l’État ou d’autres formes d’action publique (associations caritatives, ONG) [4].
11Cette tension permanente entre conflit et coopération se manifeste également en termes de résistances [5], de nature à la fois matérielle et symbolique, et dont les manifestations sont très variables en fonction, ici encore, du degré de patriarcat et de dépendance auxquels les femmes sont soumises. Plus la dépendance féminine est forte, plus la résistance prend des formes détournées, indirectes, parfois collectives (par exemple chansons populaires) mais souvent strictement individuelles, se limitant alors à des ruses, des astuces et « fourberies » de nature très diverse. Les pratiques monétaires et financières clandestines, nous le verrons plus loin, représentent une forme privilégiée de résistance et de contournement.
1.2 – Pratiques et circuits monétaires et financiers féminins : entre gestion de l’incertitude et obligations sociales
12Georg Simmel, et d’autres avant lui comme Karl Marx ou encore Max Weber, ont décrit avec force et précision comment l’usage de la monnaie, en mesurant toute chose à une seule aune, abolit hiérarchies et privilèges statutaires, mais aussi dissout les liens sociaux et fonde une société basée sur le calcul et la rationalité froide. Or l’analyse des pratiques monétaires montre à quel point ce caractère impersonnel et anonyme de la monnaie n’est finalement qu’une illusion. La dimension fonctionnelle et sécuritaire de la monnaie existe bel et bien. Outre les biens et les services auxquels elle permet d’accéder, la possession de monnaie autorise un tout autre rapport au temps : l’anticipation et la projection dans le futur sont désormais possibles [Keynes, 1969, p. 295]. Il est néanmoins essentiel de tenir compte des significations sociales et des implications sociales de la monnaie. Celle-ci, et surtout les usages auxquels elle donne lieu, sont avant tout un construit social, imbriqué dans des relations préexistantes de droits et d’obligations qu’elle peut infléchir, mais qu’elle ne peut en aucun cas démanteler [6]. Reprenant la position de Viviana Zelizer [2005], nous faisons l’hypothèse que les transactions et les pratiques monétaires et financières sont au cœur de la tension permanente entre conflit et coopération qui rythme les relations familiales. Qu’il s’agisse de la gestion des revenus, du budget et du patrimoine, des modes d’épargne, d’emprunt ou encore de don-contre-don, l’ensemble de ces pratiques participe pleinement au processus permanent de définition des relations familiales et des positionnements de chacun(e). L’impact de la monnaie sur le statut, le pouvoir et l’autonomie des femmes s’avère dès lors beaucoup plus complexe. Non seulement l’accès à la monnaie n’est parfois que formel (du fait de normes ou de législations empêchant les femmes d’en maîtriser l’usage) mais son emploi peut avoir pour effet (parfois de manière délibérée de la part des femmes) de renforcer des liens de dépendance. Inversement, et à l’instar de ce qui a été observé dans l’Europe ancienne [Fontaine, 2007], l’existence de circuits financiers et de systèmes d’entraide souvent strictement féminins permet aux femmes de contourner les interdits multiples destinés à restreindre leur accès à la sphère économique et financière.
2 – Circulations, cloisonnements, négociations, compromis et résistances : deux études de cas
13Venons-en maintenant aux études de cas. Les deux exemples choisis ont le mérite de représenter des idéaux-types en matière de configuration familiale. Le premier porte sur les petites commerçantes wolof de la région de Thiès au Sénégal. La société wolof est typique du modèle « lignager » qui confère aux femmes une relative autonomie financière ainsi qu’un certain accès à l’espace public, mais qu’il convient d’analyser à la lumière des tendances socioéconomiques en cours aujourd’hui : implication croissante des femmes dans des activités commerciales, instabilité croissante des mariages mais prégnance de la polygamie et plus généralement remise en question des appartenances dites communautaires (sans pour autant qu’il y ait rupture). Le second exemple porte sur l’Inde, cas typique du modèle « conjugal » niant toute forme d’autonomie et contraignant fortement la mobilité féminine, y compris chez les paysannes de basse caste de l’Inde du Sud étudiées ici (communauté paraiyar). Réputées plus « libres » qu’ailleurs en Inde, en partie du fait d’un rôle économique qui a toujours été central et qui le demeure, ces femmes ont néanmoins une autonomie financière extrêmement limitée, tout en étant souvent responsables de l’équilibre du budget familial.
14Dans les deux cas, les modes de gestion, la nature des dépenses, la diversité des pratiques d’épargne et d’emprunt et enfin la participation à divers circuits financiers sont un puissant révélateur de la manière dont les femmes se positionnent vis-à-vis de leur entourage, qu’il s’agisse de l’époux, parfois des co-épouses (dans le cas sénégalais), du voisinage et de la famille élargie. Ce positionnement est le fruit de compromis subtils entre ce qui leur est imposé, qu’il s’agisse de contraintes sociales ou matérielles, et leurs propres aspirations et interprétation des normes. Ensuite en fonction des contextes mais aussi des trajectoires de chacune, les marges de manœuvre sont plus ou moins étroites, incitant certaines (en particulier en Inde) au contournement via une diversité de pratiques clandestines.
