CAIRN.INFO : Matières à réflexion

François Aballéa et Michel Lallement (dir.), 2007, Relations au travail, relations de travail, Toulouse, Octarès, 320 p.

1Cet ouvrage est issu des Xes Journées internationales de sociologie du travail (JIST), organisées à l’université de Rouen, les 24 et 25 novembre 2005. Elles ont rassemblé 70 équipes de recherche, très majoritairement françaises. Sur les 141 contributions présentées lors de ces journées, 24 sont publiées ici [1]. Elles sont regroupées en 6 thèmes, habilement introduits et synthétisés par les animateurs d’ateliers correspondants. Notons la forte représentation des laboratoires parisiens (68 %, tous auteurs confondus) et un intéressant mélange de générations. Nous avons donc à faire à une sélection (sur des critères non explicites, ce que le lecteur peut regretter) et à une compilation d’articles reflétant la diversité de la profession, plus que la profession elle-même.

2Comme le soulignent François Aballéa et Michel Lallement, les coordinateurs de l’ouvrage, ces JIST permettent de prendre la mesure des travaux réalisés dans le champ de la sociologie du travail : ses innovations, répétitions et évitements. À l’image de cette réunion bisannuelle de la profession, les contributions publiées ici sont remarquablement variées et inégales. Elles répondent avec une acuité plus ou moins grande au thème du colloque : « Relations au travail, relations de travail ». Elles présentent l’intérêt de rassembler des contributions sur des objets diversifiés. Ainsi, l’on trouvera dans ce livre des articles sur des activités publiques et privées, des secteurs industriels, de service ou agricoles : coursiers, caissières, éducateurs, chirurgiens, anesthésistes, intermittents du spectacle, téléopérateurs, employés de l’hôtellerie et de la restauration, travailleurs sanitaires et sociaux, ouvriers de l’industrie traditionnelle, agents aéroportuaires, vendeurs, juges, policiers, informaticiens, universitaires. L’attention est portée sur les ouvriers et employés, mais aussi sur les cadres intermédiaires et les experts.

3Ces auteurs semblent partager le même constat sur l’évolution générale de l’emploi et du travail. Elle est caractérisée par la précarisation des statuts et des postes sous la pression constante du chômage, par l’individualisation et l’internationalisation. Ces tendances sont analysées comme autant d’éléments de fragilité de l’action collective formelle, d’une part, et de la solidarité traditionnelle de métier, d’autre part.

4Du côté des « relations industrielles », Didier Demazières, résumant les contributions relatives aux « acteurs et action collective dans le travail », observe une « reconfiguration de l’action collective ». Jean Saglio, rapporteur du second atelier, souligne le phénomène d’individualisation de la gestion (temps, salaires, formation) mais aussi des comportements lors des conflits sociaux. Annette Jobert, synthétisant les communications de l’atelier sur « les espaces de régulation », complète l’analyse sur l’évolution des espaces de régulation. Aux traditionnels espaces (national, branche, entreprise) viennent s’ajouter les espaces infranationaux (collectivités territoriales) et supranationaux (dont l’Europe). Les contributions de ces trois ateliers montrent que l’Europe n’est pas un lieu vivant d’élaboration du dialogue et de régulation. Le niveau national semble rester le lieu de fabrication et de contrôle du droit, tandis que les régulations conventionnelles, en hausse relative, sont de plus en plus décentralisées. On assiste à un déplacement des lieux de négociation et de régulation au niveau local et à celui de l’individu. Dans ce mouvement, en dépit de la question toujours pendante de sa représentativité, l’action patronale se renforce en recourant de façon croissante à des conseillers, avocats, experts, formateurs qui viennent conforter sa position de pouvoir dans la fixation des agendas et dans le déroulement de la négociation. Dans ce contexte, l’action des syndicats ouvriers semble plus difficile à construire.

5Les espaces de régulation formelle ne disent cependant pas tout des relations du travail et des relations au travail. Les salariés doivent faire avec des temporalités imposées, combinées à une pression qu’exerce le flux des clients « faits rois ». La rationalisation poussée de l’activité sur les procédés cohabite avec un discours enchanteur quant aux résultats. Le travail, souvent pris dans des injonctions contradictoires du management, est évalué de manière technocratique. Compte tenu de cette situation, les professionnels construisent des stratégies de résistance ou de détournement. Les recherches dans des secteurs très divers témoignent de la possibilité de construire de petits arrangements individuels et collectifs. Lorsqu’elle fait la synthèse des communications présentées sous le thème « relations de travail entre résistance et détournement », Marie Buscatto souligne que ces formes de résistance restent ancrées dans la « logique professionnelle » et rejoint les analyses regroupées sous le thème des « rationalisations productives au / de travail » thème pour lequel Matteo Alaluf est rapporteur. À la lecture des articles, il apparaît que les marges de manœuvre individuelles et informelles restent assez minces. Ces résistances ont des effets marginaux sur les conditions d’emploi et de travail. En outre, elles supposent souvent de prendre des risques pour soi. À propos du thème « segmentation et intégration des collectifs de travail », Catherine Marry fait écho à ces constats en se plaçant sur le versant des collectifs. Les contributions sur ce thème montrent que l’importance prise par la régulation marchande dans le travail vient percuter ou contrer des relations sociales qui, auparavant, contenaient ou soutenaient l’activité individuelle. Dans ce mouvement, le rapport au collectif devient avant tout instrumental. Aussi, au moment où les régulations formelles au travail sont chamboulées, se dessinent des lignes de résistance informelles, individuelles, discrètes et fragiles, dans les espaces de travail eux-mêmes.

