1Les services aux personnes représentent un défi théorique pour les relations entre économie et sociologie. Dans ce champ d’activités en effet, les prestations économiques ne peuvent être isolées des dimensions affectives et des rapports sociaux entre sexes. Cette intrication remet en cause les postulats de la théorie économique orthodoxe qui explique les comportements individuels à partir de motivations utilitaristes. La théorie du choix rationnel qui applique à tous les domaines de la vie sociale les comportements de l’homme économique ne peut rendre compte de l’ensemble des faits empiriquement observables dans la sphère intime. C’est pourquoi, la plupart des analyses concernant les services de soin à autrui, appelés care en anglais, convergent pour tourner le dos à cet « impérialisme économique » qui voudrait faire du calcul intéressé la grammaire universelle des sciences sociales. Cet objet de recherche appelle plutôt une « fécondation mutuelle » [1] entre économie et sociologie.
2C’est cette option que retient la nouvelle sociologie économique. Elle met l’accent sur l’encastrement réticulaire, c’est-à-dire l’étayage des activités économique sur des réseaux sociaux qu’il convient de cerner à partir des relations personnelles et des structures de celles-ci. Les entreprises et les marchés sont au centre de l’analyse ; les études proposées permettent de saisir des éléments explicatifs de la construction et du développement de ces institutions qui réintroduisent les dimensions sociales. La sociologie économique se donne pour objet d’étudier les phénomènes économiques enrichissant l’économie orthodoxe par la prise en compte de variables sociologiques. Selon M. Granovetter, en introduisant l’idée de construction sociale de l’économie, elle permet de se différencier de la sociologie structuro-fonctionnaliste comme de l’économie néo-institutionnelle qui, toutes deux, abordent les institutions comme de simples solutions efficientes à des problèmes économiques. Mais, comme le relève V. Zelizer (2006 : 7) dans le cadre de cette approche, « l’attention excessive accordée aux objets d’analyse économique traditionnels les plus importants tels que les entreprises et les marchés amène à nombre d’omissions » concernant, par exemple, « l’étude des inégalités » et au sein de celles-ci ce qui relève de la « sexospécificité ».
3Il est donc important de prendre acte de ses limites. Cette contribution s’attache à préciser les éléments constitutifs d’une nouvelle sociologie économique attentive à la complexité des services aux personnes et ne pouvant, pour cette raison, se réduire à une sociologie des marchés. Il convient d’abord de relever le biais méthodologique repérable dans un ensemble de recherches qui se concentrent sur l’externalisation du travail domestique en le confondant avec la construction d’un marché. La première partie de ce texte souligne combien une telle assimilation entre délégation des tâches domestiques et marchandisation de celles-ci pose problème. Par la sélection des données qu’elle cautionne, elle occulte une partie des phénomènes économiques empiriques. Pour remédier à cette insuffisance, il convient de formuler un projet scientifique plus ouvert à la diversité des logiques d’action et des prestataires. La deuxième partie est consacrée à la présentation de tels cadres théoriques qui permettent de définir une sociologie économique pluraliste. La troisième partie met en évidence, aux niveaux international et national, les résultats que ces grilles d’analyse permettent de dégager, avant de mentionner les composantes d’un programme de recherche, susceptible de favoriser l’approfondissement des connaissances en matière de services aux personnes.
1 – L’externalisation des services comme marchandisation : un biais méthodologique
4Depuis que les services aux personnes ont été considérés par les pouvoirs publics comme « un gisement potentiel d’emplois », les commandes émanant tant des ministères que des entreprises privées ont favorisé l’essor de recherches dans ce champ. La plupart ont été consacrées à la question de l’externalisation de ces services [Kauffmann, 1996 ; Bonnet, Bernard, 1998]. Il s’agit d’étudier les raisons déterminant la sortie de l’espace domestique et l’entrée dans des échanges monétarisés. L’interrogation porte alors sur les conditions de possibilité d’un marché des services de proximité.