15Nos propos s’appuient en grande partie sur nos propres enquêtes de terrain, menées en 1997 au Sénégal (région de Thiès) et en 2003-2004 en Inde (Tamil Nadu). Dans les deux cas, l’analyse est de nature foncièrement qualitative, l’objectif consistant à décortiquer la complexité des pratiques et des circuits financiers. Au Sénégal nous avons suivi une cinquantaine de femmes pendant six mois, alternant discussions et observations à leur domicile, sur leur lieu de travail (sur le marché ou dans la rue pour les vendeuses ambulantes) et dans leurs espaces de sociabilité (réunions tontinières, le plus souvent au domicile de l’une d’entre elles ou sur le marché). En Inde nous avons fait un travail similaire auprès d’une soixantaine de femmes, mais en nous limitant le plus souvent à des enquêtes à domicile, les femmes étant très peu disponibles sur leur lieu de travail (salariat agricole) et disposant d’espaces de sociabilité limités au voisinage proche. Insistons sur la difficulté à collecter des données chiffrées fiables. Les revenus sont irréguliers et souvent d’origine multiple, l’endettement est généralement considérable mais éparpillé et parfois compensé par de multiples créances, l’épargne est difficile à quantifier car composée essentiellement de biens en nature. À cela s’ajoute la dimension clandestine et souterraine de nombreuses pratiques, ainsi que des systèmes de représentations et de catégorisation de la réalité chiffrée souvent très différents de ceux du chercheur. Un travail intensif, souvent laborieux, de reconstitution et de suivi dans la durée permet néanmoins d’avancer quelques données chiffrées, qu’il faut bien sûr considérer comme des ordres de grandeur.
16Insistons bien sur le fait qu’il ne s’agit absolument pas d’une comparaison terme à terme des deux « modèles » dans la mesure où une infinité d’autres facteurs différencient les deux contextes. Notre objectif consiste simplement à mettre en lumière les spécificités de chaque situation tout en mettant en évidence des points de convergence : la diversité et la complexité des pratiques monétaires et financières et la manière dont cette pluralité et cette complexité expriment les différentes pressions et contradictions qui rythment le quotidien des femmes, tant au niveau des relations familiales qu’à un niveau plus général, celui des normes et des institutions.
2.1 – Le modèle « lignager » : l’exemple des petites commerçantes sénégalaises
17La société wolof du Sénégal est typique du modèle « lignager » où l’unité de base n’est pas la famille, mais un noyau composé de la mère et de ses enfants (famille dite utérine). Dans bon nombre de sociétés africaines historiquement, cette unité avait son propre nom, disposait de son propre espace, parfois de ses propres biens, et bénéficiait de droits à des ressources spécifiques de la part de son lignage [Gastellu, 1985]. Dans la société wolof sénégalaise cette relative indépendance prenait la forme, non pas d’un droit à la propriété, mais d’un droit d’usage d’une parcelle distincte et des produits et revenus qui en sont tirés [Diop, 1985, p. 160 sq.]. Cette division sexuée des rôles était souvent de nature hiérarchique, les activités réservées aux femmes étant de bien faible valeur ajoutée comparées à celles des hommes (en particulier productions vivrières versus cultures d’exportation). Elle avait néanmoins l’avantage de donner aux femmes une certaine autonomie financière puisqu’elles étaient relativement libres d’utiliser à leur guise leur production et les revenus ainsi générés. Cette division du travail allait de pair avec une répartition des responsabilités : aux pères la responsabilité économique et la protection de la famille, avec notamment le devoir d’assumer la « dépense quotidienne », destinée à l’alimentation familiale ; aux femmes le devoir de procréer et d’assumer l’éducation des enfants [Diop, 1981].
18Comme ailleurs sur le continent africain, et depuis déjà plusieurs décennies, l’effritement des normes communautaires va de pair avec des pratiques d’individualisation croissante qui engendrent des effets contrastés pour les femmes. En matière de droits de propriété, les Sénégalaises ont désormais un droit reconnu à l’héritage et à la propriété individuelle, mais ce droit reste encore très formel, et son application est loin d’être systématique. Le mariage continue d’être une norme partagée (le célibat définitif reste infime), mais l’entrée en union est plus tardive, plus individualisée (avec une nette diminution des mariages « arrangés »). Elle est également beaucoup plus fragile (à Dakar un mariage sur trois se solde par un divorce [Pilon et Vimard 1998]), avec un nombre croissant de séparations à l’initiative des femmes [Bop, 1996]. La polygamie en revanche témoigne d’une stabilité surprenante (environ 30 % des unions). Simultanément, les responsabilités financières des femmes dans le cadre familial ont tendance à s’alourdir. Depuis le début des années 1980, la crise économique qui frappe le Sénégal et touche en premier lieu les domaines d’activité réservés aux hommes (salariat et cultures d’exportation) bouleverse la division sexuée des tâches. Les hommes sont de moins en moins nombreux à assumer leur fonction de protection et on observe une participation croissante des femmes au marché du travail [Baumann, 1999].