6Outre l’intérêt de ces articles sur le fond, qu’en retenir du point de vue de la discipline sociologique ? Nous observons tout d’abord que les contributions retenues ont une dominante empirique : les sociologues du travail continuent d’ancrer leur réflexion sur une connaissance fine des activités, métiers et situations de travail. On peut regretter à cet égard que certains acteurs sociaux, déterminants dans les relations de/au travail, ne fassent pas ici l’objet d’une attention sociologique poussée. Une analyse de l’activité des acteurs étatiques et européens, des actionnaires, dirigeants, ou syndicats eux-mêmes, permettrait de compléter l’analyse. Sur le plan théorique, F. Aballea et M. Lallement parlent d’une « fragmentation des paradigmes » dans ces contributions avec un recours aux théories régulationniste, stratégique, interactionniste, conventionnaliste ou psychosociologique. Ils soulignent que ces productions font assez peu référence aux auteurs historiques tels que Durkheim, Marx, Friedmann, Naville ou Dunlop. Ajoutons que, plus généralement, les théories holistes ne sont pratiquement pas utilisées ou renouvelées ici pour penser la question sociale du travail. Nous pourrions nous étonner de ce que le thème des rapports de pouvoir, s’il est en filigrane dans toutes les communications, n’est que rarement explicité, que ce soit empiriquement ou théoriquement, même dans les communications que l’on pourrait qualifier de critiques. Nous rejoignons ici le constat dressé par les coordinateurs de l’ouvrage lorsqu’ils observent que les thèmes comme la « crise des syndicats », le « conflit, la « contestation », « l’exploitation » et « l’aliénation » sont peu présents dans les contributions. Celles-ci insistent plutôt sur les capacités d’« adaptation » et d’« innovation » des acteurs, leur « résistance », dans un contexte de très forte individualisation des statuts, des conditions de travail et de l’activité elle-même. Nous faisons l’hypothèse que le thème du colloque, en insistant sur les « relations », a pu induire une tendance à favoriser des approches interactionnistes et régulationnistes « micro » ou « meso ». Ces contributions sont très prudentes au moment de monter en généralité, que ce soit sur le plan théorique ou social. Serait-ce que les relations au travail et de travail n’ont plus d’intérêt en sociologie « générale », comme le suggérait Friedmann ?

7F. Aballea et M. Lallement regrettent que ces contributions restent très « disciplinées ». Ce constat peut être nuancé si l’on observe un dialogue à l’œuvre dans bon nombre d’articles, avec le droit, l’économie, les sciences politiques, la psychologie du travail (psychodynamique du travail et clinique de l’activité, notamment), la psychosociologie, l’ergonomie et l’histoire. En revanche, nous partageons le constat des auteurs de l’introduction, à propos de la limitation des recherches au cadre national français, alors que le phénomène d’internationalisation (des marchés, des qualifications, des entreprises, des règles, des institutions) dans le champ du travail est largement partagé. Nous pouvons espérer que les JIST développent davantage le dialogue avec les terrains et collègues étrangers. Les JIST de 2007, qui se sont tenues à Londres sur le thème des « restructurations productives, précarisations, valeurs » [2], sont bien allées dans ce sens.

8Marie-Anne DUJARIER, Lise, Université Paris III et École Polytechnique

9marie-anne. dujarier@ wanadoo. fr

Laurence Le Douarin, 2007, Le couple, l’ordinateur, la famille, Paris, Éditions Payot, 249 pages

10Ce livre repose sur deux enquêtes menées à deux périodes différentes. La première est issue d’une thèse de sociologie [Le Douarin, 2002] et la seconde d’un post-doctorat au sein du Laboratoire de sociologie des usages de France Telecom Recherche & Développement. L’auteure s’appuie sur les Techniques d’information et de communication (TIC) et leurs usages privés pour analyser les changements dans les couples et les familles pris dans leurs réseaux de relations.

11Les objets multimédias sont appréhendés comme un miroir de la famille. Laurence Le Douarin brosse un état des recherches sur le sujet, pour lesquelles l’ordinateur éclaire davantage les dynamiques sociales qu’il n’agit sur elles (chap. i). Un ménage sur deux n’est pas équipé, certes pour des raisons socioéconomiques mais aussi selon les usages et le sens que l’on peut donner ou pas à ce type d’équipement (chap. ii). L’ordinateur par son apparence technique constitue une tentation pour l’affirmation du pouvoir masculin, mais il peut également déplacer les rôles familiaux (chap. iii). Dans d’autres cas, il participe à une répartition équitable des tâches. La prise en charge informatique n’est plus une obligation de rôle masculin. Les échanges électroniques entre conjoints, ou l’alternance des usages entre eux, se déroulent selon une logique de réciprocité (chap. iv).

12L’analyse fine des usages quotidiens, y compris intimes, et de leur fonction symbolique, permet d’affirmer que « la machine renforce plus qu’elle ne crée des portraits de familles », mais aussi que les déplacements de rôle induits par les usages différenciés des TIC sont prometteurs de changements.

13La typologie de ces fonctionnements repose sur trois logiques de justice, selon « ce qui circule entre les conjoints » (p. 206). Selon une première logique, les partenaires peuvent vivre leurs échanges comme une série de petits contrats dont le respect garantit la stabilité du couple. Dans ces couples « autonomes », on partage la charge mentale et la gestion des relations, grâce aux mails notamment. La deuxième logique repose sur l’intention de concilier le souci de soi et celui des autres. L’outil informatique sert alors à la synchronisation ou à l’articulation des temps personnels et familiaux. La troisième logique concerne davantage les couples et les familles de milieux plus modestes. Ici la complémentarité des rôles conjugaux contribuerait, surtout pour les femmes, à renforcer la gestion du foyer à distance. Plus généralement, le « perso au travail » favorise l’entraide conjugale pour les couples « associatifs », mais renforce la différenciation sexuée pour les couples plus traditionnels de type « bastion ».

14Parmi les nombreux aspects développés, on peut retenir ceux qui contribuent le plus directement à une analyse de l’économie des relations conjugales, familiales ou simplement privées : le territoire à soi, les échanges ouverts (don/contre-don, réciprocité) et le partage des usages (division du travail domestique).

15Disposer ou construire un territoire personnel par le biais des TIC permet à l’adolescent d’acquérir progressivement son autonomie, au père de maintenir ou de reconquérir un pouvoir menacé par le déplacement des formes d’emprise sur le monde, aux femmes de protéger un univers intime.