5Comme l’écrit J.C. Kaufmann, « à chaque étape de son développement, la délégation s’avère problématique : de multiples freins culturels entravent l’expression des besoins. La raison principale de ces problèmes est l’emprise du mode de fonctionnement familial (paradoxalement mal connu) qui s’oppose à l’explicitation et à la rationalisation des conduites. Or, malgré le poids de cet obstacle, le marché des services à la personne parvient à se développer, ce qui montre l’importance sous-jacente des besoins. La question qui se pose est de savoir si un autre type de fonctionnement familial plus ouvert sur l’extérieur et plus rationnel dans son organisation est possible, comment et à quel degré. Là réside la clé d’un développement plus massif et moins problématique des services » [Kauffman, 1998, p. 73-74]. Pour que se concrétise la demande, le levier monétaire qu’est l’abaissement du coût apparaît secondaire. La décision de « faire » ou de « faire faire » est avant tout déterminée par la dynamique familiale. Si l’externalisation ne s’avère pas évidente, contrairement à ce que pourrait laisser croire une définition du ménage en termes d’unité économique rationnelle recherchant la maximisation de sa satisfaction, la formation d’un marché des services de proximité suppose de spécifier les problèmes du prix des services en fonction de différents types de publics.
6Centrées sur les résistances à l’externalisation, les études sociologiques contribuent ainsi à relativiser la croyance en un gisement potentiel d’emplois, véhiculée par l’économie orthodoxe. Néanmoins, si l’horizon des recherches est cantonné dans cette perspective, il en résulte une naturalisation du marché, c’est-à-dire que le marché est considéré a priori comme le mode d’externalisation et d’institutionnalisation des services de proximité. Ce qui est en œuvre, c’est l’identification logiquement fallacieuse des phénomènes économiques aux phénomènes de marché que mentionne K. Polanyi (2007, p. 63-79). Il est implicitement admis que l’ouverture au marché constitue un progrès dans le cadre d’un évolutionnisme qui assimile tradition avec économie domestique d’une part, modernité avec action rationnelle et marché d’autre part. « En conséquence, les économies qui ne se situent pas dans le cadre du modèle de marché sont écartées à l’avance de tout examen sérieux, car elles sont considérées ou bien comme des illustrations simplement curieuses de la manière dont le « traditionalisme » archaïque réfrène l’expression de la rationalité, ou bien, par les plus sceptiques, comme justifiant la conviction que pour un certain nombre de problèmes “économiques”, la théorie orthodoxe doit être complétée par des propositions sociologiques » [Hopkins, 1975, p. 261].
7Dans ce cadre, en dépit d’une volonté de dialogue entre économie et sociologie, la dépendance de la sociologie vis-à-vis de l’économie est entérinée. La sociologie reste « subordonnée aux problématiques propres à la théorie économique » [2].
8Cette absence de questionnement sur les hypothèses de la théorie néoclassique [3] tient à un choix axiologique sous-jacent : la valorisation des relations marchandes. Cette représentation partagée avec les économistes orthodoxes est par ailleurs douée d’une effectivité puisqu’elle participe au processus de marchandisation en cours dans le champ des services aux personnes.
9Aller à l’encontre de ce biais méthodologique s’avère donc important pour le devenir des recherches en sciences sociales. Se démarquer de « la croyance économique » [4] suppose de ne plus confondre construction d’un champ d’activité et construction d’un marché. Comme en atteste une recherche menée sur neuf pays, dans aucun d’entre eux les services aux personnes ne sont majoritairement marchands. À cet égard, la comparaison internationale montre qu’il n’est pas rigoureux d’aborder l’origine et la forme du procès économique à travers le prisme du marché. Pour ne prendre qu’un exemple, en France fin 2004, on estime à près de 10 000 le nombre d’organismes agréés de services aux personnes. 80 % de ces organismes sont des associations, 12 % des centres communaux d’action sociale et 7 % des entreprises privées. Les associations assurent 93 % des heures travaillées et emploient 91 % des salariés. Même si les entreprises privées affichent un dynamisme soutenu : elles étaient 412 fin 2003, 573 fin 2004 soit une augmentation de 39 %, la tendance à se centrer sur leur dynamique gêne la prise en compte de la variété des prestataires présents (lucratifs, publics, non lucratifs). L’appréhension des réalités empiriques appelle donc une sociologie économique qui ne soit focalisée ni sur les marchés ni sur les organisations à but lucratif.
2 – Des grilles d’analyse pluralistes
10Diverses contributions peuvent être mobilisées pour élaborer un cadre théorique correspondant à une sociologie économique plus ouverte que l’on peut désigner comme sociologie économique pluraliste. Le cadre analytique propre à celle-ci peut être précisé à partir des apports de différents auteurs [Evers, 1990 ; Eme, 1991 ; Laville, 1992 et 1994 ; Kramer, 1993 ; Pestoff, 1998] portant à la fois sur la protection sociale et l’économie.
11Pour ce qui est de la protection sociale, le triangle dessiné par les approches du welfare pluralism permet de relativiser la référence au marché et de le situer en interdépendance avec les responsabilités prises par l’État et les ménages.