19Cette évolution des pratiques, tant dans le domaine de l’accès à la propriété, des alliances matrimoniales que des activités économiques, ne se fait pas sans heurts. La diversité des pratiques monétaires et financières et des circuits féminins est au cœur de cette évolution. Cette pluralité exprime à la fois la pression du quotidien – un quotidien de plus en plus lourd compte tenu du désengagement masculin –, l’ambiguïté du rapport à la famille (conjoint, éventuellement co-épouses) et enfin parenté élargie - source incontournable de soutien et de protection mais aussi de contrainte et de subordination.
20Compte tenu du principe des « bourses séparées » qui continue de prévaloir, le droit de contrôle des femmes sur leurs revenus est généralement acquis. En revanche la question des responsabilités financières (qui paie quoi ?) est source de négociation permanente. Si la « tradition » impose aux hommes la prise en charge des frais de nourriture, de santé et d’éducation des enfants, en pratique ce schéma est peu respecté, avec néanmoins de fortes variations. D’après nos observations moins d’une famille sur deux s’y conforme, et d’autres travaux donnent des ordres de grandeur similaires [7]. Même lorsque les hommes participent, c’est souvent de manière partielle. Nourriture, santé et éducation représentent 10 à 40 % de l’ensemble des dépenses des femmes. Lorsque les hommes y contribuent, leur manière de procéder est très variable : certains distribuent au compte-goutte tandis que d’autres le font par tranches régulières ; certains ferment les yeux sur le détail des dépenses tandis que d’autres exigent les factures et vont même jusqu’à en vérifier l’exactitude auprès du boutiquier, voire paient eux-mêmes (par exemple en début ou en fin de mois) afin d’éviter que leur épouse « bouffe l’argent ». Inversement, nombreuses sont les femmes qui détournent une partie des sommes, pas nécessairement pour leur usage personnel mais surtout pour alimenter les multiples circuits financiers dans lesquels elles sont impliquées.
21Lorsque les hommes n’assument pas ou peu leurs obligations financières, les femmes s’en plaignent, bien sûr, évoquant les tractations incessantes à ce sujet. Mais ce jeu de négociation (dont une large partie a lieu de manière non verbalisée) est bien plus complexe qu’une simple lutte visant à se décharger sur l’autre : les enjeux sont considérables en matière de définition des positions de chacun(e) et de l’ensemble des liens familiaux, en particulier relations de couple, relations père/mère/enfant, relations entre co-épouses. Pour certaines femmes, les responsabilités financières masculines font partie des obligations incompressibles et non négociables. C’est une question d’honneur, autant le leur que celui de leur époux et des enfants. L’indépendance financière, nous disait l’une d’entre elles, est bonne pour les « maquisardes », allusion aux femmes qui font commerce de leur corps et dont le nombre est, semble-t-il, croissant [Robin, 2006]. D’autres se sentent rabaissées au rang de « domestiques » de leur mari. On assiste parfois à d’âpres marchandages, où les femmes concèdent à leur époux une avance moyennant intérêts, avec des taux à faire pâlir les prêteurs privés les plus cupides. Certaines femmes au contraire refusent délibérément de « quémander » ou de « mendier », voire revendiquent certaines responsabilités financières afin de « garder la tête haute », mais aussi parfois avec l’intention de négocier certaines formes de liberté. Il faut « apprivoiser » son mari, disent certaines. Si la liberté de mouvement des femmes est nettement plus prononcée que pour les femmes indiennes, elle est loin d’être totale. Notons que les pratiques privées sont parfois fort différentes de l’apparence publique, avec ici encore des comportements très hétérogènes : certaines femmes n’hésitent pas à ridiculiser leur époux en public lorsque celui-ci se dérobe à son devoir de protection, tandis que d’autres au contraire feignent la dépendance financière afin de préserver sa dignité.
22Dans les ménages polygames, les conflits entre co-épouses se traduisent aussi par des pratiques financières spécifiques. Faire aussi bien ou mieux que sa (ou ses) co-épouse(s) afin d’attirer les faveurs de l’époux fait partie des préoccupations quotidiennes. Procréation [8] et sexualité sont un terrain privilégié de rivalité. Mais celle-ci s’exerce également dans le domaine domestique avec la préparation des repas ; même lorsque l’époux en assume les frais, certaines n’hésitent pas à compléter de leur propre poche afin d’agrémenter la « sauce ». La rivalité s’exerce également dans le paraître (frais de cosmétiques, bijoux et vêtements représentent entre 10 % et 30 % de leurs dépenses) avec une quête permanente de l’apparence qui tourne parfois à l’obsession. Les activités commerciales des femmes sont souvent rythmées par cette concurrence effrénée, et certaines décident de démarrer une activité commerciale le jour où leur époux décide de prendre une deuxième épouse. Attiser les jalousies est également un moyen d’entretenir cette rivalité, par exemple en exhibant vêtements et bijoux achetés à partir de leurs propres revenus en prétendant qu’ils ont été offerts par l’époux.