16Les pratiques informatiques s’inscrivent dans les relations d’échange de services au sein du couple et de la famille. Elles éclairent à leur manière les logiques de don et de réciprocité décrites par M. Mauss et reprises par J.H. Déchaux dans le contexte parental. L’expérience subjective de « la dette » ouvre sur une « économie de la gratitude » qui inclut les relations de compétence informatique. Par exemple, lorsque l’homme prend en charge une panne informatique, cela peut notamment s’expliquer par le sentiment d’être redevable à l’égard de sa partenaire. Il valorise certaines activités chez sa compagne (travail éducatif et domestique), avec l’idée qu’il doit rendre à son tour sans réciprocité calculée. Avec l’ordinateur, des déplacements s’opèrent : le mari peut faire les courses sur internet. Ce type de déplacement concerne la visibilité (ou l’invisibilité) du travail domestique habituellement féminin, l’homme prenant par exemple en charge les comptes bancaires en ligne ou la préparation des vacances. Dans certains cas, il peut ressentir qu’ « il en fait plus » et l’équilibre peut se briser. Le sentiment d’iniquité est éprouvé par l’époux.

17Dans le troisième chapitre, l’ordinateur est présenté comme objet d’une tentation, celle du pouvoir masculin. Objet, technique (mais pas uniquement), il teste, par les usages qu’on peut en faire, la capacité de l’homme à maintenir son pouvoir et la distribution des usages qui le sous-tendent. Comme le souligne l’auteure, cette distribution tient davantage à une régulation normative entre les sexes qu’à une évaluation précise des compétences. C’est ainsi qu’il « suffit à l’époux d’être un époux » pour se voir érigé en spécialiste de l’informatique. En réalité, il s’agit plus essentiellement de garder la face du rôle, y compris en maintenant (et en partageant) une certaine illusion de la compétence. À l’inverse, la femme, compétente ou non, peut selon les cas s’écarter des usages ou se cantonner à une maîtrise limitée. Elle peut également disposer de compétences supérieures acquises dans l’espace professionnel ou les acquérir à l’occasion d’une suspicion conjugale, comme l’adultère. La maîtrise informatique ne relève pas d’un « destin de sexe ». Elle s’appuie sur des jeux de rôles ; elle évolue en fonction des épreuves qui jonchent les trajectoires.

18Le livre fournit également des résultats novateurs sur d’autres aspects comme l’inversion générationnelle et la gestion des différentes temporalités du quotidien.

19Cette analyse de l’économie des échanges familiaux permet de lire les déplacements qui s’opèrent en fonction des rôles et régulations normatives déjà présentes, lorsque l’ordinateur arrive.

20En choisissant l’ordinateur et les traces qu’il conserve, l’auteure se situe au cœur d’une médiation par laquelle se construisent les relations familiales, privées, affectives. Cet ancrage au plus profond des pratiques quotidiennes permet peut-être de dévoiler l’intime sans excessive intrusion ou coût émotionnel ; il est en tout cas fécond pour saisir empiriquement un objet de questionnement et le comprendre.

21Avec cet ouvrage, nous pénétrons dans l’univers micro et méso social de la sphère domestique et privée en prise avec le développement des nouvelles logiques de réseaux qui tendent à délier l’institution conjugale et l’institution famille. Ce mouvement de dilution croise un mouvement contraire où le rapprochement et la complicité des membres de la configuration familiale s’affirment à travers la maîtrise différenciée des TIC. Ce différentiel dépend du sexe, du milieu social et du rang dans la famille pour les enfants, mais également du degré d’acquisition de compétences construites dans ce double mouvement. On peut alors maintenir la cohésion (cocon, bastion) ou s’émanciper ensemble (compagnonnage, association), ou encore inventer de nouvelles formes sociales que L. Le Douarin se propose d’explorer à l’avenir.

22Cet ouvrage constitue une belle contribution à une socio-économie des échanges privés.

23Le Douarin, L. (2002), L’entrée de l’ordinateur dans la famille. Thèse sous la direction de A. Akoun, Université René Descartes-Paris 5.

24Le Douarin, L. (2006), Les usages des TIC dans l’articulation des temps sociaux, notamment chez les parents de jeunes enfants, Rapport du laboratoire SENSE (anciennement SUSI), France Telecom Recherche et développement

25Marie-Christine LE FLOCH, Université Lille III, GRACC

26marie-christine. lefloch@ univ-lille3. fr

Olivier Godechot, 2007, Working rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l’industrie financière, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 312 p.