La protection sociale plurielle

La protection sociale plurielle
12Ce triangle proposé par A. Evers est à considérer comme un outil facilitant l’explicitation de la mixité des ressources qui contribuent au bien-être. Dans cette perspective, apparaissent deux caractéristiques qui sont absentes dans les typologies classiques d’États-providence : l’articulation historique entre action associative et action publique, l’importance des familles dans les formes concrètes de solidarités sociales. Ces deux points peuvent être détaillés.
13- À partir du xixe siècle, l’extension du marché a entraîné des réactions de la part de la société, parmi lesquelles la constitution d’associations, puis la construction d’un État social protecteur. C’est ce processus historique que L. Salamon (1987 ; 1990) a rappelé en soulignant que les associations étaient effectivement « la première ligne de défense » [Lewis, 1997, p. 166] élaborée par la société mais que leurs faiblesses (insuffisance, particularisme, paternalisme, amateurisme) avaient ensuite obligé à une coopération avec l’État. Cette explication n’épuise pas le sujet comme l’a reconnu Salamon lui-même quand, avec E. Anheier (1997 ; 1996), il s’est orienté vers « une approche en termes d’origines sociales » destinée à mieux comprendre les situations nationales à travers une analyse de leur genèse historique. Ce renouvellement de problématique témoigne de ce que les initiatives de la société civile s’inscrivent dans l’espace public des sociétés démocratiques modernes. Les relations entre ces initiatives et les pouvoirs publics sont alors déterminantes parce qu’elles touchent aux deux problématiques du politique : la première qui met l’accent sur le potentiel d’action des membres de la communauté politique dans son ensemble, et la seconde qui est plus centrée sur l’exercice du pouvoir [Maheu, 1991]. L’ensemble des interactions entre pouvoirs publics et initiatives de la société civile se traduit par des effets mutuels dont l’intensité et les modalités varient considérablement dans le temps. D’un côté, les initiatives entrepreneuriales d’acteurs sociaux diversifiés, par leur existence, participent à l’évolution des formes de la régulation publique. D’un autre côté, les règles édictées par les pouvoirs publics influent sur les trajectoires des initiatives.
14- En outre, l’avènement de l’État-providence ne saurait signifier la disparition des solidarités familiales. Le triangle ci-dessus rappelle l’interdépendance entre protections « formelles » et « informelles » ; quand de nouveaux prestataires de services interviennent, ils influent sur les modalités de prise en charge par les membres des familles et sur la responsabilité en leur sein. De manière symétrique, les changements dans les conditions de vie et dans les structures des ménages peuvent avoir des effets sur les logiques d’utilisation des services.
15En somme, les évolutions sont plus ambivalentes qu’une simple substitution, l’État ne remplace pas la famille, pas plus que la société civile ne remplace l’État. En outre, chacune de ces instances réalise des prestations économiques, ce qui amène à distinguer différentes rationalités économiques au lieu d’assimiler la rationalité économique au seul marché. De ce point de vue, le triangle de l’économie plurielle peut être superposé au précédent, sachant qu’il opère une translation de la protection sociale vers l’économie.
L’économie plurielle

L’économie plurielle
16À partir des principes économiques de base que sont le marché, la redistribution, la réciprocité et l’administration domestique [5], l’économie peut être décomposée comme suit :
17- L’économie marchande correspond à l’économie dans laquelle la production et la répartition des biens et services sont confiées prioritairement au principe de l’intérêt. Certes, l’économie marchande admet de nombreuses contributions non marchandes, ne serait-ce que les aides et subventions versées aux entreprises. Ceci dit, la combinaison réalisée en son sein se singularise par la priorité accordée au marché, à l’intérêt pour soi.
18- L’économie non marchande correspond à l’économie dans laquelle la production et la répartition des biens et services sont confiées prioritairement à la redistribution organisée sous la tutelle de l’État social. Elle s’exerce largement par le biais du service public dont les règles sont édictées par une autorité publique soumise au contrôle démocratique [Strobel, 1995].
19- L’économie non monétaire correspond à l’économie dans laquelle prime le souci de l’autre, exprimé à travers une complémentarité et une interdépendance attestée par des prestations non monétaires et renvoyant à un lien social, soit volontaire dans le cas de la réciprocité [Servet, 2007], soit hérité dans le cas de l’administration domestique.