23Lorsqu’on interroge les femmes sur leurs dépenses prioritaires, elles sont nombreuses à évoquer la « famille », terme générique comprenant les dépenses d’hospitalité, d’entraide et enfin les cérémonies familiales (mariages, naissances, décès). D’après nos observations, ce type de frais représente 20 % à 40 % de l’ensemble de leurs dépenses, parfois bien plus pour certaines femmes. Certaines cérémonies sont entièrement à la charge des femmes, en particulier les cérémonies de naissance (ngente), alors que les montants sont considérables (l’équivalent de plusieurs mois voire plusieurs années de salaire). Si la pression sociale explique en partie l’ampleur et le caractère éminemment ostentatoire des festivités – certains parlent de « potlatchs féminins » [Moya, 2003] – ces événements représentent également des étapes décisives des trajectoires féminines dans l’affirmation de leur position sociale, tant au sein de leur lignage que de leur entourage proche [9].
24Comment les femmes parviennent-elles à assumer l’ensemble de leurs obligations, alors que la plupart d’entre elles se contentent de revenus limités (en moyenne entre 40 000 et 120 000 FCFA annuels, soit de 60 à 180 euros) [10] mais surtout très irréguliers ? Multiplier les sources d’emprunts, cloisonner les formes d’épargne et diversifier les pratiques tontinières sont autant de techniques employées, donnant lieu à une pluralité de circuits monétaires le plus souvent strictement féminins.
25L’endettement des femmes est souvent considérable, mais difficile à reconstituer compte tenu de l’enchevêtrement de dettes et de créances dans lequel les femmes sont imbriquées. « Sab bukki », « sulli bushidô » (prendre une hyène, enterrer une hyène) ou « sab-sul » (creuser, enterrer) : c’est ainsi que les femmes décrivent ce jonglage permanent, consistant à s’endetter quelque part pour régler une dette [11]. Le financement des cérémonies donne également lieu à des « flux et des reflux » de liquidités extrêmement complexes, entièrement maîtrisés par les femmes, et mettant en jeu des dons contre dons s’étalant parfois sur plusieurs générations [Moya, 2003].
26Simultanément, seul un cloisonnement des formes d’épargne permet de combiner la pluralité d’exigences et de temporalités auxquelles les femmes sont confrontées [Servet, 1990], et les pratiques financières collectives facilitent ce principe de cloisonnement. Rares sont les femmes qui disposent d’épargne en espèces. Éviter la thésaurisation sous forme d’argent liquide permet de se soustraire en partie aux requêtes de l’entourage, tout en disposant de marchandises facilement convertibles pour affronter d’éventuels imprévus. Bétail, céréales, marchandises, bijoux, semences, maison et terrain pour les plus aisées, sont les formes d’épargne les plus répandues. L’épargne tontinière est également très courante. La majorité des femmes rencontrées participent à une tontine au moins, et la plupart cumulent deux ou trois adhésions et parfois davantage. Dans la tontine simple, les membres de la tontine cotisent régulièrement (de manière hebdomadaire ou mensuelle) et chaque membre récupère à tour de rôle l’ensemble des cotisations, qualifié de « lot ». Le montant des lots varie de 500 à 100 000 F CFA (entre 0,75 et 150 euros), la moyenne se situant dans une frange de 5 000 à 20 000 F CFA (entre 7,5 et 30 euros). Si les motivations sont souvent multiples et évoluent en fonction des participantes et des situations, s’obliger à épargner régulièrement et se protéger ainsi contre les sollicitations de l’entourage mais aussi contre ses propres tentations semble être une priorité.
2.2 – Le modèle « conjugal » : l’exemple de paysannes pauvres en Inde du Sud
27En Inde, le modèle de la famille « conjugale » représente encore aujourd’hui « l’idéal, traditionnel et authentique forme de vie familiale indienne » [Uberoi, 2006], dont les principales composantes peuvent être résumées ainsi [12] : descendance patrilinéaire, résidence « patri-locale » (la nouvelle mariée vient habiter dans le lieu de résidence de son époux), primauté de la relation entre l’époux et ses propres parents sur la relation conjugale et enfin conception du mariage comme union entre familles et non pas entre deux individus. Traditionnellement, les femmes paraiyar jouissent d’une liberté de mouvement plus prononcée que dans les castes supérieures, simple réponse pragmatique à la nécessité de travailler. Les pratiques de réclusion ne sont donc pas en vigueur, mais les femmes restent néanmoins soumises à un contrôle étroit de leur sexualité et de leur mobilité, la « moralité féminine » restant un critère essentiel de l’honneur de la famille, du clan et de la lignée. Traditionnellement, les femmes sont exclues de l’accès à la propriété et à l’héritage. Une législation récente (2005) à l’échelle fédérale, relative à la succession prévoit un droit égal aux enfants des deux sexes, mais sa mise en œuvre s’avère problématique et difficilement compatibles avec les pratiques en vigueur reléguant les femmes à un statut permanent de dépendantes. Les femmes sont exclues de l’accès à la propriété, mais elles bénéficient de la part de leur famille (parents, frères, oncles) d’une certaine forme de protection (tout au moins présentée comme telle), au moment du mariage à travers la dot [13], puis tout au long de leur vie à travers des aides matérielles régulières.