27Vous connaissiez déjà les working poor, vous allez désormais connaître les working rich. Avec la fin du fordisme et l’essor de la financiarisation dans les économies capitalistes avancées, la persistance du chômage de masse a érodé la puissance du salariat, que ce soit en matière de capacité de négociation des salaires ou de protections tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des entreprises. Cette érosion a conduit non seulement à une baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, mais aussi à la stagnation du salaire réel pour l’immense majorité. Conjuguée aux formes particulières d’emploi, elle a débouché sur l’intensification de la précarisation d’une part croissante de la population active. Finalement, depuis une quinzaine d’années au moins, la poursuite d’une socialisation accrue du revenu au sein des économies européennes ne parvient plus à masquer le nombre croissant des travailleurs pauvres, dont la présence en grand nombre fut un temps l’un des sinistres apanages de l’économie étasunienne. L’essor des inégalités auquel on assiste depuis une vingtaine d’années ne résulte toutefois pas uniquement d’un élargissement de l’éventail du bas de l’échelle des revenus, bien au contraire. Une bonne part de cet accroissement résulte surtout de l’augmentation vertigineuse des salaires pour le petit nombre de personnes situées au sommet de la hiérarchie salariale. Parmi ceux-ci, Olivier Godechot a choisi de concentrer son attention sur les opérateurs financiers, en particulier les traders et les vendeurs, dont les rémunérations sous forme de bonus atteignent des niveaux extrêmes. L’essentiel de l’ouvrage s’articule autour des raisons pouvant expliquer pourquoi les bonus de ces deux catégories de salariés de la finance sont si élevés au regard de ceux de leurs collègues, ingénieurs des marchés, analystes et informaticiens du back-office. Balayant l’idée d’une incitation optimale à la performance, dominante en microéconomie des contrats, l’auteur retient celle d’une capture de rente, autre grand thème de la microéconomie contemporaine : « Les opérateurs financiers dans leur ensemble touchent une rémunération bien plus importante que celle qu’ils seraient prêts à accepter dans un autre emploi (…) et plus grande que ce qui semble strictement nécessaire pour les inciter à être performants » (p. 45-6). Dès lors, un point essentiel de l’analyse concerne les modalités de partage, c’est-à-dire d’appropriation, des bonus au sein de chaque banque. Ici se conjuguent « le jeu plus visible des forces de l’argumentation (…) et le jeu moins visible des forces de la structure organisationnelle » (p. 60). Par une analyse du procès de travail des opérateurs financiers, Olivier Godechot appréhende ainsi l’appropriation du profit à partir de l’interaction entre des principes de légitimation et des rapports de force. Reprenant assez largement les théories des droits de propriété, issues de l’un des courants de la théorie microéconomique dominante, l’auteur retient que l’entreprise financière, par l’accès qu’elle accorde à ses salariés aux actifs financiers, alloue des droits d’action sur certaines classes de titres. Cette liberté relative de disposer des actifs confère aux opérateurs un sentiment de propriété sur le profit qu’ils permettent de générer. L’un des passages les plus convaincants de ce travail est la mise en relation, à la fin du chapitre 4, entre la position occupée dans la division du travail financier par les salariés et leur capacité très différenciée, en termes discursifs, d’appropriation du profit. Le partage de cette rente ne résulte toutefois pas en dernière instance des croyances et des discours de légitimation sur les mérites respectifs des uns et des autres ; c’est pourquoi l’auteur en vient à examiner les ressorts des rapports de force qui déterminent in fine la répartition. Reprenant les idées en vogue dans le courant d’Oliver Williamson et de ses disciples, dits « néo-institutionnalistes », Olivier Godechot considère que la liberté relative conférée aux opérateurs de disposer des actifs leur permet d’infléchir leur « redéployabilité » et leur rareté et, par là, de se rendre plus indispensables et donc d’accroître leur capacité de négociation. Par la menace de rupture contractuelle qu’ils sont alors en mesure de brandir de manière crédible face à leur employeur, les traders parviendraient à s’approprier une part considérable de la rente. Cette menace crédible de rupture repose sur une situation de monopole imparfait et provisoire ; elle est interprétée comme un hold-up sur le profit à répartir. Un tel hold-up peut survenir effectivement parce que la situation sur le marché du travail s’y prête particulièrement : l’exclusion rapide des opérateurs sans emploi et les pratiques des différents acteurs qui animent le marché du travail des traders (chasseurs de tête et cabinets de conseil en rémunération) conduisent à un malthusianisme auto-entretenu. L’ouvrage, dont l’essentiel porte sur les traders, se termine par une analyse du rôle des chefs de salle. Leur capacité à capturer une part du profit en se rendant indispensables repose cette fois-ci sur un mécanisme mis en avant par les radicaux américains (cf. Stephen Marglin). Le chef de salle tente d’organiser la division du travail de manière à « diviser pour régner », et se trouver ainsi en position de contrôler seul l’ensemble du procès de travail. Les références relevant de la microéconomie néo-institutionnaliste constituent les principaux travaux sur lesquels s’appuie l’auteur ; toutefois, outre quelques radicaux américains, on trouve aussi de nombreux renvois à la sociologie, au droit et à l’économie, le tout formant une bibliographie riche et utile. Surtout, au-delà des débats et réflexions théoriques auxquels l’ouvrage contribue à sa façon, le lecteur appréciera la minutie avec laquelle l’auteur rend compte de ses observations de terrain et des nombreux entretiens réalisés avec des praticiens de la finance : au fil des pages, par une foule de détails, s’esquisse un véritable tableau de l’organisation du procès de travail dans l’industrie financière ainsi que des représentations mentales et des pratiques qui la caractérisent.

28Bruno TINEL, CES, Université Paris 1

29bruno. tinel@ univ-paris1. fr

Bernard Guerrien, 2007, L’illusion économique, Sophia Antipolis, Éditions Omniscience, coll. « Essais », 224 p.

30L’essai de Bernard Guerrien est unique en son genre et est donc difficilement classable. Il s’adresse tout à la fois aux économistes, en herbe ou confirmés, mais aussi et peut-être surtout aux non économistes, car il s’agit avant tout de remettre à sa place un discours se présentant souvent aux profanes comme hors de portée du commun, tel celui des médecins de Molière : « L’une des thèses centrales de ce livre est qu’il n’existe pas de savoir en économie qui ne serait accessible qu’à une petite minorité d’experts ou de techniciens, auxquels il faudrait donc se confier plus ou moins aveuglément. Chacun peut se faire une opinion, en utilisant sa faculté de raisonner ou, si l’on veut, son bon sens » (p. 6, repris en 4e de couverture). Par une écriture simple, claire et pleine d’humour, l’auteur rend accessible au lecteur nombre de thématiques et de manières parfois alambiquées de se représenter les choses en économie (chômage, inflation, concurrence parfaite, modèles à agents représentatifs, anticipations rationnelles, substituabilité des facteurs, etc.), qui, sans ce travail considérable de reformulation, resteraient sous la forme d’un jargon abstrus, décoré de formules mathématisantes plus ou moins bien pensées.

31Partant d’une réflexion sur la notion de science, en particulier à l’aide de A system of logic de J.S. Mill, l’auteur considère que l’observation et l’intuition précèdent le raisonnement ou la déduction. Reposant sur l’observation des régularités, la science est avant tout inductive. Concernant l’économie, le problème est qu’il n’existe pas vraiment de lois empiriques, mais tout au plus des tendances, rendant difficile la vérification des résultats obtenus de manière hypothético-déductive. En outre, compte tenu de la nature de son objet, il n’est pas vraiment possible de mener des expérimentations en économie. Comment y remédier ? D’une part, chacun doit faire appel à son bon sens – c’est-à-dire à sa capacité de distinguer spontanément le vrai du faux (A. Lalande) – pour éviter d’en rester aux robinsonnades, ces histoires plus ou moins vraisemblables que les économistes se racontent entre eux. D’autre part, il convient de garder à l’esprit que l’idéologie joue un rôle prépondérant dans l’élaboration des théories, particulièrement en économie où il arrive assez fréquemment que les théoriciens aillent contre l’évidence.