20Au total, différentes ressources peuvent intervenir dans les services aux personnes. Les ressources marchandes proviennent de l’échange marchand (déclaré ou non) et représentent la contribution payée par l’usager. Les ressources non marchandes sont constituées par l’ensemble de subventions octroyées par les pouvoirs publics, subventions que l’on peut répartir, principalement, en deux groupes : les subventions liées au caractère collectif du service qui permettent de le financer ou liées à la finalité sociale du service afin de rendre le service accessible à tous (aides familiales, crèches…) ; les subventions liées aux politiques actives sur le marché du travail destinées à faciliter la remise au travail de chômeurs à travers les programmes de traitement social du chômage. Enfin, il faut mentionner les ressources non monétaires à travers la mobilisation des contributions familiales ou du travail bénévole. Ces dernières peuvent être mises à disposition soit dans le cadre domestique relevant de la sphère privée, soit dans le cadre d’un engagement public assumé de manière volontaire.
21La protection sociale plurielle et l’économie plurielle proposent donc deux conceptualisations très proches [OCDE, 1996]. Elles ont pour originalité commune de ne pas identifier trois secteurs mais trois pôles, ce qui permet d’analyser les pondérations évolutives entre ceux-ci. Elles émanent de tensions et de médiations entre diverses sphères et rationalités sociales dont les configurations associatives constituent l’un des indicateurs.
22Ainsi, trois axes de tensions structurelles peuvent être cités. « Le premier axe central de tension concerne les rapports entre l’économie de marché caractérisée par la prééminence de rationalités instrumentales, et la sphère publique, où les valeurs démocratiques et les valeurs de solidarité peuvent jouer un rôle bien plus important… Le second axe essentiel de tension met en jeu deux pôles diamétralement opposés. D’un côté, le monde bien établi et formellement institutionnalisé des organisations centrales de l’État » ; d’un autre côté, les associations incarnant « le monde des particularismes » et reflétant « la diversité sociale, telle qu’elle apparaît à l’échelle de groupes locaux et de sous-cultures spécifiques. Cette hétérogénéité se manifeste en partie par une extrême diversité des opinions, des besoins et des préférences. Un troisième axe fondamental de tension concerne les rapports entre des organismes officiels incarnant le formalisme de la règle et le professionnalisme, et les mondes informels de la famille, des relations professionnelles, des rapports de voisinage, des communautés et des réseaux sociaux » [Evers, 2000, p. 574-575].
23À partir de ces cadres généraux, une analyse socio-économique peut être faite en tenant compte de distinctions concernant les usagers, les prestataires et les régulations mises en place.
24Pour ce qui est du type d’usagers, on distingue généralement les services collectifs des services individuels. La consommation des services individuels est divisible, c’est-à-dire que l’usager et sa consommation peuvent être clairement identifiés. Sont souvent cités comme services individuels les services d’entretien du domicile. Au contraire, les services collectifs sont indivisibles parce que leur consommation est « non rivale » (la consommation du bien par un individu n’entrave pas celle des autres) et « non exclusive » (il est techniquement impossible ou fort coûteux d’empêcher l’accès à ce bien à une partie de la population). Les usagers de ces services correspondent alors à la collectivité prise dans son ensemble. Parmi les services collectifs figurent entre autres les services de protection de l’environnement.
25Au sein de ces services, on peut aussi distinguer les services de soins des services ménagers. Les services de soins regroupent ceux qui répondent à des besoins liés à la situation familiale (aide familiale, aide aux jeunes en difficulté et garde d’enfants) ou à une situation de dépendance (personnes âgées, malades ou privées d’autonomie). La revalorisation de ces services de soins à autrui est déterminante pour diminuer l’inégalité dans la division sexuelle du travail [Guérin, 2003 ; Méda, 2001]. Si la relation entre le prestataire et l’usager est au centre de ces services de soins, par contre les services ménagers relèvent plus de l’ordre du matériel. Ils englobent l’ensemble des services, prestés au domicile du prestataire ou à l’extérieur, qui facilitent la vie quotidienne (par exemple en allégeant la charge de l’entretien du domicile).
26Pour ce qui est du type de prestataires, les services sont à la fois formels et informels, une partie importante de ces activités est réalisée au sein de la sphère privée hors de tout circuit monétaire. Il existe aussi de nombreux prestataires informels dont le travail n’est pas déclaré. Pour ce qui est des prestataires formels, il existe, aux côtés du secteur public et du secteur privé traditionnel, un troisième prestataire de taille dans le domaine ce sont les associations auxquelles se sont ajoutées dans certains pays des coopératives.
