1La question de l’égalité entre hommes et femmes s’invite de manière récurrente dans le débat public. On dénonce alors le retard du salaire des femmes par rapport à celui des hommes, les handicaps subis par les femmes dans leur carrière, les temps de travail plus faibles, les temps partiels subis, les contrats plus précaires, etc. Pour lutter contre la discrimination que subissent les femmes au travail, un certain nombre de lois et de mesures ont été prises. Les dernières d’entre elles obligent les entreprises à réduire les écarts salariaux d’ici 2010 et les partenaires sociaux à négocier sur cette question chaque année au niveau de la branche. Les lois édictées depuis 2001 représentent, sur de nombreux aspects, de réelles avancées puisqu’elles font évoluer la question de l’égalité professionnelle depuis un point de vue de « simple » égalité de droit vers une égalité des chances (Laufer, Silvera, 2006). Ce constat optimiste peut toutefois être nuancé au regard d’autres mesures prises par les pouvoirs publics concernant notamment le développement des services à la personne. Dans ce secteur, les emplois d’assistante maternelle, d’aide à domicile et d’employés de maison constituent l’essentiel des emplois créés. Ils sont par ailleurs occupés respectivement à 99 %, 98 % et 93 % par des femmes. Les esprits malins pourraient voir dans ces chiffres un règlement assez radical du problème d’inégalité salariale entre hommes et femmes au sein d’une même branche professionnelle... Par ailleurs, comme ces emplois sont peu ou pas qualifiés et que le temps partiel en constitue la norme, les salaires perçus par ces employées sont particulièrement faibles. Les 3/4 des employés de maison perçoivent moins de 818 € par mois [1], c’est aussi le cas de 64 % des aides à domicile et 57 % des assistantes maternelles (Enquête emploi 2005 ; Devetter et al., 2008). D’un côté donc, l’État limite l’inégalité hommes femmes par des mesures importantes portant sur le salaire mais aussi sur la structure des carrières, et d’un autre il développe activement des emplois quasi-exclusivement occupés par des femmes, majoritairement à temps partiels, sous statuts précaires et concentrant les bas salaires.
1 – Politique d’emploi versus politique d’égalité
2Sauf à qualifier de schizophrène le gouvernement qui, en 2005, lance le plan Borloo de développement des services à la personne et qui, en 2006, fait adopter une loi obligeant les entreprises à réduire les écarts salariaux (et négocier annuellement la question du temps partiel), il apparaît nécessaire de décrypter les motivations, voire les représentations qui animent ces deux politiques. La motivation principale, commune à ces deux politiques, est évidente : relancer la croissance et développer l’emploi. Le développement des services à la personne vise à développer un secteur d’activité intense en emplois. Si le plan Borloo anticipait « prudemment » la création de 500 000 emplois grâce notamment au développement du Cesu (chèque emploi service universel), certains économistes se sont montrés plus optimistes, estimant le potentiel d’emplois à 2 millions (c’est le cas de M. Debonneuil)... Trois ans après le lancement du plan, les créations en équivalents temps pleins atteignent 30 000 selon F. Jany-Catrice (2008). Le ressort du développement d’une partie de ces nouveaux emplois est bien connu : il s’agit de développer l’hétéronomie au sens d’Y. Illich (1975) ou de Gorz (1988), soit faire faire ce que l’on faisait soi-même (et par des effets cliquets successifs, ne plus pouvoir revenir en arrière et en devenir dépendant). C’est notamment le cas pour le ménage, donc les employés de maison. Une autre manière de le dire est que l’on marchandise ce qui relevait du travail domestique ; or toute marchandisation est un facteur d’augmentation du Pib donc un facteur de croissance (Méda, 1999). Pour ce qui est des lois sur l’égalité professionnelle, leur lien avec la croissance nous est fourni par les premières phrases de l’accord interprofessionnel signé en 2004 dont les avancées sont ensuite largement reprises dans la loi de 2006. Il est en effet précisé qu’« à l’horizon 2006, les perspectives démographiques de la population active font apparaître des tensions prévisibles sur le marché de l’emploi. En effet, la population en âge de travailler va baisser en moyenne de 100 000 personnes par an (...) La marge de progression du taux d’activité des femmes est en effet supérieure à celle des hommes. Cette augmentation, si elle n’altère pas l’évolution positive du taux de natalité, accroît le taux d’activité global des actifs et constitue un relais de croissance ». En situation de rareté de la main d’œuvre, il est important pour les entreprises d’attirer les femmes dans la sphère professionnelle. Le taux d’activité des femmes en France est un des plus forts d’Europe et il ne cesse de progresser, atteignant 82,3 % en 2006 chez les femmes de 25 à 49 ans. Il reste pourtant inférieur au taux d’activité des hommes qui atteint presque 95 % sur la même tranche d’âge. Mais surtout les femmes plus que les hommes travaillent à temps partiel (30,6 % contre 5,7 %), ce qui en fait une réserve de main d’œuvre mobilisable.