32L’ouvrage est divisé en quatre chapitres. Le premier porte sur la pratique des économistes, ce qui est l’occasion de réfléchir entre autres à la place réelle du désir de richesse – supposé animer seul l’homo œconomicus – et à l’économétrie qui ne nous livre jamais de conclusion simple, en raison des difficultés qu’ont les économistes à isoler les variables ou à s’accorder sur le sens des relations causales. Le second chapitre porte sur les théories économiques, essentiellement la théorie néoclassique. L’auteur y met en évidence l’incapacité de l’individualisme méthodologique à fournir un cadre susceptible de surmonter l’indétermination du marchandage. Ainsi, il convient au contraire de partir des faits et de l’histoire, c’est-à-dire de la société, pour avancer dans la compréhension du comportement des individus. L’auteur étaye son propos à partir de deux exemples : la question du chômage et celle de la régulation de la concurrence et du monopole. Ainsi, la réflexion épistémologique n’est pas menée ici abstraitement mais, au contraire, à partir d’exemples précis concernant la manière dont les théories appréhendent tel ou tel objet. L’approche est comparative. L’auteur ne croit pas à la neutralité axiologique : comme tout un chacun, il prend parti. Mais, fait suffisamment rare pour être salué, il le dit : pour prétendre à un minimum de sérieux, l’économie sera inductive, holiste et tournée vers l’histoire ou ne sera pas. Il écrit ainsi : « pour progresser dans la connaissance, ce que se propose toute science, il faut donc procéder (…) à partir des sociétés telles qu’elles sont puis chercher à déduire les conséquences des comportements de leurs membres animés par le désir de richesse » (p. 117).

33Arrivé ici, déjà loin des verbiages et platitudes académiques habituelles, le lecteur a encore de quoi se réjouir : les deux chapitres suivants sont plus originaux encore. Le troisième chapitre est consacré à la place de l’idéologie en économie. La force des croyances a priori explique ainsi la persistance de représentations absurdes d’une génération d’économistes à l’autre. C’est le cas du modèle dit de la « concurrence parfaite », dont le contenu hypercentralisé n’a aucun rapport avec l’idée que chacun se fait de la concurrence : pourtant, les manuels les plus sérieux donnent une image totalement erronée de ses hypothèses. De surcroît, les exemples où les théoriciens de la concurrence parfaite se trouvent en totale contradiction avec leurs propres hypothèses sont légion. L’absurde est aussi mis en avant par Bernard Guerrien à propos de la « macroéconomie à agent représentatif » dont le principe consiste à mettre en scène un Robinson Crusoé schizophrène… Par ailleurs, signalons aussi au lecteur le passage sur le mythe de la substituabilité réversible des facteurs, dont aucun manuel ne donne d’exemple crédible : « On ne voit pas comment on peut obtenir le même collier avec moins d’or et plus de travail, ou avec plus d’or et moins de travail » (p. 149). À quoi sert cette hypothèse ? « Parce que la substituabilité dont ils parlent doit être possible à tout moment, sans coût et sans que le produit obtenu soit modifié, de façon que tout se passe en douceur » (p. 152). Cela permet de tenir « des discours rassurants sur les vertus de la flexibilité » (id.). Les facteurs étant en réalité complémentaires, la productivité marginale de n’importe quel input est donc toujours nulle ; ce qui fait dire à l’auteur qu’elle « est une notion sans intérêt qu’on ne devrait même pas mentionner ! » (p. 154). Cette remarque laisse songeur lorsqu’on pense à la place qu’elle occupe dans les formations en économie et dans les publications académiques. L’auteur souligne combien l’écart est grand entre l’apparence de sérieux et de respectabilité que cherchent à se donner les économistes dont la prétention est de conseiller le prince, et le caractère absurde voire délirant de nombre de leurs modèles. L’ouvrage se termine par un quatrième et dernier chapitre, à ma connaissance sans équivalent, intitulé : « Que sait-on en économie ? ». Sans prétendre à l’exhaustivité, l’auteur balaie de manière très stimulante et instructive les principales thématiques régulièrement présentes dans l’actualité (monnaie, dette publique, retraites et démographie, bourse, mondialisation) pour aboutir à la conclusion que ce que l’on sait avec certitude en économie est bien maigre et se présente de manière négative, par exemple : « Non la dette publique n’est pas forcément un fardeau pour les générations futures » (p. 203). Finalement, loin de résulter de la force de la théorie néoclassique, « l’impérialisme économique » à l’encontre des autres sciences sociales ne serait en réalité qu’une conséquence de sa faiblesse.

34Bruno TINEL, CES, Université Paris 1

35bruno. tinel@ univ-paris1. fr

Christophe Ramaux, 2006, Emploi : éloge de la stabilité, Paris, Éditions Mille et une Nuits, Paris, 310 p.

36Prisée aussi bien dans les milieux académiques que dans la sphère politico-médiatique, la « flexicurité » ou « sécurité emploi-formation » serait la nouvelle solution au chômage. Reposant, d’une part, sur l’hypothèse d’une instabilité croissante des emplois et, d’autre part, sur l’idée que les politiques économiques traditionnelles de soutien à l’activité ne seraient plus capables d’enrayer le chômage, la flexicurité consiste à placer les sans-emploi en formation, en vue d’une reconversion, ce qui permet du même coup de ne plus les comptabiliser comme chômeurs. À contre-courant, Christophe Ramaux considère dans cet essai d’économie politique que ce type de dispositif ne permettra pas de réduire le chômage de masse. L’auteur met en garde contre un enterrement trop rapide des politiques macro-économiques de type keynésien, car il convient de ne pas faire de la flexicurité « un substitut aux politiques économiques de soutien à l’emploi et de ne pas lâcher la proie du droit du travail pour l’ombre du droit des reconversions » (p. 14). Pas un substitut donc, sous peine de s’enfoncer un peu plus dans le workfare, mais un accompagnement des politiques macro-économiques destiné à améliorer les garanties statutaires entre deux emplois car, c’est un fait peu souligné, non seulement très peu de ressources sont mobilisées pour l’indemnisation des salariés au chômage, lesquels sont d’ailleurs de moins en moins indemnisés au fil des « réformes » du marché du travail qui se succèdent depuis 20 ans, mais encore leurs droits sont-ils très limités. Contre la tendance actuelle d’une culpabilisation toujours plus grande des chômeurs, Christophe Ramaux nous invite au contraire à réaffirmer la responsabilité sociale en matière de sous-emploi par une « refondation de l’État social », aujourd’hui inachevée, d’une part en donnant de meilleures garanties statutaires et une meilleure rémunération aux chômeurs et, d’autre part, en prenant à nouveau au sérieux le rôle premier de la politique macro-économique dans la détermination du niveau de l’emploi.