27Pour ce qui est du mode de régulation, le mode de régulation, peut être appréhendé comme l’ensemble des mesures qui visent à réguler le prix, la quantité et la qualité des services. Les modes de régulation dans ce champ s’avèrent en pleine mutation et tiennent en particulier aux finalités assignées aux services. En effet, certains de ces services engendrent non seulement des bénéfices privés (c’est-à-dire pour les seuls individus qui les consomment), mais aussi des bénéfices collectifs. Ils sont source d’utilité sociale. Ils appellent donc une régulation publique parce que, s’ils pouvaient être produits par les règles du marché, leur écoulement engendrerait des choix de production et une répartition jugés indésirables par la collectivité, par exemple au nom de critères de justice.
3 – Des résultats à un programme de recherche
28Les services aux personnes ne sont pas nouveaux. Contrairement à l’approche centrée sur leur marchandisation actuelle, une sociologie économique pluraliste est en mesure de replacer cette évolution dans une histoire de l’institutionnalisation de ce champ d’activité.
3.1 – Les services aux personnes : une perspective internationale [6]
29L’« externalisation » des services, c’est-à-dire leur sortie de la sphère domestique, commence par des dynamiques associatives. Le lent processus de reconnaissance du travail féminin de proximité, auparavant « invisible » socialement, est passé par la constitution d’initiatives associatives qu’elles soient philanthropiques ou d’entraide mutuelle, laïques ou confessionnelles. C’est par la médiation associative que les services aux personnes se sont intégrés aux programmes de l’État-providence. Cette prise en charge manifeste une « démarchandisation », selon l’expression de G. Esping-Andersen (1990), puisque ces services sociaux sont par définition considérés comme n’étant pas du ressort du marché.
30Grâce aux ressources publiques, ce sont à la fois des femmes qui peuvent accéder aux protections liées à la condition salariale en réalisant des prestations de soins aux personnes, et les usagers concernés qui peuvent s’émanciper partiellement de la dépendance vis-à-vis des solidarités de proximité liées aux réseaux de la famille et du voisinage. L’État établit des règles concernant les professions des salariés et les modalités de prestations. C’est par le biais de la démocratie représentative que sont édictées nationalement les normes régissant les aides et elles s’appliquent uniformément sur l’ensemble du territoire, ce qui restreint la participation des professionnels comme des usagers dans la conception des services. Le « providentialisme » par lequel les usagers accèdent à des services quasi gratuits sans pouvoir intervenir sur leur contenu apparaît comme l’autre face du « fordisme » où les salariés voient leurs rémunérations augmenter, mais où ils sont exclus de toute prise de parole sur l’organisation de leur travail.
31Par ailleurs, cette institutionnalisation basée sur l’instauration d’un financement public n’est pas identique dans tous les pays, son ampleur dépend du degré de « défamilialisation », c’est-à-dire de collectivisation des responsabilités liées à la famille [Orloff, 1993]. C’est pourquoi, au total, les pays peuvent être appréhendés à partir de la typologie des États-providence proposée par Esping-Andersen basée sur le critère de démarchandisation, infléchie par l’apport de la critique féministe [O’Connor, 1993 ; Hernes, 1987 ; Lewis, 1992] centrée sur le degré de défamilialisation. En croisant ces deux critères, plusieurs configurations se distinguent [Merrien, Percher, Kernen, 2005]. La discrimination selon le sexe est moins marquée dans le régime universaliste (avec un niveau élevé de protection sociale liée à la citoyenneté) que dans les régimes corporatistes (où la protection est adossée au travail salarié), libéral (où la protection est limitée à des catégories assistées) et dual (où la protection est réservée aux mieux intégrés). Dans les pays scandinaves à régime universaliste d’État-providence, le service public est considéré comme responsable de l’organisation des services sociaux et il a pour mission de soulager les familles en leur conférant des droits à prestations. Les associations émettent des revendications, mais ne se posent pas en producteurs permanents de services. À l’autre extrême, il existe des pays dans lesquels les services publics et associatifs restent peu développés. Ce sont les pays à régimes dual et libéral dans lesquels, en l’absence de prise en charge par le marché, les femmes dans la famille restent de loin les prestataires principaux des services de soins. Entre les deux, dans un modèle intermédiaire correspondant au régime corporatiste, les services sont une préoccupation secondaire dans la structuration des États-providence. Leur implantation n’est que progressive et les services associatifs restent longtemps prestataires, tout en faisant l’objet d’une régulation tutélaire de la part de pouvoirs publics locaux ou nationaux, dans le sens où la production de services est financée et encadrée par la puissance publique agissant ainsi comme « tutrice » du consommateur.