28Même si elles présentent certaines disparités, toutes les femmes rencontrées appartiennent à des familles pauvres : le salariat agricole représente la principale source d’emploi, et les montants moyens de revenus annuels pour l’ensemble de la famille avoisinent 40 000 INR (environ 700 euros) [14]. Officiellement, c’est-à-dire si l’on se limite aux propos tenus en public, les hommes sont considérés comme les principaux pourvoyeurs de revenus, y compris dans les milieux les plus pauvres où les femmes ont pourtant toujours exercé des activités productives [Kapadia, 1996]. Toujours officiellement, les hommes sont également en charge de la centralisation des revenus puis des principales décisions financières, éventuellement secondés par les aînées de la maisonnée ou de la lignée.
29En pratique toutefois, les modes effectifs de gestion financière s’éloignent fortement de ce discours normatif. Si le principe de la centralisation des revenus est le plus fréquent (près des trois quarts des familles rencontrées), la répartition des responsabilités en matière de gestion et de contrôle des revenus est ensuite très variable. Assurer l’équilibre du budget quotidien, parfois celui des grandes dépenses liées au cycle de vie, est souvent assumé par les femmes, souvent les plus âgées mais pas nécessairement. Quel que soit le mode de gestion adopté, les trois quarts des femmes considèrent qu’elles sont responsables de l’équilibre du budget quotidien. Ce type de responsabilité se révèle très ambigu, à la fois source de pression morale, puisque les ressources sont limitées, mais également de pouvoir (relatif), puisqu’il s’agit aussi d’arbitrer et de répartir les ressources entre les différents membres de la famille. Le choix du ou de la gestionnaire est le fruit de compromis et de négociations (plus ou moins implicites). Certaines femmes refusent officiellement toute responsabilité ou s’en accommodent, voire font délibérément preuve de naïveté sur les questions financières afin d’afficher leur soumission à l’ordre patriarcal, tout en menant de manière clandestine de multiples activités (nous y revenons plus loin). Inversement certaines femmes contrôlent l’ensemble des revenus, y compris ceux de leur époux, mais ce privilège apparent n’est souvent qu’une piètre contrepartie des désengagements de l’époux dans d’autres domaines (emploi très irrégulier, adultère, alcoolisme chronique).
30La compréhension des enjeux sociaux de la gestion est souvent plus complexe car difficile à extraire de l’ensemble des droits et obligations et des conflits qui rythment les relations intra-familiales. Les oppositions et les rivalités sont permanentes, entre hommes et femmes, entre aînés et cadets mais aussi entre femmes, notamment entre celles qui sont en âge de procréer et leurs aînées, entre celles liées par la consanguinité et celles liées par le mariage. Les conflits quotidiens portent sur la répartition des tâches familiales mais aussi sur la liberté de mouvement, l’éducation des enfants, le statut accordé à chacun(e), celui-ci étant étroitement lié aux responsabilités financières (répartition des ressources quand il y en a, consommation, tant au quotidien que pour les investissements et les dépenses de rituels sociaux et religieux). Les altercations quotidiennes ne sont souvent que le reflet de conflits de long terme mettant à mal l’unité familiale (problèmes de succession et de partage) mais aussi sa réputation du fait de comportements déviants (mariages d’amour, divorces, adultère, enfants illégitimes, alcoolisme). Gérer et contrôler les revenus est tantôt perçu comme une obligation, un droit, un privilège ou une sanction. De toute évidence, les plus âgées sont celles qui ont le plus de pouvoir (relatif), la cohabitation de plusieurs générations donnant lieu à de fortes hiérarchies féminines basées en partie sur leur inégale capacité à contrôler les flux monétaires. Chez les plus jeunes, certaines femmes se retrouvent acculées à des responsabilités financières considérables par leur époux et/ou leurs beaux-parents (par exemple financer une cérémonie familiale dont le coût représente plusieurs années de salaires) en représailles de comportements qui ont sali l’honneur familial. Réciproquement, l’habileté de gestion (capacité à épargner, à emprunter, à solliciter l’aide de sa famille d’origine, à acquérir des denrées bon marché) est sans aucun doute une ressource permettant aux femmes de mieux négocier certaines libertés, en particulier celle de se déplacer.
31Dans les modes de gestion centralisés, l’existence de pratiques financières clandestines, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, est probablement une composante normale et incontournable du quotidien familial permettant à chacun de préserver des espaces de liberté [15].
32Non seulement la plupart des femmes contribuent de manière substantielle aux revenus [16], mais elles mettent en œuvre de multiples techniques leur permettant de contourner les règles de centralisation des revenus et d’exercer un certain droit de regard sur les dépenses [17]. Certaines mènent secrètement des activités génératrices de revenu et celles-ci sont de nature diverse : petit commerce à domicile de vêtements et de bijoux, vente de produits locaux, services de nature diverse (ménage chez des familles plus aisés, prêt d’argent, etc.).