37L’ouvrage est composé de trois parties. Dans une première partie, passant en revue les travaux empiriques qui cherchent à évaluer la stabilité de l’emploi, Christophe Ramaux met en pièces le préjugé d’une instabilité croissante des emplois. Il souligne notamment que l’on observe une hausse de la durée moyenne des emplois stables et que ceux-ci représentent près de neuf emplois sur dix. En revanche, il montre que, sous la pression d’un chômage persistant depuis près de trente ans, la précarité a, quant à elle, beaucoup augmenté : essentiellement, les mobilités contraintes remplaceraient les mobilités volontaires, auxquelles s’ajoutent d’autres éléments, et non des moindres, tels que la dégradation des formes d’emploi ou encore la « docilisation » de la main-d’œuvre. On peut cependant regretter que la notion de précarité ne soit pas plus précisément cernée et définie dans cette partie.

38Dans une deuxième partie, Christophe Ramaux interroge la logique sous-jacente à la flexicurité au regard du chômage, puis au regard de la formation professionnelle. Pour l’orthodoxie, ce sont les imperfections sur les marchés, et non pas du marché lui-même, qui seraient à l’origine du chômage. Dès lors, réduire ces imperfections en améliorant la « flexibilité », notamment par une destruction larvée du droit du travail surnommée « réduction des rigidités structurelles », ce qui revient à réduire le coût du travail, est supposé améliorer le niveau de l’emploi. Au contraire, les keynésiens considèrent que la réduction du coût du travail ne permet pas de créer de nouveaux emplois, mais conduit simplement à brider la demande globale. Pour eux, le niveau de l’emploi ne dépend pas du marché du travail, dont les institutions ont été selon les auteurs hétérodoxes déjà très fortement « flexibilisées » depuis vingt ans sans grand résultat, mais il dépend du marché des biens, c’est-à-dire des débouchés pour les entreprises. Ainsi, seule une politique macro-économique destinée à agir, par le truchement de la politique monétaire et du budget, sur le niveau de la demande globale est susceptible de conduire celle-ci à un niveau suffisant pour induire des créations d’emplois.

39Les travaux en matière de sécurité emploi-formation affectent la neutralité entre les approches orthodoxe et hétérodoxe. Toutefois, selon Christophe Ramaux, ceci revient implicitement à faire sien le préjugé néo-classique selon lequel les politiques keynésiennes seraient dépassées. Tout comme les travaux néo-classiques contemporains, les tenants de la sécurité emploi-formation se focalisent en effet sur le marché du travail et prônent des « réformes structurelles » en mettant l’accent sur des aspects qualitatifs à travers le thème de l’« employabilité » et de l’amélioration de la formation en vue de favoriser l’adaptation de la main-d’œuvre. Dès lors, pour les tenants de la flexicurité, le chômage serait un simple défaut d’ajustement qualitatif de la main-d’œuvre. Mais, considérant que la formation ne peut pas augmenter le stock d’emplois, Christophe Ramaux s’interroge : à quoi sert la flexicurité si la mise en formation ne débouche pas sur un emploi, et même sur un emploi stable ? Ce type de dispositif est pour l’auteur problématique, car il remet en cause le droit à l’indemnisation chômage conçu comme un droit inconditionnel et sans contrepartie, créant ainsi un learnfare proche du workfare si les obligations de la personne en formation s’étendent au fait d’occuper certaines activités. Finalement, pour l’auteur, la flexicurité accroît encore les inégalités et la segmentation entre travailleurs dans l’accès à la formation, entre formation dans le cadre du contrat de travail pour les uns, donc plus qualifiante et débouchant sur l’insertion car proche de l’emploi, et stages de « mobilisation » ou de « motivation » pour les autres. Il y aurait en outre un risque d’utilisation de la flexicurité comme instrument de baisse du coût du travail. Par ailleurs, Christophe Ramaux estime qu’en imposant l’idée que le chômage serait causé par un défaut d’adaptation de la main-d’œuvre, avec la fameuse expression de « formation tout au long de la vie » utilisée à tort à et travers, le learnfare risque de conduire à une réduction du droit à la formation initiale dispensée par le service public au profit d’une formation continue largement privée. En rejetant la formation en dehors de l’emploi, on légitimerait ainsi l’idée, selon l’auteur, que les coûts de formation doivent échapper à la charge des entreprises. Se profile, derrière cette question de l’inclusion des coûts de la formation comme composante du salaire, celle non moins cruciale de la qualification sociale des emplois et donc du partage de la valeur ajoutée, lequel ne repose sur aucune règle naturelle. Enfin, avec l’accent mis sur la formation continue et l’adaptation de l’offre de travail, la thématique de la qualité des emplois (à nouveau le côté demande de travail) se voit, elle aussi, reléguée au second plan.