32Au milieu des années 1980, on assiste à un changement de régulation. Pour résumer brutalement la mutation de cette décennie, les dépenses sociales de l’État-providence ne font plus l’unanimité et le chômage augmente. Des stratégies publiques sont recherchées pour concilier création d’emplois et maîtrise des coûts sociaux. C’est l’époque où le problème du financement de l’État social conduit à préconiser l’adoption de politiques nouvelles, à mi-chemin entre les politiques sociales traditionnelles et les politiques d’emploi. Apparaît alors le traitement social du chômage qui a pour ambition de contribuer à satisfaire de « nouvelles demandes » [Greffe, 1990] en faisant accéder des chômeurs à des emplois transitoires ou occasionnels. L’activité économique y est abordée comme un moyen au service de l’insertion. Il s’agit pour l’État de financer des créations d’emplois dans des domaines « d’intérêt collectif » [Simonin, 1994] qui sont laissés en friche par le marché et par les interventions publiques traditionnelles. Le financement public n’est plus indexé sur le respect de règles régissant les services mais sur le recrutement de chômeurs. Cette nouvelle forme de redistribution est censée endiguer le chômage. Sa mise en œuvre ne va pas sans contreparties. Les publics susceptibles d’être embauchés correspondent à des catégories particulièrement défavorisées. Les activités ne doivent pas être concurrentielles et ne peuvent être mises en œuvre que dans des établissements du secteur public, des collectivités locales ou des associations sans but lucratif. Entités publiques et associations sont donc mobilisées pour implanter le traitement social du chômage, d’autant plus que leurs sources précédentes de financement se tarissent.
33Mais, de même que la régulation tutélaire ne s’est pas diffusée partout, cette régulation d’insertion ne se répand pas dans les pays européens avec la même intensité. Les pays scandinaves ne sont guère touchés, ce qui peut s’expliquer, du moins en partie, par la plus longue résistance à la montée du chômage attribuable à l’ampleur de leurs politiques préventives d’emploi. La régulation d’insertion s’est en fait imposée dans des pays qui ont adopté des politiques d’emploi plus modestes que dans le régime universaliste. Ne pouvant rassembler les ressources pour promouvoir une négociation de grande ampleur entre partenaires sociaux, ils ont opté pour l’implantation de programmes voulant coupler remise au travail des chômeurs et réponse à de nouvelles demandes sociales. Les pays relevant d’un régime corporatiste s’y sont largement engagés dès les années 1980, les pays à régime dual ou libéral plus timidement. Les inconvénients de la régulation d’insertion sont devenus évidents dans les pays qui l’avaient adoptée dès les années 1990. Ils ont conduit à la recherche d’un autre levier de développement de ces services.
34C’est l’entrée en vigueur d’une régulation concurrentielle dans laquelle des prestataires de nature différente (public, associatif et privé lucratif) sont mis en concurrence. Une part de financement est attribuée à la demande et non plus à l’offre. Ce ne sont plus uniquement les structures comme dans la régulation tutélaire, ni les publics recrutés, comme dans la régulation d’insertion, qui sont subventionnés mais les consommateurs. Quant aux ressources qui continuent à être dirigées vers l’offre par les pouvoirs publics, elles empruntent moins la forme de subventions que de contrats. Sans surprise puisqu’il était antérieurement doté d’un régime libéral, le pays qui est allé le plus loin en Europe en faveur de cette régulation concurrentielle est le Royaume-Uni. Des réformes de grande ampleur sont mises en œuvre, surtout à partir de 1993, pour substituer aux services publics des services fournis par le « secteur indépendant ». Cette terminologie est révélatrice parce qu’elle agrège, dans la notion de secteur indépendant, les entreprises à but lucratif et les associations sans but lucratif pour les opposer au secteur public. Il s’agit de valoriser les prestataires définis comme privés, quel que soit leur statut juridique, au détriment des prestataires publics.
35Si cette régulation s’est diffusée, elle ne s’est pas généralisée à l’ensemble de l’Europe. Elle a peu concerné les pays à régime universaliste où les rares essais sont étroitement circonscrits, sinon découragés. Dans ces pays à forte tradition social-démocrate, la possibilité de réaliser des bénéfices financiers dans les services sociaux fait l’objet d’un rejet culturel [Badelt, 1997]. L’attachement populaire à des services universalistes récents et la forte représentation syndicale du personnel des services sociaux font que toute évolution vers le marché fait l’objet de controverses plus fortes qu’ailleurs dans l’opinion publique.