33Lorsque les femmes sont supposées remettre l’intégralité de leurs revenus à leur époux, certaines n’hésitent pas à en dissimuler une partie qu’elles utiliseront à leur guise. D’autres prélèvent une partie de l’allocation qui leur est remise pour les dépenses quotidiennes d’alimentation, ou bien elles jouent avec les prix des denrées alimentaires. D’autres encore « empruntent » discrètement quelques roupies dans la poche de leur époux. Cette gestion clandestine s’accompagne de modes et de pratiques d’épargne tout aussi souterraines (les trois quarts des femmes sont concernées). Près de 70 % des femmes disent épargner en liquide de manière secrète. Les bijoux représentent un support privilégié d’épargne. Non seulement c’est l’un des rares biens dont les femmes disposent, mais l’ignorance des hommes sur le sujet, en particulier en matière d’appréciation de la valeur, donne aux femmes une grande marge de manœuvre. Près de 60 % d’entre elles gèrent une partie de leurs bijoux (achat, mise en gage, parfois vente) à l’insu du reste de la famille. Les pratiques tontinières sont moins répandues qu’au Sénégal, probablement du fait de la dépendance financière des femmes et de leur mobilité réduite. Environ 40 % des femmes rencontrées sont membres d’une tontine, parfois deux mais c’est rare. Le montant du lot varie entre 500 et 10 000 INR (entre 18 et 175 euros). Dans 20 % des cas, les tontines se font de manière entièrement clandestine entre voisines.
34Enfin on observe également une diversité de pratiques d’emprunt, dont certaines se font également de manière clandestine. L’option la plus courante (près de 80 % des femmes) est le kaimathu (« échange de la main à la main ») : il s’agit de sommes infimes destinées à assurer la survie quotidienne, qui circulent quotidiennement entre voisines, en liquide ou en nature. Boutiquiers, banquiers ambulants et prêteurs sur gage sont sollicités pour des sommes un peu plus conséquentes. Pour les premiers, les transactions ont lieu à domicile, ce qui garantit leur discrétion. Pour les seconds, le recours à un intermédiaire, souvent une femme de l’entourage qui a le privilège de pouvoir se déplacer, permet de contourner les interdits en matière de mobilité. La circulation de bijoux (destinés à être gagés) participe également de cette solidarité féminine (trois quarts des femmes échangent régulièrement des bijoux avec leur entourage).
35Le degré de clandestinité est très variable d’une famille à l’autre, d’une transaction à l’autre. Selon qu’elles cherchent à s’assurer d’une liberté d’usage ou à préserver l’honneur masculin, les femmes dissimulent leurs activités avec plus ou moins de ferveur. Nombre de transactions se font de manière discrète tout en étant parfaitement tolérées, les hommes et les aînés ferment délibérément les yeux, et ce type de non-dit est probablement un moyen de préserver les normes patriarcales.
36Qu’en est-il de l’usage des fonds ainsi épargnés, accumulés, détournés ? Les sommes restent limitées (4 000 INR en moyenne, soit 70 euros, mais cette somme représente néanmoins près d’un tiers des revenus annuels féminins). À l’instar du contexte sénégalais, c’est surtout l’intensité de circulation financière qui semble déterminante : la majorité des femmes, nous l’avons vu, participent activement à divers circuits financiers, la plupart strictement féminins et limités à l’entourage physiquement proche, certains plus étendus, liés à leur famille d’origine. Ces pratiques clandestines ont également simplement pour fonction d’assurer l’équilibre du budget familial pour celles qui en ont la responsabilité. Quel que soit le montant de l’allocation qui leur est donnée, laquelle se limite parfois à une très maigre portion du revenu, le reste étant dévolu à des dépenses masculines strictement personnelles (tabac, alcool, jeu), elles sont sommées d’assurer la sécurité alimentaire quotidienne et de faire face aux aléas (problèmes de santé, visiteurs ou cérémonies imprévus). En cas de manque, les femmes sont facilement accusées d’être mauvaises gestionnaires ou dépensières. Assumer ce rôle de gestionnaire sans se plaindre ni « quémander » est souvent une question d’honneur personnel, ce qui explique en partie les multiples stratagèmes décrits précédemment. Face à la pénurie et à l’inadéquation entre revenus et dépenses, le jonglage permanent entre de multiples sources de revenus, d’épargne, d’emprunts ou de dons – contre-dons, est la seule alternative. Les femmes comparent leur rôle à un exercice « d’équilibriste » visant à ajuster une « balance » hélas déréglée et condamnée à être en déséquilibre permanent. On retrouve ici le paradoxe largement observé pour les familles ouvrières de l’Europe ou de l’Amérique industrielle du xixe siècle, où les femmes étaient contraintes à la dépendance financière tout en ayant l’entière responsabilité de la gestion budgétaire [Fontaine, 2001 ; Perrot, 1991].
Conclusion
37À l’issue de ces deux études de cas plusieurs hypothèses se dégagent.
381) La diversité des pratiques monétaires et financières décrites ici expriment la tension permanente à laquelle ces femmes sont confrontées, entre l’exigence d’une survie quotidienne et des obligations sociales de long terme, entre la nécessité absolue de boucler un budget, d’équilibrer recettes et dépenses et la volonté de préserver leur dignité, leur rapport à autrui, d’honorer des attentes et des espérances, de respecter des engagements, formels ou informels, implicites ou explicites.