40Plus exploratoire et normative, la troisième partie de l’ouvrage part de l’idée que l’insuffisance d’emploi est le principal problème social à résoudre car le chômage est l’instrument principal de dégradation des conditions d’emploi et de rémunération. L’argumentation libérale contre les « avantages acquis » ne serait pas recevable selon l’auteur dans la mesure où ceux-ci ont été très largement détricotés depuis 20 ans, avec une accélération depuis 2002 par une généralisation des aides à l’emploi au bénéfice des entreprises, sans pourtant que l’on observe en retour un accroissement du niveau d’emploi. Christophe Ramaux souligne, à juste titre, la dimension idéologique du retour en grâce, depuis deux ou trois décennies, des théories du chômage volontaire. Celles-ci inspirent et parent d’un voile scientifique le développement des « incitations au travail », lesquelles instillent l’idée que les chômeurs seraient responsables de la situation. L’auteur remarque que cette régression de la responsabilité sociale remet au premier plan la stigmatisation et la culpabilisation du « vagabond » d’antan. Les sans-emploi préférant le confort des allocations à la reprise de l’activité, il conviendrait de réduire celles-là pour stimuler celle-ci et contraindre les chômeurs à accepter des petits boulots mal payés, au moyen de contrôles et d’incitations monétaires telles que la prime pour l’emploi (PPE). Mais ces recettes utilisées pour certaines depuis déjà de nombreuses années ont démontré leur incapacité à créer des emplois et réduire le chômage. En outre, selon l’auteur, elles brisent un pilier fondamental du pacte social : l’idée que « tout travail mérite salaire ». La PPE servirait ainsi au patronat à refuser toute hausse des bas salaires et, d’une manière générale, les aides à l’emploi et les « incitations » à la reprise de l’activité permettraient aux entreprises de ne plus augmenter les salaires, ce qui créerait selon l’auteur de vraies trappes à pauvreté. Enfin, des pans entiers de l’économie tendraient à se spécialiser vers des emplois au rabais et peu qualifiés.

41Examinant de près l’histoire conjoncturelle récente, Christophe Ramaux souligne qu’en situation de plein emploi, les mobilités sont plus libres et la qualité des emplois s’améliore. Finalement, explique-t-il, si le chômage de masse s’est installé depuis 1983, c’est parce s’est imposée la triple austérité salariale, budgétaire et monétaire du dogme néolibéral, laquelle s’est un moment desserrée à la fin des années 1990. Christophe Ramaux présente d’ailleurs, de manière profondément juste, les 35 heures comme une réforme structurelle non libérale du marché du travail, ce qui ne manque pas de piquant. La diminution considérable du chômage durant cette période, martèle-t-il, n’est pas due à une réduction du coût du travail, comme l’affirme la vulgate libérale (d’ailleurs les salaires sont repartis à la hausse), mais c’est en raison du couple croissance/réduction du temps de travail. Nourrissant en retour la croissance par une distribution de revenu supplémentaire, les créations d’emploi ont par ailleurs amélioré les comptes publics.

42Dans le dernier chapitre de son essai, Christophe Ramaux en appelle à refonder l’État social, révolution inachevée du xxe siècle. Cet ensemble d’institutions que sont la protection sociale, le droit du travail, les politiques macro-économiques de soutien à l’emploi et les services publics peut constituer un ensemble cohérent capable de faire système et d’amener ainsi vers un « mieux-être social ». Ces institutions ont certes été fortement déstabilisées par plus de vingt ans d’application des préceptes libéraux mais, insiste Christophe Ramaux, elles n’ont pas pour autant été mises à bas. L’État social a de beaux restes, aime-t-il à répéter. Il serait faux de croire, selon lui, que cette configuration institutionnelle doive nécessairement disparaître avec le fordisme, car l’État social est la réponse, dans l’histoire, à l’échec fondamental du libéralisme face à la question sociale, laquelle ne manquera pas de ressurgir dès lors que les différentes protections seront trop affaiblies ; or, elle tend à réapparaître aujourd’hui.

43Bruno TINEL, CES, Université Paris 1

44bruno. tinel@ univ-paris1. fr

Dominique Méda, Hélène Périvier, 2007, Le deuxième âge de l’émancipation. La société, les femmes et l’emploi, Coll. « La république des idées », Éditions du Seuil, 111 p.

45Dans leur ouvrage Le deuxième âge de l’émancipation, Dominique Méda et Hélène Périvier militent en faveur d’une réorganisation économique et sociale de la société pour que l’emploi des femmes soit identique à l’emploi des hommes. Les auteures partent de l’analyse de la situation des Françaises dans le monde professionnel. Si le constat proposé n’est pas nouveau, l’intérêt réside dans la mise en perspective de l’impact des politiques publiques sur les inégalités entre les hommes et les femmes. La situation des femmes en France est paradoxale : « les Françaises conjuguent un haut niveau d’emploi et une fécondité soutenue, enviée par beaucoup de nos voisins européens, toutefois ces performances masquent une panne de l’émancipation des femmes » (p. 5). L’égalité entre femmes et hommes en France a enregistré de nets progrès, notamment avec l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail durant les années 1970, mais elle est en train de stagner voire de se détériorer. La participation des femmes à l’emploi, inférieure à celle des hommes, a cessé de progresser depuis une dizaine d’années. Elles sont toujours plus exposées au chômage et pour tous les niveaux de qualification. L’emploi féminin se caractérise par une très forte segmentation, les femmes sont présentes majoritairement dans le secteur tertiaire et se concentrent dans quelques familles professionnelles (74 % des agents d’entretien, 99 % des assistantes maternelles, 97 % des secrétaires). Elles représentent 80 % des employés non qualifiés avec un fort risque de rester enfermées dans cette catégorie. Lorsqu’elles sont qualifiées, les femmes accèdent difficilement aux postes hiérarchiques à responsabilité, victimes du « plafond de verre ». Bref, de nombreux constats connus, mais qui, mis bout à bout, nous convainquent si besoin était de cette panne d’émancipation.

46Les choix effectués en matière de politiques publiques depuis 20 ans ont aggravé les disparités entre hommes et femmes. Sous l’apparence de la neutralité, certaines politiques menées au nom de la conciliation travail-famille ont accentué les inégalités. Ainsi les mesures instaurant des avantages financiers entre 1993 et 1998 pour les entreprises créant des emplois à temps partiel ont eu pour principale conséquence le développement du temps partiel féminin qui a plus que doublé depuis les années 1990 (passant de 12,5 % à 31 %). Les femmes représentent 85 % des emplois à temps partiel, souvent subi, alors qu’« à la différence d’autres pays européens, les Françaises sont rentrées sur le marché du travail en travaillant à temps plein ». Or le temps partiel est synonyme de moindre salaire, de moindre progression de carrière et de moindre retraite ; de plus, il n’améliore en aucune manière la conciliation travail-famille. L’Allocation parentale d’éducation (APE), qui encourage les mères à cesser ou à réduire leur activité, est venue également alimenter la spirale des inégalités. L’ouverture de cette mesure au second enfant en 1994 a eu pour effet de faire chuter le taux d’activité des femmes (ayant des enfants de moins de 3 ans) de 18 points en 4 ans. Au final, pour beaucoup de femmes, le congé parental est un « sas vers l’inactivité ».