3A ce stade, il serait possible de conclure à la suprématie de l’économique et de penser le gouvernement plus soucieux de développer l’emploi que de protéger les femmes contre des situations d’emplois fragiles. Ce serait aller trop rapidement et donc faire une interprétation biaisée des politiques publiques. En effet, le développement des services à la personne et, parmi ces services, ceux fournis par les employés de maison, participent de la volonté d’améliorer la situation des femmes. Mettons de côté les emplois d’aide à domicile (liés à l’aide aux personnes âgées) et les emplois de garde d’enfants qui participent d’une logique différente (le débat sur leur qualité se pose, dans ce cas, en termes de structure collective d’accueil ou de développement du modèle d’emploi direct par le particulier). Pour les employés de maison en revanche, leur augmentation a partie liée avec la question de l’égalité entre hommes et femmes. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les sites institutionnels dédiés à l’explicitation du Cesu. On lit par exemple sur le site de l’URSSAF les éléments suivants : « D’une part, les titres Cesu facilitent la vie quotidienne des salariés des entreprises, les déchargent de certaines tâches et les rendent ainsi plus disponibles et efficaces car moins préoccupés sur leur lieu de travail. D’autre part, les titres Cesu vont permettre d’améliorer l’image de l’entreprise et d’attirer ainsi les talents tout en fidélisant les collaborateurs. Enfin, les titres Cesu participent à la promotion de la parité hommes - femmes. » (http:// www. cesu. urssaf. fr). Sur celui de l’agence nationale des services à la personne : le Cesu « favorise et améliore le travail des femmes en facilitant la garde des enfants et en les soulageant de certaines tâches ménagères. » (http:// www. servicesalapersonne. gouv. fr).
2 – Les femmes : des hommes comme les autres ?
4Si le travail des femmes et leur désengagement des tâches ménagères participe de manière évidente à une plus grande égalité vis-à-vis des hommes, il est cependant remarquable que l’égalité passe par une externalisation des tâches domestiques (aux conséquences parfois négatives sur la situation d’autres femmes) et non par un partage plus équitable de ces tâches avec les hommes. Tout se passe comme si l’égalité hommes femmes ne se posait qu’en termes de rattrapage du retard pris par les femmes dans les temps de travail et les rémunérations par rapport aux hommes. Cette perception de l’inégalité pose un problème fondamental qui est la non remise en cause du modèle masculin d’emploi et de temps de travail. Pour le dire différemment, les femmes doivent devenir des hommes comme les autres. Selon cette vision, l’égalité pourrait s’obtenir par un contournement du problème sur lequel achoppent les questions relatives à une place équitable des hommes et des femmes dans la société (Esping Andersen, 2008) : le rattrapage par les hommes de leur retard en matière de travail… domestique. Même chez les couples bi-actifs à temps plein, les femmes consacrent presque deux fois plus de temps que les hommes aux travaux domestiques et l’écart s’accroît pour les soins dispensés aux enfants. Ceci a pour conséquence de laisser en moyenne une heure de temps libre de plus par jour aux hommes qu’aux femmes (7 heures par semaine donc) (Ponthieux, Schreiber, 2006). Ainsi le modèle dominant, qui s’impose à tous et à toutes, serait le modèle de travail à temps plein avec la possibilité de faire des heures supplémentaires pour payer une femme de ménage. Cette conception de l’égalité est assez différente d’une conception fondée sur une diminution du temps de travail pour tous, un encouragement des hommes à prendre des temps partiels etc. Ceci nous amène à deux remarques : la première est que le problème vient dans ce cas et encore une fois uniquement des femmes, qui ne travailleraient pas assez, auraient une double journée, pourraient se décharger de certaines tâches, etc. Surtout pas des hommes que l’on pourrait cependant accuser de travailler trop, de ne pas suffisamment s’investir dans les travaux ménagers ou dans la garde des enfants par exemple. La seconde remarque est qu’à défaut de mise au travail (domestique) des hommes, l’amélioration de la situation des unes se fait en partie au détriment de celle des autres via le développement d’emplois dont on a pointé le caractère précaire, peu rémunérateur et dans d’autres travaux, pénible et ingrat (Devetter, Rousseau, 2005 ; 2007). Ceci aboutit à la situation paradoxale suivante : créer des emplois dégradés de femmes pour garantir l’égalité (de travail) entre hommes et femmes. Cette politique prend par ailleurs appui sur un ensemble de déductions fiscales qui conduit à diminuer la redistribution des plus riches vers les plus pauvres au profit d’une politique d’emplois directs dont les implications ne sont de fait pas les mêmes.
5Sur un autre plan, Y. Illich et A. Gorz nous ont alertés sur les risques encourus par une société de plus en plus hétéronome et sa relative inefficacité à assurer un meilleur bien-être à ses membres. Outre l’augmentation du temps de travail et la dépendance à la technique ou aux services extérieurs que cela génère, il est des conséquences écologiques immédiates à travailler plus (à deux) pour gagner plus. Or dans le contexte de tensions environnementales croissantes, la solution dans laquelle nous nous sommes engagés est dangereuse aussi bien sur le plan social (en aggravant les inégalités) que sur le plan environnemental (en augmentant les pressions). Gagner plus implique en effet consommer plus. Des auteurs comme Wiedmann ou Lenzen (Wiedmann et al., 2006 ; Lenzen 2001) ont montré la forte corrélation existante entre empreinte écologique (ie consommation d’environnement) et revenu. Le caractère néfaste pour l’environnement des dépenses croit en effet avec le revenu. Il est par conséquent urgent de sortir d’une manière générale de la tendance à l’augmentation du temps de travail et de manière particulière de la vision contemporaine de l’égalité entre hommes et femmes.
Notes
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[1]
818 € correspondant aux 2/3 du salaire médian soit le niveau de bas salaire.