392) Cette diversité de pratiques et de circuits monétaires et financiers prend des formes variées : jonglage avec une infinité de pratiques d’emprunts, multiplicité des supports d’épargne, techniques de cloisonnements (affecter tel revenu, tel emprunt ou telle épargne à tel usage), participation à divers circuits souvent spécifiquement féminins. Cette diversité s’exprime dans des espaces également variés selon les contextes. En Inde, où l’indépendance financière des femmes et leur mobilité continuent d’être sévèrement contrôlées, les pratiques sont surtout clandestines et limitées à la frontière de l’espace privé-domestique tandis qu’au Sénégal les pratiques collectives de type tontine sont plus répandues.
403) Cette diversité de pratiques et de circuits monétaires et financiers a d’abord une vertu purement fonctionnelle : équilibrer des revenus insuffisants ou irréguliers, parfois imprévisibles, avec des dépenses incompressibles, dont certaines sont également imprévisibles. Les termes varient – les Sénégalaises parlent de « tiroirs » tandis que les Indiennes évoquent le terme de « balance » – mais le principe reste le même, à savoir une mise en correspondance des entrées et des sorties monétaires.
414) Cette diversité est aussi un moyen de concilier une pluralité de mobiles d’action. Il s’agit tantôt de préserver son quant à soi, de contourner des obligations jugées oppressantes ou injustes, mais aussi de mieux assumer celles qu’elles considèrent prioritaires. Cette diversité a donc une vertu éminemment sociale. Elle ne se comprend qu’en lien avec l’ensemble des droits et obligations dans lesquels chaque femme est impliquée (la catégorie « femme » étant foncièrement hétérogène), et surtout la manière dont chacune perçoit et interprète cet ensemble de droits et d’obligations. Bien loin de se dissoudre dans une logique simpliste de recherche d’intérêt personnel ou de conformité à la tradition, chaque transaction monétaire est le fruit de compromis et de négociations (souvent implicites) [Zelizer, 2005] qui traduisent tantôt l’interdépendance, tantôt le conflit, tantôt la résistance et le contournement. La multiplicité des sources d’emprunts et des liens de dette comporte également cette double facette, fonctionnelle et sociale. Pour des femmes sommées d’assurer l’équilibre du budget familial avec des ressources non seulement limitées mais parfois peu maîtrisées, diversifier les sources d’emprunt et « manipuler le crédit » sont le seul moyen de rompre la « quadrature du cercle » [Fontaine, 2007]. Multiplier les liens de dette et de créances (aussi pauvres soient-elles, la plupart des femmes rencontrées sont également créancières) a aussi une fonction éminemment sociale : se construire, renforcer ou actualiser un réseau de solidarité.
425) Reprenant l’hypothèse de Laurence Fontaine [2007], nous suggérons enfin que la création de circuits financiers spécifiquement féminins et parfois le recours à diverses tactiques de ruse et de contournement sont le seul moyen de réconcilier les injonctions contradictoires auxquelles nombre de femmes sont confrontées : équilibrer un budget sans pour autant disposer d’un droit d’accès et de contrôle à des sources de revenus, même si selon les contextes et les institutions en vigueur, cette injonction se manifeste de manière plus ou moins forte.
43L’analyse à un niveau micro révèle la subtilité et la complexité des pratiques ainsi que leur inscription sociale. Elle reflète également le poids des normes et des institutions en vigueur pour les femmes des deux groupes sociaux étudiés, en particulier concernant les alliances matrimoniales, l’accès à la propriété et à l’emploi. Plus précisément, cette analyse met en lumière le jeu permanent d’ajustement, d’interprétation et de contournement de ces normes. Outre la diversité de positions et de statuts qu’occupent les femmes étudiées ici, c’est aussi ce travail incessant d’adaptation qui explique l’hétérogénéité des arrangements et des trajectoires observés.
44L’enjeu d’une réflexion relative au genre de la monnaie et de la finance n’est pas seulement d’ordre théorique, à savoir confirmer la nécessité d’une approche socioéconomique des comportements, des relations familiales et de la monnaie. Il est également d’ordre politique : il s’agit de mieux penser la lutte contre la pauvreté féminine et les discriminations de genre. La principale mesure préconisée depuis quelques décennies, qu’il s’agisse des institutions multilatérales ou des mouvements sociaux, consiste à promouvoir l’accès des femmes à l’emploi et à la sphère dite « marchande », la microfinance en étant le principal vecteur. On présume qu’en monnayant leur force de travail sur un « marché » (implicitement supposé libre de toute considération sociale, politique, culturelle) les femmes pourront enfin se libérer de structures patriarcales et hiérarchiques oppressantes. La plupart de ces politiques présument également que les femmes pauvres ne jouent qu’un rôle mineur dans la sphère financière. Si la plupart sont effectivement exclues de la sphère formelle, leur implication dans la sphère informelle et leurs savoir-faire en matière de gestion, d’épargne et de crédit ne font aucun doute. De ces deux présupposés découlent deux principaux écueils. Premièrement, une conception purement fonctionnelle de l’instrument monétaire conduit à en surestimer considérablement les vertus émancipatrices. Deuxièmement, nier la diversité des pratiques informelles préexistantes conduit à proposer des services financiers souvent mal adaptés à la diversité des besoins. Une analyse fine des effets de la microfinance met d’ailleurs en évidence des effets tout autant aliénants et asservissants qu’émancipateurs [Fernando, 2006 ; Kabeer, 2001 ; Guérin et Palier, 2005 ; Guérin et al., à paraître ; Servet, 2006]. Ces derniers dépendent étroitement de l’accès et du contrôle réel des femmes sur l’outil monétaire, or tant l’accès des femmes à la monnaie que le contrôle qu’elles en ont sont des construits sociaux, faits de normes sociales en vigueur à un moment donné au niveau d’une société ou d’une communauté données mais aussi de compromis et de négociations prenant place au niveau intrafamilial, tels qu’ils ont été décrits ici.