3.2 – La difficile construction d’un champ d’activités : l’exemple français
36Il ressort de cette sédimentation dans le temps de différentes régulations un déficit de cohérence. Le premier effet de l’accumulation de politiques hétérogènes, certaines finançant l’offre publique et associative, d’autres subventionnant les consommateurs individuels, est de produire un « brouillage » qui gêne la perception statistique de l’ampleur des services et de leur évolution. Il émane entre autres dans le cas français de la coexistence d’associations prestataires qui emploient des salariés et de structures mandataires qui mettent en relation familles et intervenants à domicile, établissant ensuite entre eux un rapport de gré à gré.
37Comme dans la comptabilité nationale, le classement en « services domestiques » ou « action sociale » se fait à partir de la catégorisation de l’employeur, le volume total d’emplois aussi bien que les processus de création et de destruction d’emplois en sont obscurcis. Par exemple, l’aide à domicile est rangée dans les services domestiques quand l’employeur est un particulier, dans l’action sociale quand l’employeur est une association [Causse, Fournier, Labruyère, 1998]. En outre, ce découpage ne rend pas compte de ce qu’un nombre croissant de salariés est à la fois employé d’une association prestataire et d’une association mandataire puisque le statut mandataire a été adopté par beaucoup d’associations.
38L’enregistrement de la garde d’enfants à domicile dans les services domestiques empêche également de cerner si les exonérations qui lui ont été consenties ont freiné l’essor de la garde collective. De plus le sous-secteur des services domestiques agrège des tâches de nature différente, regroupant sans les distinguer des tâches matérielles (repassage, ménage, …), souvent déléguées en l’absence de l’employeur, avec des tâches beaucoup plus vitales et au contenu relationnel plus marqué (garde, soins à des personnes dépendantes, …)
39Surtout, la complexité du paysage qui résulte de la rapide évolution des politiques publiques rend l’offre illisible pour une partie des usagers et engendre une concurrence faussée. Pour ce qui est des modes d’accueil des jeunes enfants, la garde à domicile est devenue beaucoup plus attractive financièrement puisque les familles sont déchargées des cotisations sociales et reçoivent des aides forfaitaires, quel que soit leur revenu. Les structures collectives qui modulent leurs tarifs selon les ressources des ménages se trouvent ainsi défavorisées. Les formes de garde hors domicile qui sont astreintes à respecter des règles en matière de qualification des personnels et d’aménagement des locaux sont moins aidées que les formes de garde à domicile sur lesquelles la collectivité n’exerce aucun contrôle. Le principe des exonérations fiscales qui a été largement mobilisé pour développer les services de proximité a concentré les subventions aux consommateurs sur les ménages les plus imposés et éliminé les personnes non imposables. Comme l’ont montré les premières évaluations, il a favorisé l’essor de services ménagers, c’est-à-dire de services qui facilitent la vie quotidienne et procurent un « coup de main » aux utilisateurs (par exemple en allégeant la charge de l’entretien du domicile) : entre 1992 et 1994, 4 sur 5 des 200 000 créations d’emplois ont eu une durée hebdomadaire égale ou inférieure à 8 heures et 79 % des tâches ont concerné le ménage, les nouveaux employeurs se recrutant parmi les professions libérales ou les cadres à 45,8 % (ministère du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle, 1995).
40L’anomalie, qui consiste à limiter le bénéfice de certains avantages à des formes particulières d’offre, se retrouve dans l’aide à domicile où des exonérations de cotisations sociales, possibles dans le cas du rapport de gré à gré et mandataire, ne sont pas accessibles aux associations prestataires. De manière transversale, on peut dire que l’équivalent d’une « prime à la non-qualité » s’avère la conséquence des modes de solvabilisation récents qui procèdent par un paiement à l’acte : en l’absence d’un effort conjoint de structuration de l’offre les temps de formation et de coopération entre professionnels et usagers sont laminés au profit des seuls temps « productifs » d’intervention rémunérée.
41Enfin les associations qui étaient employeuses et ont adopté en sus le statut d’association mandataire voient leurs salariés avec lesquels elles sont liées par un contrat correspondant à une convention collective de l’aide à domicile être aussi liés à plusieurs employeurs particuliers par des relations relevant de la convention des employés de maison, d’où des contrats de travail et des règles de rémunération différents d’une heure de la journée à une autre.