47Non seulement, nous disent les auteures, l’accroissement de l’emploi des femmes répond à un principe de justice, mais il représente un enjeu économique majeur pour la société dans son ensemble. Une augmentation du taux d’emploi féminin favoriserait la croissance et viendrait au secours de notre protection sociale dont le financement repose sur les actifs. Il constituerait, d’autre part, un rempart contre la pauvreté pour les familles nombreuses et monoparentales, les plus exposées. Les inégalités hommes-femmes ont, en outre, des coûts cachés : en particulier l’investissement éducatif dont bénéficient les filles, qui sont maintenant en moyenne plus diplômées que les garçons, constitue un véritable gâchis de matière grise lorsqu’il se solde par l’inactivité ou le déclassement professionnel.

48Mais les auteures dénoncent aussi les dangers de l’emploi féminin à tout prix, et proposent de combiner un objectif de hausse du taux d’activité féminin et de qualité des emplois tout en respectant quatre principes : les femmes doivent avoir un accès à l’emploi égal à celui des hommes ; le bien-être des enfants ne doit pas être perdu de vue (le rôle des parents, de la collectivité et des entreprises doit être bien défini) ; les aspirations personnelles des parents doivent aussi être prises en compte (meilleure répartition entre temps de travail et vie privée) ; il faut égaliser les conditions d’entrée dans la vie des jeunes enfants.

49Pour légitimer ces propositions, les auteures comparent le modèle suédois (plus avancé sur la voie de l’égalité des sexes) et de manière un peu surprenante le modèle américain (réputé peu favorable à l’activité des femmes). Le modèle suédois souvent cité en exemple offre la possibilité de répartir le poids du soin des enfants entre les institutions et la famille, mais aussi entre les parents au moyen de congés parentaux rémunérés correctement et, par la garantie d’un retour à l’emploi, de mieux concilier maternité et emploi. La cohérence du modèle suédois permet un taux d’activité féminin important, un taux de fécondité élevé et assure le bien-être des parents et des enfants. Toutefois ce modèle a un coût : les pays nordiques présentent « une très forte segmentation professionnelle, il apparaît que la moitié des mères suédoises se concentrent dans trois professions (contre sept en France) » (p. 56). Par ailleurs, les trois quarts des mères suédoises sont employées dans le secteur public. Les femmes se retrouvent majoritairement dans des emplois féminins moins bien rémunérés et elles s’occupent encore majoritairement d’enfants. Le modèle libéral américain présente quant à lui de fortes disparités. Le taux d’activité des femmes a fortement progressé depuis trente ans. La ségrégation professionnelle est moins prononcée qu’en France et en Suède, les femmes sont moins exposées au chômage que les Françaises, les écarts de salaires entre les sexes y sont réduits, le temps plein est la norme, le plafond de verre y est faible. Malgré un système de garde des enfants peu développé, les femmes conjuguent un taux d’activité élevé et un fort taux de fécondité. Ces bons résultats apparents masquent une forte disparité au sein de la population féminine. Le succès réside dans la généralisation du modèle masculin d’emploi aux femmes qualifiées avec des horaires longs. « Les avancées en termes d’égalité de genre aux États-Unis reposent largement sur un accroissement corrélatif des inégalités » (p. 79), inégalités supportées par les femmes les moins qualifiées.

50Entre un modèle qui essaie de concilier les contraintes de vie professionnelle et de vie familiale et un modèle qui généralise le modèle masculin d’emploi, les auteures ne se prononcent pas véritablement, même si, connaissant leurs travaux antérieurs, on sait où vont leurs préférences. Elles concluent simplement que les Françaises sont encore à mi-parcours dans leur accès à l’égalité. Pour impulser « ce deuxième âge de l’émancipation », elles proposent une réorganisation de la société en réformant le système fiscal qui favorise actuellement les ménages mono-actifs. Elles plaident pour une individualisation de l’impôt sur le revenu ainsi que de l’accès aux droits sociaux. Seconde piste, le congé parental, qui devrait être court, mieux rémunéré et parfaitement substituable entre l’homme et la femme, individualisé et non transférable. Troisième mesure : la création d’un véritable service public de la petite enfance pour accueillir les enfants de moins de trois ans, que ce soit en crèche ou par une assistante maternelle. L’accueil en maternelle des enfants de deux ans et demi serait généralisé. Pour les auteures, ces mesures doivent être envisagées sous l’angle d’un investissement sur le long terme, plutôt que comme un coût. Enfin, il faut réformer en profondeur l’organisation du travail pour mieux articuler travail et famille. Pour cela, Dominique Méda et Hélène Périvier proposent de revoir à la baisse la norme du temps de travail à temps plein et envisagent la création d’un capital temps d’une durée d’un an à partager entre le père et la mère jusqu’aux neuf ans de l’enfant.

51Indiscutablement ce livre formule des pistes stimulantes pour améliorer l’égalité professionnelle. Toutefois ce programme repose sur l’hypothèse selon laquelle les régulations publiques vont suffire à elles seules à modifier les comportements des acteurs privés. À titre d’exemple, rien n’est dit sur les incitations qui pourraient conduire les ménages à une meilleure répartition des tâches domestiques et de garde des enfants ; l’exemple du modèle suédois est éclairant sur les formes de résistance qui peuvent se développer. À la lecture, il subsiste aussi une certaine perplexité quant aux motivations des entreprises, dans le cadre de négociations avec les partenaires sociaux, à participer activement à une meilleure conciliation travail-vie privée.

52Martine PERNOD-LEMATTRE, Télécom Lille 1, Clersé

53martine. pernod@ ifresi. univ-lille1. fr

Notes

  • [1]
    Toutes les contributions ont été publiées sur papier dans les actes remis aux participants.
  • [2]
    Signalons que les communications présentées lors de ce colloque sont disponibles sur le site internet des JIST : http:// www. workinglives. org/ jist2007/ uk_papers. html
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/10/2008
https://doi.org/10.3917/rfse.002.0227
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