Notes
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[1]
En économie, voir par exemple Kabeer [1995, 1997], Johnson [2004]. En anthropologie, voir par exemple Guyer [1995], Guyer et Peter [1987]. En sociologie, voir par exemple Pahl [1989, 2000], Vogler [1998], Zelizer [1994, 2005]. Pour un ouvrage collectif interdisciplinaire, voir Bruce et Dwyer [1988].
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[2]
Dans le prolongement des travaux de Becker [1981].
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[3]
Le modèle « conjugal patriarcal » a été observé dans des régions aussi diverses que l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Afrique du Nord, le Moyen Orient, la plupart des pays d’Asie, dont l’Inde, et certaines régions d’Amérique latine. Le modèle « lignager » est plutôt présent dans les Caraïbes, certaines parties de l’Amérique latine, et surtout en Afrique de l’Ouest.
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[4]
Voir sur ce point le cadre d’analyse proposé par Agarwal [1994].
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[5]
Ce terme reprend celui proposé par J. Scott [1990] pour rendre compte des pratiques de défiance et de contournement des dominés face aux dominants.
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[6]
Outre les travaux de Zelizer déjà cités, voir également Aglietta and Orléan [1995, 1998] Bazin et Sélim [2002], Blanc [2000], Bloch et Parry [1989], Guyer [1995], Servet [1984, 1995, 2006].
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[7]
Plusieurs enquêtes menées au cours les années 1990 montrent que les femmes sénégalaises chefs de famille, c’est-à-dire assumant la totalité des charges financières, représentent un cinquième des foyers [Bop 1996] ; d’autres enquêtes montrent que les femmes assument en moyenne 50 % des dépenses familiales [Sarr, 1998].
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[8]
Le nombre d’enfants reste un marqueur de statut social.
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[9]
Ces événements sont également des moments forts d’affirmation de la communauté comme un tout, l’instrument monétaire jouant alors un rôle de « totalisation » [Aglietta et Orléan, 1998].
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[10]
Sans pour autant que l’on puisse juger de la pauvreté de la famille dans la mesure où nous n’avons pas collecté de données concernant les revenus masculins, dont une partie significative contribue aux dépenses familiales. Pour plus de détails sur les revenus, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à des publications antérieures [Guérin 2003].
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[11]
Sur ce point voir également Ndione [1992]. Sur la figure du prêteur privé qualifié de buki (hyène), voir également Baumann [1998], Servet [2006].
-
[12]
Et ceci malgré une diversité de pratiques et de configurations familiales : insistons bien sur le fait qu’il s’agit d’une norme [Uberoi, 2006, p. 30 sq].
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[13]
La dot, dans la mesure où elle comprend généralement une partie de biens matériels durables (en particulier de l’or), apporte une certaine sécurité à la future épouse (sachant qu’en pratique elle contrôle rarement l’usage des biens ainsi acquis). Mais compte tenu des montants considérables qu’elle représente (plusieurs années de salaire), il est évident qu’elle contribue fortement aux discriminations envers les femmes et au fameux problème des « femmes manquantes » et de la surmasculinité enfantine. À ce sujet voir par exemple les travaux de Ch. Guilmoto [2004].
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[14]
Les montants ne sont pas comparables à ceux donnés pour les femmes sénégalaises dans la mesure où s’agit des revenus de l’ensemble de la maisonnée, alors que les données collectées au Sénégal portaient uniquement sur l’unité utérine (femme et enfants).
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[15]
Voir par exemple Blumstein et Schwartz [1985] à partir d’enquêtes menées aux États-Unis, [Pahl, 1989] pour la Grande-Bretagne, Bruce [1989] pour plusieurs exemples emprunté au Sud, Kabeer [1997] pour le Bangladesh, et Agarwal [1994] pour l’Asie du Sud.
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[16]
D’après nos enquêtes, 60 % des femmes contribuent pour plus de 20 % du revenu familial, et 20 % pour plus de 60 %. Nos données confirment celles de Kapadia [1996] et Mencher [1988] menées également au Tami Nadu auprès de basses castes.
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[17]
On retrouve ici les observations de Laurence Fontaine [2001] à propos des femmes de l’Europe pré-industrielle : limitées par la législation dans leurs pratiques financières, tout en ayant de lourdes responsabilités en matière de dépenses familiales, les femmes n’avaient d’autre choix que d’imaginer toutes sortes de contournements.