42Il est à noter en complément que, sous statut mandataire, et en l’état actuel des textes, les salariés n’ont pas les moyens de faire valoir leurs droits à la formation. Certes une contribution est demandée aux particuliers employeurs, mais leur utilisation n’est guère envisageable pratiquement.
3.3 – Questions de recherche
43L’adoption d’une régulation concurrentielle s’explique largement par le souci de l’emploi et renforce la prégnance de cet enjeu. Cette priorité de plus en plus fréquemment invoquée par les gouvernements successifs ne saurait faire oublier d’autres choix de société inhérents aux trajectoires empruntées par les services aux personnes. Une sociologie économique pluraliste se donne pour objet d’apporter des connaissances qui ne soient pas obnubilées et formatées par la commande sociale en faveur du volume d’emplois. Elle autorise à s’interroger sur la nature des emplois et à se questionner sur des enjeux sociaux et politiques autres que l’emploi
44Au-delà du nombre d’emplois créés, la plus ou moins grande légitimité des emplois n’est pas sans conséquence sur la division sexuelle des tâches dans le couple, faisant de ces activités soit des tâches relevant de qualités féminines « naturelles » ou « innées » soit des tâches pouvant faire l’objet d’apprentissages professionnels, et en cela plus valorisées socialement.
45Si leur potentiel d’emplois constitue le principal moteur de l’intérêt actuel des pouvoirs publics, les enjeux sociaux et politiques des services aux personnes ne peuvent être négligés. En effet, la collectivité peut assigner une finalité sociale à nombre de ces services appelant une régulation afin notamment de garantir un accès équitable et un service de qualité. Ces services peuvent alors participer au renforcement des solidarités publiques. La collectivité peut de ce point de vue reconnaître une utilité sociale importante aux services de soins. L’aide aux personnes âgées ou dépendantes, la garde d’enfants, ou encore l’accompagnement des jeunes en difficulté sont des services qui peuvent, selon leurs configurations, accentuer ou réduire les inégalités sociales. C’est pourquoi, par exemple, les pouvoirs publics peuvent intervenir dans le financement, la régulation et la prestation de garde d’enfants pour plusieurs raisons : au nom des principes d’équité assignés par la collectivité ; en raison de la production d’externalités positives pour la collectivité, engendrées par une plus grande disponibilité des femmes sur le marché du travail et par le rôle éducatif joué par les milieux d’accueil ; et afin d’assurer un service de qualité là où l’usager peut difficilement évaluer la qualité du service, à travers la mise sur pied d’une série de normes. Enfin, les destinataires de services peuvent, selon les prestataires, se voir reconnaître comme clients ou citoyens. Leur sollicitation à partir d’incitations monétaires et d’offres marchandes leur affecte une place de consommateurs. Par contre, si l’implication des usagers dans l’organisation locale de ces services est suscitée, leur développement peut contribuer à la construction d’une citoyenneté active.
46Le débat sur l’emploi est donc à inscrire dans une réflexion plus large incluant les thèmes de l’égalité devant les services, du lien social, de la répartition entre espaces privé et public et de la professionnalisation. C’est ce projet de recherche dont est porteuse une sociologie économique pluraliste.
Notes
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[1]
Les expressions « impérialisme économique » et « fécondation mutuelle » sont empruntées à J. Gautié (2004).
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[2]
F. Cusin et D. Benamouzig ajoutent qu’il y a un repli par rapport aux positions des fondateurs (M. Weber, E. Durkheim) pour qui la sociologie économique devait avant tout nourrir « une réflexion plus générale sur le rôle de l’économie dans les sociétés modernes » (2004, p. 12).
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[3]
On ne peut qu’être surpris à le voir s’étendre, au-delà même de la sociologie, à l’ethnographie quand est avancée la possibilité d’une confrontation entre « une anthropologie économique marxiste » et la « théorie néoclassique » [Dufy, Weber, 2007, p. 8]. L’un des indicateurs de la position adoptée est une critique du paradigme du don et le rabattement de la solidarité sur une idéologie. On retrouve l’argument récurrent selon lequel la solidarité et le don cacheraient des enjeux de pouvoir et d’intérêt, sans que ne soient interrogées les notions de pouvoir et d’intérêt.
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[4]
Dont les composantes ont été mises en évidence par F. Lebaron (2000).
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[5]
Pour leur définition, voir l’article de F. Degrave et M. Nyssens dans ce même numéro et plus particulièrement la partie 1.2. Le cadre polanyien.
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[6]
Cette partie constitue un résumé de ce qui est développé dans le chapitre « États-providence et services sociaux » [Laville, Nyssens, 2001].